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Revue militaire canadienne [Vol. 21, No 3, été 2021]
Le monde dans lequel nous vivons

MA and F Collection 2018/Alamy Stock Photo/PG9EEY

Le quartier général de l’OTAN, à Bruxelles, et les drapeaux de tous les pays membres.

M. Sumantra Maitra (Ph.D – Nottingham) est chercheur en début de carrière élu à la Royal Historical Society du Royaume-Uni. C’est un politologue qui concentre ses travaux sur les rivalités entre les grandes puissances, sur le néoréalisme et sur la grande stratégie et la stratégie militaire dans le contexte de l’équilibre de la puissance en Europe.

Introduction

De récents documents savants et des documents déclassifiés ont fait vivement relancer les débats sur l’élargissement de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), à une époque où l’unité et la puissance de cette organisation (aussi appelée « Alliance de l’Atlantique Nord ») sont examinées de très près. La Grande-Bretagne et les États-Unis, principaux agents étrangers de l’équilibre en Europe, manifestent des tendances au retrait, tandis que l’Union européenne cherche à acquérir une capacité indépendante de projection de sa force militaire et, on peut le soutenir, une autonomie stratégique frôlant les aspirations hégémoniques pour l’avenir.

Mme Mary Elise Sarotte, une spécialiste reconnue de l’après-guerre froide actuellement professeure distinguée d’études historiques au Henry S. Kissinger Center for Global Affairs, à l’Université Johns Hopkins, remet en question le point de vue traditionnel concernant l’intention bienveillante des stratèges américains et ouest-allemands au lendemain de la guerre froideNote de bas de page 1. L’Allemagne de l’Ouest, en particulier, ne cherchait pas à intégrer des pays de l’ancien Pacte de Varsovie et à propager la « démocratie libérale », ou les institutions connexes, mais elle cherchait plutôt à repousser les frontières plus à l’est et à empiéter ainsi sur la sphère d’influence de Moscou. M. Joshua Shifrinson, professeur adjoint de relations internationales à la Pardee School of Global Studies, à l’Université de Boston, fait valoir que les décideurs américains avaient à maintes reprises assuré aux dirigeants soviétiques désespérés que l’Alliance ne s’étendrait pas vers l’est, quand pourtant la plupart des promesses étaient de nature officieuse et sans doute contestable et que l’une des parties originales, à savoir l’Union soviétique, s’était effondréeNote de bas de page 2. Il convient de dire que, peu importe la raison, Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine croyaient qu’aucun matériel ou élément d’infrastructure ne seraient en réalité déplacé vers l’estNote de bas de page 3.

Mais qu’en est-il de la menace perçue par Moscou? Il s’agit là d’une question stratégique on ne peut plus pertinente, mais ayant à peine été explorée. Le point de vue traditionnel donne à penser que l’élargissement de l’OTAN a entraîné une Russie revanchiste. Le présent article résume d’abord le débat tenu en Occident de même que les visées vers l’élargissement, puis il examine les trois étapes des réactions de la Russie face à cet élargissement, à la lumière de la théorie de l’équilibre de la menace proposée par Stephen Walt, professeur néoréaliste d’affaires internationales de l’Université HarvardNote de bas de page 4. Passant outre au discours de Moscou et aux propos des médias occidentaux et étudiant les réactions réelles et observables de Moscou face aux étapes de l’expansion de l’OTAN, nous proposerons ici que Moscou se concentre uniquement sur les aspects matériels et militaires. Nous soutiendrons en outre que les signes du revanchisme réflexif de Moscou sont rares. Nous évaluerons la politique étrangère de la Russie en corrélation avec son discours, sa stratégie militaire et ses mesures visant à maintenir un équilibre, dans le contexte de chaque étape de l’expansion réelle et éventuelle de l’OTAN. Nous conclurons que la Russie ne prend des mesures pour contrebalancer les menaces perçues que dans les régions où elle a des intérêts matériels et militaires bien enracinés. Autrement, la Russie est consciente de son infériorité militaire relative et fait preuve d’agnosticisme envers l’élargissement de l’OTAN et de l’UE. Par conséquent, la réalité est sans doute plus complexe. L’élargissement en soi n’a pas été la cause du revanchisme russe, et il n’y a pas eu de réaction uniforme de la part de la Russie à l’égard de la « trahison de l’Occident » [TCO]. Moscou fut assez agnostique devant l’élargissement de l’OTAN dans certaines parties de l’Europe centrale et dans certains pays de l’ancien Pacte de Varsovie. Cependant, la Russie a fait preuve d’agression quand elle a estimé que ses intérêts stratégiques directs (par exemple les chaînes d’approvisionnement militaires russes en Ukraine orientale, un port naval en Crimée et un terrain défendable et des bases établies en Géorgie) étaient menacés.

Agence de presse ITAR-TASS/Alamy Stock Photo/2FMBAW2

Des chars d’assaut défilent sur la place Rouge à Moscou, le 7 mai 2021, lors de la célébration du 76e anniversaire de la victoire contre l’Allemagne nazie en 1945.

Ces constatations revêtent une énorme pertinence stratégique, étant donné que l’OTAN et l’UE prévoient une expansion plus poussée, que l’isolationnisme américain et britannique s’accentue et que les paramètres de la sécurité européenne se transforment rapidement. Il est vraiment essentiel de comprendre les mobiles stratégiques de Moscou, et ce, pour de multiples raisons. Cela aide notamment à orienter la grande stratégie de la Grande-Bretagne et des États-Unis relativement à l’évolution de la dynamique de la sécurité en Europe. Le choix consistant à écarter Moscou de l’équilibre européen est un choix politique fait par Londres et Washington. Par ailleurs, il pourrait y avoir un relâchement des tensions si la Grande-Bretagne et les États-Unis étaient disposés à accepter que la Russie ait une petite sphère d’influence. Cependant, rien ne porte à croire qu’à chaque fois que l’OTAN cherchera à prendre de l’expansion, la Russie recourra à une agression militaire ou à des manœuvres de contre-balancement.

Par conséquent, le présent article comporte quatre parties, suivies d’une conclusion se rapportant aux politiques des acteurs.

Le débat en Occident sur les efforts d’élargissement

Danita Delimont/Alamy Stock Photo/J2GK9N

À partir de la gauche, le président George H.W. Bush, la première ministre Margaret Thatcher et Manfred Wörner, secrétaire général de l’OTAN, dans la roseraie de la Maison-Blanche, en octobre 1990.

Les dirigeants occidentaux ont commencé le 31 janvier 1990 à donner des garanties au sujet de l’élargissement de l’OTAN, quand le ministre ouest-allemand des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher, a bien précisé que les changements qui s’opéreraient en Europe de l’Est et le processus d’unification de l’Allemagne ne devaient pas « faire obstacle aux intérêts soviétiques en matière de sécuritéNote de bas de page 5 » [TCO]. Était donc exclue « l’expansion du territoire de l’OTAN vers l’est pour le rapprocher des frontières de l’URSS » [TCO]. Le secrétaire général de l’OTAN, Manfred Wörner, a déclaré que l’Alliance ne cherchait ni à provoquer un nouvel équilibre ni à repousser plus loin à l’est les limites de sa zone militaireNote de bas de page 6 [TCO]. Cette promesse fut répétée plus tard par Helmut Kohl, Margaret Thatcher, James Baker, Douglas Hurd, François Mitterrand et George H.W. Bush. Margaret Thatcher dit ceci à Gorbatchev au sommet de l’OTAN à Londres en 1990 : « Nous devons trouver des façons de rassurer l’Union soviétique quant à sa sécurité. La Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) pourrait devenir un organe-cadre pour cela, tout en étant la tribune qui amènerait l’Union soviétique à participer pleinement à la discussion sur l’avenir de l’Europe » [TCO]. C’est là une promesse qu’a reprise le président Bush et, plus tard, le premier ministre britannique John Major, qui a offert ses garanties personnelles à Gorbatchev aussi tard qu’en mars 1991, en disant : « Nous ne parlons pas de renforcer l’OTAN. » [TCO] Ultérieurement, quand le ministre soviétique de la Défense, le maréchal Dmitri Iazov, l’a interrogé sur l’intérêt manifesté par des dirigeants est-européens pour l’adhésion à l’OTAN, il a répondu : « Rien de tel ne se produiraNote de bas de page 7. » [TCO]

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Le président de la Russie, Mikhail Gorbachev, et le chancelier de l’Allemagne, Helmut Kohl, signent un traité à Bonn, en Allemagne, le 9 novembre 1990.

Dans le camp occidental, le premier signe de l’expansion éventuelle de l’OTAN s’est manifesté quand le secrétaire général Manfred Wörner a déclaré en mars 1992 que les portes de l’OTAN étaient ouvertes. La politique d’élargissement de l’OTAN ne résultait pas d’un effort concerté au début, mais elle s’est développée organiquement tout au long du début des années 1990, et le mouvement en ce sens a pris de l’ampleur pendant la présidence de Bill Clinton, dont l’administration l’a lié à l’évolution de la grande stratégie des États-Unis. C’était aussi une question au cœur d’un débat sérieux au sein de l’administration des É.-U., principal promoteur de l’expansion. Les États d’Europe centrale et d’Europe de l’Est se méfiaient de la Russie et souhaitaient bénéficier de la protection de l’OTAN, mais ils se sont heurtés tout d’abord à un refus de cette dernière, car elle craignait la réaction russeNote de bas de page 8. En avril 1993, Clinton s’est réuni avec Lech Walesa (Pologne), Vaclav Havel (Tchécoslovaquie) et Arpad Goncz (Hongrie), qui ont ensemble fait valoir que l’OTAN devait s’agrandir. La politique étrangère de Clinton reposait sur l’idée que la paix est favorisée par l’existence du commerce et d’un marché libre et que les démocraties se déclarent rarement la guerre, ce qui était par ailleurs connu comme étant la théorie de la paix démocratiqueNote de bas de page 9. Par conséquent, l’expansion de l’OTAN et la propagation des institutions libérales constituaient des moyens de mettre cette politique en œuvre.

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Le président de la République tchèque, Vaclav Havel, prononce une allocution pendant le sommet de l’OTAN à Washington, le 23 avril 1999, sous le regard du président des États-Unis, Bill Clinton.

La notion d’expansion a fait l’objet d’un vigoureux débat au sein de l’AllianceNote de bas de page 10. Les principaux arguments en faveur de l’expansion étaient qu’elle aiderait les États communistes à passer à un régime démocratique, qu’elle renforcerait la sécurité dans tout le continent et qu’elle empêcherait la création d’un vide sur le plan de la sécurité dans de vastes territoires, tout en prévenant la montée d’éléments ethno-nationalistes indésirablesNote de bas de page 11. Bien que superficiellement sympathique à la Russie, l’OTAN, en envisageant l’expansion, avait la sécurité pour principal objectif, et elle n’était pas disposée à donner voix au chapitre à la Russie au sujet du processusNote de bas de page 12.

Un autre appui en faveur des visées expansionnistes de l’OTAN est venu de l’Allemagne, plus précisément de son ministre de la Défense, Volker Rühe. Il a déclaré que la stabilité de l’Allemagne serait menacée si ses nouvelles frontières orientales n’étaient pas déplacées davantage vers l’estNote de bas de page 13. Aux États-Unis, Jeremy Rosner, rédacteur de discours au National Security Council, qui dirigeait le Bureau de ratification de l’élargissement de l’OTAN de concert avec la secrétaire d’État Madeleine Albright, a milité auprès du Sénat pour qu’il approuve l’expansion géographique de l’OTAN et il a choisi le terme « élargissement » plutôt que « expansion », qui revêtait un ton plus agressifNote de bas de page 14. Cependant, l’objectif était l’expansion territoriale, la propagation vigoureuse des institutions et l’appui des États-Unis en faveur de la promotion de la démocratie, au lieu de la notion plus étroite d’endiguement, datant de l’époque de la guerre froideNote de bas de page 15.

L’opposition à cette expansion de l’OTAN pensée par Clinton est venue des milieux stratégiques. Le Pentagone était d’abord opposé à l’expansion de l’OTAN, et il appuyait le Partenariat pour la paix (PPP) afin d’apaiser les craintes éventuelles de la Russie. M. Strobe Talbott, alors conseiller auprès de la secrétaire d’État, a fait une mise en garde : « Le principe clé, selon moi, est le suivant : […] Une OTAN élargie n’incluant pas la Russie ne contiendra pas les tendances expansionnistes rétrogrades de la Russie; bien au contraire, elle les provoquera davantageNote de bas de page 16. » [TCO]  TL’idée que la Russie serait inévitablement provoquée par une éventuelle expansion territoriale a été reprise aussi par les universitairesNote de bas de page 17. Néanmoins, l’administration Clinton était idéologiquement résolue à élargir l’OTAN et à poursuivre sa politique axée sur la paix démocratiqueNote de bas de page 18. En janvier 1994, le président Clinton a déclaré ceci, dans un discours prononcé à Prague : « La question n’est plus de savoir si l’OTAN acceptera de nouveaux membres en son sein, mais plutôt de savoir quand et comment elle le feraNote de bas de page 19. » [TCO] Vint ensuite le discours de Clinton en Pologne, dans lequel ce dernier décrit le PPP comme étant « […] un premier pas vers l’expansion de l’OTAN » [TCO]. L’année 1995 venue, le processus était inévitable.

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Le président des États-Unis, Bill Clinton, visite la Russie, le 10 mai 1995.

Réaction de la Russie à la première étape de l’élargissement de l’OTAN

Le Conseil de l’Atlantique Nord a annoncé la tenue d’un sommet à Madrid en juillet 1997; les participants ont décidé de tracer la voie que l’Alliance devait suivre pour entrer dans le XXIe siècle et consolider la sécurité de la zone euro-atlantiqueNote de bas de page 20. Le 10 décembre 1996, l’OTAN a invité la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslovaquie à présenter une demande d’adhésion au cours du sommet de Madrid. On s’attendait à ce qu’il faille deux ans pour franchir la première étape du processus d’élargissement; en 1999, l’OTAN était prête à accueillir de nouveaux membres. À case de sa taille et de son emplacement stratégique, l’Europe centrale revêtait une importance inestimable pour l’OTANNote de bas de page 21.

La réaction de la Russie à l’expansion de l’OTAN est difficile à décrire, car elle s’est exprimée par étape. Initialement, ni Gorbatchev ni Eltsine ne se sont sentis menacés par l’Alliance atlantique; en effet, dans un premier temps, ces deux dirigeants croyaient que l’OTAN n’agrandirait pas son territoire, et ils voulaient tous deux collaborer avec l’OTAN, car ils étaient d’avis que l’Alliance favoriserait une certaine stabilité stratégique en Europe; dans un deuxième temps, ils se rendaient bien compte que les pays de l’ancien Pacte de Varsovie n’étaient plus sous le commandement direct de Moscou. Le consensus commun dans les milieux de la politique étrangère et dans l’élite était que l’élargissement de l’OTAN réduisait la zone tampon de sécurité entre la Russie et l’Occident et qu’elle rendait difficile la défense des enclaves et points d’étranglement stratégiques tels que Kaliningrad. Le ministre russe de la Défense Pavel Gratchiov ne voyait aucune expansion de l’OTAN à l’horizon, et la doctrine militaire russe de 1993 était conçue pour favoriser une ère de « partenariat et de coopération » [TCO], même s’il y est mentionné que l’expansion territoriale de l’OTAN serait une menace militaire si jamais elle se produisait dans l’avenirNote de bas de page 22. Depuis 1994, les atlantistes et les libéraux, au sens occidental du terme, n’ont pas agi comme une force politique unifiée en RussieNote de bas de page 23. L’élite dirigeante russe, tout comme l’opposition, qu’elle fût communiste ou ultra-nationaliste, s’était toujours montrée sceptique au sujet de l’élargissement de l’OTAN, comme l’élite militaire du pays, d’ailleurs. En 1993, le Service du renseignement de la Russie (SVR) avait désigné l’OTAN comme étant « le plus vaste groupement militaire du monde, qui possède un énorme potentiel offensifNote de bas de page 24 » [TCO]. Jusqu’en 1994, ce qui est assez récent, personne en Russie ne pensait que l’OTAN allait prendre de l’expansion. À la fin de 1993, le ministre des Affaires étrangères, Andreï Kozyrev, a confirmé aux législateurs russes que « le plus grand succès de la politique étrangère russe a été de prévenir l’expansion de l’OTAN vers l’est et nos frontièresNote de bas de page 25 » [TCO]. La surprise s’est installée à Moscou quand a été lancée en 1995 l’étude sur l’élargissement de l’OTAN, ce qui a incité Eltsine à déclarer que la guerre froide avait été remplacée par la paix froide. Les démocrates en Russie se sont sentis trahis et déçus. L’opinion publique a par ailleurs commencé à se retourner contre l’OTANNote de bas de page 26.

Même si ni Gorbatchev ni Eltsine ne se sentaient menacés par l’OTAN, ils ont tous deux dit clairement que l’expansion de l’OTAN serait toujours une source d’animosité en Russie contre l’Occident. Dans des propos formulés en Belgique, l’ambassadeur Vitali Tchourkine a aussi affirmé que la menace pour les intérêts russes prendrait la forme de l’installation de matériel et d’une infrastructure par l’OTAN dans l’ancienne sphère d’influence soviétique. Même avant que les États-Unis eurent annoncé officiellement l’expansion de l’OTAN à l’est, la Russie y a vu une menace formelle pour ses intérêts nationaux et elle l’a fait savoir ouvertement à l’Occident. Ievguéni Primakov, qui était alors Directeur du Service du renseignement étranger, a déclaré en novembre 1993 que l’expansion matérielle et territoriale de l’OTAN était dangereuse pour les intérêts russes, car la Russie serait obligée de redéployer des troupes à l’ouestNote de bas de page 27.

L’élite militaire et politique russe a reconnu l’infériorité matérielle et territoriale du pays face à l’alliance occidentale. L’addition des États d’Europe centrale à cette dernière ne faisait qu’accentuer l’écart entre la Russie et l’OTAN quant à la puissance globale. Cependant, deux décisions prises par l’OTAN ont aidé à dissiper les craintes de la Russie. La Russie s’est jointe au Partenariat pour la paix en échange d’un statut spécial au Conseil de l’Atlantique Nord. Le programme du Partenariat pour la paix s’est traduit par une réduction visible des forces occidentales déployées. La nouvelle doctrine de l’OTAN sur la sécurité a entraîné une réduction marquée de ses forces classiques et nucléairesNote de bas de page 28. Les États-Unis ont ramené de 325 000 à 100 000 le nombre de leurs militaires en position avancée, et les membres européens de l’Alliance ont retranché plus de 500 000 soldats de leurs effectifs. Au moment où la Pologne, la Hongrie et la République tchèque ont été invitées à adhérer à l’OTAN, les unités terrestres, navales et aériennes ont été réduites de 30 à 40 p. 100, et leur niveau de préparation a été diminué de 35 p. 100, comparativement aux statistiques de 1990. Le nombre d’armes nucléaires de théâtre a été réduit de 80 p. 100. Ces réductions ont été clairement visibles et confirmaient que l’OTAN n’avait pas d’intention offensive et qu’elle ne disposait pas d’une grande puissance offensiveNote de bas de page 29. Par conséquent, en dépit des discours, les deux parties étaient prêtes à faire des efforts de conciliation.

Le ministère russe des Affaires étrangères a posé une condition : Moscou accepterait l’élargissement de l’OTAN en Europe centrale, dans la mesure où « l’Alliance ne déploierait aucune arme nucléaire ou force de combat dans le territoire de ses nouveaux États membres » [TCO]; l’OTAN a accepté ces deux conditionsNote de bas de page 30. Le ministre russe des Affaires étrangères, Ievguéni Primakov a aussi considéré le PPP comme étant un moyen de limiter les dégâtsNote de bas de page 31. L’OTAN a accepté les conditions de la Russie à peu près en même temps que la Russie a aussi été invitée à se joindre à la Force de mise en œuvre (IFOR) en Bosnie et à entériner les Accords de DaytonNote de bas de page 32. L’Acte fondateur entre l’OTAN et la Russie, qui a été signé par les deux parties en mai 1997, a mené à la création du Conseil conjoint permanent (CCP), qui autorisait la Russie à établir une mission à l’OTAN. En échange, Eltsine a officiellement accepté comme inévitable la première étape de l’élargissement de l’OTAN qui incluait l’ajout de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque, tout en précisant bien que la Russie s’opposait fermement à l’expansion de l’OTAN pour les pays baltes ou les pays à l’intérieur des anciennes frontières de l’Union soviétique. La mention de cette nouvelle « ligne rouge » [TCO] a été répétée jusqu’à la fin de la présidence d’EltsineNote de bas de page 33.

En somme, les attitudes et discours grandiloquents de la Russie se sont multipliés à mesure que l’OTAN s’élargissait vers l’est, mais on peut faire valoir que la réaction russe a été limitée, en raison de la nette réduction des capacités offensives de l’OTAN et de l’absence perçue d’une intention offensive de sa part.

Réaction russe à la deuxième étape de l’élargissement de l’OTAN

La deuxième étape de l’élargissement de l’OTAN a commencé en 2004, quand celle-ci a invité d’autres pays d’Europe centrale, et les États baltes qui avaient fait partie de l’Union soviétique, à se joindre à elle. C’était un an après l’invasion de l’Iraq. Au cours de cette période, la Russie a modifié ses calculs stratégiques après la guerre du Kosovo, et de nouveaux dirigeants ont pris la tête du pays. Même si les doctrines militaires russes commençaient à refléter l’évolution de la dynamique, les dirigeants russes ont fait preuve de souplesse pour s’aligner sur l’OTAN après le conflit du Kosovo et les attentats terroristes du 11 septembre 2001.

Les tensions entre la Russie et l’OTAN se sont aggravées pendant le conflit en Yougoslavie, et la Russie a averti l’Alliance, au cours de la première réunion du CCP, de ne pas recourir unilatéralement à la force sans l’autorisation des Nations Unies. L’OTAN a passé outre à cet avertissement, et la pierre de voûte de la nouvelle relation entre elle et la Russie, c’est-à-dire le Conseil conjoint permanent, s’est effondrée pendant la guerre du KosovoNote de bas de page 34. Cette dernière guerre a permis de démontrer que l’OTAN ne souhaitait pas vraiment « consulter » la Russie et que, par ailleurs, elle savait que le prestige militaire russeNote de bas de page 35 était en pente descendante. Environ à la même période, un autre changement important s’est produit : l’OTAN s’est mise à envisager de déménager l’un de ses quartiers généraux installé à Rendsburg (Allemagne) en Pologne (c’est-à-dire au-delà de la ligne rouge qu’avait tracée la Russie et que l’OTAN avait explicitement promis de ne pas franchir). Le ministre russe de la Défense a averti en 1998 qu’une telle mesure territoriale entraînerait un affrontement militaire. Il n’y eut pas d’un tel affrontement pendant le déménagement, mais la Russie suspendit ses liens avec l’OTAN et retira ses représentants du siège de l’OTAN en mars 1999. La Russie est finalement revenue à la table de l’OTAN quelques mois plus tard pour y tenir des pourparlers, mais en manifestant un intérêt évident pour la participation de soldats russes aux opérations de maintien de la paix dans les BalkansNote de bas de page 36. À la fin de 1999, Boris Eltsine avait démissionné, et Vladimir Poutine était devenu président.

La campagne du Kosovo a déclenché le débat au sein des milieux russes de la planification militaire et stratégique relativement aux buts cachés de l’OTAN, ce qui a ensuite amorcé le rajustement des doctrines militaires russes en fonction des politiques de défense du paysNote de bas de page 37. Pour la première fois depuis la guerre froide, les planificateurs stratégiques russes devaient gérer le scénario qui comportait des forces de l’OTAN projetant, au nom des droits de la personne, leur puissance dans un territoire russe affaibliNote de bas de page 38. Environ à la même époque, et immédiatement après l’élargissement de l’OTAN en Europe centrale, l’appareil militaire russe a mis à jour la doctrine militaire du pays, mettant l’accent sur l’infériorité économique de la Russie, sur l’écart existant entre elle et l’Alliance au chapitre des capacités militaires et sur la nécessité d’un monde multipolaire. Le libellé de la doctrine montre on ne peut plus clairement à quelle organisation il est fait référence. En 1993, la Russie avait abandonné sa politique du « non-recours en premier » à l’arme nucléaire face à une attaque conventionnelle écrasante déclenchée par une grande puissance ou alliance. Le nouveau document reprenait le même thèmeNote de bas de page 39. De son côté, l’OTAN n’a aucunement modifié sa posture nucléaire en répétant qu’elle n’envisageait aucunement de déployer des armes nucléaires dans les nouveaux États membres et qu’elle n’avait aucune raison de le faireNote de bas de page 40.

Vladimir Poutine a tout d’abord été moins hostile à l’idée de l’OTAN même, et ce, malgré que les doctrines militaires russes continuaient à considérer l’OTAN comme une menace. Il a accepté comme un fait accompli l’élargissement de l’OTAN convenu sous Eltsine et, à tout le moins publiquement, il a déclaré qu’il voulait rebâtir les relations avec l’OTAN. Au cours de sa réunion avec George Robertson, secrétaire général de l’OTAN, Poutine a déclaré qu’il fallait rétablir les relations entre son pays et l’OTAN et comparer les doctrines militaires et concepts stratégiques de la Russie et de l’AllianceNote de bas de page 41. Il a continué à diffuser des messages ambivalents. Par exemple, il a dit, au cours d’une entrevue accordée à la BBC, qu’il était disposé à examiner théoriquement la possibilité que la Russie adhère à l’OTAN dans l’avenir. En outre, pendant qu’il assistait à une réunion avec l’OTAN en février 2001, il a mentionné que la Russie était disposée à coordonner ses efforts avec les É.-U. pour créer un système européen de défense antimissiles, au lieu d’établir un système de défense antimissiles de l’OTAN en Europe. Il s’est aussi dit prêt à envoyer des experts russes à Bruxelles pour discuter de cette possibilité, expliquer la coopération russo-américaine en matière de technologie et sonder l’intérêt public à cet égardNote de bas de page 42. Pour la première fois, depuis la crise du Kosovo, la Russie annonçait la tenue d’une véritable réunion avec l’OTAN, même alors que celle-ci hésitait à s’exprimer sur l’adhésion de la Russie à l’Alliance.

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Des militaires russes sur des VBTT patrouillent les rues de Grozny, la capitale de la Tchétchénie, le 1er août 2001.

L’attaque du 11 septembre 2001 contre les États-Unis a modifié la dynamique stratégique de l’Europe. La Russie était alors aux prises avec ses propres problèmes, soit l’insurrection tchétchène. Immédiatement après l’attaque, Poutine a déclaré : « Si l’OTAN adopte une approche différente et devient une organisation politique […] nous réexaminerons notre position au sujet de l’expansion pourvu que nous ayons le sentiment de participer à de tels processusNote de bas de page 43. » [TCO] Dans les deux semaines qui ont suivi l’attaque, la Russie a déclaré qu’elle aiderait les États-Unis à opérer depuis des bases aériennes d’Asie centrale, d’habitude utilisées et gérées par les forces aériennes russes, et qu’elle fermerait unilatéralement un centre d’espionnage à Lourdes (Cuba) et une base navale au Vietnam. En décembre 2001, les États-Unis se sont unilatéralement retirés du Traité sur les missiles antibalistiques (ABM); la Russie s’est limitée à dire que c’était une erreur, mais elle n’a rien fait d’autre à ce sujet.

Des changements importants se produisaient aussi au sein de l’OTAN. Les attaques du 11 septembre ont modifié le raisonnement de l’OTAN au sujet de l’élargissement, et l’Alliance a ainsi délaissé la « promotion de la démocratie » [TCO], qui datait de l’époque de Clinton, pour se concentrer sur la lutte contre le terrorisme international. Au sommet de Prague en 2002, cette nouvelle vision a été expliquée par le président George W. Bush quand il a déclaré : « L’expansion de l’OTAN procure aussi à celle-ci de nombreux avantages. Chaque nouveau membre apporte des capacités militaires qui renforcent notre sécurité collective. Nous le voyons déjà en Afghanistan, où des forces de la Roumanie, de la Bulgarie, de l’Estonie, de la Lituanie, de la Slovaquie et d’ailleurs se sont jointes à celles des 16 alliés de l’OTAN pour aider à vaincre le terrorisme mondialNote de bas de page 44. » [TCO]

Cette réorientation de l’OTAN a entraîné une coopération plus poussée et a rendu l’élargissement de l’Alliance plus acceptable à la Russie dans le contexte de l’heure. Le ministre des Affaires étrangères, Igor Ivanov, a confirmé que la Russie comprenait la nouvelle position de l’OTAN et a déclaré : « La Russie ne considère plus l’élargissement de l’OTAN comme une menace, car à la faveur d’une transformation radicale, elle a cessé d’être un instrument de la guerre froide pour se consacrer à la défense contre le terrorisme mondial et d’autres menaces du XXIe siècleNote de bas de page 45. » [TCO] Quand l’OTAN a planifié d’inviter sept nouveaux pays à se joindre à elle, au sommet de Prague à l’automne 2002, le ministre de la Défense, Sergei Ivanov, a réitéré la position de la Russie à l’égard de l’expansion de l’Alliance dans les pays baltes. Il a déclaré : « La Russie n’a pas l’intention de faire tout un drame au sujet de la situationNote de bas de page 46. » [TCO] Dans la déclaration de Rome, en mai 2002, la Russie a compris que l’OTAN et elle agiraient ensemble et sur un pied d’égalité en tant qu’entité de vingt membres, au lieu de suivre la formule convenue antérieurement des 19 + 1, et qu’elle mettrait l’accent sur le terrorisme international et la réaction aux crisesNote de bas de page 47.

Comme le montre l’enchaînement des faits, la Russie a d’abord vu d’un œil sceptique la deuxième étape de l’élargissement de l’OTAN quand, pour la première fois, des États baltes, qui avaient fait partie de l’Union soviétique, ont été invités à adhérer à l’Alliance. Du matériel et des postes avancés de l’OTAN ont aussi été déplacés vers l’est, en violation de la ligne rouge antérieurement tracée, et la guerre du Kosovo a été perçue en Russie comme une tentative directe d’empiéter sur la sphère d’influence de cette dernière. Les élites militaires du pays continuaient aussi à voir en l’élargissement de l’OTAN une menace grave pour la sécurité et les intérêts russesNote de bas de page 48. Auparavant, au cours des années 1990, certaines sections de l’appareil militaire russe avaient vu dans cette évolution de l’Alliance une expansion de l’Allemagne et la poursuite de la grande stratégie de celle-ci en Europe de l’EstNote de bas de page 49. Au début des années 2000, l’élargissement de l’OTAN a commencé à être perçu comme un stratagème américain visant à repousser inexorablement vers l’est la limite de la zone OTAN et comme une continuation de l’hégémonie américaine. L’OTAN n’a pas participé à la guerre d’Iraq, mais il n’existait à cet égard aucune différence perceptible dans l’esprit des militaires russes, comme en fait foi la déclaration du général Yuri Baluievski en 2003, après l’invasion de l’Iraq : ce dernier a alors affirmé que le monde devait être multipolaire, sinon l’instabilité surgiraitNote de bas de page 50. Les dirigeants politiques russes avaient une opinion plus souple au sujet de l’OTAN. Cela pouvait être attribué à la réorientation par l’OTAN de sa raison d’être, désormais axée davantage sur la contre-insurrection et le combat contre le terrorisme islamique, tout comme la Russie faisait face à une insurrection tchétchène. La perception de l’intention offensive de l’OTAN par la Russie s’est ainsi transformée, ce qui a entraîné une harmonisation temporaire des intérêts. La déclaration de Rome, en 2002, a modifié encore plus la relation entre la Russie et l’Alliance, car, sur le plan procédural, l’administration russe a bénéficié du cadre du Conseil OTAN-Russie et a compris que le motif principal de l’OTAN était désormais de lutter contre le terrorisme. La doctrine militaire russe est demeurée inchangée, mais les discours politiques ont révélé que la Russie ne considérait pas l’OTAN comme une menace, mais plutôt comme un partenaire dans la lutte contre le terrorisme islamique dans un environnement de sécurité mondial en évolution. La Russie n’a perçu aucune intention offensive, et la capacité offensive déclarée de l’OTAN n’a pas augmenté. Par conséquent, la perception par la Russie d’une menace provenant de l’OTAN est demeurée neutre. Le dispositif militaire déclaré de l’OTAN, qui ne comportait l’ajout d’aucun armement dans les nouveaux États membres, et l’accent mis par l’OTAN sur la lutte contre le terrorisme ont amené la Russie à observer un véritable changement positif dans l’avenir de la relation entre elle et l’OTAN.

Réaction de la Russie à l’invitation adressée par l’OTAN à l’Ukraine et à la Géorgie

Le présent segment de l’article porte sur la troisième et dernière étape de l’élargissement de l’OTAN, c’est-à-dire avant que les relations avec la Russie ne soient rompues en permanence et que la Russie, pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, entre en guerre contre un autre État souverain de l’Europe. Après la deuxième étape de l’élargissement de l’OTAN, en 2004, les relations avec la Russie se sont rapidement détériorées à cause de l’animosité nourrie envers les États-Unis au sujet de l’invasion de l’Iraq, à peu près au moment où les révolutions dites « de couleur » ont éclaté dans les pays voisins de la Russie. C’est aussi à cette époque que les doctrines militaires russes ont changé et que ce pays a maintenu ses lignes rouges pour limiter l’expansion territoriale de l’OTAN. Les déclarations politiques et les doctrines militaires de la Russie ont par conséquent traduit cette évolution des perceptions.

Interrogé sur les plans d’expansion plus poussés de l’OTAN concernant l’Ukraine et la Géorgie, Vladimir Poutine a répondu que l’Ukraine devait appliquer le plan de manière indépendante, mais il a déclaré catégoriquement que la position de la Russie sur l’expansion territoriale demeurait inchangée; il évoquait ainsi la ligne rouge tracée à l’époque d’EltsineNote de bas de page 51. La Russie a soutenu qu’elle n’accepterait une expansion plus poussée de l’OTAN que si celle-ci se transformait en une organisation politique. Inutile de dire que l’OTAN n’avait aucunement l’intention de ce faire. Entre-temps, l’Alliance transformait et renforçait ses capacités militaires tandis que divers pays membres se préparaient à une guerre en Iraq dans le cadre de la « coalition d’États de bonne volonté », à laquelle la Russie s’est opposée avec ferveur et contre laquelle elle s’est liguée avec la France et l’Allemagne. Pendant la guerre d’Iraq, l’OTAN a appuyé la Pologne en matière de communications et de logistique et, à la demande de la Turquie, elle a pris des mesures de précaution en installant des défenses antimissiles en territoire turc, même si elle ne prenait pas part à la guerre en tant qu’organisationNote de bas de page 52. La Russie a continué à faire valoir qu’elle se préoccupait de l’expansion plus poussée de l’OTAN, notamment sur le plan territorial et pour ce qui était de l’infrastructure, et qu’elle modifierait ses doctrines militaires en conséquenceNote de bas de page 53. Interrogée de nouveau expressément au sujet de l’Ukraine, la Russie a répété que ce pays était libre de choisir son avenir au sein de l’UE, à condition de ne pas adhérer à l’OTANNote de bas de page 54.

Tandis que l’OTAN poursuivait ses plans en vue d’une autre étape de son expansion – qui transgresserait une ligne rouge territoriale tracée par la Russie –, elle a aussi commencé à envoyer ses avions F-16 patrouiller dans le ciel de la mer Baltique et des États baltes, ce qui constituait un élément nouveau important au chapitre des capacités offensives et a rendu la Russie furieuse. Poutine a immédiatement exigé que tout nouvel État devenant membre de l’OTAN accède au Traité sur les forces conventionnelles et le ratifie, pour éviter de créer toute forme de « zone stratégique griseNote de bas de page 55 » [TCO]. Pendant cette période, des transformations massives se produisaient en Géorgie (2003) et en Ukraine (2004), ce qui a renforcé la conviction de la Russie que la crise était attribuable à l’OTAN et que celle-ci tentait d’encercler la Russie et d’empiéter encore plus sur sa zone d’influence. Il était alors clair que l’intention de la Russie (et le rêve de Poutine) de voir l’OTAN « se transformer » en une institution politique – au lieu d’en être une à caractère principalement militaire – au sein de laquelle la Russie serait un membre à parts égales n’allait pas se concrétiser de sitôt. La Russie estimait qu’il en était ainsi surtout à cause des nouveaux membres de l’OTAN qui ne voulaient aucunement voir Moscou acquérir quelque pouvoir décisionnel que ce soit. L’accent mis par l’OTAN sur la promotion de la démocratie et l’édification de l’État en Iraq correspondait au soutien que l’Occident accordait aux révolutions qui avaient cours en Géorgie et en Ukraine.

Enfin, en 2006, à l’Université de Moscou, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov a déclaré ce qui suit : « [N]ous soulevons vigoureusement des questions sur la transformation de l’OTAN, sur les plans d’élargissement de l’Alliance, sur la reconfiguration de la présence militaire américaine en Europe, sur le déploiement d’éléments du système américain de défense antimissiles ici, et sur le refus de l’OTAN de ratifier le Traité sur les forces conventionnelles en Europe. L’avenir de nos relations dépendra de l’orientation que suivra la transformation de l’OTAN, après le sommet de Riga, et de la mesure dans laquelle les intérêts de la Russie en matière de sécurité seront pris en considérationNote de bas de page 56. » Le discours de Moscou ne visait pas uniquement l’OTAN, mais aussi l’Ukraine et la Géorgie. Le ministre Lavrov a par ailleurs fait une mise en garde : tout mouvement de l’Ukraine ou de la Géorgie vers l’OTAN constituerait « un glissement géopolitique colossal » [TCO] aux yeux de la Russie. Le ton a continué de monter, avec le discours du président Poutine à Munich en 2007, quand il a déclaré : « Je pense qu’il est évident que l’expansion de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’Alliance même ou avec l’affermissement de la sécurité en Europe. Au contraire, elle constitue une sérieuse provocation qui mine la confiance mutuelleNote de bas de page 57. » Ce même mois, les É.-U. envisageaient de mener des pourparlers avec la Pologne et la République tchèque au sujet de l’installation de défenses antimissiles chez elles; il s’agissait d’importants systèmes d’armes permanents, et la Russie y a vu une menace évidente. Lors du sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008, Poutine a donné un avertissement : « Nous percevons la constitution d’un puissant bloc militaire à proximité de nos frontières […] comme une menace directe pour la sécurité de notre paysNote de bas de page 58. » [TCO] Les généraux militaires russes ont commencé à brandir la menace d’une guerre contre l’Ukraine si l’OTAN poursuivait son expansion vers l’est. En 2006, le journal militaire russe a déclaré que la Russie ferait preuve de myopie si elle passait outre au fait que l’expansion de l’OTAN puisse être un pilier central du plan élaboré par les États-Unis pour parvenir à l’unipolaritéNote de bas de page 59.

En août 2008, après la guerre entre la Russie et la Géorgie, les ministres des Affaires étrangères de l’OTAN ont déclaré que l’intervention militaire de la Russie avait été disproportionnée et que la coopération au sein du Conseil OTAN-Russie (COR) était dès lors suspendue jusqu’à nouvel avis. À peu près au même moment, l’OTAN a exécuté en Géorgie un exercice qui a duré du 6 mai au 1er juin 2009 et que la Russie a perçu comme un signe manifeste du dessein de l’OTAN à l’égard des frontières russes. Dans un article publié en 2009 dans Military Thought, on lisait ce qui suit : « Comme dans le passé, les Américains continueront à imposer leurs valeurs au reste du monde en misant sur toute la force et les ressources à leur disposition. » [TCO] Cette accusation a été répétée en 2010, après une analyse des guerres facultatives en cours menées par les États-UnisNote de bas de page 60. L’auteur d’un autre article a affirmé ceci : « Les conflits armés de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle ont illustré de façon saisissante le désir des États-Unis d’établir un monde unipolaire et leur détermination à régler tous les problèmes par la force en passant outre à l’opinion de la collectivité mondialeNote de bas de page 61. » [TCO]  Pendant le Printemps arabe, les dirigeants militaires russes étaient convaincus que l’instabilité et les événements qui avaient cours au Moyen-Orient visaient à promouvoir l’unipolarité américaineNote de bas de page 62. Dans la plupart des cas, l’OTAN était considérée comme étant un instrument de la grande stratégie de l’Allemagne ou des États-Unis.

Eddie Gerald/Alamy Stock Photo/B3GAKY

Des VBTT de la Russie en route vers Gori pendant la guerre russo-géorgienne, en août 2008.

Peu importe de quel pays l’OTAN servait la grande stratégie, la Russie considérait de toute façon qu’elle menaçait sa sécurité. Quoi qu’il en soit, un plan d’élargissement incluant l’Ukraine et la Géorgie visait les dernières lignes rouges territoriales et, de ce fait, il était totalement inacceptable; Moscou a fait valoir ce point à maintes reprises. L’OTAN a continué d’adopter une approche ambivalente à ce sujet et elle a offert à la Géorgie et à l’Ukraine un plan d’action en vue de leur adhésion, ce qui portait à croire que celle-ci n’était plus une simple possibilité et qu’il ne restait plus qu’à en fixer la date. En août, la Russie et la Géorgie se sont déclaré la guerre au sujet de l’Ossétie du Sud. La Russie a affirmé plus tard que cette guerre avait arrêté l’expansion de l’OTANNote de bas de page 63. Depuis cette guerre, la Russie a élaboré de nouvelles doctrines militaires précisant que l’expansion de l’OTAN constituait la pire des menaces pour elle, et le ministre de la Défense Sergeï Choïgou a inclus l’expansion de l’OTAN parmi les trois principales menaces pesant sur la RussieNote de bas de page 64. Le 5 février 2010, le président Dmitri Medvedev a approuvé la nouvelle doctrine militaire mise à jour de la Fédération de Russie, doctrine qui était en cours de rédaction depuis 2005, soit juste après une autre étape de l’élargissement de l’OTAN, franchie en 2004. Ce document fait complément à la Stratégie de sécurité nationale de la Russie, datée de 2009. La menace la plus grave résidait dans la tentative « […] d’attribuer des fonctions mondiales à l’OTAN, contrairement aux normes juridiques internationales » [TCO] et dans le rapprochement de l’infrastructure de l’OTAN du territoire russe. « La menace existait aussi sous la forme de déploiements (montée en puissance) de contingents militaires d’États étrangers (ou groupes d’États) dans les territoires de pays voisins de la Fédération de Russie et de ses alliés et aussi dans les eaux adjacentes à cette dernière. » [TCO] On y soutient que, pour dissiper la menace, il faut que l’Europe adopte un plan de sécurité qui transformera l’OTAN en une union politiqueNote de bas de page 65. Une version révisée plus récente de la doctrine militaire a été publiée le 26 décembre 2014; elle insiste de nouveau sur les menaces inhérentes à l’expansion de l’OTAN et de son infrastructure militaire, sur la tenue d’exercices militaires de grande envergure ainsi que sur le déploiement et l’accroissement des contingents militaires d’États étrangers ou d’alliances dans les États voisins de la RussieNote de bas de page 66. La doctrine mentionne le concept de la frappe planétaire rapide comme étant un danger militaire, mais dans le contexte de rivalités entre États. En ce qui concerne l’OTAN « une détérioration soudaine de la situation militaro-politique (relations entre États) », « une manifestation de la force militaire » au moyen d’exercices menés à proximité du territoire russe, ou « le fait d’entraver » le commandement et le contrôle par l’État et l’appareil militaire au moyen d’une « frappe planétaire », constituaient autant de formes de la menaceNote de bas de page 67. La Stratégie de sécurité nationale de la Russie, datée de décembre 2015, mentionne aussi les déploiements de troupes de l’OTAN et l’intégration d’États autrefois membres de l’ancienne Union soviétique comme constituant les pires menaces pour la sécurité de la Russie, et elle ajoute que les plans de l’OTAN relatifs à la défense antimissiles sont déstabilisants, surtout pour ce qui concerne la protection des ressources naturelles de la Russie et de ses intérêts maritimes dans l’océan Arctique.

REUTERS/Alamy Stock Photo/2E67R1Y

Des hommes armés, que l’on croit être des militaires russes, approvisionnent un VBTT devant une base de la marine ukrainienne à Théodosie, ville portuaire de Crimée, le 23 mars 2014.

Conclusion

Les faits observés montrent que l’élite militaire et dirigeants civils de la Russie ont toujours été opposés à l’élargissement territorial de l’OTAN; cependant, cette perspective n’a pas été prise au sérieux au lendemain de l’effondrement de l’Union soviétique et elle a été considérée comme étant improbable même pendant les premières années de la présidence d’Eltsine. Par la suite, chacune des étapes de l’élargissement de l’OTAN a suscité une réaction de la Russie, qui a varié, mais il existe peu de signes établissant qu’une ou chacune de ces étapes, en tant que telle, ait engendré un revanchisme russe. En réalité, Moscou fait preuve d’un agnosticisme assez prononcé et d’un pragmatisme face à la puissance supérieure relative de l’OTAN. Le Kremlin est bien conscient par ailleurs que la Russie n’a pas beaucoup d’emprise sur l’équilibre européen. Les seules situations où l’on peut s’attendre à ce que Moscou montre les dents sont celles où ses intérêts stratégiques « directs » sont menacés, comme le monde l’a vu en Géorgie et en Ukraine.

Les agents traditionnels de l’équilibre en Europe, à savoir les Britanniques et les Américains, peuvent donc débattre des trois questions suivantes. L’intégration européenne s’arrêtera-t-elle un jour, étant donné qu’il y aura logiquement une limite à l’élargissement de l’OTAN? L’Europe sera-t-elle prête un jour à assumer le fardeau de sa sécurité et à faire contrepoids à Moscou en tant qu’acteur indépendant? Comment en arriver tôt ou tard à trouver un mode de coexistence avec Moscou dans l’architecture de sécurité européenne, à supposer que cela soit effectivement possible? Tous comptes faits, la question que l’on doit aussi se poser, et qui dépasse la portée du présent article, est la suivante : Convient-il de négocier un compromis avec Moscou et de laisser à la Russie sa propre petite sphère d’influence dans des parties de l’Europe où elle a déjà des bases et des intérêts établis, ou vaut-il mieux écarter la Russie de l’équation et risquer le déclenchement d’une guerre d’attrition localisée par factions interposées?

Sergei Sharmakov/Alamy Stock Photo/T171C8

Vue matinale de la ville de Moscou et du Kremlin en arrière-plan.

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