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Revue militaire canadienne [Vol. 22, No 3, été 2022]
La stabilité régionale et les opérations

Photo du MDN, courtoisie de l’auteur

Équipe de la Force opérationnelle (FO) Lettonie au départ de la randonnée Baltais Kalns de 136 km, en mai 2019.

Christopher J. Young, CD, Ph. D., est un officier des blindés à la retraite, du grade de major, qui a servi pendant plus de 40 ans au sein des Forces armées canadiennes. Il a obtenu son doctorat en histoire à l’Université Concordia de Montréal, sous la supervision des professeurs Frank Chalk et Carolyn Fick; le thème de ses recherches était l’incidence des interventions étrangères à Haïti. Il détient également une maîtrise ès arts en Études sur la guerre du Collège militaire royal du Canada.

Contexte

À l’instar de la guerre, le discours a toujours été une question d’influence. Il en est ainsi depuis que le monde est monde. Aujourd’hui, plus que jamais, à l’ère des conflits qui frôlent sans cesse la guerre totale, nous participons à des batailles d’influence, c’est-à-dire, à des conflits de discoursNote de bas de page 1 [TCO].

En 2009, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a initialement défini la communication stratégique (StratCom) comme l’utilisation coordonnée et appropriée des activités et moyens de communication de l’OTAN – diplomatie publique, affaires publiques, affaires publiques militaires, opérations d’information et opérations psychologiques, selon le cas – à l’appui des politiques, des opérations et des activités de l’Alliance afin de promouvoir les objectifs de l’OTAN. En 2010, l’OTAN reconnaissait que la communication stratégique n’était pas qu’une activité auxiliaire, mais plutôt un processus habilitant. La communication stratégique a dès lors eu comme objectif d’éclairer et de façonner l’environnement informationnel. À cette fin, l’OTAN a décrété que la communication stratégique serait intégrée à toutes les opérations et activités militaires.

En 2018, le centre d’excellence pour la communication stratégique (StratCom COE) de l’OTAN, situé à Riga, en Lettonie, a fait préciser cette définition, en diffusant le StratCom Practitioners Handbook (manuel du praticien de la communication stratégiqueNote de bas de page 2). Ainsi la communication stratégique, qualifiée de processus, devenait aussi une fonction de commandement. La nouvelle intention était de favoriser l’intégration des capacités et fonctions de communications militaires aux autres capacités en vue d’atteindre trois objectifsNote de bas de page 3. Le premier objectif consistait à éclairer et à façonner l’environnement informationnel; le deuxième, à informer, convaincre et influencer des publics cibles en vue de l’atteinte des objectifs d’une mission; le troisième, à mettre en œuvre une volonté politique. Ce concept de la communication stratégique en tant que processus et fonction de commandement reposait sur le principe voulant que toutes les opérations et activités soient des outils de communication, qu’on le veuille ou non. De fait, on reconnaissait que « le médium est le messageNote de bas de page 4 » [TCO], comme l’a écrit Marshall McLuhan il y a de nombreuses années.

Au chapitre des opérations, le StratCom COE de l’OTAN a établi quatre responsabilités pour la communication stratégiqueNote de bas de page 5. Premièrement, la communication stratégique doit orienter les lignes directrices sur les communications politico-stratégiques (ou la stratégie d’information) et faciliter l’application de ces lignes directrices et leur mise à jour, en parallèle avec la Directive stratégique de planification. Deuxièmement, la communication stratégique doit permettre au commandant de connaître toutes les dimensions des communications, des opérations et des niveaux de commandement. Troisièmement, la communication stratégique sous-tend la coordination entre les efforts de communications militaires de la force opérationnelle interarmées (FOI) et ceux d’autres partenaires et alliés interarmées, interorganisationnels, multinationaux et publics (IIMP). Quatrièmement, et surtout, la communication stratégique procure une prévisibilité sur le plan opérationnel relativement à l’environnement d’information et facilite la planification de contingence d’une perspective se situant au-delà de la zone d’opérations interarmées (JOA).

But

Dans cet article, j’expose brièvement le développement et la mise sur pied d’une version canadienne de la communication stratégique au sein de la Force opérationnelle en Lettonie (FO Lettonie). J’explique également en quoi la mise en œuvre de la communication stratégique par la FO Lettonie et les pratiques de cette dernière diffèrent du modèle doctrinal de l’OTAN, et j’explique les raisons de ces différences. En outre, sur la base de l’expérience de la FO Lettonie, je me pencherai sur la dotation en personnel et sur les qualifications qui seraient nécessaires pour intégrer une cellule de Stratcom opérationnelle aux opérations à venir. Enfin, je présenterai les pratiques exemplaires issues de l’expérience de la FO Lettonie qui doivent influencer les prochaines opérations d’une cellule de StratCom.

L’évolution de la communication stratégique au sein de la FO Lettonie

Incontestablement, la Russie emploie une myriade de moyens pour faire valoir ses intérêts. Y figurent notamment la puissance militaire coercitive, dont témoignent les interventions en Géorgie, en Ukraine et en Syrie; la manipulation des liens économiques; l’ingérence dans les politiques nationales d’autres pays par l’entremise de divers alliés, sociétés affiliées et intermédiaires; et des campagnes d’information ciblées visant à influencer l’opinion publiqueNote de bas de page 6 [TCO].

La FO Lettonie consistait initialement en une cellule J9 d’opérations d’informationNote de bas de page 7. Les principales activités de la cellule étaient axées sur le rayonnement et les affaires publiques militaires, bien que celle-ci ait entrepris des efforts limités de développement des capacités avec les forces armées de la LettonieNote de bas de page 8. En 2016, le commandant de la FO Lettonie, le colonel Josh Major, avait pris la décision de délaisser l’organisation J9 au profit d’un modèle de cellule de StratCom reposant sur la doctrine de l’OTANNote de bas de page 9.

La vision du Col Major au chapitre de la communication stratégique était orientée vers l’établissement d’un fondement philosophique qui permettrait d’améliorer l’intégration des capacités en matière de communication et d’information aux autres activités militaires ainsi que de renforcer la collaboration entre ces éléments. Cela devait se faire non seulement en Lettonie, mais aussi au sein de la zone d’opérations élargie de la présence avancée renforcée (PAR) de l’OTAN. Vu cette portée accrue, la vision du commandant se traduisait par un cadre solide axé sur l’action, dans lequel la cellule de StratCom présidait à la planification et à la synchronisation des activités relatives à l’information et, lorsque la situation s’y prêtait, dirigeait activement les activités au sol. C’est ainsi que s’est répandue au QG l’expression « Allons-y à fond avec la StratCom! » (Let’s StratCom the shit out of that!).

Initialement, le rôle de la communication stratégique était fondé sur l’obtention d’effets dans l’environnement d’information (IE), à l’appui des objectifs stratégiques du Canada. Ce rôle s’est ensuite élargi de sorte à appuyer non seulement les objectifs canadiens, mais aussi ceux de l’OTAN et de la LettonieNote de bas de page 10. La structure illustrée à la figure 1 sous-tendait cette vision initiale.

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Figure 1 : Organisation initiale de la cellule de StratCom de la FO Lettonie

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Au chapitre du personnel, la cellule comptait un major affecté aux affaires publiques (AP) à titre de chef de la StratCom et des effets, de même qu’un major affecté aux AP à titre de chef des affaires publiques militaires et un major affecté aux armes de combat à titre de chef des opérations d’information (Info Ops). Tous les trois provenaient de la Force régulière. La cellule des engagements, quant à elle, était dirigée par un capitaine de la Réserve affecté aux armes de combat et, malgré la position directement subordonnée au chef de la StratCom et des effets qu’elle occupe dans le diagramme, était supervisée au quotidien par le chef des Info Ops aux fins de la coordination et de la synchronisation des activités de coopération civilo-militaire (CIMIC)Note de bas de page 11.

En 2018, il était devenu apparent qu’une nouvelle rationalisation de la structure s’imposait. À l’origine, la cellule des engagements avait été établie pour soutenir les activités de ciblage requises dans les environnements physiques et informationnels. Toutefois, puisque l’on craignait que la cellule soit perçue comme ciblant un État membre de l’OTAN (la Lettonie), l’emploi du terme « ciblage » (targeting) a été interdit au sein du QG. Qui plus est, la vision de la cellule de StratCom en tant qu’entité améliorant l’intégration des capacités en matière de communication et d’information aux autres activités militaires, ainsi que renforçant la collaboration entre ces éléments, devait être orientée davantage vers les plans et l’analyse à long terme, et surtout, devait permettre d’élaborer une approche fondée sur les effets pour aider la FO Lettonie à mener ses opérations. En conséquence, une structure révisée tel qu’illustrée à la figure 2 a été proposée.

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Figure 2 : Cellule de StratCom – Première rationalisation

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Les modifications proposées étaient à l’image du rôle très limité de la cellule de StratCom dans les opérations d’information en dehors des périodes de crise; ce rôle se bornait essentiellement aux activités de CIMIC et de résilience menés avec les Lettons, surtout en ce qui touche le développement de leurs éléments infosphériques (IRC) militaires suivant leur plan national. Le secteur fonctionnel de la liaison et des réseaux reflétait l’approche exhaustive en matière d’opérations que sous-tend la communication stratégique, tant pangouvernementale qu’au sein de l’OTAN. Relève également de ce secteur fonctionnel le réseautage mis en place avec les forces armées lettones et les contacts civils.

En 2019, la cellule de StratCom a encore été ajustéeNote de bas de page 12. Bien que la structure à trois sections ait été maintenue, les sections ont été renommées. Voici leurs nouveaux titres : « Activités tactiques » (la section demeure axée sur la CIMIC et la résilience); « Analyse » (y compris les évaluations); « Affaires publiques militaires ». Quant à cette dernière section, un technicien en imagerie photo et vidéo y a enfin été ajouté en 2019 et chargé également du contenu publié sur les médias sociaux. Comme le chef de la cellule de StratCom était fortement occupé à rencontrer des partenaires et organismes lettons, c’est le chef des activités tactiques qui est devenu le chef d’état-major (CEM) de fait de la cellule, s’acquittant du rôle de coordination et de synchronisation des activités de la cellule au quotidien (voir figure 3).

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Figure 3 : Cellule de StratCom – Deuxième rationalisation et réorganisation proposée des activités de communication stratégique de la FO Lettonie.

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Chaque année depuis 2008, les Lettons prennent part au « Grand nettoyage », un projet qui vise à faire de la Lettonie le pays le plus propre au monde d’ici son centenaire en 2018. Selon les estimations, plus d’un million de personnes y ont participé depuis sa création […] En 2018, 150 pays se joindront à la campagne « Let’s Do It! » (Agissons), dans laquelle se sont investis plus de 18 millions de bénévoles depuis qu’elle a vu le jour. Le Canada s’emploie actuellement à former une équipeNote de bas de page 13 [TCO].

Les activités de la cellule de StratCom étaient réparties en trois domaines. Le premier consistait en l’analyse stratégique et la planification opérationnelle, un certain accent étant mis sur l’élaboration de campagnes. Essentiellement, la cellule de StratCom a tenté d’opérationnaliser l’approche des opérations fondée sur les effets (EBAO). Au sein de la sphère de la communication stratégique, les effets doivent être perçus comme s’échelonnant sur un large spectre, les effets les plus complexes se situant à droite, et les moins complexes, à gaucheNote de bas de page 14. En général, plus un effet est à droite, plus sa réalisation nécessite habituellement de ressources, d’efforts et de temps – ce dernier facteur étant le plus critique. La meilleure illustration du spectre des effets de la communication stratégique est illustrée à la figure 4.

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Figure 4 : Le spectre des effets

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L’effet souhaité est tributaire du public cible et de son degré de prédisposition au changement, que ce changement concerne les comportements ou les opinions. Prenons comme exemple une présentation de véhicules à l’extérieur : on peut s’attendre à ce qu’une telle activité qui met en vedette une poignée de soldats et un ou deux véhicules ne produise qu’un faible effet, soit entrer en contact avec le public et offrir de l’information et du divertissement. Certes, il se peut qu’une présentation de ce type permette de générer des effets relevant des catégories « informer » et « sensibiliser », mais il serait improbable d’atteindre des effets situés plus à droite sur le spectre. Les activités qui se bornent habituellement au côté gauche du spectre sont généralement considérées comme des activités de rayonnement et, bien que l’on soit conscient de leur importance et de leur valeur au regard de la communication stratégique, elles peuvent normalement être réalisées par quiconque ayant reçu un minimum d’instruction.

À l’autre extrémité du spectre, une planification plus complexe est essentielle à l’obtention de l’effet voulu, qu’il s’agisse d’influencer, de persuader ou de contraindre. La diplomatie coercitive, par exemple, suppose une participation de haut niveau, repose souvent sur la participation de partenaires pangouvernementaux, et sa planification et son exécution sont beaucoup plus complexes, et son évaluation l’est plus encore. Ainsi, une activité diplomatique coercitive pourrait amener l’ambassadeur canadien à prendre part à une rencontre diplomatique coordonnée où ont lieu des déploiements de troupes ou des exercices. Dans ce contexte, il serait nécessaire d’établir des mesures importantes concernant le niveau de participation pour s’assurer que l’activité était effectivement appropriée et qu’elle a bel et bien produit l’effet souhaité.

Vers le milieu du spectre figurent les activités comme les engagements des relais d’influence (KLE) et les liaisons de CIMIC, de même que les efforts visant la résilience menés en compagnie des alliés ou partenaires clésNote de bas de page 15. Le diagramme présenté à la figure 5 montre où se situeraient diverses activités sur le spectre des effets :

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Figure 5 : Exemples d’activités sur le spectre des effets

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L’objectif de la cellule de StratCom de la FO Lettonie consistait à planifier des activités, du point de vue opérationnel, pour une période de six à douze mois de sorte à assurer la réalisation des objectifs opérationnels du commandant. Malheureusement, mesurer l’incidence des effets planifiés s’est avéré quasi impossible et extrêmement frustrant. À ce chapitre, nous ne sommes pas les seuls à avoir vécu cette expérience. Ainsi, le major américain Richard L. Gonzales et l’adjudant-chef Marc J. Romanych de l’armée américaine ont formulé cette observation, tout à fait juste, au sujet des effets et de leur lien avec les objectifs :

Vu l’absence de données physiques quantifiables, les effets du ciblage non létal sont forcément subtils. Lorsqu’il est question des effets d’un engagement, il peut s’agir de la réaction de la cible ou de l’absence de réaction de sa part ou bien de changements dans les efforts ou les techniques. Quant aux effets du ciblage, ils peuvent se manifester par des tendances ou des activités dans l’environnement d’opérations. Dans d’autres cas, l’effet peut être simplement l’absence d’activitésNote de bas de page 16 [TCO].

On a constaté que la valeur de la communication stratégique résidait dans l’adoption d’une approche fondée sur les menaces aux fins des opérations d’information. J’entends par là que nous avons consciemment délaissé les EBAO pour nous concentrer sur la manière dont la FO Lettonie était attaquée au sein de l’environnement d’information. L’adversaire, soit le gouvernement russe agissant discrètement par un éventail d’intermédiaires, avait lancé une guerre de l’information contre l’OTAN, les pays baltes et le Canada, ce dernier et la FO Lettonie n’étant toutefois pas ses cibles habituellesNote de bas de page 17.

Notre analyse fondée sur les menaces était centrée sur les vecteurs d’attaque antagonistes et les discours hostiles dans l’environnement informationnel. Ont rapidement été relevés cinq thèmes antagonistes qui « attaquaient » ou ciblaient particulièrement le déploiement canadien dans la région baltique. Parmi ces thèmes figuraient quantité d’affirmations, notamment que la présence de l’OTAN était indésirable; que les troupes de l’OTAN étaient, dans les faits, une force d’occupation dans les pays baltes; que l’OTAN était obsolète et incapable de protéger ses nouveaux alliés baltes; que la présence avancée de l’OTAN était délibérément agressive et provocatrice; que les États baltes investissaient inutilement dans leur défense; et que les États baltes, et l’OTAN compte tenu de son soutien, étaient favorables au fascisme.

En septembre 2019, la cellule de StratCom de la FO Lettonie a cerné un sixième vecteur que la Russie cherchait à exploiter. Ce discours, ayant l’économie comme thème, était axé sur trois messages spécifiques. Le premier était que la Lettonie payait pour la présence de l’OTAN et, donc, celle de la FO Lettonie. Le deuxième était que l’OTAN et la FO Lettonie ne faisaient pas suffisamment confiance aux Lettons pour les employer dans la base multinationale d’Adazi, en Lettonie. Enfin, le troisième message était que les avantages économiques que la Lettonie s’attendait à tirer de la présence de l’OTAN ne s’étaient pas concrétisés. Cet assaut narratif était particulièrement astucieux et a trouvé une résonance dans la société lettone étant donné que les sondages nationaux montrent, année après année, que les Lettons perçoivent l’économie et les crises économiques comme posant des risques élevés en matière de sécurité (voir figure 6)Note de bas de page 18.

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Figure 6 : Principaux discours russes, 2017-2019

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Le second domaine d’activité est issu d’un élargissement du mandat original de rayonnement du J9 FO Lettonie, qui est devenu avec le temps une cellule de liaison de CIMIC plus rigoureuse. Elle a perdu un peu d’importance depuis et est maintenant une cellule d’activités tactiques. Nous avons cherché à aller au-delà des activités de rayonnement, qui sont surtout des présentations de véhicules et d’équipement, habituellement situées à gauche du spectre des activités d’influence, et à plutôt mettre en place un programme qui cible certaines collectivités pour les informer sur la FO Lettonie et l’OTAN en général, en tentant de déplacer les activités d’influence vers la droite du spectre.

Ce changement a été effectué en partie grâce à un programme pangouvernemental en collaboration avec l’ambassade du Canada à Riga. L’ambitieux programme conjoint de la FO Lettonie et de l’ambassade, nommé « 12 en 12 », était basé sur l’idée simple de faire douze visites, une par mois, dans douze collectivités lettones. Le programme commençait habituellement par la rencontre de l’équipe de visites pangouvernementale, comprenant des membres de l’ambassade et de la FO Lettonie, avec des dirigeants de municipalités ou de villes pour une présentation de leur région, ce qui était essentiel à l’établissement de contacts importants à l’appui des activités de communication stratégique. L’ambassade a pris l’initiative de ces réunions, car elle a plus d’expérience dans ce domaine.

Même si l’élément central du programme était une visite dans au moins une école à des fins éducatives, de préférence au deuxième cycle du primaire ou au cycle secondaire, le programme s’est vite développé pour inclure d’autres activités « canadiennes » visant davantage l’ensemble de la collectivité, dont des expositions d’art sur des thèmes canadiens et des activités pour les enfants, comme la construction de capteurs de rêves. Lorsque c’était possible et approprié, le programme « 12 en 12 » était aussi jumelé à un rayonnement dans la même collectivité par le groupement tactique (GT) de la présence avancée renforcée (PAR), généralement sous la forme d’une présentation de véhicules et d’armes.

Pour la FO Lettonie, le programme pangouvernemental a trois objectifs. Premièrement, il offre un moyen de mener des opérations d’information coordonnées et synchronisées dans un contexte pangouvernemental. Deuxièmement, le programme fournit des données au programme de ciblage naissant de la FO Lettonie. Malheureusement, dans les premiers temps du développement de la FO Lettonie, le ciblage était devenu un sujet interdit, l’erreur étant de penser que les partenaires de l’OTAN ne se ciblaient pas les uns les autres. Mais cela ignorait la nécessité de documentation sur les cibles afin de bien mener les activités de communication stratégique. Les activités d’influence non cinétiques exigeaient une connaissance des publics cibles, ce qui implique de comprendre les collectivités lettones et les leaders d’opinion locaux. Que la cueillette d’information vise la création de groupes de cibles ou soit cachée sous divers termes, comme analyse du public ou relations avec les collectivités, le résultat et le produit final sont les mêmes.

Finalement, le programme a fourni un moyen pour informer et sensibiliser les collectivités lettones au sujet de l’OTAN, de la FO Lettonie et du Canada en général. Cette fonction d’information et de sensibilisation s’adressait généralement à toutes les collectivités, mais l’analyse du public a déterminé que le public cible du programme était les jeunes lettons âgés de 15 à 25 ans. La logique justifiant de cibler ce public (les élèves du secondaire et les étudiants du collège ou de l’université) était simple. Premièrement, leurs enseignants et professeurs étaient habituellement réceptifs aux conférences et séminaires, et ils nous faisaient bon accueil. Deuxièmement, les jeunes étaient considérés comme de futurs électeurs lettons. En les sensibilisant, notre intention était de les prédisposer à continuer de soutenir la présence de l’OTAN dans les pays baltes, particulièrement en Lettonie. Comme on pouvait s’y attendre, cet argument était controversé, mais, fait intéressant, pas tellement au sein des autorités lettones.

Le troisième domaine d’activité était la liaison, jumelée à l’assistance fournie à la Lettonie pour développer la capacité de son armée à mener des opérations d’information. Au début, les communications stratégiques ont continué le travail réalisé de façon ponctuelle par la cellule J9. Ce travail visait d’abord à aider le quartier général interarmées (QGI) letton à rédiger les annexes sur les opérations d’information dans leur plan de défense nationale. En même temps, le besoin de synchroniser et de coordonner les opérations d’information avec divers partenaires a été reconnu.

La cellule J9 a formé le Comité des activités intégrées (CAI) comme moyen de répondre à ce besoin. Le CAI, dirigé par la Lettonie, comprend de nombreux participants intéressés par le théâtre des pays baltes, entre autres des représentants du ministère de la Défense de Lettonie, du Quartier général interarmées (QGI) et de la Garde nationale (Zemessardzes), l’ambassade du Canada et le QG FO Lettonie, le GT PAR et des représentants militaires de l’OTAN et des États-Unis. Alors que le comité était dirigé par le chef letton de la cellule d’opérations d’information du QGI, la FO Lettonie a rempli le rôle du secrétariat et a aidé à coordonner le CAI.

Le CAI avait deux fonctions principales. La première était de favoriser une attitude de coopération envers les activités des opérations d’information et de permettre à plusieurs organismes de collaborer pour appuyer des objectifs similaires. La deuxième fonction était d’obtenir une image commune de la situation opérationnelle au sujet des activités de communication stratégique en général, en particulier celles visant à produire un effet dans l’environnement d’information.

En 2019, l’équipe des activités tactiques rendait des visites régulières de liaison de la CIMIC à des collectivités lettones. Cependant, il a été décidé que les visites cibleraient les régions et les villes en Lettonie qui avaient connu peu de présence de l’OTAN ou aucune, mais qui étaient situées dans des endroits où l’OTAN pourrait se déployer en cas d’activité ennemie ou d’une opération intérieure lettoneNote de bas de page 19. En utilisant la carte des activités du GT comme point de départ, l’équipe a planifié un certain nombre de visites à travers la Lettonie, cherchant essentiellement à rencontrer les autorités locales et à se familiariser avec la région par une reconnaissance rapide.

La figure 7 montre plusieurs bulles de différentes tailles qui représentent le niveau d’activité du GT dans la région. Plus la bulle est grande, plus d’activités ont eu lieu dans cette région. Nous nous sommes concentrés sur les villages et les villes sans bulle.

Fourni par l’auteur/redessiné par Accurate Creative

Figure 7 : Activités d’information du GT (PAR) en Lettonie pendant la période 2018-2019.

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En juin 2020, l’équipe des activités tactiques avait abandonné cette carte à bulles et dressé une carte plus détaillée de l’ensemble du pays, qui indiquait avec plus de précision la période des dernières activités de communication stratégique dans chaque novad (municipalité) (voir figure 8).

Fourni par l’auteur/redessiné par Accurate Creative

Figure 8 : Activités de communication stratégique jusqu’en juin 2020.

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Notons que chaque équipe affectée à ces activités tactiques était conçue pour inclure au moins un professionnel letton des opérations d’information, avec deux objectifs en tête. D’abord, le travail en commun avec des soldats lettons nous permettait de réfuter les allégations selon lesquelles nous espionnions notre allié. Ensuite, nous avons pu donner à nos homologues lettons une occasion de s’exercer au travail de la CIMIC et d’échanger des pratiques exemplaires avec nos experts canadiens. Les soldats lettons qui ont fait partie des équipes étaient des agents des opérations d’information tirés de la ZemessardzesNote de bas de page 20.

Photo du MDN, courtoisie de l’auteur

Équipe pangouvernementale canadienne dirigée par l’ambassadeur Kevin Rex, rencontrant les représentants d’une novad (municipalité) lettone

Quelques réflexions sur l’avenir des communications stratégiques

Contrairement aux gouvernements occidentaux, les jihadistes utilisent la communication pour appuyer leur usage de la force. Ils considèrent les communications stratégiques comme un élément intrinsèque de la guerre… la cohérence interne de leurs messages est plus grande et plus persuasive… leurs cellules de propagande sont aussi plus agiles; bien qu’elles forment un réseau lâche et décentralisé, elles agissent conformément aux principes du commandement de la mission, galvanisées par une idée claire de l’intention du commandant et par une plus grande tolérance au risque. En effet, le mauvais usage des communications stratégiques par l’Occident révèle une ignorance étonnante de plusieurs principes et arguments de Carl Von Clausewitz, surtout l’importance de comprendre le type de guerre dans laquelle on s’engageNote de bas de page 21 [TCO].

L’adaptation du concept de communication stratégique de l’OTAN à un QG tactique comme la FO Lettonie était un défi qui, franchement, n’a pas été bien compris. Bien que ce concept de l’OTAN reste centré sur les messages et le travail narratif, l’accent étant placé sur ce qu’on appelle la guerre des récits ou des discours, nous avons rapidement compris que les communications stratégiques pour la FO Lettonie supposaient d’accorder un rôle important à la planification des campagnes. Pour l’essentiel, les communications stratégiques, avec leur accent sur les activités basées sur les effets, peuvent être conçues comme la manifestation des EBAO.

Qu’est-ce que cela signifie? Premièrement, l’affectation de personnel à toute future cellule de StratCom devrait se faire en veillant à ce que des leaders clés dans la cellule aient beaucoup d’expérience en planification opérationnelle et, idéalement, comprennent la conception de campagnes. Sans cette expérience et cette compréhension, les cellules de StratCom risquent de rester embourbées dans la planification d’activités de rayonnement associées aux traditionnelles affaires publiques militaires.

Deuxièmement, les commandants doivent savoir ce qu’une cellule de StratCom peut apporter à un déploiement et, par conséquent, doivent avoir un plan d’action pour son intégration dans le QG. Idéalement, l’officier des plans et le chef de la StratCom sont situés au même endroit ou, au moins, collaborent à l’élaboration du plan de campagne et aux opérations de contingence. Sinon, la cellule gaspille des soldats très talentueux et spécialisés.

Les problèmes étaient nombreux lors de ce premier essai de communication stratégique tactique. La cellule manquait constamment de personnel et les postes vacants étaient courants. De plus, il s’est avéré difficile de pourvoir les postes avec des personnes qualifiées. En ce qui me concerne, je n’avais aucune qualification officielle dans le domaine des opérations d’information, ce qui a rendu ma courbe d’apprentissage très abrupte.

Notre cellule de StratCom manquait d’outils et d’un budget réservé. Sur le terrain, même lors de visites de rayonnement, la distribution d’articles aux enfants a un effet important. Au niveau de l’analyse, l’armée doit chercher les logiciels et le matériel disponibles pouvant soutenir l’analyse. Notre capacité à fournir des analyses valables sur les médias sociaux, par exemple, était assez limitée. Sincèrement, elles étaient souvent possibles uniquement à cause de l’expertise et de l’attitude de nos soldats au travail.

Nous avions aussi besoin de logiciels qui aident à la planification d’opérations et à la conception de campagnes. Par ailleurs, un budget réservé devrait être déterminé avant de déployer une équipe de StratCom. L’équipe des activités tactiques a besoin de fonds pour l’achat (local) de petits articles à donner en cadeau ainsi que pour un programme de visites continuelles, y compris des fonds pour les déplacements réguliers, comme le logement de nuit et la location de véhicules.

Disons un dernier mot sur la guerre de l’information. Nous devons comprendre que nous ne pouvons ni dominer la sphère (ou le domaine) de l’information ni contrer efficacement les activités que les forces adverses dirigent constamment contre nous. Trois raisons expliquent ce fait. La première est que nous ne comprenons pas bien l’environnement d’information et que nous ignorons à quel point il nous échappe. L’activité sur le Web caché, par exemple, est estimée à 50 p. 100 de toute l’activité sur Internet. S’ajoutent à ces zones difficiles d’accès des obstacles comme l’utilisation de langues étrangères et le chiffrement, qui obscurcissent l’activité dans l’environnement d’information. Pour reprendre les mots de l’ancien secrétaire à la Défense des États-Unis Donald Rumsfeld, un grand nombre d’« inconnues connues » et d’« inconnues inconnues » [TCO] sont associées au Web et à Internet, empêchant une compréhension approfondie des activités que nos adversaires entreprennent contre nous.

Deuxièmement, les activités ennemies sont en grande partie non militaires, ce qui signifie que les règles d’engagement et les principes concernant la violence (p. ex. force minimale et escalade de la force) sont difficiles à appliquer à l’environnement d’information. Les opérations d’information du Canada et de l’OTAN hors du cadre des conflits armés sont souvent limitées à des mesures employées par les affaires publiques militaires ou par les ressources cybernétiques interarmées et constituent habituellement des mesures défensives.

Troisièmement, les activités ennemies sont souvent graduelles, basées sur ce qu’on peut appeler des faux discours et tentent d’être cumulatives pour renforcer leur effetNote de bas de page 22. Elles essaient de déceler et d’exploiter les vulnérabilités. Même les grands médias se livrent à ce qu’on appelle du journalisme réducteur, qui entraîne souvent une perte de contexte et produit des reportages qui se concentrent typiquement sur les faiblesses apparentes des FAC.

Ce journalisme réducteur facilite souvent la manipulation par les autres acteurs des médias qui sont moins restreints et professionnels, dont un grand nombre finit par travailler pour nos adversaires, consciemment ou non. L’usage et l’exploitation par nos adversaires de tiers, d’intermédiaires et d’entités proches de l’intelligence artificielle impliquent qu’une imputation certaine est très difficile à prouver et souvent coûteuse en expertise et en ressources. Bien que ce soit un progrès, la démocratisation de l’environnement de l’information constaté à l’ère de l’information a permis à nos adversaires de lancer des attaques relativement anonymes à l’aide de petits groupes interposés et d’obtenir des effets stratégiques.

Notre meilleure défense dans l’environnement d’information dépend donc du développement d’éléments infosphériques; il faut aussi comprendre nos propres vulnérabilités grâce à l’élaboration de discours hostiles. La préservation de notre liberté d’action dans l’environnement d’information exige que l’on y assure une présence constante, car un très grand nombre de nos fonctions dépendent de ce domaine et des réseaux qui s’y développent. D’après nos capacités actuelles et projetées dans cet environnement, il est très long et presque impossible d’y attaquer directement un ennemi. En revanche, le développement d’éléments infosphériques pour y contrer les menaces génériques pourrait être le meilleur gage de succès dans ce nouveau type de guerre.

En même temps, le développement de capacités exige des arcs de tir restreints ou une limitation pour se révéler efficace, ce qui s’accomplit le mieux en adoptant une conception de la guerre de l’information basée sur l’escalade. La majorité des activités ennemies dans l’environnement d’information sont routinières, banales et durables, représentant à peine plus qu’une suite proverbiale de piqûres de moustique. Mais ces activités sont aussi entreprises dans le cadre du concept de la maskirovka (déception militaire russe), ce qui signifie qu’elles ont été et doivent être considérées comme des attaques d’exploration. Même si la plupart ne mènent à rien, celles qui ont provoqué une réaction ou découvert une vulnérabilité sont très susceptibles d’être mises à profit. Dans un théâtre comme celui des pays baltiques, de telles attaques sont vues, ainsi qu’il se doit, comme des tentatives d’exploiter nos faiblesses qui pourraient en fin de compte mener à une forme quelconque de conflit armé, et elles doivent être contrées en conséquence.

Aviateur Jérôme Lessard/Force opérationnelle en Lettonie

Un membre de l’équipe de la communication stratégique de la FO Lettonie ainsi qu’un haut fonctionnaire de l’ambassade prennent part à une activité d’artisanat canadien dans une école primaire de Limbazi, le 31 août 2018

Conclusion

Comme le note le journaliste canadien David Pugliese dans un article en 2020 :

Les Forces canadiennes veulent créer une nouvelle organisation qui utilisera la propagande et d’autres techniques pour tenter d’influencer les attitudes, les croyances et les comportements des Canadiens, selon des documents obtenus par notre journal… Le nouveau groupe de communication stratégique de la Défense défendra « les intérêts nationaux par des activités de défense visant à influencer les attitudes, les croyances et les comportements de publics », selon un document daté d’octobre 2020. Les publics cibles de cette initiative seraient le public canadien ainsi que les populations étrangères dans les pays où nos forces militaires sont envoyéesNote de bas de page 23 [TCO].

Malgré les récents faux pas de la branche d’affaires publiques militaires interarmées, comme l’explique l’article de Pugliese, la mise en œuvre de la communication stratégique au niveau tactique était pour la FO Lettonie une expérience d’apprentissage que l’Armée de terre devrait continuer à appuyer. Notre concept de communication stratégiquev était rongé par de nombreux problèmes qui doivent être résolus pour que la doctrine et la pratique acquièrent un bon niveau de maturité. Il n’existe actuellement aucun consensus entre les ministères fédéraux et la direction des FAC sur la communication stratégique et son application. Selon la compréhension originale de l’OTAN, la communication stratégique représente un outil pour livrer la guerre des discours, mais l’adoption de cette conception est inefficace et ne convient pas au niveau tactique opérationnel de l’Armée de terre et des opérations interarmées.

Il peut être utile de lier des discours à des effets stratégiques, mais assez difficile de les lier à des activités tactiques, principalement à cause du délai en semaines ou en mois avant que les effets de ces activités se manifestent. De plus, en utilisant le discours au niveau tactique, il existe une tendance dangereuse lors de l’évaluation des activités et des effets de supposer des relations directes de cause à effet!

Il n’existe aucune approche pangouvernementale canadienne en matière de communication stratégique, ce qui diminue énormément son utilité, surtout dans un environnement IIMP. Le problème vient en partie des différentes conceptions de la nature exacte de la communication stratégique et de la manière de l’employer. Dans l’ensemble, le manque de cohérence dans la communauté pangouvernementale a entraîné des problèmes de communication stratégique en fait de production de messages et de discours. La communication stratégique exige une coordination, une harmonisation et un consensus plus grands pendant les phases de recherche et d’analyse au lieu de ce qui arrive maintenant : les partenaires pangouvernementaux tentent de rationaliser les effets et les activités après coup pour les faire cadrer avec un discours fabriqué après l’activité.

Idéalement, les discussions sur la communication stratégique devraient avoir lieu dans un forum pangouvernemental plus large. L’« opérationnalisation » de la communication stratégique souhaitée par les FAC ne peut, par définition, se produire dans l’isolement. En outre, il faut réexaminer l’effort visant à développer une capacité de communication stratégique au niveau tactique. L’article de David Pugliese datant de 2020 montre les dangers du développement isolé de capacités.

Enfin, il est loin d’être certain que la mise en place d’une cellule de communication stratégique sur un théâtre opérationnel des FAC comme la Lettonie procurera au Canada l’influence qu’il espère avoir avec ses alliés et dans l’environnement d’opérations en général. D’après l’expérience de la FO Lettonie et du GT (PAR), il ne suffit pas pour être efficace d’établir une cellule de StratCom, mais il faut aussi s’assurer de formuler une vision pangouvernementale, commune et claire de la communication stratégique. Cette vision doit harmoniser les finalités, les manières et les moyens, et permettre à partir de mesures de réorienter les activités pangouvernementales au besoin.

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