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Revue militaire canadienne [Vol. 22, No 2, printemps 2022]
Le personnel

Cplc J.W.S Houck/Affaires publiques – Force opérationnelle interarmées IMPACT/MDN

La lieutenante-générale Jennie Carignan (qui était à l’époque major-général), commandant sortant de la Mission de l’OTAN en Iraq, parle de son expérience à des membres de la Force opérationnelle interarmées IMPACT au Camp Canada, à la Base aérienne Ali Al Salem, au Koweït, le 25 novembre 2020.

M. Danic Parenteau est professeur agrégé du Collège militaire royal de Saint-Jean et titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne). Diplômé du Collège militaire royal du Canada, il s’est joint au corps professoral du Collège militaire royal de Saint-Jean en 2008, où il a occupé le poste de doyen associé aux programmes universitaires (de 2016 à 2019), œuvrant notamment à la réouverture du volet de formation universitaire de cet établissement. Ses principales recherches portent sur les idéologies politiques, la politique québécoise et plus récemment, sur la formation intellectuelle des officiers.

Les Forces armées canadiennes (FAC) sont actuellement secouées par un vent de changement culturel sans précédent. La lieutenante-générale Jennie Carignan, première titulaire du nouveau poste de Chef – Conduite professionnelle et culture, a reçu l’ambitieux mandat de s’attaquer à des problèmes liés aux « inconduites systémiques [dont] l’inconduite sexuelle, les comportements haineux, les obstacles systémiques, le harcèlement, la violence, la discrimination, l’iniquité en matière d’emploi, les préjugés inconscients et les abus de pouvoir en milieu de travailNote de bas de page 1». Cette initiative vise à transformer la culture organisationnelleNote de bas de page 2 des FAC et à reconnaître que ces divers problèmes ne pointent pas uniquement en direction de quelques individus fautifs, qu’il s’agirait d’identifier, de réprimander, voire de renvoyer, mais trouvent plus profondément appui sur une culture bien ancrée dans les mentalités qui continuent de tolérer des comportements inacceptables.

Dans les cercles privés, cette démarche n’est pas sans susciter quelques critiques. Des militaires estiment que bien que la situation au sein des FAC soit problématique, celle-ci n’est, au fond, pas pire, voire à certains égards, même moins pire, que ce qui se passe dans la société civile en général, comme en témoigne les résultats du dernier Sondage sur les inconduites sexuelles dans les Forces armées canadiennesNote de bas de page 3. D’autres estiment que cette question prend trop de place et, aussi noble que soit l’intention qui l’anime, qu’elle détourne les FAC de leur mission fondamentale qui est de maintenir un haut niveau de préparation en vue de pouvoir assurer la défense du pays. Or, justement la conjoncture actuelle nous apparaît particulièrement propice à nous attaquer enfin à ces problèmes persistants. Sur le plan géopolitique, aucune menace sérieuse ou immédiate ne pèse actuellement sur la sécurité du pays. S’ajoute à cela le fait que depuis l’adoption il y a quatre ans de la politique Protection, Sécurité, Engagement, les FAC peuvent profiter à court ou à moyen terme, d’une certaine stabilité institutionnelle. Cela représente ainsi un contexte particulièrement favorable à une telle entreprise, laquelle affectera les générations à venir.

Nous sommes persuadés que ces changements de culture au sein des FAC seront impossibles sans le leadership fort des officiers, de tous les officiersNote de bas de page 4, à tous les échelons de la structure militaire. Le succès de cette entreprise dépendra en grande partie de la manière dont les officiers parviendront à s’acquitter de leur rôle de principal agent de changements culturels. Or, pour cela, encore faut-il que l’on prenne acte au préalable d’une réalité jusqu’ici peu souvent abordée qui touche la relative perte d’influence générale du corps des officiers au sein des FAC ces dernières années. Les officiers sont en effet affectés depuis quelque temps par ce que l’on pourrait appeler un « déclassement symbolique » à l’intérieur de la communauté militaire dans son ensemble, si l’on compare au statut social dont ils pouvaient bénéficier par le passé ou même, avec celui dont continuent de profiter leurs homologues dans d’autres forces armées occidentales. Cependant, pour agir comme véritables agents de changements culturels, les officiers auront assurément besoin non seulement de tous les pouvoirs dont ils disposent officiellement en fonction de leur position dans la chaîne de commandement, mais aussi de leviers d’influence informels sur lesquels ils ont perdu une partie de leur mainmise au fil du temps.

Changer la culture organisationnelle des FAC : une entreprise ambitieuse

Admettons d’emblée que les moyens pour parvenir à une telle transformation culturelle devront être ambitieux. En ce sens, il serait bien mal avisé de s’inspirer des campagnes de sensibilisation, principales méthodes privilégiées jusqu’ici par les FAC, à l’instar d’autres organisations publiques, lorsqu’il s’est agi d’amener certains changements culturels. Nous avons en tête ici par exemple les campagnes pour contrer le harcèlement, le racisme ou les comportements sexuels inappropriés, telles que celles offertes depuis les années 1990 dans les garnisons un peu partout au pays, de même que celles aujourd’hui données en ligne sur des plateformes comme le Réseau d’apprentissage de la Défense (RAD) ou GCcampus. En dépit de vingt-cinq ans d’efforts, ces campagnes ne sont toujours pas parvenues à enrayer ces problèmes au sein des FAC.

Si pareille approche a pu jusqu’ici recueillir peu de résultats, cela s’explique en partie par la prémisse discutable qui les sous-tend, à savoir que la « sensibilisation » représente la meilleure solution pour contrer le racisme, pour ne prendre que ce problème en exemple. Selon cette approche, contrer ce problème exigerait d’amener les gens à se débarrasser de leurs préjugés, de leurs biais inconscients et de leurs jugements négatifs à l’égard des personnes provenant d’autres cultures que la leur. Or, pareille campagne peut certes contribuer à faire connaître des réalités culturelles peut-être jusque-là ignorées ou simplement méconnues pour certaines personnes, contribuant ainsi à faire tomber certains préjugés, mais ses véritables effets pour désamorcer un système de pensée complexe, tenace et parfois aussi bien ancré dans les mentalités que celui du racisme nous apparaissent pour le moins limités.

Ensuite, l’autre principale faiblesse de ces campagnes de sensibilisation tient à la nature du public visé. Ces formations sont généralement conçues pour un large public, c’est-à-dire qu’elles sont destinées à tous les membres des FAC, voire à l’ensemble des membres de l’Équipe de Défense élargie, sans distinction. Cette approche convient parfaitement pour des formations visant l’acquisition de compétences techniques ou intellectuelles, parfois même complexes; que ce soit pour l’utilisation d’un logiciel par exemple, pour l’apprentissage d’une méthode de gestion, ou pour l’acquisition d’une langue étrangère. Mais celle-ci nous semble inadéquate lorsqu’il s’agit d’atteindre un objectif tel que celui ici visé, qui est de transformer une culture organisationnelle. Son défaut réside dans le fait qu’elle laisse implicitement entendre que toutes les personnes à qui ces formations sont destinées ont toutes un rôle similaire ou équivalent à jouer dans l’atteinte de cet objectif. Chaque personne, prise individuellement, militaire en uniforme, qu’elle soit officier, sous-officier ou membre de la troupe, ou bien membre du personnel civil du ministère de la Défense (MDN), quel que soit le poste occupé, doit certes être amenée, dans un travail introspectif, à réfléchir à la manière dont elle se comporte au quotidien si l’on veut combattre le racisme. Mais un tel travail, dans une perspective strictement individuelle, quand bien même il était entrepris le plus sérieusement du monde par tous les membres de l’Équipe élargie de la Défense sans exception ne saurait en soi enrayer de manière définitive les valeurs, les croyances et les normes ayant permis au racisme de perdurer au sein de l’organisation. Celui-ci risque malheureusement de ressurgir si la culture organisationnelle qui tolère son expression est maintenue.

REUTERS / Alamy Stock Photo

Marie Deschamps (à droite), ancienne juge de la Cour suprême, s’exprime lors d’une conférence de presse avec Tom Lawson, alors chef d’état-major de la défense, sur la diffusion d’un rapport sur l’inconduite sexuelle et le harcèlement sexuel dans les Forces armées canadiennes, le 30 avril 2015.

Permettons-nous d’insister sur ce point. Le problème auquel sont confrontées les FAC est profond, en ce qu’il trouve sa source dans une culture organisationnelle qui continue de tolérer des comportements, des attitudes et des gestes qui sont pourtant depuis longtemps officiellement décriés, condamnés ou interdits par la chaîne de commandement militaire et le pouvoir civil auquel est soumise cette institution. Les valeurs, les normes et les codes officiels, tels que ceux qui s’expriment par exemple dans le manuel Servir avec honneur. La profession des armes au Canada, qui fixe les hautes normes professionnelles auxquelles sont tenus tous les militaires ne sont pas en cause. Plus profondément, le problème découle de la persistance, en deçà de cet ensemble officiel de valeurs, d’une culture informelle et discordante, largement répandue au sein de l’organisation à tous les échelons, qui continuent de tolérer de tels comportements inacceptables, voire qui les encourage. Ce constat est confirmé par de nombreux rapports produits au fil du temps, notamment celui rédigé par la juge Marie Deschamps en 2015 à la suite de l’Examen externe sur l’inconduite sexuelle et le harcèlement sexuel dans les Forces armées canadiennes ou, plus récemment en 2019, celui produit par le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défenseNote de bas de page 5. On peut pratiquement être assuré que le rapport sur lequel se penche actuellement la juge Louise Arbour établira le même constat. Réussir à se débarrasser de cette culture organisationnelle informelle et discordante une bonne fois pour toutes ne sera pas simple, tant celle-ci semble résister à tous les efforts déployés au fil du temps pour l’éradiquer.

Renforcer le professionnalisme des FAC

L’entreprise de transformation culturelle actuelle s’apparente à une entreprise similaire menée par les FAC dans les années 1990 en réponse au scandale de la Somalie. On se rappelle qu’à la suite des rapports Létourneau (1997) et Young (1997), de même que celui produit par la Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en SomalieNote de bas de page 6, le MDN avait entrepris de s’attaquer au racisme persistant au sein de cette organisation. Cela s’était notamment traduit par le démantèlement du Régiment aéroporté canadien à l’origine du scandale, l’adoption d’un premier Énoncé d’éthique de la Défense, lequel est toujours en vigueur, d’un Programme de sensibilisation et de formation pour la prévention du harcèlement et du racisme, de même que le guide Servir avec honneur. La profession des armes au CanadaNote de bas de page 7. Aussi avons-nous vu dans ce contexte des années 1990 le commencement d’un certain changement de culture au sein des FAC, alors que des pratiques désormais jugées inadmissibles, telles que les initiations au sein des collèges militaires, étaient désormais proscrites. Pourtant, force est de constater que ces changements n’ont toutefois pas réussi à enrayer pour de bon cette culture organisationnelle problématique.

Couverture de la publication Servir avec honneur

Ces efforts, permettons-nous de le rappeler, avaient pour objectif de renforcer le « professionnalisme » des FAC. On entendait alors par ce terme, l’exigence d’amener les militaires à se conformer à un plus haut degré de comportements éthiques. En clair, un militaire professionnel ne saurait s’abaisser à commettre des gestes tels que ceux survenus en Somalie. Or, si la question du professionnalisme implique assurément l’exigence d’une norme éthique élevée en matière de comportements, celle-ci ne saurait toutefois se limiter à ce seul aspect. La question renvoie à la réflexion fondamentale dont les bases ont été posées il y a déjà plus d’un demi-siècle par le politologue Samuel Huntington, dans ce qui est devenu un ouvrage classique et toujours incontournable pour réfléchir à cette question, The Soldier and the State: The Theory and Politics of Civil-Military Relations (1957). Dans les années 1950, partout en Occident, mais en particulier dans le contexte politique des États-Unis d’Amérique d’où émanait cette réflexion, se posait l’enjeu d’assurer aux officiers un statut professionnel comparable à celui dont pouvaient jouir d’autres professions de la société organisées en ordres, que l’on pense aux avocats, représentés par le Barreau, aux médecins, organisés en collège des médecins, ou aux ingénieurs, regroupés en ordre des ingénieurs. Il s’agissait dès lors de reconnaître que le corps des officiers forme une profession, à titre de « gestionnaire de la violence ». Se rattache à ce statut un champ de responsabilités professionnelles clairement défini, qui trouve notamment appui sur une pratique encadrée par un code déontologique, une expertise, de même qu’une identité professionnelle bien assumée. Cette reconnaissance symbolique devait constituer, aux yeux de Huntington, le moyen optimal d’assurer le contrôle civil des forces armées dans une démocratie libérale. En contrepartie de cette reconnaissance professionnelle de la part de l’État, les officiers étaient appelés à se refuser encore plus fermement que jamais à toute implication politique partisane. Le champ d’initiative et d’action de l’officier devait être clairement défini à l’intérieur des limites des seules forces armées, en reconnaissant ainsi la nécessité de maintenir une frontière relativement hermétique entre cette institution et le pouvoir civil, ou plus largement, la société civile dans son ensemble, le tout consolidé par une sorte de « contrat moral » entre les deux parties.

Couverture de l’ouvrage The Soldier and the State

Ce bref rappel du caractère professionnel de l’officier mené, tentons maintenant de mieux cerner le rôle capital de ce dernier dans l’initiative actuelle de transformation de la culture organisationnelle des FAC, en soulevant trois défis particuliers.

Amener les officiers à se concevoir comme véritables agents de changements culturels

Nous sommes convaincus que cette transformation culturelle sera impossible sans le leadership fort de ceux qui occupent tous les échelons de commandement dans la structure hiérarchique militaire. Cela exigera certes d’abord que tous les officiers se montrent eux-mêmes personnellement exemplaires en ces matières, une responsabilité qu’ils partagent d’ailleurs avec les sous-officiers. Les membres de la troupe, qui représente la majorité des militaires, ne pourront adhérer à ces profonds changements de culture que s’ils sentent que la chaîne hiérarchique y adhère sincèrement. Mais ne nous illusionnons pas, l’adoption de tels comportements exemplaires par tous les officiers et sous-officiers ne réussira pas à elle seule à éradiquer la culture organisationnelle à l’origine du problème. Y parvenir devra aussi passer par le fait de réussir à désamorcer les dispositifs qui ont jusqu’ici permis son maintien au sein des FAC. Pareille tâche ne sera pas simple tant ceux-ci semblent bien ancrés dans les mentalités. Une fois cette étape terminée, encore faudrait-il réussir à mettre en place une culture organisationnelle de remplacement, laquelle reposera sur des manières d’être, d’agir et de penser qui rendront dorénavant impossible l’expression de comportements condamnables. Et c’est aux officiers, comme principal agent de changements culturels, qu’incomberont ces deux importantes tâches.

Pour mener à bien cette vaste entreprise, les officiers auront besoin d’un fort soutien institutionnel, lequel devra passer par le rétablissement de leur statut symbolique perdu. Le corps des officiers a en effet été affaibli ces dernières années par une perte d’influence informelle au sein de l’ensemble de la communauté militaire. Ce phénomène semble viser plus précisément les officiers subalternes, bien qu’il touche l’ensemble du corps des officiers. Dans les années 1950, c’est pour contrer la perte d’influence des officiers à l’intérieur de la société états-unienne que Huntington avait élaboré son modèle de relations civilo-militaires. Ce dont il est ici question est quelque peu différent, en ce qu’il s’agit d’une perte d’influence non pas au sein de la société civile dans son ensemble, mais à même de la communauté militaire canadienne. Nous entendons par-là non pas une quelconque remise en cause de son statut professionnel, qui touche entre autres les conditions de service et de progression de carrière de ses membres, pas plus qu’un affaiblissement de son rôle ou de ses responsabilités dans la structure de commandement, encore moins d’une quelconque remise en cause de l’autorité légale dont il est titulaire. Il s’agit plutôt de reconnaître l’existence ces dernières années de dynamiques sociales complexes qui sont venues lentement éroder l’influence informelle dont les officiers jouissent au sein de la communauté des FAC dans son ensemble. En effet, le pouvoir réel de l’officier ne se fonde jamais uniquement sur la seule autorité légale dont il dispose comme titulaire d’une commission, et dont le grade et le poste se veulent l’expression officielle. Celui-ci repose toujours aussi sur l’influence informelle mais bien réelle qu’il peut déployer auprès des sous-officiers et des militaires du rang. Si l’influence que peut exercer une personne au sein d’un groupe tient en partie à certains traits de caractère ou de personnalité – le charisme, l’éloquence naturelle et la vivacité d’esprit en font partie –, elle résulte toujours également d’une configuration sociale régissant les relations informelles parmi ses membres, favorisant ou non son expression pour certains d’entre eux. Ainsi en va-t-il des officiers dans les FAC, qui doivent aujourd’hui de plus en plus composer avec une conjoncture sociale moins favorable.

Agence Opale / Alamy Stock Photo

Samuel Huntington.

Ce déclassement symbolique des officiers prend sa source dans plusieurs dynamiques récentes liées aux FAC, qu’il serait trop long de décrire dans le détailNote de bas de page 8, mais que l’on ne peut manquer d’évoquer sommairement. Premièrement, sous le poids d’une bureaucratisation croissante de l’organisation, l’officier a vu au fil du temps sa marge d’initiative et d’action se réduire d’autant plus qu’il doit, dans l’exercice de ses fonctions, se soumettre à des procédures administratives qui n’en finissent plus de se complexifier et à un processus de reddition de compte de plus en plus total. Cela a engendré une culture organisationnelle d’aversion aux risques au sein des FAC – laquelle risque d’ailleurs, à terme, de sérieusement porter atteinte à ses capacités opérationnelles en cas de conflit armé majeur, mais il s’agit d’une autre question. Loin de l’image de leader à laquelle il pouvait jadis être associé, l’officier s’affiche de plus en plus aujourd’hui comme un simple « fonctionnaire en uniforme ». Bien que ce phénomène de bureaucratisation touche l’ensemble des FAC, l’officier se trouve davantage visé que les sous-officiers, dans la mesure où c’est à lui que reviennent les principales fonctions administratives au sein de cette organisation. Deuxièmement, s’ajoute à cela une tendance sociale lourde partout en Occident en faveur d’une « égalitarisation », dont les effets se font sentir dans un nombre croissant d’institutions et d’organisations de la société – pensons seulement à l’école. Jusqu’ici en partie épargnées par cette tendance en raison de la situation de relative autarcie dans laquelle elles se trouvent par rapport au reste de la société, de même que par le poids de ses propres traditions institutionnelles, les FAC ne semblent désormais plus à l’abri de cette pression s’exprimant au moyen d’une stigmatisation de tout marqueur d’inégalité et de hiérarchie pour mieux les rejeter, au profit d’une vision plus égalitaire du monde. Dans une perspective sociale plus large, il y a lieu de se réjouir de cette tendance qui permet de plus en plus à tous les citoyens d’exploiter leur plein potentiel et de réaliser leurs ambitions libérées de toute contrainte de condition sociale. Mais, il n’en demeure pas moins que, du point de vue des FAC, cette tendance sociale n’est pas sans se heurter aux principes d’organisations sur laquelle est fondée cette institution. Cela permet ainsi d’expliquer en partie le phénomène d’affaiblissement du statut symbolique de l’officier, alors que par exemple plusieurs recrues ou élèves-officiers ne parviennent plus à saisir intuitivement ce qui justifie le maintien de cette différence structurelle fondamentale entre le corps des officiers et celui des sous-officiers. Troisièmement, ce déclassement est également visible dans cette approche aujourd’hui dominante au sein de toutes les unités qui est axée sur l’« équipe de commandement ». Cette approche, plus affirmée peut-être au sein des FAC que dans d’autres forces armées en Occident, contribue à laisser voir une certaine forme d’égalité, pourtant artificielle, entre les deux membres composant cette équipe, à savoir le commandant et son sous-officier supérieur, alors même que dans les faits, les champs de responsabilités de l’un et de l’autre sont inassimilables. Aussi importantes soient les responsabilités et les fonctions d’un sous-officier supérieur, au commandant seul revient le commandement.

Cpl Brian Lindgren/Photo des Forces armées canadiennes

Le major-général Michael Wright (qui était à ce moment brigadier-général), commandant de la Force opérationnelle interarmées – IMPACT/Force opérationnelle (Centre) (FOI I/FO [Centre]), avec l’aide de l’Adjuc Richard Coltart, adjudant-chef p. i. FOI I/FO (Centre), fait ses adieux aux membres de la ROTO 3 qui ont participé à l’opération IMPACT, au sein de la FOI I/FO (Centre), au Camp Canada, à la Base aérienne Ali Al Salem, au Koweït, le 16 février 2021.

Ainsi, pour compter sur un corps d’officiers qui soit à la hauteur du rôle d’agent de changements culturels attendu de lui, il faudra d’abord veiller à rétablir le statut symbolique perdu de ses membres au sein des FAC. Car tous les officiers, du sous-lieutenant au général, auront assurément besoin d’user de toutes les ressources d’influence dont ils disposent pour s’acquitter de cette ambitieuse tâche.

Une démarche éminemment « politique »

En tant qu’agent de changements culturels, l’officier devra prendre la pleine mesure du rôle éminemment « politique » qui est attendu de lui. Apportons ici quelques nuances à la vision élaborée par Huntington sur l’apolitisme des officiers brièvement évoquées plus hautNote de bas de page 9. Une école de pensée en science politique qui remonte au penseur allemand Carl SchmittNote de bas de page 10 fait la distinction entre ce qui tient de « la » politique, et ce qui concerne plutôt « le » politique. La politique renvoie à la politique partisane, soit celle des partis politiques dans le jeu électoral qui est le nôtre en démocratie représentative. « Le » politique renvoie quant à lui au pouvoir, entendu dans son sens plus large, qui s’exprime au-delà du jeu de la politique partisane. Il touche à celui dont l’État et sa structure gouvernementale sont les dépositaires institutionnels. En ce sens, l’organisation des FAC est au cœur du politique, en tant que garante de l’une des plus hautes fonctions régaliennes de l’État canadien : la défense du territoire.

Ainsi, afin de s’acquitter de son rôle d’agent de transformation culturelle, l’officier devra bien sûr se tenir loin de « la » politique. Nul besoin d’insister sur cette exigence, tant le réflexe apolitique apparaît aujourd’hui bien ancré parmi les officiers – de même que chez les militaires du rang en général. En revanche, il lui reviendra de bien saisir la véritable portée politique de cette transformation. Faire preuve d’apolitisme ne doit pas signifier embrasser une posture impolitique, qui consisterait à s’interdire de saisir les enjeux politiques et les forces en présence dans l’actuelle démarche de transformation culturelle. Prendre la pleine mesure de ce qu’implique une telle démarche exigera d’abord que l’officier parvienne à bien comprendre les mécanismes à l’œuvre ayant permis à la culture organisationnelle problématique de se maintenir au sein des FAC, en dépit d’effort au fil du temps pour l’éradiquer. L’officier devra alors se familiariser avec l’abondante littérature qui existe sur la question. Ensuite, il devra s’atteler à bien saisir en quoi cette transformation culturelle apparaît primordiale pour les FAC, avant même de pouvoir agir comme pédagogue auprès des militaires du rang. Il pourra alors plus facilement saisir combien cette transformation culturelle est essentielle pour une communauté militaire de plus en plus diversifiée sur le plan ethnoculturel; une vision de l’organisation plus inclusive contribuera certainement au développement d’un sentiment d’appartenance et d’un esprit de corps plus solide parmi ceux que certaines pratiques culturelles au sein des FAC, mais aussi de la société civile en général, continuent de marginaliser, voire d’exclure. Pareillement, l’officier pourra alors être plus à même d’apprécier les mérites d’une telle approche d’un point de vue opérationnel. Car depuis les opérations militaires en Afghanistan et en Irak, plusieurs études tendent en effet à montrer qu’une force armée plus diversifiée sur le plan ethnoculturel est plus efficace lorsqu’il s’agit de mener des opérations dans des théâtres irréguliers, alors que la victoire passe souvent en bonne partie par le fait de « gagner le cœur et l’esprit » des populations civiles.

Caporal chef Angela Abbey/Caméra de combat des Forces canadiennes

Le Sgt Tanya Casey, bénévole du Camp Nathan Smith, accueille une femme afghane au cours de la célébration d’Aïd al-Adha organisée par l’équipe de reconstruction provinciale de Kandahar, au cours de laquelle on a donné des sacs de farine, des tapis de prière et du thé. Aïd al-Adha est une fête musulmane célébrée partout dans le monde et en Afghanistan, le 21 novembre 2009.

Au surplus, ce n’est précisément que parce qu’il comprendra la nature politique de cette entreprise, que l’officier pourra surmonter certaines oppositions ou résistances que risquent inévitablement de susciter pareils changements. Par leur ampleur, on peut penser que ces changements culturels risquent d’être perçus par certains militaires comme portant directement atteinte à leur identité institutionnelle. Les militaires sont jaloux de l’identité distincte des FAC, laquelle se nourrit de coutumes et de traditions qui proviennent en partie de son patrimoine historique et culturel, mais qui sont aussi forgées par effet volontaire de démarcation symbolique d’avec la société civile. Il ne s’agit pas ici de revendiquer que la culture de sexualisation, de racisme ou de discrimination fait partie intégrante de l’identité institutionnelle des FAC – si tel était le cas, alors nous ferions face à un véritable problème « systémiqueNote de bas de page 11». Mais comme agent de changements culturels, l’officier devra parvenir à contrecarrer cette impression en montrant combien il importe pour les FAC de se débarrasser une fois pour toutes de cette culture organisationnelle non seulement contre-productive sur le plan opérationnel, mais également incompatible avec la mission de cette institution au service de l’État, et ce, sans rien sacrifier de son identité institutionnelle unique.

Conclusion

Des changements importants attendent les FAC dans les années à venir. Ces changements nécessiteront bien sûr de revoir les processus de socialisation, notamment ceux auxquels sont soumis les recrues et les élèves-officiers dès leur enrôlement. Cela exigera de revoir le cadre disciplinaire, notamment le traitement des plaintes en matière de comportements sexuels. Cela passera sans doute aussi par l’examen du système d’instruction. Mais par-dessus tout, cette transformation culturelle ne pourra s’opérer en fin de compte que par une valorisation générale de l’éducation au sein des FAC. L’éducation restera toujours la clé pour des changements de la nature et de l’ampleur de ceux attendus ici. Si dans l’immédiat, il importe d’insister sur le rôle essentiel des officiers comme agents de changements culturels, ce n’est, assurément, au final, que par l’éducation que les FAC parviendront à se débarrasser une fois pour toutes de cette culture à bannir et à mettre en place une nouvelle culture organisationnelle respectueuse de l’apport de tous, libérée des préjugés les plus simplistes à l’égard de certaines cultures et capable de saisir la véritable complexité du monde à travers des outils conceptuels et d’analyse les mieux adaptés. Cela devra passer par le fait d’encourager une culture de l’éducation pour tous les militaires, autant pour les officiers, notamment au moyen des programmes offerts par les collèges militaires et le Collège des Forces canadiennes, que les sous-officiers et les militaires du rang, par l’entremise de l’Institut de la profession des armes Robert Osside. Mais aussi, à l’extérieur des cadres institutionnels d’enseignement, cela devra passer par une valorisation de la curiosité intellectuelle, de la lecture et de la réflexion chez tous les militaires. Car il ne fait aucun doute pour nous que le développement d’une pensée critique ancrée dans une vaste culture générale représente, entre autres avantages, la garantie la plus solide pour éviter que les FAC ne retombent dans cette culture que plus de vingt-cinq ans d’efforts à coup de campagnes de sensibilisation ne sont point parvenues à désamorcer.

Amabilité de M. Josué Plante

Le major-général Craig Aitchison passe en revue le rassemblement composé d’élèves-officiers et d’aspirants de marine durant la cérémonie de remise des insignes qui souligne la fin du Programme d’orientation des élèves-officiers de première année au CMR Saint-Jean, le 11 septembre 2021.

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