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Revue militaire canadienne [Vol. 22, No 2, printemps 2022]
L’histoire

MDN/Bibliothèque et Archives Canada/PA-003778

Le 22e Bataillon canadien-français traverse le Rhin à Bonn, en décembre 1918.

Emanuelle Cotton-Dumouchel est titulaire d’une maîtrise en histoire de l’Université d’Ottawa. Elle occupe le poste de navigatrice des services en français à Pembroke, en Ontario. En sa qualité d’artiste, elle a peint les armoiries des régiments logés au manège militaire Major-Holland d’Ottawa. Dans ses temps libres, elle poursuit ses recherches sur l’histoire militaire canadienne, spécifiquement celle des Canadiens français.

(Cet article est basé sur son mémoire de maîtrise qui a été supervisé par Serge Durflinger, titulaire de doctorat, et révisé par sa collègue, Ariane Gauthier.)

Dans l’historiographie et la mémoire collective canadienne, la participation militaire du Canada français à la Première Guerre mondiale s’avère ombragée par un faible taux d’enrôlement et la crise de la conscriptionNote de bas de page 1. Au cours des décennies précédant la guerre, la tension entre les « deux Canada »Note de bas de page 2 avait monté en raison des tentatives d’assimilation des Canadiens français par la répression de leurs droits linguistiques. L’absence d’unités francophones dans la Force permanente à partir de 1867, l’affaire des écoles séparées du Manitoba et de l’Ontario, ainsi que l’enracinement des Canadiens français au pays ne sont que quelques-unes des raisons qui expliquent leur faible taux de participation au sein du Corps expéditionnaire canadien. Entre 1914 et 1916, près de 60 p. 100 des membres du Corps expéditionnaire canadien étaient des immigrants britanniques de première génération possédant des liens impératifs avec leur terre d’origine. On peut donc comprendre que la majorité canadienne-française (et même un nombre appréciable de Canadiens anglais enracinés au pays) ne voyait pas pourquoi elle devait se sacrifier dans une guerre européenne et impérialiste, position dont le journaliste et politicien Henri Bourassa s’est avéré le fervent défenseur.

Néanmoins, il y a eu près de 36 000 volontaires et plus de 39 000 conscrits canadiens-français, parmi lesquels des centaines, voire des milliers ont été blessés ou tués au combatNote de bas de page 3. Or, ceux-ci sont souvent oubliés, et on préfère se rappeler des victimes des Émeutes de Québec. Pour reprendre les mots de l’historien Desmond Morton : « Pourquoi les Québécois se souviennent-ils des quatre morts des émeutes de la conscription, alors que les soldats du 22e Bataillon [canadien-français] morts au champ d’honneur pendant la Première Guerre mondiale (tous des Canadiens français) sont restés dans l’oubli? »Note de bas de page 4, Note de bas de page 5. L’expérience militaire canadienne-française de la Grande Guerre sera abordée dans le cadre de quelques travaux universitaires, mais sinon elle restera à peu près inconnue. À la lumière de ces constatations, l’étude qui suit se penche sur les efforts de recrutement, par l’entremise d’affiches, au Canada français. Révélant des nuances identitaires, cet article offre des pistes de réflexion qui font ressortir certaines motivations canadiennes-françaises en faveur de la participation militaire du pays dans ce conflit outremer.

La problématique découle de deux questions : pourquoi les Canadiens français se sont-ils enrôlés et pourquoi certains d’entre eux encourageaient-ils la participation militaire du pays? Il est impossible de formuler une réponse succincte qui engloberait l’expérience canadienne-française dans son ensemble étant donné que les individus n’avaient pas tous les mêmes motivations et que la majorité n’a pas laissé de traces pour les expliquer. Toutefois, l’analyse de vingt affiches de recrutementNote de bas de page 6, conservées à Bibliothèque et archives Canada et au Musée canadien de la guerre, amène des perspectives fréquemment délaissées. Souvent négligées à cause de leur objectif propagandiste, ces affiches s’avèrent des sources historiques pertinentes puisqu’elles furent émises par les bataillons francophones et par des comités civils de recrutement composés majoritairement de Canadiens français. D’ailleurs, plusieurs témoignages de soldats canadiens-français abondent dans le même sens.

Même s’il est impossible d’étudier concrètement l’efficacité des affiches de recrutement, nous pouvons avancer l’idée qu’elles ont eu peu d’effet : la majorité canadienne-française, malgré son soutien moral envers les Alliés, ne se sentait pas interpellée dans une mesure qui justifia son sacrifice. Qui plus est, la propagande visuelle n’a tenu une place prépondérante qu’à partir de l’automne 1915 et les attentes du Canada vis-à-vis de l’enrôlement (un demi-million d’hommes à partir de 1916) étaient exagérées compte tenu de la population du pays, qui ne s’élevait qu’à 8 000 000Note de bas de page 7. Néanmoins, s’il est vrai que l’analyse des affiches de recrutement révèle qu’il existait une perspective « nationaliste »Note de bas de page 8, elle révèle aussi l’existence d’une perspective loyaliste canadienne-française de même qu’une perspective illustrant un attachement du Canada français à la France, et toutes favorisaient la participation militaire du pays. De manière plus générale, cette étude réfute l’histoire simplifiée qui efface les Canadiens français des rangs du Corps expéditionnaire canadien de 1914 à 1918.

Nationalisme, loyalisme canadien-français, attachement à la France

Selon l’historiographie et la mémoire collective, le pan nationalisme et Henri Bourassa représentent la perspective de l’ensemble des Canadiens français durant la Première Guerre mondiale. Ce mouvement œuvre pour l’autonomie du pays face à la Grande-Bretagne et aussi pour le respect de la langue française dans les provinces autres que le Québec, ce qui permet une coexistence paisible des deux CanadaNote de bas de page 9. En ce qui concerne la question de la défense impériale qui voit son avènement avec la guerre des Boers de 1899 à 1902, les nationalistes souhaitent que la milice canadienne soit employée uniquement pour la défense du pays et non pour servir les intérêts impérialistes de la Grande-BretagneNote de bas de page 10. L’historiographie démontre bien que cette perception du Canada rejoignait une grande partie du peuple canadien-français : en général, malgré une sympathie, un Canadien de longue date n’avait pas d’attaches avec le vieux continent de sorte à justifier son sacrifice. Cependant, il existait des idéologies au Canada français qui divergeaient des propos nationalistes « bourassiens », sans délaisser pour autant « l’identité » et la fierté canadienne-française.

D’une part, le loyalisme canadien-français, soit l’idée que le Canada français avait survécu grâce à la Couronne britannique, était présent dans la sphère élitiste canadienne-française de l’époque. Dans cette sphère, la Conquête de 1760 était perçue comme un bienfait : le Canada français avait été épargné de la Révolution française de 1789 et les institutions britanniques avaient protégé le peuple canadien-français en plus de lui permettre de s’épanouir. L’historien Jacques Monet affirme que la relation entre les deux groupes était symbiotique : les Canadiens français pouvaient compter sur la protection du régime britannique, mais le régime britannique avait survécu en Amérique grâce aux Canadiens français (surtout après la Révolution américaine de 1776)Note de bas de page 11. Le clergé catholique, qui voulait conserver son statut, fut le premier groupe de l’élite canadienne-française à comprendre l’importance de la collaboration entre les Canadiens anglais et les Canadiens français. Vers la fin du XIXe siècle, malgré une perte d’influence de la tradition de fidélité à la Couronne, plusieurs membres de l’élite, en particulier les libéraux, ont perpétué cette relation coloniale de bonne entente jusqu’au début du XXe siècleNote de bas de page 12.

D’autre part, plusieurs intellectuels canadiens-français, tels que Bourassa et l’abbé Lionel Groulx, voyaient dans le Canada français les restes d’une France prérévolutionnaire idyllique. La majorité de la bourgeoisie canadienne-française recevait son éducation dans les séminaires et les collèges classiques qui axaient leur enseignement sur la culture française et le catholicisme, d’où une admiration pour la France; dans les mots de l’historien Gérard Bouchard, cela se traduisait par « la dépendance intellectuelle »Note de bas de page 13. Par nostalgie plutôt que par réalisme, le Canada français incarnerait la vieille France par son catholicisme et sa langue française. La Nouvelle-France devait conserver ses liens avec son ancienne mère-patrie, malgré son républicanisme et son anticléricalisme, pour lui permettre un épanouissement intellectuel. Cette idée, qui était comprise à divers degrés, suscitait l’adhésion modérée de certains, comme Bourassa, tandis qu’une minorité était prête à mettre sa vie en danger pour la défendre, par exemple, le journaliste Olivar AsselinNote de bas de page 14.

Contextualisation des affiches

La provenance des affiches de recrutement n’a pas fait l’objet de plusieurs études; il en résulte donc une mauvaise compréhension de celles-ci, et souvent, on les voit uniquement comme des instruments de propagande. Ces affiches ne faisaient pas partie d’une campagne de recrutement centralisée. Elles étaient plutôt produites par les bataillons, l’Association civile de recrutement du District de Québec, le Comité de recrutement canadien-français et le Comité civil de la Défense nationale.

Malgré que les affiches ne portent pas de dates, nous savons que la majorité a été produite entre l’automne 1915 et août 1917Note de bas de page 15. Notons qu’avant juillet 1916, les bataillons, peu financés, évitaient de produire des affiches colorées, car ces dernières étaient dispendieuses. Or, le corpus étudié ne soutient pas ce constatNote de bas de page 16. La période prolifique de production d’affiches coïncide avec « la guerre de recrutement » que se faisaient les bataillons. Six des douze bataillons d’infanterie francophones recouraient aux affiches : le 150e, le 163e, le 167e, le 178e, le 230e et le 233e. L’analyse des dates de création et de recrutement de ces bataillons révèle leur chevauchement géographique et temporelNote de bas de page 17, de sorte que plusieurs d’entre eux se faisaient concurrence. À l’exception du 230e Bataillon et du 233e Bataillon, les quatre autres bataillons ont été autorisés et levés au Québec à quelques semaines d’intervalle, soit entre novembre 1915 et juillet 1916. Certes, en théorie, les districts militaires devaient se charger du recrutement, mais comme ils étaient incapables de combler le nombre d’hommes requis, ce sont les unités elles-mêmes qui voyaient à l’enrôlement. La concurrence était telle que certains bataillons recrutaient à l’extérieur de leur territoire autorisé : cet empiétement donnait lieu à des « vols de recrues ». Ironiquement, la majorité de ces bataillons ne parvinrent pas à combler leurs rangs, et par conséquent, ils furent démantelés pour renforcer les unités déjà existantes, notamment le 22e Bataillon, quand il était au front. Comme l’explique l’historien Jean-Pierre Gagnon, l’autorisation de plusieurs bataillons francophones a fait en sorte de « montrer l’incohérence du système, déboucher sur l’anarchie, compliquer la tâche des autorités militaires et créer beaucoup de mécontentement »Note de bas de page 18. Il va sans dire que ces bataillons ont eu besoin d’une campagne de recrutement plus agressive pour arriver à la hauteur de leurs « adversaires », mais aussi pour contrer la réticence de se joindre à l’armée.

Bibliothèque et Archives Canada/Acc. N° 1983-28-779

« Le 178ième Bataillon canadien-français des Cantons de l’Est ‘Les purs Canayens’ », n.d (1914-1918).

Formés de l’élite, les comités civils de recrutement canadiens-français ont produit et distribué des affiches majoritairement génériques, avec quelques exceptions, qui véhiculaient leurs idées culturelles, politiques et identitaires. Prenons l’exemple de la branche francophone du Comité civil de la Défense nationale (Citizens’ Recruiting League). Fondée dès 1914, elle avait à sa tête des politiciens et des hommes influents de la sphère élitiste canadienne-française. Son président honoraire était Alexandre LacosteNote de bas de page 19, professeur de droit à l’Université de Montréal, propriétaire du journal conservateur La Minerve et ancien juge en chef du Québec. Parmi ses vice-présidents honoraires, il y avait le député conservateur Thomas Chase-Casgrain, fervent loyaliste canadien-français qui avait tenté de se joindre au Corps expéditionnaire canadien à l’âge de 63 ans. Propriétaire du journal conservateur L’évènement, il employait cet organe pour promouvoir l’enrôlement au Québec. Il y avait aussi l’ex-député libéral Rodolphe Lemieux, le bras droit de sir Wilfrid Laurier. Ce dernier encouragea l’enrôlement volontaire, mais s’opposa farouchement au service obligatoireNote de bas de page 21. En outre, il y avait le médecin libéral nationaliste Emmanuel Persillier LachapelleNote de bas de page 22 ainsi que le président de la Chambre de commerce du District de Montréal, l’officier de la milice Frank PauzéNote de bas de page 23. Finalement, le président de la branche était le sénateur libéral Raoul DandurandNote de bas de page 24. Diffuseurs d’idées, hommes d’influence bien nantis et éduqués : les membres de ce comité avaient un bagage se rattachant dans plusieurs cas au loyalisme et étaient ouverts aux idées françaises.

Libéraux et conservateurs prônaient la participation du Dominion à la guerre. En fait, plusieurs Canadiens percevaient l’implication du Canada comme une manière d’illustrer leur loyauté envers l’Angleterre et d’obtenir potentiellement une plus grande autonomie et un partenariat sur une base égalitaire. Certains croyaient que la guerre s’avérait une croisade religieuse, leur sacrifice pour leurs confrères illustrant l’œuvre de Dieu. On percevait aussi la participation à la guerre comme essentielle à la défense de la démocratie, de la liberté et de l’égalitéNote de bas de page 25. Ainsi, à différents niveaux, plusieurs hommes de l’élite canadienne-française se rangeaient dans le camp de la Grande-Bretagne dans ce conflit. Exemples du loyalisme canadien-français, ils encourageaient l’enrôlement volontaire. Cette allégeance à l’Empire britannique s’avère représentée visuellement dans un grand nombre d’affiches de recrutement. Malgré leur divergence à l’idéologie bourassienne, les comités civils de recrutement prônaient l’identité et les droits francophones, tout comme plusieurs militaires, le commandant du 22e Bataillon (canadien-français) Thomas-Louis Tremblay étant un exempleNote de bas de page 26.

Véhicules de communication visuelle, les affiches de recrutement sont le reflet de diverses perceptions du Canada : un Canada dans lequel le biculturalisme a pu s’épanouir grâce aux institutions britanniques, un Canada français qui se rattache à la France par ses racines françaises, un Canada qui trouve son identité nationale dans un amalgame de racines européennes et nord-américaines. Il s’agit là de perspectives élitistes provenant de gens éduqués. Notons que le lien intellectuel avec la France reste abstrait et sentimental plutôt que concret, tel que celui avec la Grande-Bretagne, qui interpelle une plus petite partie de la population. Ces deux entités européennes représentent d’une part la survie institutionnelle, et d’autre part, la survie culturelle du Canada français.

Analyse des affiches de recrutement

À la suite de l’analyse de vingt affiches de recrutement, nous pouvons observer trois grandes motivations : l’attachement à la Grande-Bretagne, l’attachement à la France et l’attachement au Canada. À l’instar des créateurs d’affiches, ces trois « mères patries » permettent d’exprimer de réelles nuances identitaires, malgré qu’elles ont parfois un caractère exagéré, mais cela se concrétise en source de motivation.

Bibliothèque et Archives Canada/Acc. N° 1983-28-784

« Canadiens-Français, enrôlez-vous ! », n.d (1914-1918).

Apparaissant dans neuf affiches, les loyalistes canadiens-français perçoivent l’Angleterre non telle une mère-patrie par attachement sentimental, mais plutôt telle une entité institutionnelle garante de valeurs « modernes » comme la liberté, l’égalité, la démocratie et le progrès. Illustrant le régime britannique préférable à celui allemand, l’affiche « Canadiens français, enrôlez-vous! » exemplifie cette perspective en qualifiant l’Angleterre de « rempart de nos libertés »Note de bas de page 27. Sous-entendu dans le message : le sacrifice pour l’Angleterre assure le bien-être du Canada à long terme. Le sort de ces deux pays est donc lié. D’ailleurs, certains bataillons illustrent leur loyauté explicitement envers le roi. C’est le cas du 178e Bataillon canadien-françaisNote de bas de page 28 et du 230e Voltigeurs canadien françaisNote de bas de page 29, qui mettent de l’avant « le devoir » face au roi anglais dans leurs affiches.

Bibliothèque et Archives Canada/Acc. N° 1983-28-798

« 230ème Voltigeurs canadiens-français aux armes! », n.d (1914-1918).

À l’époque, les deux pays avaient le même drapeau : en tant que dominion, le Canada avait maintenu l’enseigne de sa métropole. Cet amalgame identitaire peut imposer un problème méthodologique pour la distinction des sources motivationnelles. Mais en fait, il soutient l’idée canadienne-anglaise impérialiste de l’époque que le Canada est une extension de la Grande-Bretagne. L’entremêlement identitaire est davantage complexifié puisque le « Union Jack », qui apparait dans sept affiches, côtoie à cinq reprises un symbole de la France, tel le tricolore et le coq gaulois. Ces deux puissances coloniales représentent certainement des « valeurs modernes », mais plus encore, elles s’avèrent les deux mères colonisatrices de l’Amérique du Nord. De sorte que l’analyse des affiches illustre la France comme la mère-patrie culturelle des Canadiens français, avec un lien sentimental fort.

Bibliothèque et Archives Canada/Acc. N° 1983-28-802

« Tous les vrais Poils-aux pattes s’enrôlent au 163e C.-F. », n.d (1914-1918).

Par ailleurs, le thème de la France revient dans neuf des vingt affiches. La figure du journaliste nationaliste Olivar Asselin symbolise l’attachement intellectuel envers la France. Tout en affirmant que les institutions britanniques devaient être protégées, ce dernier souhaitait avant tout se battre pour l’ancienne métropoleNote de bas de page 30. Percevant la France comme le berceau de la civilisation française et donc essentielle à « la survie de la race canadienne-française  », il voit le spiritualisme français et la pensée française comme des armes pour combattre l’influence négative du matérialisme américainNote de bas de page 31. N’ayant pas réussi à s’enrôler comme interprète dans le Corps expéditionnaire canadien, Asselin fonda le 163e Bataillon « Poils-aux-pattes »Note de bas de page 32 et tenta un recrutement exclusif de l’élite canadienne-française. Son affiche de recrutement illustre la relation entre ces deux peuples francophones perçue par ce nationaliste : elle montre un soldat français, plutôt qu’un canadien ou un britannique, qui s’exclame « VICTOIRE! Les poils-aux-pattes s’en viennent » accompagné de la phrase « C’est un peuple qui se défend »Note de bas de page 33. L’image fait plus qu’illustrer une camaraderie, elle soude les deux entités pour n’en faire qu’une seule. Référant à l’élite canadienne-française, les poils-aux-pattes feraient partie de la « grande famille française », ce qui justifierait leur sacrifice. De façon similaire, la notion est reprise dans l’affiche du 167e Bataillon qui affirme « La France appelle tous ses enfants »Note de bas de page 34.

Bibliothèque et Archives Canada / Acc. N° 1983-28-3987

L’Association civile de recrutement du district de Québec, « La France appelle tous ses enfants! Enrôlez-vous dans le 167ième Bataillon F.E.C. canadien-français », n.d (1914-1918).

Cependant, le Canada ayant été séparé depuis 1760 de son ancienne mère-patrie devenue anticléricale en 1789, le Canada français ne possède pas d’attachements concrets avec la France. L’apparition fréquente du thème de la France dans la campagne de recrutement visuelle s’explique entre autres par la vision de l’élite intellectuelle canadienne-française, mais aussi, malgré son exagération à des fins de propagande, par la sympathie naturelle du peuple nord-américain francophone pour ses « cousins » européens et, dans une plus petite mesure, par l’expérience partagée de ces deux groupes de soldats et de civils en EuropeNote de bas de page 35.

Ces sources motivationnelles ne rejoignent qu’une fraction du peuple canadien-français, soit majoritairement l’élite, et non la masse populaire : pour elle, le Canada est leur chez-soi. Tout comme les Britanniques portent les armes pour défendre l’Angleterre, les Canadiens de souche feraient de même si l’Amérique était attaquée. L’idée est expliquée par Henri Bourassa : « Si les Canadiens de langue anglaise s’enrôlent en beaucoup plus petit nombre que les nouveaux venus de l’Angleterre, c’est parce qu’ils sont beaucoup plus Canadiens; si les Canadiens français s’enrôlent en moins grand nombre que les Canadiens anglais, c’est parce qu’ils sont totalement et exclusivement Canadiens »Note de bas de page 36. Cette idée est reprise et adaptée pour la campagne visuelle de recrutement.

Qui plus est, le thème du Canada revient dans quatorze des vingt affiches sous diverses formes : la défense de « chez-soi », la fierté et l’honneur de représenter sa « race », et les symboles identitaires. Catholique et rural, le petit peuple est rejoint par ces symboles de clochers et de villages pittoresques. L’omniprésence de l’Église catholique au sein de la société canadienne-française de l’époque est reflétée dans la campagne de recrutement visuelle par des allusions à la foi, à la Vierge et aux saintes incarnées par la figure féminine. Selon la propagande, le catholicisme était menacé par l’Allemagne et devait donc être protégé.

À l’exception du 163e Bataillon, qui visait le recrutement de l’élite canadienne-françaiseNote de bas de page 37, les bataillons ne semblaient pas convoiter l’enrôlement d’une classe sociale spécifique, visant plutôt l’unité de la « race ». C’est pourquoi le terme « Canayen » apparait dans l’affiche du 178e Bataillon « Les purs Canayens »Note de bas de page 38. Ce terme désigne spécifiquement les Canadiens français issus du peuple et non de l’éliteNote de bas de page 39. Par contre, malgré cette allusion à une infériorité sociale, le terme « Canayen » avait une connotation positive dans l’ensemble de la population, désignant un bon vivant et quelqu’un de vaillant. Le lieutenant-colonel Tremblay en témoigne dans son journal. Malgré sa haute éducation, il emploie le terme en question lorsqu’il est fier de ses soldats (sinon, il ne fait qu’employer « Canadiens » pour se référer à ses hommes). Par exemple, il dit du sergent Lavoie qu’il est un « bon homme et un vrai Canayen » après que ce dernier eut fait la leçon à des Britanniques qui rabaissaient les « darn colonials ». Le lieutenant-colonel Tremblay fait le commentaire que la force est la seule manière d’imposer le respect à ceux qui se sentent supérieursNote de bas de page 40. Il représente la volonté de plusieurs hommes qui œuvraient pour la valorisation de « la race canadienne-française ».

Dans une ligne de pensées similaires, la mémoire est mise au service du recrutement pour façonner une tradition militaire qui perpétuait dans le présent par l’instrumentalisation des « héros » historiquesNote de bas de page 41. Malgré qu’elle ne mentionne pas de personnages en particulier, l’affiche du 178e Bataillon représente cette tradition. Son entête indique « comme toujours nous y sommes » et poursuit avec « Fais ce que doit advienne que pourra […] montrons que nous sommes une race fière et loyale »Note de bas de page 42, soulevant la participation militaire des Canadiens français aux conflits depuis la Conquête, et par conséquent leur loyauté envers la Couronne britannique. Les soldats au front sont censés illustrer cette continuité, mais parfois, le parallèle paraît étrange. Parmi les quatre figures héroïques employées, seulement une s’est avérée victorieuse : le lieutenant-colonel Charles de Salaberry à la bataille de Châteauguay en 1813. Pour leur part, Dollar des Ormeaux perdit la bataille de Long Sault en 1660, et le brigadier-général Louis-Joseph de Montcalm et le colonel Chevalier de Lévis sont responsables de la perte de la Nouvelle-France aux Anglais en 1759 et 1760. Alors pourquoi utiliser ces figures? Pour répondre à cette question, prenons les exemples de Salaberry et des Ormeaux.

Incarnant le loyalisme canadien-français, de Salaberry est connu pour avoir mené les Voltigeurs et, avec l’aide des guerriers de Kanawake, défié les Américains à Châteauguay. Un modèle, ce Canadien-françaisNote de bas de page 43 combattit en symbiose avec certes les Premières Nations, mais surtout avec les Anglais contre un ennemi commun, l’envahisseur américain, pour le bien commun, la sauvegarde du Canada. Durant la Grande Guerre, la propagande tenta de comparer la collaboration mutuellement bénéfique de la guerre de 1812 à celle qui perdurait en Europe depuis 1914. Cependant, cette fois, ce n’était pas le territoire du Canada qui était attaqué. On s’inquiétait pour le sort du pays advenant une victoire allemande : non seulement les liens émotionnels des Canadiens anglais et ceux institutionnels des loyalistes canadiens-français seraient coupés, mais les intérêts économiques canadiens seraient en péril. Toutefois, le territoire canadien, surtout pour les Canadiens de souche, avait avant tout un attachement émotionnel caractérisé par l’aspect du « chez-soi »Note de bas de page 44. Les efforts de recrutement exploitèrent cette affection en amplifiant la menace d’une éventuelle attaque allemande envers le pays.

C’est dans ce sens que la défaite de l’offensive surprise de des Ormeaux et ses hommes pour « la protection de la colonie »Note de bas de page 45 fut utilisée pour le recrutement. En fait, ce n’est qu’en 1910, lors du 250e anniversaire de la bataille de Long Sault, que la figure oubliée de des Ormeaux refait surface pour servir aux convictions de l’Église ultramontaine et celles du discours nationaliste, rendant ces hommes de fervents catholiques francophones sacrifiés pour la défense de la Nouvelle-FranceNote de bas de page 46. Ainsi, dans un contexte de guerre, le personnage des Ormeaux sert d’exemple de proactivité pour demander au peuple d’agir comme lui : plutôt qu’attendre que l’ennemi attaque son territoire, aller trouver l’ennemi chez lui.

Alors, malgré les échecs de Montcalm, Lévis et des Ormeaux, ce qui doit être retenu c’est le sens du devoir et le sacrifice de ces hommes pour la protection de leur patrie, plutôt que leurs victoires puisqu’elles sont rares… Ayant protégé la Nouvelle-France, ils firent partie de l’époque idéalisée de « l’âge d’or »Note de bas de page 47. Avec de Salaberry, ce quatuor représente les valeurs que l’on tente d’inculper au peuple contemporain. Le soldat moderne perpétue cette tradition militaire : Festubert, Saint-Julien, Ypres et Givenchy sont les nouveaux Châteauguay et Long Sault.

À des fins de propagande, le 22e Bataillon incarne la nouvelle génération canadienne-française combattante. Au début de l’année 1916, l’affiche du 178e BataillonNote de bas de page 48 qualifie le 22e Bataillon « d’héroïque ». Cependant, avant septembre 1916, date de la fameuse bataille de Courcelette, les Van Doos n’avaient pas encore fait leurs preuves. Ce sont plutôt les Canadiens français éparpillés surtout dans le 12e Bataillon et le 14e Bataillon qui, ayant participé aux premières batailles du Corps expéditionnaire canadien, méritèrent une prestigieuse réputationNote de bas de page 49. Trop hâtive, la glorification des Van Doos mène à l’omission du sacrifice des Canadiens français qui se trouvaient en minorité dans les autres bataillons.

En somme, la propagande de recrutement distord, amplifie ou omet la réalité de la guerre afin d’atteindre un but précis. Toutefois, les idées mises de l’avant proviennent de Canadiens français qui souvent s’y identifient. Les affiches de recrutement illustrent la diversité dans la mentalité canadienne-française de l’époque, s’apparentant parfois à une vérité, mais s’approchant d’autre fois à de la fiction puisqu’après tout, il s’agit d’outils de persuasion.

Pour conclure

L’historien et sociologue Benedict Anderson, en affirmant que la nation est une « communauté imaginée », remet en question l’homogénéité que sous-entend ce concept. Malgré ses liens sociétaux fluctuants et émotionnels, le concept de nationalisme a tout de même mené au sacrifice de millions d’hommes au cours de l’histoireNote de bas de page 50. L’analyse des affiches de recrutement remet en question la représentation simplifiée du peuple canadien-français durant la Grande Guerre, en mettant de l’avant certaines motivations favorables à la participation militaire du pays et à l’enrôlement du Canada français. Ces nuances idéologiques ont souvent été délaissées, même perçues comme une mauvaise compréhension de ce peuple puisqu’elles n’adhéraient pas entièrement à l’idéologie bourassienne.

Henri Bourassa a été qualifié « de chef de fil incontesté des Canadiens français »Note de bas de page 51 par plusieurs historiens. Cependant, une portion du Canada français divergeait de ses opinions, entre autres, certains membres de l’élite et des soldats volontaires. D’ailleurs, en 1919, les célébrations de retour du 22e Bataillon démontrent qu’une grande partie de la population francophone du pays soutenait ses soldats. C’est plutôt au service obligatoire qu’elle s’opposait, position partagée par plusieurs politiciens et personnalités publiques canadiennes-françaises de l’époqueNote de bas de page 52.

Est-ce que les affiches de recrutement représentent les points de vue de l’ensemble des Canadiens français? Sûrement pas! Le nationalisme de Bourassa se détache de la majorité d’entre elles. Mais elles soulèvent plusieurs aspects identitaires partagés par différents ensembles de la population. Bien que toute proportion gardée, il n’ait pas eu le même taux d’enrôlement au Canada français qu’au Canada anglais, il est erroné de limiter l’histoire du Canada français de 1914 à 1918 à son opposition au conflit et à la Crise de la conscription. Ne pouvant être condensés à une idéologie majoritaire, le patriotisme et le nationalisme canadien-français sont teintés de nuances; après tout, la fierté et la perpétuité de la « race canadienne-française » sont au cœur des affiches de recrutement et de plusieurs témoignages laissés par des hommes influents et des soldats. Illustrant cette complexité identitaire, le lieutenant-colonel L-G. Desjardins affirme : « En défendant, avec toute l’ardeur d’une conviction profondément sincère, la cause sacrée des Alliés sur les champs de bataille, j’accomplis mon devoir de sujet britannique, de citoyen du Canada et de la province de Québec, de fils de la France, de serviteur dévoué de la justice et du droit »Note de bas de page 53.

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