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Revue militaire canadienne [Vol. 21, No 3, été 2021]
Le monde dans lequel nous vivons

AP Photo/Jon Gambrell / 17303243694963

La délégation iranienne demeure absente lors d’une conférence sur l’énergie nucléaire à Abu Dhabi, aux Émirats arabes unis, le 30 octobre 2017.

Le lieutenant-colonel Chelsea Braybrook, CD, ing., M.Sc.A., MED, était l’officier des opérations (G3) du 1er Groupe-brigade mécanisé du Canada, basé à Edmonton, en Alberta, avant d’être muté au quartier général de l’Armée canadienne à titre de Directeur de l’état-major de l’Armée à partir de juin 2021. Le lieutenant-colonel Braybrook est officier au sein du Princess Patricia’s Canadian Light Infantry, et avant d’occuper son dernier poste d’officier d’état-major de bureau, elle a assumé le commandement de la compagnie Bravo du 1er Bataillon dans le cadre d’opérations nationales et expéditionnaires. Elle aspire à continuer d’acquérir des connaissances et s’efforce de terminer son doctorat en sciences sociales à l’Université Royal Roads. Le lieutenant-colonel Braybrook tente d’être drôle, mais selon elle, n’y arrive pas souvent.

Introduction

Depuis 1953, les États-Unis d’Amérique, surnommés le Grand Satan dans la République islamique d’Iran, se sont ingérés à maintes reprises dans les affaires de l’Iran, ce qui leur a valu l’épithète. Les États-Unis ont parrainé le renversement, en 1953, du régime de Mossaddegh. Ils ont soutenu le Shah durant les vagues de répression et ils se sont immiscés dans le parcours de l’Ayatollah Khomeini vers la révolution. Et ce n’est que le débutNote de bas de page 1! En effet, les leaders américains, après la révolution de 1979, ont bâclé le sauvetage des otages de l’ambassade durant l’opération Eagle Claw, ont soutenu l’Iraq au cours de la guerre Iran-Iraq, ont imposé des sanctions économiques et ont de plus été mêlés au scandale entourant l’affaire Iran–ContraNote de bas de page 2. Plus récemment, les politiciens américains ont affublé les unités militaires et les dirigeants iraniens de l’étiquette de terroristes et ils ont inclus l’Iran dans l’Axe du mal au même titre que la Corée du Nord et l’Iraq. Ils se sont également retirés de l’Accord sur le nucléaire iranien chapeauté par Obama et ont diffusé des menaces à partir du compte Twitter de l’ancien président des États-Unis (POTUS) (@realDonaldTrumpNote de bas de page 3). L’expression Grand Satan a d’abord été utilisée par l’Ayatollah Khomeini durant la crise des otages en Iran en 1979 alors qu’il accusait les États-Unis d’impérialisme. L’Ayatollah Khomeini a vu les Américains exercer un pouvoir coercitif – économique et militaire – dans tout le Moyen-Orient et parrainer ce qu’il considérait comme de la corruption dans le monde entierNote de bas de page 4. Bien que d’autres puissances mondiales aient également mené des ingérences en Iran, aucune n’a été plus influente que les États-Unis, qui ont réussi à isoler efficacement la République islamique du reste du monde depuis la révolution de 1979. Étant donné la constante implication des États-Unis au Moyen-Orient, on considère, aux fins uniquement de l’argumentaire dans le présent article, qu’ils sont inclus dans la région. Malgré son isolement, l’Iran demeure une puissance au Moyen-Orient. Il exerce le pouvoir grâce à son économie qui repose sur le pétrole, à sa force militaire permanente (la huitième plus grande au monde), à un réseau de clients politiques et militants dans tout le Moyen-Orient ainsi qu’à une culture et à un système politique attrayants pour plusieurs acteurs dans la régionNote de bas de page 5. Le présent article est axé sur la puissance de l’Iran au Moyen-Orient du point de vue du modèle de la « puissance intelligente » (smart power) de Joseph Nye.

The Print Collector/Alamy Stock Photo/W7DJGY

L’Ayatollah Khomeini, chef de la révolution iranienne (au centre), vers 1978-1979.

Diplômé de Harvard, Joseph Nye a beaucoup écrit sur la puissance des États-Unis à l’époque de la Guerre froide et de l’après-Guerre froide. Il y a près de 30 ans, dans son ouvrage Le leadership américain, il a souligné que « la puissance devient moins fongible, moins coercitive et moins tangibleNote de bas de page 6. » Nye y présentait pour la première fois son concept de puissance souple, défini comme le « pouvoir de cooptation – qui s’efforce d’obtenir des autres qu’ils veuillent la même chose que vous », grâce à l’attraction et à l’idéologieNote de bas de page 7. Dans l’ouvrage, et ultérieurement dans le livre Soft Power, Nye répondait aux critiques et au public américain qui croyaient que la puissance de leur pays périclitaitNote de bas de page 8. Visant à s’éloigner du biais matérialiste selon lequel la puissance est coercitive, ses travaux portent sur la gamme de facteurs d’influence en dehors de la coercition et du paiement – ou « la carotte et le bâton » – qui comprend la puissance au moyen de l’attraction, ou « puissance souple » (soft powerNote de bas de page 9.)Plus récemment, Nye a peaufiné son modèle de la puissance souple afin de lutter contre la perception erronée selon laquelle la puissance souple peut, à elle seule, permettre d’élaborer une politique étrangère efficaceNote de bas de page 10. Il appelle son plus récent modèle, qui combine la puissance coercitive et la puissance souple, la « puissance intelligente ». Dans le cadre des stratégies liées de la puissance intelligente, les États combinent la puissance coercitive et la puissance souple pour optimiser l’équilibre entre la coercition, le paiement et l’attractionNote de bas de page 11. Les États reconnaissent que ni la puissance coercitive ni la puissance souple ne peut entièrement remplacer l’autre, et que les deux types de puissance sont nécessaires, dans une certaine mesure, pour atteindre les objectifs stratégiques des ÉtatsNote de bas de page 12.

AP Photo/Itsuo Inouye/701118152141

Le professeur Joseph Nye en 2012.

Bien que le modèle de Nye repose sur les États-Unis, son concept de puissance intelligente vise une approche globale et multidimensionnelle pour cultiver le pouvoir étatique, aux niveaux économique, militaire et militant, culturel et idéologiqueNote de bas de page 13. Si la superpuissance mondiale – les États-Unis – exerce la puissance intelligente, il apparaît donc logique que les puissances opposées et les puissances régionales adoptent des stratégies semblables, même si celles-ci sont asymétriques. La stratégie de puissance régionale de l’Iran constitue un exemple prudent d’une réponse à la puissance intelligente des États-Unis, concept que les autorités iraniennes ont compris par elles-mêmes, bien avant les avertissements récents qu’a gazouillés l’ancien président.

M. Eric Ouellet, Ph. D., et M. Pierre Pahlavi, Ph. D., universitaires canadiens et professeurs titulaires en études de la défense au Collège militaire royal du Canada, ont décrit la version iranienne de la puissance intelligente comme une « puissante stratégie d’influence tous azimuts qui consiste à utiliser tous les moyens disponibles, tout en ayant recours le moins possible à la violenceNote de bas de page 14 » [TCO]. L’Iran cherche progressivement à remettre en question l’ordre mondial actuel, au moyen d’une stratégie à faible risque et peu coûteuse qui évite un conflit militaire conventionnel de front de grande envergure en demeurant sous le radar de la communauté internationale dans la zone grise ambiguë, c’est-à-dire les domaines des affaires internationales où il est extrêmement difficile d’établir la responsabilité, et donc de prendre des mesures punitivesNote de bas de page 15. Bien que les clients militaires iraniens attirent souvent le plus d’attention médiatique, Ouellet et Pahlavi remarquent que l’une des erreurs communes consiste à mettre l’accent seulement sur leurs manifestations violentes – soit la pointe de l’iceberg – sans faire de lien avec leurs extrémités inférieures douces et non-cinétiques. En gardant cela en tête, la violence durant l’invasion américaine de l’Iraq en 2003 – la pointe de l’iceberg – a créé une excellente occasion pour l’Iran de poursuivre les objectifs de sa politique étrangère dans la région sur le plan économique et diplomatique en améliorant les relations avec les États. Depuis 2003, l’Iran a exercé une puissance intelligente au Moyen-Orient pour contrer le déséquilibre des pouvoirs suscité par les États-Unis, et ce, grâce à la mise en œuvre délibérée d’une stratégie tous azimuts de la zone grise en matière de politique étrangère. La participation iranienne en Iraq après son invasion, le soutien par l’Iran du régime al-Assad pendant la guerre civile en Syrie et les relations de l’Iran avec les rebelles houthis durant la guerre civile yéménite sont des exemples d’activités prouvant l’existence de la stratégie iranienne tous azimuts; ces activités, habituellement menées selon la stratégie de la zone grise sans trop y déroger, montrent que la stratégie de puissance régionale de l’Iran après 2003 s’avère justement très intelligente.

La stratégie de puissance intelligente de la République islamiste d’Iran

Les dirigeants iraniens agissent de façon rationnelle et pragmatiqueNote de bas de page 16. Ils veulent ce que d’autres leaders souverains souhaitent : l’intégrité territoriale et l’absence d’ingérence étrangère dans leurs affaires, essentiellement la souveraineté envisagée par l’ordre social westphalienNote de bas de page 17. Cependant, en raison d’incessantes ingérences, on leur a refusé une souveraineté complète dans le monde moderne. Par conséquent, les dirigeants iraniens ont préféré agir à titre d’État transwestphalien, dans le sens qu’ils tirent des avantages du statut d’État « normal », mais ont tendance à tester les limites du système chaque fois que cela s’avère possible et avantageuxNote de bas de page 18. C’est la façon de l’Iran de combattre, en restant dans une zone grise, le statu quo de l’ordre international. Autrement dit, les dirigeants iraniens respectent les règles afin de survivre, mais ils utilisent des moyens irréguliers pour obtenir des avantages, sans que cela soit trop apparentNote de bas de page 19. Les stratégies nationales de l’Iran ont tendance à demeurer sous le radar international étant donné que la survie du pays en dépend; la dernière chose que les dirigeants souhaitent, c’est de confronter les États-Unis ou Israël dans le cadre d’une guerre totale sur leurs propres territoires, même s’ils veulent tirer profit de certains avantages habituellement associés aux victoires à la suite de guerresNote de bas de page 20. De cette façon, les activités des dirigeants à Téhéran ne franchissent pas les lignes rouges, on évite la guerre ouverte et on favorise l’ambiguïté pour entraîner le chaos et la confusion chez les opposants westphaliens de l’Iran. Essentiellement, les opérations en zone grise constituent la normeNote de bas de page 21.

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La prestation du serment de ratification du traité de Münster (alias traité de Westphalie) en 1648, par Gerard Ter Borch.

Le recours de l’Iran à une stratégie tous azimuts dans l’ensemble du spectre, largement mise en œuvre en zone grise, a été couronné de succès. La stratégie de politique étrangère iranienne, axée sur des objectifs à long terme, s’avère très ingénieuse, d’une manière nouvelle et tout à fait particulière à l’Iran, en raison des circonstances qui lui sont propres. En ce qui concerne la puissance coercitive, les dirigeants iraniens ont mis sur pied des forces militaires conventionnelles robustes qui sont optimisées pour assurer une dissuasion régionale. Les clients politiques et militants sont maintenus au moyen du Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI) et sa sous-unité, la Force Qods (FQ), et de l’aide économique est fournie tant ouvertement que secrètement aux groupes politiques et aux clients militants dans la régionNote de bas de page 22. En ce qui concerne la puissance souple, le programme révisionniste de la République islamique et l’image de « champion de l’opprimé » sont très attrayants pour d’autres acteurs au Moyen-OrientNote de bas de page 23. Depuis la révolution islamique de 1979, l’Iran a montré de façon manifeste qu’il n’était pas la marionnette des États-Unis et qu’il était possible de modifier l’ordre international au Moyen-Orient en laissant un moindre rôle aux États-Unis et à leurs alliés dans l’avenirNote de bas de page 24. L’Iran envisage un avenir différent pour le Moyen-Orient, un avenir défini par le panislamisme et l’anti-américanismeNote de bas de page 25. Dans cette perspective, l’Iran mettrait fin à des décennies d’isolement imposé par les États-Unis, jouerait un rôle beaucoup plus important dans la région, contrôlerait les marchés économiques et profiterait d’une réelle liberté et d’une indépendance mondialeNote de bas de page 26. L’Iran serait également respecté à l’échelle internationale à titre de superpuissance régionale du Moyen-OrientNote de bas de page 27. Les dirigeants iraniens adoptent une vision à long terme afin d’atteindre ces objectifs stratégiques, et leur stratégie tous azimuts est prudente et opportuniste.

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Protestation pendant la révolution iranienne, aussi appelée la révolution islamique de 1979.

Tout recours à la puissance à l’extérieur des frontières iraniennes comporte un risque d’excès ainsi qu’un risque de ressentiment de la part des gouvernements et des populations que les dirigeants iraniens cherchent à influencer. Les dirigeants iraniens sont bien conscients de leur position dans un Moyen-Orient majoritairement arabe, et traditionnellement, leurs adversaires font vibrer sans difficulté la fibre nationaliste arabe chaque fois que l’influence de l’Iran obtient un appui de façon rapide et visible et/ou à l’échelle internationaleNote de bas de page 28. Israël et l’Arabie saoudite, les principaux adversaires de l’Iran, sont des proches alliés des États-Unis. Comme l’Iran « a peu d’alliances et de relations amicales avec les États avoisinants, les leaders révolutionnaires iraniens ont cherché à forger des alliances au niveau sous-étatiqueNote de bas de page 29 » [TCO]. Lorsque la seule possibilité pour un État de nouer des alliances est de se tourner vers des acteurs sous-étatiques, il est difficile, voire impossible, dans une région telle que le Moyen-Orient de tirer profit ouvertement de ces alliances. Pour ces raisons, l’isolement de l’Iran nécessite une stratégie en zone grise, et depuis l’invasion de l’Iraq par les États-Unis en 2003, on a pratiquement offert à l’Iran trois excellentes occasions d’accroître sa puissance régionale en Iraq, en Syrie et au Yémen.

L’intervention iranienne au sein de l’Iraq après l’invasion (2003-2015)

L’histoire commune de l’Iran et de l’Iraq après la révolution islamique de 1979 est marquée par la violence et représente une préoccupation constante chez les dirigeants iraniens. Selon ces derniers, dans un monde idéal, l’Iran et l’Iraq auraient une relation bilatérale qui changerait l’architecture de la sécurité et de l’économie du golfe Persique pour faire contrepoids à la présence américaine au Moyen-OrientNote de bas de page 30. Afin que la vision iranienne de l’avenir puisse se concrétiser, on doit préserver l’intégrité territoriale de l’Iraq, et celui-ci doit devenir un État viable et indépendantNote de bas de page 31. En fin de compte, l’invasion de l’Iraq par les forces américaines en 2003 a créé une occasion remarquable pour l’Iran, bien que, selon toutes les probabilités, ni les États-Unis ni l’Iran n’aient connu la portée de cette occasion en 2003.

L’invasion américaine de l’Iraq en 2003 a mis fin au règne de 35 ans du régime baasiste de Saddam Hussein, un régime irrémédiablement hostile à Téhéran, et a fourni l’occasion aux partis de l’opposition chiite, comme le Parti Dawa, d’entrer dans l’arène politique iraquienneNote de bas de page 32. À court terme, l’invasion américaine a remporté un succès militaire tactique, mais à long terme, elle a créé un vide au niveau du pouvoir en Iraq, et ce vide devait être rempli. Au cours des années suivant l’invasion, la violence sectaire et le chaos ont fait rage. En conséquence, on a mis sur pied des milices que les États-Unis ne pouvaient ni influencer ni contrôler, et le crime organisé a commencé à prospérer étant donné que le gouvernement iraquien n’a pas été en mesure de mener ses activités et même de fournir des services de baseNote de bas de page 33.

« C’est à ce moment-là, soit en avril 2003, que les États-Unis ont créé les problèmes les plus fondamentaux en Iraq. À ce stade, ils avaient détruit la tyrannie de Saddam Hussein, et il n’y avait rien pour la remplacer, rien pour remplir le vide militaire, politique et économique dont l’effondrement du régime était la cause. Résultat : les États-Unis avaient créé un État défaillant et une absence de pouvoirNote de bas de page 34. » [TCO].

Dans ce vide, le CGRI, la FQ et d’autres clients militants iraniens ont été en mesure d’entrer en Iraq, d’infiltrer les milices et d’acquérir de l’influence pour Téhéran, jetant ainsi les bases d’un plus grand rôle joué par la majorité chiite iraquienne dans l’avenir de la politique du pays. Cette occasion s’est traduite par une économie d’exportation vers l’Iraq, alors que les investisseurs internationaux étaient moins enclins à investir, en raison de la sécurité déficiente et de la faiblesse de la primauté du droit dans le paysNote de bas de page 35. L’état de piètre sécurité de l’Iraq ne préoccupait pas outre mesure les dirigeants iraniens étant donné que ces derniers avaient les moyens de protéger leurs investissements par le biais des activités du CGRI et de la FQ. Ces investissements ont atteint les milliards de dollars en 2007, à un moment crucial pour l’économie iraquienne; ils incluaient le commerce ainsi que le développement de l’infrastructure et de sites religieuxNote de bas de page 36.

Entre 2006 et 2007, la jeune démocratie iraquienne était incertaine, et la violence sectaire avait atteint son apogée dans l’Iraq de l’après-invasionNote de bas de page 37. La structure et les processus démocratiques de l’Iraq étaient tout nouveaux. Les dirigeants iraniens avaient un intérêt particulier à assurer le succès du gouvernement émergent étant donné que cette nouvelle génération de l’élite iraquienne se montrait plus amicale envers l’Iran. Les dirigeants iraniens ont tiré profit de cette occasion pour continuer à influencer le processus de débaasification et à habiliter les chiites dans le pays, principalement par l’entremise du Conseil suprême islamique iraquien, le Parti Dawa et les Sadristes, qui avaient tous des relations de longue date avec TéhéranNote de bas de page 38. L’Iran a également offert du soutien à la brigade Badr du CGRI et à l’armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr, de même qu’à d’autres milices iraquiennes. À l’origine, le soutien en matière de finances, d’équipement et d’instruction était le bienvenu étant donné que ces groupes se disputaient le pouvoir. Cependant, comme la violence sectaire s’intensifiait, le soutien de l’Iran apporté aux milices a glissé vers la zone grise, et son soutien aux entités politiques s’est accru pour éviter que sa réputation ne soit irrémédiablement entachée dans la régionNote de bas de page 39.

Après l’invasion de 2003, l’Iran a réussi à accroître sa puissance intelligente en Iraq, vu les contraintes liées à l’isolement et à la faible économie. Avant l’invasion, l’Iran n’avait pratiquement aucun moyen de façonner les politiques à Bagdad, dirigée par Saddam; il peinait à pénétrer le marché, et en raison de son passé tumultueux, il était vu d’un mauvais œil par de nombreux Iraquiens. Cependant, après l’invasion, les partis politiques chiites soutenus ont conservé des liens avec Téhéran et ont été façonnés en sa faveur. En gros, l’Iran a obtenu un plus grand accès aux marchés iraquiens, et de nombreux Iraquiens avaient une perception positive de l’Iran, en raison de leur appui à la politique et à l’économie iraquiennes ainsi que de leur rôle visant à éviter la domination américaine après l’invasion de l’IraqNote de bas de page 40.

Après l’invasion de l’Iraq, les dirigeants iraniens ont utilisé une série de leviers pour s’assurer de garder intact le processus politique naissant de Bagdad, de maintenir l’intégrité territoriale iraquienne et d’accroître l’influence iranienne. La puissance intelligente de l’Iran a atteint son apogée de 2006 à 2007, puis a entamé un déclin constant; les Iraquiens ont en effet commencé à se montrer méfiants envers les intentions des Iraniens vu l’ampleur de l’implication iranienne dans leurs affairesNote de bas de page 41. L’Iran aurait remporté davantage de succès en Iraq si ses contributions avaient été plus nuancées et plus harmonisées avec sa stratégie tous azimuts de la zone grise. En dépit de ce fait, les dirigeants iraniens ont pu jouir d’avantages économiques plus nombreux et d’une influence politique accrue dans l’Iraq post-invasion en raison de leurs actions durant cette période.

Le soutien au régime al-Assad durant la guerre civile en Syrie (2011-2017)

L’implication iranienne en Syrie a grandement différé de celle en Iraq, en raison principalement du recours de l’Iran à la puissance coercitive militante en Syrie; cependant, ces efforts correspondaient quand même à la stratégie tous azimuts de la zone grise. Aujourd’hui, la guerre civile en Syrie fait toujours rage, malgré la cessation des hostilités en 2017Note de bas de page 42. Les combats ont commencé en 2011 après que les forces de sécurité du président Bashar al-Assad à Damas eurent tiré sur des manifestants du Printemps arabe. Le conflit, devenu chaotique et violent, a rapidement fait entrer en jeu les forces du gouvernement loyales à al-Assad, l’Armée syrienne libre, les Forces démocratiques syriennes, Al-Qaïda au Levant ou sur le front d’al-Nusra, et l’État islamique en Iraq et au Levant (DaeshNote de bas de page 43.) La politique étrangère iranienne, qui appuyait le régime d’al-Assad depuis le début des hostilités, a permis de procurer des forces à la Syrie, de former ses soldats et de lui fournir du renseignement, de l’équipement et des fonds. En effet, les dirigeants iraniens ne peuvent se permettre de laisser la Syrie aux mains de Daesh ou de la voir se désintégrer le long des lignes sectaires et ethniques, car ce serait une menace existentielle à la sécurité nationale iranienneNote de bas de page 44. En fait, Mehdi Taheb, ancien commandant du CGRI, a décrit la Syrie comme étant plus importante pour la sécurité de l’Iran que sa propre province du KhouzistanNote de bas de page 45.

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Objets en feu dans le nord de la Syrie en raison de la guerre civile, de la révolution et du bombardement, janvier 2019.

À l’origine, en 2011, le soutien iranien au régime d’al-Assad relevait de la stratégie de la zone grise; il était grandement dissimulé, ambigu et il visait à assurer l’instruction et à fournir de l’aideNote de bas de page 46. De 2014 à 2016, période qui a coïncidé avec l’augmentation de la violence et des succès tactiques de Daesh en Syrie, la participation de l’Iran est devenue manifeste. Le major-général Quassem Soleimani, alors à la tête de la FQ avant d’être tué au cours d’une frappe aérienne américaine à l’aéroport de Bagdad en janvier 2020Note de bas de page 47, s’est rendu en Syrie de concert avec des troupes iraniennes du CGRI et de la FQ et de membres du Hezbollah, et tous portaient des uniformes et des insignes distinctifsNote de bas de page 48. Du point de vue de la Syrie, l’Iran peut représenter une puissance hésitante. Néanmoins, les dirigeants iraniens n’avaient pas le choix d’intervenir à l’étranger pour arrêter Daesh avant qu’il n’affermisse sa puissance réelle et ne menace la République islamique dans son propre territoireNote de bas de page 49.

Selon ce critère, la projection par l’Iran d’une puissance coercitive en Syrie s’est avérée efficace. Le déploiement de la FQ et du Hezbollah en Syrie a été effectué de façon secrète et progressive. Étant donné les nombreuses factions participant à la guerre civile en Syrie de 2011 à 2014, la portée de la contribution iranienne n’a pas été bien comprise, et bon nombre des mesures prises par l’Iran sont demeurées sous le radar de la communauté internationale. Sept ans plus tard, après une série de renforcements progressifs, les forces armées iraniennes disposaient d’une base militaire permanente située à huit miles au sud de Damas. Si la base avait été établie en 2011, les puissances occidentales en auraient été grandement alarmées et elles auraient peut-être même entrepris une action manifesteNote de bas de page 50. La stratégie de l’Iran consistant à lentement mettre en place l’infrastructure de sécurité de la Syrie a confirmé son rôle de puissance régionale et de partenaire aux yeux du régime d’al-Assad, en plus de donner aux dirigeants iraniens un point d’appui permanent qui sert de centre logistique au Hezbollah. Tous ces résultats souhaitables ont été obtenus sans que l’Iran ait eu à franchir de ligne rouge.

Enfin, Daesh pose une menace existentielle à l’Iran et aux intérêts de ce pays en Iraq. Depuis la création de la République islamique en 1979, l’Iran s’est fait le champion de l’ensemble de la communauté musulmane, dont l’exemple le plus manifeste est la mise sur pied de la mission du Hezbollah et de la FQ, dans le but de créer un avenir pour les Palestiniens et de les protégerNote de bas de page 51. L’Iran ne souhaite pas de conflit sectaire au Moyen-Orient et ne s’est pas mêlé des disputes sectaires régionales, préférant les différends avec l’Arabie saoudite au niveau des intérêts globaux des musulmans, et s’est concentré sur l’ingérence des États-UnisNote de bas de page 52. Les dirigeants iraniens avaient hâte de confronter Daesh à l’étranger au moyen de la stratégie de la zone grise à l’appui des clients militants, par l’intermédiaire du CGRI et de la FQ, afin de vaincre rapidement et efficacement la menace posée par Daesh, de même que de protéger leurs intérêts à Téhéran, à Bagdad, à Damas et à BeyrouthNote de bas de page 53.

Carte redessinée de l’Institute for the Study of War, affichée à la page https://www.economist.com/briefing/2017/09/14/the-growing-power-of-iran-and-hizbullah-worries-israel

Zones de contrôle, septembre 2017.

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À la fin de 2017, Daesh était vaincu, la frontière entre la Syrie et l’Iraq était sécurisée, et le régime d’al-Assad était encore au pouvoir. Les efforts liés à la politique étrangère iranienne durant la guerre civile en Syrie avaient donc entraîné des résultats favorables et permis d’accroître la puissance coercitive régionale des autorités iraniennesNote de bas de page 54. Bien qu’il soit encore tôt pour nous avancer sur la question, on peut dire que les efforts de l’Iran en Syrie ont été couronnés de succès. Les actions de l’Iran en Syrie correspondaient à la stratégie tous azimuts; elles ont commencé dans la zone grise puis se sont manifestées ouvertement lorsque les dirigeants étaient suffisamment certains de ne pas souffrir des répercussions éventuelles à l’échelle internationale. Dans un avenir rapproché, du moins, les dirigeants iraniens profiteront des avantages militaires et diplomatiques tirés de leurs actions en Syrie.

Soutien des rebelles houthis durant la guerre civile yéménite (2004-2016)

L’Iran a tiré profit de la croissance plus tangible de sa puissance régionale en raison de ses efforts en Iraq et en Syrie. Par ailleurs, les activités iraniennes à l’appui des rebelles houthis au Yémen ont été menées dans la partie la plus sombre de la zone grise, le tout se faisant quand même dans le cadre de la stratégie iranienne de la puissance intelligente tous azimuts, bien que ces activités se voyaient situées à l’intensité la plus faible du spectre des conflits. Le conflit yéménite a essentiellement mené à une impasse, au grand mécontentement de l’Arabie saoudite, étant donné le sang et les fonds que ce pays a versés en tentant de vaincre les rebelles houthis et de remettre en place le gouvernement de HadiNote de bas de page 55. IMalgré l’attention des médias et du jeu de blâme international, il existe très peu d’éléments de preuve démontrant que l’Iran aurait largement soutenu les rebelles houthisNote de bas de page 56. Il est probable que des agents de Téhéran aient initié un soutien limité en 2004 au début des hostilités et qu’ils aient accru leurs contributions au fil de la guerre. De plus, l’Arabie saoudite a lancé sa première intervention en 2009, ce qui a renforcé l’image de l’Iran comme champion de l’oppriméNote de bas de page 57.

REUTERS/Alamy Stock Photo/2CN31RE

Rebelles chi’ites houthis, à bord d’un camion de patrouille à Yarim, ville du gouvernorat central Ibb du Yémen, 22 octobre 2014.

Des rapports médiatiques officieux indiquent que le dernier missile balistique intercontinental (ICBM) à avoir été lancé vers Riyad était l’œuvre de rebelles houthis, mais que le missile avait été fourni par des agents à Téhéran au moyen d’une série d’intermédiairesNote de bas de page 58. Bien que cette théorie s’avère possible, les tendances de l’Iran en matière de soutien se sont plutôt restreintes aux armes légères, aux matériaux pour la fabrication de bombes, aux munitions antichars, aux fonds impossibles à retracer et à l’instruction opérationnelleNote de bas de page 59. Conformément aux stratégies de la zone grise énoncées par Pahlavi, un faible soutien de cette nature permet de s’assurer que l’intervention de l’Iran demeure très loin de toute ligne rouge, mais il ouvre le dialogue et établit des relations avec les groupes minoritaires – comme les rebelles houthis –, suscite la confiance et met en place les conditions pour établir un soutien évolutif futur si cela correspond aux intérêts de l’IranNote de bas de page 60.

Étant donné que le Yémen représente une priorité importante pour les dirigeants de l’Arabie saoudite dans la péninsule arabe, les agents à Téhéran ont prudemment soutenu les rebelles houthis, en veillant à ce que ce soutien ne se transforme pas en une escalade incontrôlée des hostilités avec les dirigeants de l’Arabie saoudite à RiyadNote de bas de page 61. On peut considérer que les actions de l’Iran au Yémen ont été fructueuses étant donné que le coût de cette participation a été bien inférieur aux avantages que l’Iran a pu en tirer. En l’occurrence, l’Iran a continué de s’impliquer au Yémen, a attisé le conflit entre les rebelles houthis et la coalition dirigée par l’Arabie saoudite et a renforcé son image de champion de l’opprimé et de critique du statu quo au Moyen-OrientNote de bas de page 62. La stratégie iranienne au Yémen comporte peu de risque et peu de gain; toutefois, elle constitue un excellent exemple de tactiques tous azimuts menées dans la région du Moyen-Orient, aux niveaux sombres de la zone grise.

Akram Alrasny/Alamy Stock Photo/2D2EMD1

Des yéménites devant des maisons détruites dans la guerre et les violents affrontements à Taiz, au Yémen, le 13 avril 2017.

Conclusion

La stratégie multidimensionnelle de la puissance tous azimuts que mène l’Iran au Moyen-Orient est un bon exemple du concept de « puissance intelligente » avancé par Nye, bien que la majeure partie de cette stratégie en soit une de la zone grise étant donné que les Iraniens comprennent la puissance coercitive des États-Unis dans la région et s’en méfient. Les dirigeants à Téhéran savent trop bien que les administrations américaines ont cherché une raison d’exercer la puissance coercitive des États-Unis – ou de la coalition – à l’intérieur des frontières iraniennes, une escalade que les autorités iraniennes cherchent désespérément à éviterNote de bas de page 63. Les trois exemples présentés dans le présent article montrent différents éléments de la stratégie de puissance intelligente tous azimuts de l’Iran au Moyen-Orient. Les efforts iraniens en Iraq touchent une large portion de tous les domaines du spectre – militaire, diplomatique et économique – alors que les efforts en Syrie et au Yémen ont été exécutés davantage dans la portion client-militant du spectre. Dans l’ensemble de la région, les Iraniens ont établi et accru une puissance intelligente grâce à leur image de révolutionnaires islamiques accomplis, de révisionnistes et de champions de l’opprimé. L’Iran agit dans la zone grise parce que cela s’est avéré efficace pour accroître son influence au Moyen-Orient, et ses actions en Iraq, en Syrie ainsi qu’au Yémen constituent trois exemples postérieurs à 2003 des nombreuses façons d’exercer la puissance souple dans la région.

D’un point de vue occidental, il est facile de regarder des vidéos de l’ancien président iranien Mahmoud Ahmedinejad et de penser à tort que les Iraniens sont fous, imprévisibles et déterminés à transformer le Moyen-Orient en un désert post-apocalyptique nucléaireNote de bas de page 64. Les menaces de l’ancien président américain Donald Trump adressées à l’Iran n’étaient que les plus récentes dans un environnement où la menace est constante. Les dirigeants des deux parties sont coupables de se défouler et d’utiliser un langage délibérément incendiaire pour attiser le conflit. L’auteure du présent article n’est pas en accord avec le rôle que la puissance iranienne joue au Moyen-Orient, mais elle tente de le comprendre en contexte. Si l’on tient compte du rôle des États-Unis et de leurs partenaires au Moyen-Orient, on peut comprendre l’esprit de dissuasion de l’Iran, et cela devient plus facile de voir que la politique étrangère de l’Iran est logique et cohérente, mais si les options de ce pays sont restreintes à la zone grise et aux stratégies tous azimuts multidimensionnelles et asymétriques.

Alors que les hostilités ouvertes se poursuivent – ou font toujours rage – au Moyen-Orient, que l’Iran se débat depuis l’effondrement de l’Accord sur le nucléaire iranien de 2015 et que toutes les parties jouent des coudes pour obtenir un peu plus de pouvoir et d’influence, il serait sage que les politiques étrangères excluent les expressions Axe du mal ou Grand Satan étant donné que celles-ci laissent peu de place à des solutions où chacun y gagne un peu. La politique étrangère n’a pas à être un jeu à somme nulle; afin de résoudre les futurs problèmes transnationaux, les puissances mondiales et régionales ont toutes un rôle à jouer pour trouver des solutions. Pour terminer par une image puissante, des sièges comme ceux montrés au début du présent article ne peuvent pas demeurer vides dans le cadre d’événements mondiaux d’importance.

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