STRATÉGIE MILITAIRE

MCG 19710261-0813. Collection d’art militaire Beaverbrook. Musée canadien de la guerre

Le retour à Mons, par Inglis Sheldon-Williams. Le premier combat d’importance mené par l’armée britannique en 1914 a eu lieu à Mons. Des millions de vies plus tard, le Corps canadien a libéré la ville durant les derniers jours de la guerre.

La victoire comme objectif stratégique : un concept ambigu et contre-productif pour le haut commandement

par Jennie Carignan

Imprimer PDF

Pour plus d'information sur comment accéder ce fichier, veuillez consulter notre page d'aide.

« En guerre, il n’y a pas de victoires. Il n’y a que divers niveaux de défaites. » [TCO]
- Kenneth Waltz, Man, the State and War, 1959

Le brigadier-général Jennie Carignan, OMM, MSM, CD, est sapeur de combat. Diplômée du Collège militaire royal du Canada, elle s’est spécialisée en génie des combustibles et du matériel. Par ailleurs, elle possède une MBA de l’Université Laval et une maîtrise en arts et sciences militaires de la US Army School of Advanced Military Studies (Fort Leavenworth), et elle est diplômée du Programme de sécurité nationale (CFC Toronto). Elle cumule trois affectations opérationnelles avec la FNUOD (plateau du Golan), la SFOR (Bosnie-Herzégovine) et la Force opérationnelle Kandahar (2009-2010), où elle agissait comme commandant du Régiment du génie. Plus récemment, elle a occupé les fonctions de chef d’état-major de la 4e Division de l’Armée canadienne et de commandant du Collège militaire Royal Saint-Jean. Le général Carignan est actuellement chef d’état-major des opérations de l’Armée – Armée canadienne.

Introduction1

La source d’inspiration pour un sujet de dissertation survient souvent à des moments tout à fait inattendus. L’idée de ce texte m’est venue à la suite d’une discussion avec un de mes démineurs au camp Nathan Smith à Kandahar, en 2009. Ce dernier me brossait le tableau de sa situation tactique quotidienne dans le secteur de la ville de Kandahar. Celle-ci exigeait qu’il neutralise parfois jusqu’à 9 ou 10 engins explosifs dans une seule journée, ces derniers se trouvant souvent aux mêmes endroits qu’il avait déminés quelques jours auparavant. Pour conclure la discussion, il a dit « écoutez madame, on ne la gagne pas cette guerre ». Situation, il faut l’admettre, plutôt alarmante et décevante considérant les efforts, les pertes humaines et l’intention des Forces armées canadiennes de mener ce combat vers la victoire. La question se pose donc, qu’est-ce que la victoire au juste? Qu’est-ce que cela veut dire : gagner une guerre? Pourquoi mon démineur – malgré son engagement total, les nombreux sacrifices pour son pays et les risques pour sa vie – avait-il cette perception que ses actions ne conduisaient pas à la victoire?

Plusieurs experts militaires éminents ont affirmé que l’objectif principal en guerre est de gagner2 ou encore « [qu’] en guerre, il n’y a pas de substitut à la victoire3 ». La notion de victoire tourmente l’institution militaire. En effet, une force armée est employée en dernier recours et doit donc gagner ses batailles pour assurer la survie de son pays. La perception de la victoire comme une fin en soi – et synonyme de succès stratégique – est donc très présente dans l’esprit du haut commandement militaire. Mais quelles sont les implications de la victoire comme objectif stratégique pour le haut commandement et les militaires déployés sur le terrain?

Cette question à la fois fondamentale, importante et d’actualité sert de toile de fond à toute réflexion stratégique du haut commandement qui doit décider de la façon dont les forces armées seront employées lors d’interventions militaires. Le présent essai examinera donc les opérations militaires dans le contexte stratégique de la guerre. Par conséquent, cette étude se place du point de vue de la relation entre la fin, la victoire, et les moyens, l’usage de la force armée. Ce texte s’intéresse aussi à ce que cette relation implique pour la manière et l’esprit dans lequel sont menées les actions militaires sur le terrain.

Ce travail est organisé en trois parties. Dans la première, les théoriciens et les stratèges qui ont contribué au culte de la victoire dans la pensée militaire seront examinés pour comprendre ce qu’ils ont laissé en héritage : nous verrons qu’il s’agit d’un ensemble d’idées plutôt ambiguës et incohérentes. Dans la deuxième partie sera examinée la prépondérance du concept de victoire dans le récit quotidien des décideurs politiques et experts militaires. L’utilisation du mot « victoire » (ou encore « succès ») par le commandement stratégique, sans prendre la peine de le définir clairement, cause de la confusion tant chez le pays qui se mobilise pour la guerre qu’à celui des forces militaires chargées d’exécuter les opérations. Enfin, en troisième partie, des pistes de solutions seront proposées pour se libérer de la notion de victoire et ainsi offrir une approche peut-être mieux adaptée à la réalité de la guerre moderne pour laquelle il est souvent impossible de déterminer clairement qui a perdu et qui a gagné.

Ce travail démontrera que la victoire n’est pas utile comme objectif stratégique. Nous ne remettrons donc pas en question ici l’importance de l’efficacité opérationnelle des troupes ni le succès tactique. Il serait frivole de penser que les troupes se présentent sur le champ de bataille pour perdre. Gagner oui, mais pas à tout prix et dans quelle mesure? Comme le phénomène de la guerre est quasiment incompréhensible, surtout du point de vue de la morale4, et que les guerres concrètes souffrent souvent de l’absence de directions stratégiques claires, je soumets que les décideurs politiques et le haut commandement militaire qui commettent des forces militaires à l’étranger doivent penser au-delà du concept de la victoire.

Charistoone-images/Alamy Stock Photo BB9HHR

Représentation de Sun Tzu, musée militaire de Chine, à Beijing.

L’héritage des théoriciens : l’ambiguïté

Le récit de la victoire qui s’est développé depuis les écrits de Sun Tzu jusqu’au début du XXe siècle peut être divisé en deux familles théoriques principales. Pour les penseurs classiques et prémodernes, le but stratégique de la guerre est de conquérir un territoire par une série de victoires tactiques. En conséquence, ils ont mis l’accent sur les conditions nécessaires pour vaincre les armées sur le champ de bataille. Avec l’arrivée de l’ère industrielle et des forces mécanisées, les penseurs militaires tels Napoléon Bonaparte, Antoine de Jomini, Carl von Clausewitz et John Frederick Charles Fuller ont favorisé la guerre totale impliquant toutes les ressources humaines, économiques, technologiques et industrielles de l’État pour mener à la destruction de l’ennemi et ainsi remporter des « victoires décisives5 ». Pour plusieurs stratèges, les défaites allemandes pendant les Première et Deuxième Guerres mondiales ont accrédité l’idée que l’objectif de toute guerre est l’accumulation de succès tactiques jusqu’à la victoire finale.

GL Archive/Alamy Stock Photo ECTRRX

Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard, par Jacques-Louis David, 1805.

L’éminent stratège chinois Sun Tzu qui a écrit au IIIe ou IVe siècle av. J.-C. affirme que « La victoire est l’objectif principal de la guerre6 ». L’essence de la victoire pour Sun Tzu est qu’elle devrait être acquise rapidement et, si possible, sans combat. Cependant, il nous met aussi en garde contre la poursuite aveugle de la victoire en suggérant que cette dernière n’est pas strictement tactique mais essentiellement reliée à la stratégie. Ce que Sun Tzu suppose ici est que la victoire est difficile à définir et que les événements post-conflits sont imprévisibles et difficiles à contrôler7. Dans un survol des penseurs militaires de l’Antiquité, le distingué chercheur et professeur d’études sur la sécurité internationale, William Martel, souligne que Sun Tzu comprenait l’importance de la victoire au plan stratégique, mais sans toutefois en avoir approfondi la signification plus en avant. Quant aux Grecs, et plus particulièrement Thucydide, il constate, toujours d’après Martel, les avantages et inconvénients d’une victoire stratégique, mais, encore une fois, sans en tirer une théorie plus approfondie de la guerre. Enfin, les penseurs militaires occidentaux, fascinés par la supériorité militaire romaine, se sont concentrés sur la victoire tactique, ce qui sera reflété dans les écrits de nombreux stratèges de la Renaissance, des Lumières et du XIXe siècle8.

Bâtissant sur le précédent établi par la levée en masse pendant la Révolution française, Napoléon Bonaparte a grandement influencé le développement et la pratique de l’idée que les États puissent mobiliser leurs citoyens et développer de grandes armées pour mener des guerres totales. Napoléon croyait que le succès sur le champ de bataille lui apporterait la paix et la prospérité alors que tout ce que ses victoires lui ont valu, et ce n’est pas négligeable, c’est la gloire militaire, comme ce fut le cas notamment aux pyramides d’Égypte et, surtout, à Austerlitz et Iéna où il a remporté des victoires totales9. Même si l’empereur ne définissait pas la victoire seulement en termes d’interactions entre armées et d’engagements tactiques, ses idées ont contribué à la conception de la victoire comme résultat stratégique décisif.

Granger Historical Picture Archive/Alamy Stock Photo FF9HM9

Carl von Clausewitz, lithographie d’après une peinture de W. Wach

Le stratège allemand Carl von Clausewitz est sans contredit l’un des plus grands penseurs militaires de l’histoire, notamment grâce à la publication de son œuvre inachevée De la guerre en 1831. « La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens10 », son célèbre axiome, illustre explicitement le lien entre les moyens militaires et les fins politiques d’une guerre. Sa conception de la guerre repose sur l’importance des conséquences politiques et sociales qu’elle engendre. Pour comprendre et interpréter Clausewitz, il faut se familiariser avec les idées d’Immanuel Kant11, notamment celle de « la chose en soi12 » : « dans l’ensemble [le] caractère distinctif [de la bataille] est que, plus que tout autre engagement, elle existe par elle-même13 ». Ou encore « la destruction des forces armées de l’ennemi est le principe suprême de la guerre, et la voie principale vers le but pour tout ce qui concerne l’action positive14 ».

Malgré la théorie très nuancée et sophistiquée de Clausewitz sur la guerre, c’est le principe de destruction qui a retenu le plus l’attention. En effet, cette dépendance au principe de destruction a radicalement influencé la pensée militaire occidentale et aussi la façon de faire la guerre partout dans le monde. Le stratégiste israélite Shimon Naveh affirme que la fortune de cette idée est fondée sur un raisonnement assez simple et brillamment défendu. Le fait que son auditoire ait été dépourvu d’outils pour la critiquer a favorisé la prédominance de cette idée et, par conséquent, de cette manière de faire la guerre basée sur la destruction15.

À travers l’œuvre de Clausewitz, nous assistons à la « tacticisation » de la stratégie. « La planification stratégique doit sans cesse tendre aux résultats tactiques et […] ceux-ci sont la cause foncière de toute solution heureuse, que cette solution se produise d’ailleurs avec ou sans effusion de sang16. » Pour Clausewitz, le combat est d’abord et avant tout une fin en soi. Même s’il fut le premier théoricien à explicitement distinguer entre les moyens militaires et les fins politiques d’une guerre, il n’a insisté que marginalement sur le concept de victoire puisqu’il croyait que les batailles tactiques seraient suffisantes pour atteindre les objectifs stratégiques.

Le concept de guerre totale et de destruction hérité du XIXe siècle a donc dominé le mode de pensée pendant la première moitié du XXe siècle. Pendant les deux Grandes Guerres, les États ont mobilisé un niveau de ressources sans précédent pour produire des machines de guerre pouvant anéantir des nations antagonistes17. La conception de la victoire retenue par cette expérience fut, en conséquence, que l’objectif stratégique (la victoire par reddition complète et inconditionnelle) s’obtient en employant des moyens militaires. Ainsi, selon le sociologue Eric Ouellet, la victoire peut être construite tant au sens légal (signature d’un traité de reddition) qu’au sens empirique (les objectifs stratégiques annoncés ont été atteints).

ITAR-TASS Photo Agency/Alamy Stock Photo CX16XT

Encore une fois, après la perte de millions de vie, le drapeau de la victoire est arboré par un soldat russe sur le toit du Reichstag, à Berlin, en avril 1945.

Chez le militaire, c’est le désir d’une victoire stratégique conduisant à un traité de reddition qui prime implicitement ou de façon inconsciente. L’importance de cet objectif provient du fait qu’il peut être clairement défini. Mais, cette clarté théorique ne veut pas dire qu’elle mènera infailliblement à sa réalisation pratique. L’atteinte des objectifs stratégiques au sens militaire et la signature d’un traité de reddition sont les deux facettes d’une réalité difficilement réconciliable dans le contexte historique actuel, où la guerre n’implique pas seulement des armées régulières et des États, mais des organisations aux contours flous dont les motivations débordent souvent la politique au sens traditionnel du terme. C’est pourquoi les opérations dans lesquelles le Canada et ses alliés s’engagent ne facilitent aucunement l’accomplissement du « désir de victoire stratégique » tel que nous l’avons défini plus haut.

La victoire au sens empirique suggère quant à elle que les objectifs stratégiques aient été clairement énoncés, puis qu’on évalue les résultats – et donc la victoire – selon l’atteinte de ces objectifs. Cependant, cette évaluation risque fort de ne pas être interchangeable avec la victoire au sens légal. Cette inadéquation sème la confusion. Le concept de victoire signifie tantôt un résultat tactique et fondamentalement militaire, tantôt un résultat stratégique et fondamentalement politique, voire idéologique et culturel. L’ambiguïté du concept de victoire pose donc un problème important pour le haut commandement, y compris dans son usage traditionnel.

Keystone Pictures USA/Alamy Stock Photo E0W749

Lyndon B. Johnson s’entretient avec les troupes américaines à Berlin, en 1961, avant qu’il n’assume sa présidence.

Le bourbier de la victoire

Selon l’éminent psychologue Elliot Aronson, « du joueur de base-ball des petites ligues qui éclate en sanglots quand son équipe perd, jusqu’à l’étudiant au stade de football qui scande : « Nous sommes les champions »; de Lyndon Johnson, dont le jugement était presque certainement altéré par son désir tant de fois formulé de ne pas être le premier président américain à perdre une guerre, jusqu’à l’élève du primaire qui déteste son camarade de classe parce qu’il a mieux réussi son test d’arithmétique; nous manifestons une étonnante obsession culturelle pour la victoire18 ».

Ainsi, pour la majorité des gens, l’image des Forces alliées marchant victorieusement dans les rues de Paris à la fin de la Deuxième Guerre mondiale illustre bien ce que représente la victoire militaire. Toutefois, la guerre, une des plus vieilles activités humaines, reste encore aujourd’hui inexpliquée au niveau théorique quant à sa nature et à la façon dont elle devrait être conduite. Comme nous l’avons vu en première partie, en dépit de la vaste littérature disponible sur le sujet de la victoire, la majorité des écrits se concentrent sur les aspects mécaniques (le « comment ») de ce qu’un État doit faire pour gagner la guerre sans vraiment décrire ce qu’on entend par « victoire ».

Il n’existe donc pas de théorie, de langage approprié ou de récit qui définit la victoire en termes d’évaluation des résultats obtenus après une guerre ou bien de ce que les décideurs politiques veulent accomplir en utilisant des moyens militaires19. Curieusement, le problème de la victoire, d’une importance fondamentale pour un État, s’habille d’un langage incohérent, imprécis et confus. Nous n’avons qu’à penser au débat public au Canada sur ce que veut dire le « combat » pour nos troupes et sur ce qui ne l’est pas, sur ce qui est une guerre et sur ce qui ne l’est pas, ce que représente une victoire ou une défaite20. Les récents cas d’intervention canadienne en Afghanistan et en Libye illustrent bien la difficulté d’arriver à un constat clair entre qui a gagné et qui a perdu. Car c’est justement là le problème : si on accepte d’utiliser le langage de la victoire, on doit automatiquement décider qui est le vainqueur et qui est le vaincu.

Pour le commandement stratégique, le principe de base est clair et habituellement implicite. Tel que mentionné par le général américain Douglas MacArthur, « en guerre, il n’y a pas de substituts à la victoire ». Ou encore par le maréchal britannique Bernard Montgomery dans sa publication de 1945, High Command in War, « une guerre se gagne en remportant des victoires sur le terrain21 ». Si on accepte cet axiome, comment explique-t-on que depuis la fin de la Guerre froide, les triomphes militaires n’aient pas généré les bienfaits positifs escomptés? Un des exemples les plus retentissants est celui du Vietnam. Les Américains ont gagné toutes les batailles tactiques mais ont perdu la guerre. Le colonel (retraité) de l’armée américaine et stratégiste Harry Summers a dit à son homologue de l’armée du Vietnam du nord à Hanoi, cinq jours avant la capitulation de Saigon, « vous savez, vous ne nous avez jamais battus sur le champ de bataille » [TCO]. Et Vietnamien de répondre « peut-être, mais c’est sans importance22. » [TCO] Il en va ainsi avec le cas de la Bataille d’Alger en 1957 qui est aussi très instructif sur la notion de victoire. Malgré l’utilisation systématique de la torture à grande échelle permettant de gagner la bataille tactique, les Français ont perdu la guerre. Ces victoires tactiques totales furent d’ailleurs très coûteuses stratégiquement sur les plans humain, matériel ainsi qu’en crédibilité internationale, tant pour les États-Unis que pour la France.

La Presse canadienne/Associated Press/Martin Simon/14323328

Le colonel (retraité) Harry Summers (à gauche), en 1988. Il est décédé en 1999.

Plusieurs experts s’entendent aujourd’hui pour affirmer qu’il n’y a pas de relation causale entre les victoires tactiques et la réalisation d’objectifs stratégiques sur le plan politique23. Les guerres récentes en Iraq, en Libye et en Afghanistan représentent de bons exemples des limites du succès tactique et de l’emploi de la force. Bien que les Forces armées canadiennes aient « gagné » toutes leurs batailles tactiques en Afghanistan, il est impossible d’arriver à la conclusion que nous avons gagné la guerre. De ce fait, Blanken, Rothstein et Lepore illustrent clairement, dans leur œuvre récente Assessing War, le défi de relier le succès tactique sur le terrain à un éventuel succès stratégique24. Au fil du temps, des circonstances et des cultures, le mot victoire a revêtu différentes significations parfois confuses et contradictoires pour les perdants comme pour les gagnants25. Aujourd’hui, la norme est donc d’utiliser le terme victoire librement en assumant que tous le comprennent, sans toutefois lui donner de définition précise.

Pour les militaires, la participation aux combats implique un engagement physique et psychologique intense. Ils endurent l’impensable durant ces missions où ils doivent côtoyer la mort et la violence au quotidien, ainsi que la perte de leurs camarades, en plus de vivre séparés de leur famille pour de longues périodes avec toutes les perturbations que cela implique. Le militaire a donc un grand besoin d’être convaincu qu’il fait la bonne chose et que ses efforts en valent la peine. Lorsque les termes de la victoire – le but à atteindre, la fin – ne sont pas clairement définis ou, pire, lorsque ce qu’ils observent sur le terrain ne correspond pas à l’idée qu’ils s’étaient faite d’une victoire, il s’ensuit une impression profonde de participer à quelque chose de futile.

Par conséquent, une fixation sur le concept de victoire par le haut commandement serait dommageable pour le militaire opérant sur le terrain puisqu’il risquerait de tenir pour acquis que la fin (la victoire) justifierait l’emploi de moyens inacceptables pour gagner. La notion de victoire transcendant tous les niveaux, de la tactique à la grande stratégie, peut changer de statut et de signification dans le temps et dans l’espace. Dans ce contexte, elle influencera fortement les moyens employés pour remporter la victoire dite « décisive ». Le militaire peut perdre de vue le fait qu’une victoire tactique n’est qu’un des moyens d’atteindre l’objectif stratégique26.

La psyché du militaire est bercée par divers slogans qui donnent le ton à la façon dont il doit agir pour obtenir cette victoire si importante. Comme on l’a vu plus tôt, il n’y a pas de substitut à la victoire est un dicton très courant au sein des forces armées. Il y a d’autres exemples comme « la guerre c’est l’enfer », « tuez ou soyez tués », « si ça bouge détruisez-le », « go ugly early », « shoot them all and let God sort them out ». Donc si la destruction constitue le but des manœuvres de combat et que le combat est la base de la guerre, la destruction et la victoire deviennent l’objectif de la guerre. Démontrer de la clémence devient une faiblesse qui doit être éliminée au bénéfice de la « victoire »… La morale, c’est pour les perdants.

Si nous poussons encore le paradoxe, nous constatons que même si le militaire veut agir moralement, gagner à tout prix peut le pousser à commettre des atrocités au nom de la victoire ordonnée par le haut commandement – que ce soit explicitement ou implicitement. Pour citer Démosthène, « la difficulté n’est pas de vous apprendre ce qui vaut le mieux, disait-il aux Athéniens – je crois qu’en général, vous le savez tous fort bien. C’est de vous persuader de le faire27 ». Dans son article Le paradigme analytique du tortionnaire, le philosophe Marc Imbeault explique que plus la cause est juste, plus le but est noble et urgent, plus la fin semble justifier les moyens. Ainsi, l’utilisation de la torture pendant la bataille d’Alger et dans la guerre contre le terrorisme démontre nettement l’effet pervers de la poursuite apparemment noble de la victoire à tout prix28.

Dépasser la notion de victoire

Alors, si on ne peut se fixer comme but stratégique la victoire, quelle est l’autre possibilité? Dans la présente section, quatre pistes de solution seront explorées, soit les relations civiles-militaires et le processus décisionnel, l’établissement d’objectifs limités, le concept de viser la paix et l’évaluation des moyens employés.

On trouve une partie de la réponse en examinant les relations civiles-militaires. Risa Brooks, politicologue de l’Université Marquette, conteste la croyance populaire voulant que les démocraties prennent de meilleures décisions stratégiques grâce à la nature participative du système et à la présence des débats publics. Selon elle, ce sont plutôt des relations civiles-militaires conflictuelles jumelées à une coordination maladroite, un manque de consultations et un processus décisionnel ambigu qui agissent négativement sur la qualité des décisions stratégiques rendues par les décideurs politiques29. De ce fait, pour les décideurs politiques, l’utilisation du concept de victoire sans le définir en objectifs stratégiques peut résulter en paralysie décisionnelle, en perte de soutien populaire, en explosion de violence post-intervention et, ultimement, en échec politique. Le discours de la victoire flatte les intérêts nationaux, mais ne clarifie pas nécessairement les intentions du pouvoir30 et favorise souvent, comme nous l’avons vu plus haut, l’utilisation d’un langage incohérent pour le militaire. Le commandement stratégique se doit donc de développer des processus décisionnels efficaces et d’entretenir des relations saines avec les décideurs politiques de façon à assurer la qualité des stratégies militaires émises.

Le haut commandement doit aussi s’attendre à ne pas recevoir d’ordres clairs des décideurs politiques et, ultimement, a la responsabilité en tant que professionnel des armes de poser les bonnes questions au moment propice. Cela afin d’ouvrir un dialogue sur ce qu’on entend par victoire ou succès, et ainsi encourager les décideurs politiques à préciser leurs intentions et leurs objectifs stratégiques. En d’autres mots, le haut commandement doit tenir compte des enjeux politiques et les décideurs politiques doivent être conscients des limites et réalités de l’usage de la force et ne pas abandonner la conduite de la guerre aux généraux sans poser les questions difficiles31. Par conséquent, la conduite de la guerre est un acte tout autant politique que militaire.

Considérant les cultures militaires et politiques, les relations civiles-militaires représentent un défi de taille, le professionnel militaire préférant instinctivement se concentrer sur les opérations militaires et le décideur politique sur les luttes politiques à livrer avant et pendant la guerre. De par son expérience, sa formation et ses connaissances en matière de défense, le professionnel militaire a l’ultime responsabilité d’entamer, de générer et de poursuivre un dialogue continu avec les décideurs politiques afin de bien exposer ce qu’il est réellement possible de réaliser militairement. De plus, il doit se garder d’être trop optimiste quant à la possibilité d’atteindre des objectifs stratégiques par l’emploi de la force et ne pas promettre l’irréalisable32. Pour citer le chef d’état-major de la défense, le général Jonathan Vance : « Quand nous disons que nous allons faire quelque chose, nos politiciens écoutent et ils nous croient. Il vaut mieux nous assurer que nous sommes capables de faire ce que nous avons dit, ce qui veut dire que nous devrions plutôt viser des objectifs limités et réalisables33 » [TCO]. Enfin le haut commandement se doit de traduire ces objectifs stratégiques parfois flous en actions cohérentes pour les troupes déployées de façon à agencer ce qu’elles vivent en réalité sur le terrain avec les objectifs de la mission.

Subséquemment, reprenons l’idée d’objectifs limités énoncée par le général Vance. Selon le philosophe américain John Dewey (1859-1952), « ce qui arrive n’est jamais final, en ce sens que cela fait toujours partie d’une séquence d’événements en cours34 ». Dewey considère que le concept de finalité est défaillant en ce sens qu’il maintient que la fin en elle-même n’a pas vraiment de valeur à moins de considérer les moyens pris pour y arriver. Par exemple, lorsqu’on examine l’intervention canadienne en Afghanistan entre 2001 et 2014, force est de conclure que les opérations militaires n’ont pas mené à un résultat final, que ce soit en termes de progrès démocratiques ou même de stabilité et de sécurité. Le commandement stratégique doit donc s’équiper d’un cadre de référence où le succès tactique ne constitue pas le but poursuivi ou l’état final. Car, comme le succès ou la victoire est difficile à définir et que, de plus, une guerre peut avoir une « valeur morale » variable au cours du temps35, le but devrait être non pas la victoire, mais bien la paix.

Granger Historical Picture Archive/Alamy Stock Photo FFAR0E

John Dewey, pédagogue et philosophe américain.

En 1961, J.F.C. Fuller, dans son œuvre The Conduct of War, affirme que « l’objectif réel de la guerre est la paix et non la victoire. En conséquence, la paix devrait être l’idée maîtresse derrière les politiques et la victoire devrait être uniquement le moyen vers cet objectif36. » [TCO] Cela implique que le haut commandement devrait se donner des objectifs limités lorsqu’il engage des forces militaires dans une guerre et qu’il devrait être prêt à envisager les choses au-delà du succès militaire. De plus, plusieurs experts aujourd’hui s’entendent pour dire qu’on doit réduire le nombre de guerres se terminant par une victoire tactique et rechercher plutôt une fin négociée37. Cet argument se base sur le raisonnement que les conditions qu’un conquérant impose au vaincu contrecarrent toute possibilité de paix durable. Une paix négociée permet la compréhension mutuelle et le respect des parties opposées. Le haut commandement devrait donc réfléchir à la paix que l’on recherche une fois la guerre terminée plutôt que la victoire totale à tout prix. Si le militaire sur le terrain recherche une paix négociée au lieu d’une victoire complète, cela aura une incidence significative sur sa façon de se battre. Agir de façon honorable pourrait devenir ainsi plus important qu’une victoire à tout prix.

Enfin, l’évaluation des moyens mis en œuvre lorsque l’intervention a lieu devient cruciale, puisque ces moyens auront des effets à long terme après l’intervention. Timothy L. Challans, du US Army Command and Staff College, propose le principe de réciprocité, c’est-à-dire que si la fin détermine les moyens, peut-être que les moyens devraient déterminer la fin. Et pour citer Dewey : « peu importe le domaine, aucune réalisation notable ne peut être citée pour laquelle les personnes ayant amené la fin n’avaient pas donné des soins affectueux aux instruments et aux agences qui en sont responsables38 » [TCO]. Les moyens employés durant une guerre deviennent ainsi plus importants qu’une victoire à tout prix. On devrait donc s’attendre à ce que le commandement stratégique ait une connaissance pratique des conséquences de l’emploi des moyens militaires utilisés pendant une intervention. Cela inclut non seulement les actes individuels des soldats et leaders sur le terrain, mais aussi les politiques nationales liées à la conduite de la guerre telles que le traitement des prisonniers ennemis, la qualité de l’entraînement et la sélection du personnel39. Ces politiques nationales, ou leur absence, influencent grandement les actions posées par les militaires lors des opérations. Et pour citer Sun Tzu : « Ceux qui excellent dans l’art de la guerre cultivent d’abord leur propre justice et ils protègent leurs lois et leurs institutions. De cette manière ils rendent leur gouvernement invincible40. » La débâcle de la mission canadienne en Somalie après la torture et le meurtre du Somalien Shidane Arone aux mains des militaires canadiens représente un exemple retentissant où le haut commandement a failli à ses obligations. Somme toute, le commandement stratégique a la responsabilité morale de concevoir des stratégies employant des moyens militaires justes afin de créer les conditions nécessaires pour que les troupes puissent agir de façon honorable.

Photo du MDN RP10-2016-0132-004, par le caporal Blaine Sewell

Le général Jonathan Vance (à droite), chef d’état-major de la défense, près du NCSM Charlottetown à la baie de Souda, en Crête, en Grèce, au cours de l’opération Reassurance, le 19 décembre 2016.

Conclusion : penser et agir au-delà de la victoire

Peu importe le débat sur ce que signifie la victoire ou sur la valeur de l’intervention dans laquelle le Canada s’est engagé, et parfois même en l’absence de directives stratégiques claires, le militaire est appelé à se déployer sur le terrain et doit agir. L’idée de victoire stratégique légale et claire entre alors en conflit avec la réalité quotidienne vécue par le militaire. Une réalité qui donne au soldat l’impression qu’il perd la guerre, du moins cela peut-il être le cas dans la guerre moderne où le vainqueur et le vaincu sont difficiles à distinguer. En fait, la loi – et donc la victoire au sens légal – n’a vraiment de sens qu’au passé, qu’après les événements, alors que ce dont le soldat a besoin pour affronter la complexité du champ de bataille est un regard vers le futur, vers la paix. Si le militaire doit choisir, il vaut mieux qu’il perde avec honneur. Car la victoire dans le déshonneur est la pire de toutes les défaites. « La morale va au-devant de l’action, la loi l’attend41 ».

Dans cet exposé, nous avons examiné le concept de victoire pour démontrer l’ambiguïté qui l’entoure et son insuffisance en tant qu’objectif stratégique. En fait, non seulement la victoire est peu utile comme concept, mais elle est aussi contre-productive puisqu’elle peut servir à justifier l’emploi de moyens militaires inacceptables pour gagner décisivement. À mon avis, les moyens employés pendant les hostilités sont plus importants que l’obtention de la victoire à tout prix. Ainsi, les gestes posés par les militaires sur le champ de bataille, si cruciaux pour bâtir la paix à venir, le jus in bello, pour employer la terminologie de la théorie de la guerre juste, dépendent du « ton » employé et des directives transmises par le haut commandement militaire. De ce fait, le commandement stratégique a donc la responsabilité morale, dans l’élaboration des stratégies militaires, de s’assurer que les moyens employés soient cohérents avec la fin envisagée. En conséquence, pour dépasser la notion de victoire, nous proposons la poursuite d’objectifs stratégiques limités et une fin négociée, ce qui devrait créer les conditions nécessaires à des actions militaires honorables sur le terrain et mener vers une paix durable. Car la seule option possible pour les militaires c’est d’agir de façon honorable. C’est d’ailleurs la seule chose que les militaires contrôlent sur le terrain : leurs moyens, leurs actions et leurs réactions; et le souvenir de ces actes est tout ce qui leur reste lorsqu’ils rentrent au pays.

Notes

  1. Je voudrais remercier les professeurs Marc Imbeault du Collège militaire royal Saint-Jean et Eric Ouellet du Collège des Forces canadiennes, le Mgén (retraité) Daniel Gosselin ainsi que M. Éric Lefrançois pour leur aide précieuse au cours de la rédaction de ce travail dont je prends toutefois l’entière responsabilité.
  2. Plusieurs théoriciens actuels décrivent la guerre en termes de gagnant-perdant avec des recommandations sur les moyens à employer et les paramètres à utiliser pour gagner. Voir par exemple Ryan Grauer et Michael Horowitz, « What Determines Military Victory? Testing the Modern System », dans Security Studies, 2012, no 2, p. 83-112; Steve Dobransky, « The Dawn of a New Age? Democracies and Military Victory », dans Journal of Strategic Studies, 2013, vol. 7, no 1, p. 1-15.
  3. Le général américain Douglas MacArthur lors de son discours d’adieu au Congrès, le 19 avril 1951.
  4. Michael Walzer, Guerres justes et injustes, Paris, Belin, 1999, p. 436.
  5. William Martel, Victory in War: Foundations of Modern Strategy, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 98.
  6. Sun Tzu, L’art de la guerre, Paris, Flammarion, 2008, p. 132.
  7. Ibid, p. 106-107.
  8. William Martel, p. 66.
  9. Nicholas Stuart, « Finding the Hinge: The Western Way of War and the Elusive Search for Victory », dans Australian Army Journal, p. 223, vol. II, no 2, p. 217-225.
  10. Carl von Clausewitz, De la guerre, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, p. 67.
  11. Martin Van Creveld, The Art of War: War and Military Thought, Londres, Harper Collins, 2000, p. 109.
  12. Selon le professeur Marc Imbeault, dans la philosophie de Kant, la chose en soi est inconnaissable et s’oppose au phénomène, ce que nous connaissons. La connaissance n’est donc pas la vérité, mais plutôt une construction de la réalité qui est, en soi, inconnaissable!
  13. Carl von Clausewitz, p. 267.
  14. Ibid, p. 279.
  15. Shimon Naveh, In Pursuit of Military Excellence: The Evolution of Operational Theory, Abington (R.-U.), Frank Cass Publishers, 1997, p. 71.
  16. Carl von Clausewitz, p. 435-436.
  17. Peter Paret (dir.), Makers of Modern Strategy from Machiavelli to the Nuclear Age, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 1986, p. 528, et William Martel, p. 98.
  18. Cité par Dudley Lynch et Paul L. Kordis, La stratégie du dauphin : Les idées gagnantes du 21e siècle, Les Éditions de l’Homme, 2006, p. 36.
  19. William C. Martel, p. 374.
  20. http://ottawacitizen.com/news/national/defence-watch/gen-jon-vance-says-hes-the-expert-on-what-is-combat-if-you-dont-agree-iraq-mission-is-non-combat-then-too-bad-for-you.
  21. Cité par William Martel, Victory in War, p. 102.
  22. Timothy L. Challans, Awakening Warrior: Revolution in the Ethics of Warfare, Albany (N.Y.), State University of New York, p. 106.
  23. Bernard Fook Weng Loo, « Decisive Battle, Victory and the Revolution in Military Affairs », dans Journal of Strategic Studies, p. 195, avril 2009, vol. 32, no 2, p. 189-211.
  24. Leo J. Blanken, Hy S. Rothstein et Jason J Lepore, Assessing War: The Challenges of Measuring Success and Failure, Washington, Georgetown University Press, 2015, p. 9.
  25. Robert Mandel, The Meaning of Military Victory, Boulder (Colo.), Lynne Reinner Publishers, 2006, p. 1.
  26. Julian Alford et Scott Cuomo, « Operational Design for ISAF in Afghanistan: A Primer », dans JFQ, p. 94, numéro 53, 2e trimestre de 2009, p. 92-98.
  27. Cité par Jean-Baptiste Vilmer, La guerre au nom de l’humanité : tuer ou laisser mourir, Paris, Presses universitaires de France, p. 498.
  28. Marc Imbeault, « Le paradigme analytique du tortionnaire ou La nouvelle philosophie du bourreau » à l’adresse http://www.cmrsj-rmcsj.forces.gc.ca/cb-bk/art-art/2014/art-art-2014-3-fra.asp
  29. Risa A. Brooks, Shaping Strategy: The Civil-Military Politics of Strategic Assessment, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 2008, p. 4-9 et 15-18.
  30. Jean-Baptiste Vilmer, p. 323.
  31. Leo J. Blanken, et al., p. 21.
  32. James M. Dubik, Just War Reconsidered: Strategy, Ethics and Theory, Lexington (Ky), The University Press of Kentucky, 2016, p. 139.
  33. Cité avec la permission du général Jonathan Vance par courriel daté du 22 novembre 2016, Session des officiers généraux, Ottawa, 31 août-1er septembre 2016.
  34. Cité par Timothy Challans, Awakening Warrior, p. 113.
  35. Jean-Baptiste Vilmer, p. 486.
  36. J.F.C. Fuller, The Conduct of War 1869-1961, Boston (Mass.), Da Capo Press, 1961, p. 76.
  37. Robert Mandel, p. 177.
  38. Cité par Timothy Challans, Awakening Warrior, p. 126.
  39. James M. Dubik, p.167.
  40. Sun Tzu, p. 156.
  41. Cité par Jean-Baptiste Vilmer, La guerre au nom de l’humanité, p. 496.