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L’Éthique militaire

Les soldats canadiens patrouillent

Photo du MDN, AR2011-0125-09, photo du Caporal Tina Gillies

Lorsque l’Éthique et la lÉgalitÉ s’affrontent

par Michel Reid

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Le présent article a été rédigé pour publication dans la Revue militaire canadienne. Les opinions qu’il contient sont celles de l’auteur et ont pour but de susciter un débat intellectuel dans le milieu universitaire.

Introduction

Le jurisme (le fait d’obéir aux ordres et/ou aux lois) est parfois mal avisé pour les questions de comportement éthique. Il ne faut pas en conclure que les infractions aux règlements ou à la loi doivent être ignorées. Dans la profession militaire, il devrait exister un mécanisme officiel permettant d’examiner les situations où un dilemme éthique requiert un choix entre une décision fondée sur la morale et le jurisme. Les commandants des commandements et les autorités juridiques devraient reconnaître des exceptions « impératives en matière d’éthique », tout comme le code pénal reconnaît des exceptions telles que « la légitime défense » ou la « défense de nécessité » dans des situations qui, sinon, relèveraient du code pénal ou du Code de discipline militaire. Dans le présent article, je préconise un tel mécanisme et je propose un cadre de référence à cet effet.

Winston Churchill aurait dit, à la blague, que dans le domaine de la politique étrangère, les choix sont trop souvent limités entre des options épouvantables et des choix exécrables. Selon moi, cela s’applique également à l’éthique militaire dans le cas des dilemmes éthiques. En fait, nous apprenons aux militaires à analyser les situations éthiques dans le seul but de les amener à comprendre que, parfois, il n’est pas facile de faire ce qui est bien et qu’à l’occasion toutes les solutions possibles ont de graves conséquences négatives.

Dans un numéro précédent de la Revue militaire canadienne Peter Bradley, Ph.D., a bien illustré les outils qui peuvent servir à la prise de décisions éthique en analysant un cas fictif vaguement inspiré de l’incident du Capt Semrau1. Dans ce cas fictif, une patrouille canadienne découvre un combattant ennemi agonisant; avec les meilleures intentions du monde, le chef de la patrouille met fin à ses souffrances en lui tirant une balle dans la tête, ce qui constitue un meurtre aux yeux de la loi. L’auteur ajoute (et, selon moi, il a raison) que « … peu importe le fondement éthique du meurtre par compassion, il serait quand même illégal »2, puis il déclare par ailleurs que le meurtre par compassion sur le champ de bataille est immoral selon les théories de la prise de décisions déontologique3, utilitaire4 et fondée sur la vertu5.

Dans son analyse, Peter Bradley abordait le sujet strictement du point de vue de l’éthique. Dans le présent article, je vais tenter de déterminer à quels moments l’éthique et la légalité se croisent, se chevauchent et se contredisent. Je vais proposer que l’illégalité en soi ne rend pas un acte injustifiable sur le plan moral. Je vais bien sûr concéder que le meurtre par compassion n’est pas justifiable légalement en vertu du droit des conflits armés6 (DCA) et du droit pénal canadien et qu’il faut évidemment tenir compte de la légalité dans le cadre de référence de la prise de décisions éthique. Après tout, les lois d’une société sont (ou devraient être) fondées sur les valeurs morales et éthiques de cette société. De même, les règlements militaires reposent sur l’éthique et les valeurs de la profession militaire.

Toutefois, je soutiens que, en fin de compte, la légalité ne devrait pas être un critère essentiel pour déterminer si un acte est moralement justifiable. J’entends démontrer pourquoi, puis proposer, pour examen et discussion, un cadre de référence permettant d’analyser les situations où l’éthique et la moralité entrent en conflit avec la légalité et les règlements.

Premièrement, je ne suis certainement pas le premier à observer la grande différence entre ce qui est légal et ce qui est « bien »7. N’importe quel avocat va le reconnaître. Par exemple, prenons le cas d’un meurtre « sans témoin et sans preuve médico‑légale », qui est capté par hasard par une caméra de surveillance; le meurtrier, facilement identifiable, est formellement accusé. Pourtant, en raison d’une « erreur » dans la chaîne de possession, la vidéo est jugée inadmissible. Le meurtrier est « libéré » faute de preuves admissibles suffisantes. Sur le plan légal, il est innocent, alors que dans les faits, il est coupable.

Si ce qui est légal n’est pas nécessairement bien, je postulerais que, parfois, ce qui est bien n’est pas nécessairement légal. Par exemple, en 1968, le Premier ministre Trudeau a fait adopter une loi qui décriminalisait l’homosexualité par souci de cohérence avec les mœurs éthiques canadiennes. Dernièrement, il en a été de même pour le mariage entre conjoints du même sexe. En ce moment, on envisage de décriminaliser la marijuana. Les mœurs éthiques évoluent et les lois font de même, mais pas nécessairement à un rythme régulier8. Ainsi, peut‑on, dans un contexte militaire, mettre au point un cadre de référence pour concilier la légalité et la moralité quand elles divergent?

Problèmes éthiques et dilemmes éthiques

D’abord, mon opinion diffère légèrement du cadre éthique des Forces canadiennes (FC)9, c’est‑à‑dire que je constate une différence entre un problème éthique et un dilemme éthique. Dans le premier cas, la solution est claire sur le plan moral, mais difficile à choisir en raison des conséquences négatives. À cet égard, j’ai tendance à me rallier à l’opinion de Stephen Coleman sur les tests d’intégrité et les tests d’éthique10.

Voici un exemple de problème éthique : Vous êtes le commandant adjoint d’une unité; vous découvrez que votre commandant a détourné des fonds appartenant à l’unité. Votre devoir est de le dénoncer au commandant supérieur, mais comme votre régiment fonde de grands espoirs en votre commandant d’unité, il serait mal vu de contrecarrer sa carrière. De plus, votre commandant d’unité est votre beau‑frère et votre sœur ne vous le pardonnerait jamais. Même si vous faites une « dénonciation anonyme », on va sûrement retrouver votre trace. Difficile? Oui. Mais la solution éthique est claire.

Les dilemmes éthiques sont différents. Ils sont beaucoup plus rares que les problèmes éthiques, mais suffisamment fréquents pour justifier l’examen de cette question. Un dilemme éthique est une situation pour laquelle il n’existe pas de solution moralement acceptable et pour laquelle la seule solution rationnelle est détestable, quoique moins pire. Un dilemme éthique est un conflit moral apparent entre des impératifs moraux, c’est‑à‑dire que l’obéissance à un impératif entraînerait la transgression de l’autre impératif moral. C’est ce qu’on appelle également un paradoxe éthique11. Par exemple, vous avez fait naufrage et il y a vingt survivants; or, l’embarcation de sauvetage a une capacité de douze personnes. L’eau avoisine le point de congélation et l’embarcation de sauvetage va chavirer sous peu si la charge n’est pas allégée. Vous êtes trop loin en mer pour qu’un aéronef vienne vous secourir et le navire le plus près est en chemin, mais il se trouve à plusieurs heures de route. Il faut choisir entre la solidarité, au prix de vingt vies, ou la survie de douze personnes, au prix de huit meurtres. Si vous choisissez la solidarité, songez que votre épouse et vos trois enfants désapprouveraient fortement votre décision.

Prenons ensuite le scénario suivant, qui se déroule dans un contexte plus militaire. Votre hélicoptère est abattu dans un territoire afghan jusque‑là incontesté. Votre copilote, votre passager et vous êtes légèrement blessés, et vous êtes en mode « évasion », cherchant à distancer les équipes de talibans lancées à votre poursuite, qui se trouvent à tout au plus cinq à dix minutes de distance. Vous n’avez ni radio ni transpondeur et les équipes de recherche et de sauvetage de combat ne pourront vous porter secours que dans une heure, en raison de la météo. Puis le passager trébuche et tombe. Il s’est fracturé le bassin et ne peut se déplacer lui‑même. Il a subi une commotion et il est inconscient. Il est également trop lourd pour être transporté sur ce terrain accidenté. C’est là que vous comprenez la gravité de la situation : c’est l’officier supérieur du renseignement du contingent.

Le lecteur souhaite peut‑être analyser ce cas à l’aide du cadre de prise de décisions éthique des FC, illustré par Peter Bradley, en considérant les éléments suivants. Si vous essayez de ramener le passager, vous serez ralenti et serez probablement capturés. Si vous demeurez avec lui et offrez de la résistance, les talibans ne vous laisseront pas mourir glorieusement. Ils vont tout faire pour vous capturer vivants à des fins de propagande, pour le montant de la rançon qu’ils tireront de vous et pour celui qu’ils toucheront en vendant leurs otages à Al‑Qaïda. Si vous abandonnez votre passager, il sera fait prisonnier. S’il survit, il sera capturé et vous connaissez les conséquences : il sera ramené à la santé, puis, probablement remis aux bons soins des interrogateurs d’Al‑Qaïda qui vont l’amener à craquer. Comme il connaît beaucoup d’informations désignées Très secret, les conséquences seront catastrophiques pour la totalité de la mission et auront des implications géostratégiques à l’échelle mondiale. De plus, lorsqu’ils en auront fini avec lui, ils lui couperont la tête et filmeront son meurtre, puis la vidéo se répandra comme un « virus » sur YouTube, comme ce fut le cas pour l’assassinat du journaliste Daniel Pearl, du New York Times12. Nul besoin de préciser les conséquences pour son épouse, ses enfants et sa famille. Ce n’est pas une invention. C’est ce qui est arrivé à Marianne van Neyenhoff Pearl qui attendait leur premier enfant au moment de l’assassinat13.

Le Raid sur Dieppe

Major Charles Fraser Comfort, Le Raid sur Dieppe, MCG 19710261-2183, Collection d'art militaire Beaverbrook, © Musée canadien de la guerre.

Le Raid sur Dieppe, peinture de Charles Fraser Comfort, 1946.

De même, dans l’analyse de la situation à Dieppe par Peter Bradley, ce dernier reconnaît qu’il a été très difficile de décider d’abandonner les blessés sur la plage parce qu’il n’y avait pas suffisamment d’embarcations pour évacuer toutes les pertes et que s’ils avaient poursuivi l’évacuation sous les tirs dévastateurs, il y aurait eu davantage de blessés. Il conclut que suivant l’analyse utilitaire, l’abandon des blessés était moralement justifiable parce que cela permettrait d’épargner des vies, surtout parce qu’on s’attendait à ce que les Allemands prennent soin des blessés capturés14.

Cela semble acceptable, mais qu’auraient‑ils fait si leur adversaire avait été les Japonais qui étaient reconnus pour torturer et assassiner leurs prisonniers, comme ils l’ont fait dans le Pacifique? Cela ne signifie pas, toutefois, que dans le cas de ce dilemme éthique, toute désobéissance était justifiée, encore moins que le meurtre par compassion aurait été approprié. Il faut plutôt se demander pourquoi les probabilités que les prisonniers reçoivent de bons soins ont compté dans la décision de les abandonner. Est‑ce que, dans ce scénario, la culpabilité des évadés sur le plan moral devrait être jugée plus grande?

Primauté de la mission

Ces cas hypothétiques font ressortir deux aspects qui, selon moi, ne sont pas suffisamment pris en compte dans le cadre de référence de la prise de décisions éthique dans les FC. Le premier aspect est la primauté de la mission. En termes crus, durant les opérations de combat, la mission est plus importante que la vie de nos soldats ou des soldats ennemis hors‑de‑combat,et même, des non‑combattants. L’expression « au péril de leur vie » n’est qu’un euphémisme qui sert à décrire le fait que nos soldats sont placés dans une situation où ils courent certainement à la mort et à la mutilation, du moins quelques‑uns d’entre eux.

Cela ne signifie pas que la primauté de la mission devrait invariablement « l’emporter » sur les considérations humanitaires. En fait, la primauté de la mission doit respecter les limites du DCA, lesquelles sont encore plus restreintes par les règles d’engagement (RE) nationales15. Le principe de la proportionnalité16 est l’un des principes fondamentaux du DCA. Ce principe soutient que les dommages collatéraux (ou tout autre « effet négatif ») résultant d’une action militaire sont autorisés, tant qu’ils ne sont pas excessifs par rapport aux gains militaires réalisés. Le principe de la proportionnalité découle de la doctrine du double effet17. Selon l’une des interprétations militaires de cette doctrine, nos troupes peuvent courir des risques supplémentaires afin de respecter les fondements éthiques du DCA. Ainsi, même s’il serait très tentant de motiver un prisonnier sur le terrain à révéler l’emplacement de ses confrères de l’autre côté de la colline au moyen de quelques coups de crosse, il s’agirait d’une inconduite flagrante, même si le but est de contrecarrer une éventuelle embuscade de l’ennemi.

Lorsque les actions sont conformes à ces normes, elles ne sont pas seulement légales, elles sont légitimes, c’est‑à‑dire moralement justifiables. Ainsi, j’avance que la primauté de la mission, même si elle ne représente pas le seul critère, devrait être un critère plus déterminant dans l’ensemble du cadre de référence pour la prise de décisions éthique dans les FC.

Le double effet et les impératifs humanitaires

Selon un autre principe de base de la doctrine du double effet, un mauvais effet ne doit pas être le moyen d’obtenir un bon effet. Par exemple, il serait inapproprié de bombarder des villes pour favoriser des pourparlers de paix, mais il serait approprié de bombarder des ressources militaires pour ce faire. Qu’en est‑il des dilemmes éthiques tels que ceux décrits ci‑dessus, comme l’homicide par compassion ou pour des raisons humanitaires? Le mauvais effet de l’homicide est‑il si mauvais dans le cas de l’officier du renseignement susmentionné?

Bataille de la Ruhr, 1944

Capitaine d'aviation Carl Fellman Schaefer, Le viseur de lance-bombes, Bataille de la Ruhr, 1944, MCG 19710261-5121, Collection d'art militaire Beaverbrook, © Musée canadien de la guerre.

Le viseur de lance-bombes, Bataille de la Ruhr, 1944, peinture de Carl Fellman Schaefer, 1951.

Le débat a des équivalents dans la société civile actuelle, bien que ce ne soit pas des situations tout à fait semblables : la question de l’euthanasie passive (c’est‑à‑dire administrer une surdose de médicaments à un patient en phase terminale) et de l’euthanasie active, comme dans l’affaire Latimer18. Cet agriculteur de la Saskatchewan a été reconnu coupable d’avoir euthanasié en 1993 sa fille Tracy, âgée de 12 ans, qui était invalide. Il a été prouvé que Tracy souffrait d’une forme aiguë de paralysie cérébrale et qu’elle ne pouvait pas marcher, parler ou s’alimenter. Elle avait beaucoup souffert toute sa vie. Selon un sondage effectué en 1999, 73 p. 100 des Canadiens croyaient que Latimer avait agi par compassion et qu’il aurait dû recevoir une peine moins sévère. Selon le même sondage, 41 p. 100 des répondants croyaient que le meurtre par compassion devrait être légalisé19.

La plupart des praticiens de la philosophie morale acceptent le fait que le statut moral d’un acte dépend, du moins en partie, essentiellement des conséquences (escomptées)20. Dans le contexte des opérations militaires, est‑ce que la légalité d’un acte devrait déterminer fondamentalement son statut moral?

L’éthique de situation

Cela nous amène au deuxième aspect qui, selon moi, n’est pas régi adéquatement par le cadre de référence pour la prise de décisions éthique dans les FC. C’est la théorie de l’éthique de situation21. Cette théorie énonce essentiellement que, parfois, d’autres principes moraux peuvent être mis de côté dans certaines situations si cela sert mieux l’intérêt de « l’amour », « l’amour » signifiant « l’agapé » chrétien, c’est‑à‑dire un acte qui permet de sauver la plupart des vies, maximise le bonheur, et ainsi de suite. On vise à trouver un « juste milieu » entre l’éthique légaliste22  et l’éthique antinomiste23. On confond souvent l’éthique de situation avec l’utilitarisme24  parce que le but de ce dernier est « d’agir toujours de manière à ce qu’il en résulte la plus grande quantité de bonheur ». Effectivement, selon l’éthique de situation, la fin peut justifier les moyens à condition qu’il existe un impératif moral supérieur aux yeux de la personne qui s’apprête à agir. Nous allons illustrer ce point à l’aide des cas ci‑dessous.

Les prisonniers talibans. Le scénario suivant est fondé sur une histoire véridique qui a été documentée en temps réel par une équipe d’information de CTV il y a quelques années25 : Vous êtes le commandant d’une compagnie en Afghanistan. Deux membres de la police nationale afghane (PNA) sont attachés au quartier général de votre compagnie et on vous a ordonné de leur remettre tous les talibans que vous capturez afin qu’ils puissent être traités à l’arrière, sous la direction des autorités afghanes. Cependant, durant la marche de deux jours en direction de la place forte ennemie en compagnie des membres de la PNA, vous comprenez, au fil de vos conversations avec eux, que tous les prisonniers que vous leur remettrez se feront probablement trancher la gorge dès qu’ils seront hors de portée des Canadiens.

Vous arrivez au contact de l’ennemi et, bien entendu, vous faites quelques prisonniers. Vous essayez de convaincre les représentants du quartier général supérieur, par radio, que vous n’êtes pas prêt à vous faire complice de meurtres. On vous répond que la politique est claire, que c’est la politique officielle, qu’on vous a donné des ordres, que vous ne pouvez prouver l’intention future de la PNA et que vous devez donc agir comme on vous l’a ordonné. Vous n’êtes pas autorisé à détacher quelques soldats pour accompagner les membres de la PNA parce que vous aurez besoin de tous vos effectifs durant la prochaine bataille. Mais si vous obéissez aux ordres et que cela a des conséquences négatives, vous serez formellement accusé parce que vous « saviez ou auriez dû savoir » ce qui allait se passer. D’un autre côté, si vous déclarez que vous étiez obligé d’exécuter les ordres, on fera des comparaisons sarcastiques avec les accusés au procès de Nuremberg. Si vous persistez à refuser de remettre les prisonniers à la PNA, vous risquez de subir un procès en cour martiale pour avoir désobéi à un ordre légitime et serez incapable de prouver ce qui aurait pu se produire.

Srebrenica. Un autre cas véridique est celui du malheureux Lieutenant‑colonel Thom Karremans, commandant de 370 soldats hollandais stationnés dans l’enclave musulmane de Srebrenica, en Bosnie, afin de protéger ses habitants contre les Serbes bosniaques. Thom Karremans faisait partie d’une force de maintien de la paix des Nations Unies qui a laissé docilement les Serbes bosniaques regrouper les musulmans et les transporter hors de la ville. Plus tard, on a appris que la passivité des soldats hollandais a joué un rôle vital dans ce qui est devenu le plus grand génocide en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale : 8 000 hommes et garçons ont été assassinés et 25 000 réfugiés ont fait l’objet d’un nettoyage ethnique26. Il s’agit de l’un des trois génocides reconnus en droit qui sont survenus durant la guerre de Bosnie, communément désignée comme le génocide en Bosnie27.

Malgré ses supplications répétées au Quartier général de la Force de protection des Nations Unies (FORPRONU)28, le Lieutenant‑colonel Karremans s’est senti obligé d’exécuter les ordres de remettre la ville et sa population aux mains des Serbes29. Aujourd’hui encore, l’écho des protestations se fait entendre. Pourtant, sur le plan légal, il a agi correctement. Mais même le respect de la loi peut avoir des conséquences; en effet, Karremans a été obligé de prendre une retraite anticipée, il a dû déménager en Espagne avec son épouse, en partie parce qu’il recevait des menaces de mort dans son pays natal, et en 2010, son ancien interprète et les parents d’anciens employés du bataillon hollandais (Dutchbat) assassinés ont déposé une plainte pour génocide et crimes de guerre contre lui30.

Le Major-Général Romeo Dallaire

The Canadian Press (Fred Chartrand)

Le Major-général Roméo Dallaire en 1995

Rwanda. Il en a été de même pour le Brigadier‑général Dallaire, au Rwanda, qui a exhorté à maintes reprises le Quartier général de l’ONU de l’autoriser à s’emparer de quatre principales caches d’armes à la suite de la saisie des documents contenant les plans dressés par les Hutus pour exterminer les Tutsis31. On lui a plutôt ordonné d’avertir le Président Habyarimana que les Accords de paix d’Arusha pourraient être violés, de lui faire part de ses craintes, puis de faire rapport sur les mesures prises32. Il a obéi à regret. Au moins 800 000 personnes ont été tuées dans le génocide qui a suivi33. À ce jour, le Lieutenant‑général Dallaire demeure psychologiquement ébranlé, ce qui atteste de sa profonde humanité. Pourtant, sur le plan légal, il a agi correctement. Le Major‑général MacKenzie n’était pas d’accord avec le Général Dallaire34  et soutient encore que [traduction] « … dans des circonstances exceptionnelles, il faut ignorer les ordres mal conçus et impossibles à exécuter… ou refuser de les exécuter »35.

San Fortunato. Plusieurs cas illustrent le point de vue du Major‑général MacKenzie. Prenons par exemple celui du Lieutenant‑colonel Jean‑Victor Allard, commandant du R22eR (le Van Doos) lors de la bataille de San Fortunato en Italie. Le 19 septembre 1944, on lui a ordonné d’attaquer la crête qui dominait de 125 mètres la campagne environnante. Cependant, son bataillon représentait la réserve de la brigade et les deux autres bataillons de cette dernière venaient tout juste d’être repoussés lors d’un assaut frontal lancé en plein jour contre ce même objectif. Dans un exemple classique de renforcement d’un échec, le commandant de la brigade a ordonné aux Van Doos de se lancer immédiatement à l’attaque de la crête. Convaincu de l’absurdité de cette mission, le Lieutenant‑colonel Allard a repoussé l’échéance pendant plusieurs heures en invoquant une série de faux prétextes pour éviter d’attaquer avant le crépuscule nocturne; il a alors dirigé son bataillon au cours d’une infiltration nocturne audacieuse qui a pavé la voie à l’exploitation par deux brigades, ce qui lui a valu une barrette (deuxième décoration) sur sa médaille de l’Ordre du service distingué (DSO) 36. Il est devenu chef d’état‑major de la Défense (CEMD) dans les années 1960, mais il aurait pu être traduit en cour martiale pour désobéissance devant l’ennemi en 1944.

Les réfugiés de Knin. Un autre exemple plus récent est celui du Brigadier‑général Alain Forand qui commandait le Secteur sud en Croatie, soit 5 000 soldats de l’ONU répartis sur 2 000 kilomètres carrés dans la région de Krajina, dans l’ancienne République de Yougoslavie. L’offensive croate a commencé dans la région de Krajina le matin du 4 août 1995, et à la tombée de la nuit, un grand nombre de réfugiés serbes (et quelques Croates) s’étaient rassemblés devant la barrière du quartier général du Brigadier‑général Forand à Knin. Malgré les fortes instances du représentant du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et les principes de l’ONU qui établissent la neutralité des enceintes de l’ONU37, le Général Forand a laissé les réfugiés entrer et leur a offert sa protection38. Décision qui s’imposait, direz‑vous; il y avait un impératif humanitaire. Un instant… Le Brigadier‑général Forand reconnaît qu’à l’époque, tandis que les obus d’artillerie tombaient tout autour de l’enceinte, sa seule préoccupation était la sécurité des réfugiés et qu’il a réagi en écoutant son cœur, sans se préoccuper des conséquences politiques ou personnelles39. Et pourtant, les conséquences étaient prévisibles.

Les unités militaires canadiennes étaient assujetties à deux structures de commandement parallèles, la structure nationale et la structure des Nations Unies, et à l’époque, les autorités nationales avaient l’habitude exaspérante d’ordonner directement au bataillon canadien d’abandonner les postes d’observation de l’ONU dès le déclenchement des hostilités entre les belligérants, faisant ainsi preuve d’une grande aversion au risque40. À peine un mois plus tôt, le Brigadier‑général Forand avait dû menacer le sous‑chef d’état‑major de la Défense (SCEMD) de donner publiquement sa démission si le Canada agissait ainsi « pendant sa période d’affectation »41.

De plus, comme on l’a vu dans le cas de Srebrenica, l’ONU avait reçu des instructions lui ordonnant clairement d’éviter de faire quoi que ce soit qui pourrait compromettre l’apparence de la neutralité du contingent de l’ONU. Le geste du Général Forand allait clairement à l’encontre de cette politique. Enfin, les belligérants étaient connus pour leurs représailles contre les troupes de l’ONU lorsqu’elles contrecarraient leurs plans en s’immisçant dans la situation. Ainsi, des membres du contingent français avaient été assassinés par des tireurs d’élite parce que les Français avaient entravé les opérations de nettoyage ethnique42. À Knin, l’artillerie des Croates aurait fort bien pu suivre les réfugiés dans l’enceinte de l’ONU. Selon les termes du Brigadier‑général Forand : « J’étais, je crois, pleinement conscient des conséquences et de mes responsabilités de leur fournir abri, protection et sécurité, alimentation, soins de santé et bien‑être, en plus de me créer un fardeau administratif et des problèmes futurs avec les Croates, mais ma conscience ne me permettait pas d’agir autrement43. »

Donc, le Brigadier‑général Forand savait tout à fait qu’il enfreignait les politiques écrite et implicite lorsqu’il a essentiellement pris parti en protégeant les membres d’un camp contre ceux de l’autre. Dans le pire des scénarios, il risquait qu’on lui retire son commandement ou même qu’on le traduise en cour martiale, qu’on dépose contre lui des accusations criminelles en raison des pertes canadiennes collatérales qui auraient été subies à la suite de sa désobéissance et que les familles des victimes le poursuivent en dédommagement pour le même motif44.

Bref, il a fallu au Général Forand un courage moral considérable pour prendre cette décision. En fin de compte, tout s’est bien passé : il n’a reçu que des appuis des autorités militaires canadiennes pour sa décision, l’armée croate n’a pas fait de représailles et aucun soldat canadien n’a été blessé. Il a ensuite été nommé commandant du Secteur du Québec de la Force terrestre et, après sa retraite, il est devenu colonel du R22eR. Dans son cas, le fait d’agir selon sa conscience a été avantageux, mais les choses auraient fort bien pu mal tourner.

Le massacre de Kibeho. Le Brigadier‑général Guy Tousignan a succédé au Brigadier‑général Dallaire au Rwanda. En avril 1995, 125 000 « personnes déplacées » (IDP) avaient convergé vers le camp des IDP de Kibeho. Des soldats de l’armée rwandaise se rapprochaient du camp et on s’attendait à un massacre. Le siège des Nations Unies à New York a interdit au commandant de la Force (Tousignan) d’utiliser les troupes de maintien de la paix pour s’interposer entre les IDP et les soldats de l’armée rwandaise. Malgré cet ordre de New York, Tousignan s’est senti moralement obligé de conserver le bataillon zambien de la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) à Kibeho pour au moins maintenir une présence susceptible d’atténuer les tensions potentielles. En l’occurrence, le massacre a commencé et quelque 4 000 IDP ont été tuées, mais il a été finalement contrecarré et cette ingérence de la MINUAR a empêché plusieurs milliers de pertes de vie.

Comme Tousignan le reconnaît : « La rationalisation de la décision de ne pas suivre les directives du siège des Nations Unies sur une question de moralité [ne supprime en aucune façon la question du dilemme moral qui se pose, pas plus qu’elle] ne dégage le commandant de ses responsabilités envers ses supérieurs. Le refus d’exécuter un commandement légitime est rarement justifiable, et il n’y a aucun doute que j’ai refusé de me soumettre à un ordre de New York lorsque j’étais à Kibeho. En conséquence, l’ONU aurait été en droit de me mettre au défi d’expliquer mon comportement. […] En ma qualité d’officier, on n’a cessé de me rappeler que la fonction de commandement s’accompagne de choix difficiles. Au meilleur de mon jugement, j’ai fait le choix qui s’imposait dans la situation de Kibeho. Or, je demeure parfaitement conscient qu’un jury de mes pairs pourrait contester la décision que j’ai prise, car il s’agit véritablement d’un dilemme moral45. »

J’ai délibérément donné plusieurs exemples afin de montrer que de telles situations ne sont pas aussi rares qu’on le pense et d’illustrer comment le légalisme, c’est‑à‑dire l’obligation d’obéir à des ordres ou à des règlements légitimes, ne constitue pas toujours le meilleur choix, que ce soit pour des raisons morales ou pour la primauté de la mission.

Pièges de l’éthique de situation

Cependant, l’obéissance à sa conscience et non aux règlements peut comporter des pièges46. En effet, l’éthique de situation fournit des motifs de désobéir aux règlements lorsque cela nous convient. Si quelqu’un désire vraiment faire quelque chose, il va probablement trouver une justification. « L’agapé » est un idéal et l’humanité est une espèce dotée de sens pratique, égoïste et affublée d’autres défauts. Comme l’éthique de situation, le conséquentialisme47 pose problème parce qu’il est fondé sur les conséquences d’un acte et que l’avenir est difficilement prévisible dans certains cas, et impossible à sonder au moment de prendre une décision. Enfin, l’éthique de situation est subjective parce que les décisions sont prises par l’individu dans les limites de la situation perçue, ce qui remet en question la pertinence de ce choix. Essentiellement, le danger bien réel d’une éthique de situation sans entraves « est d’irrémédiablement entraîner un chaos moral »48.

Pourtant, comme nous l’avons vu dans les exemples et les scénarios ci‑dessus, l’éthique de situation a sûrement un rôle à jouer dans l’analyse éthique. Mais il faut trouver un moyen, sur le plan moral, d’éviter ses pièges.

Cadre de référence proposé

Je propose d’ajouter une « clause de désobéissance éthique » dans les règlements militaires, c’est‑à‑dire une règle permettant d’invoquer le devoir moral de désobéir, justifié par un impératif éthique supérieur. Ce concept serait semblable à celui de la « clause de légitime défense » qui existe dans le droit pénal. « Oui, j’ai tiré sur cet homme et j’ai commis un homicide, mais je soutiens que c’était justifié parce que je craignais pour ma vie ». Bien sûr, l’accusé doit alors prouver devant juge et jury que cette crainte était justifiée aux yeux d’une personne raisonnable.

Ce concept serait analogue à ce que les Américains appellent la « défense de nécessité ». En vertu du droit pénal américain, la nécessité peut être une justification possible ou une disculpation d’avoir enfreint la loi. Les accusés qui cherchent à s’appuyer sur cette défense soutiennent qu’ils ne devraient pas être tenus responsables d’avoir commis un crime parce que leur conduite était nécessaire pour prévenir un tort encore plus grand, ils l’invoquent aussi lorsque cette conduite n’est pas justifiée aux termes d’une disposition plus particulière de la loi comme la défense légitime. Il n’existe pas de défense correspondante dans le droit anglais, sauf quelques exemptions statutaires et certains cas relevant de la médecine.

Pour sa part, le droit pénal canadien prévoit la défense de nécessité dans le droit commun49. Tout en reconnaissant que la défense doit être « … strictement contrôlé[e] et scrupuleusement limité[e] », le juge J. Dickson de la Cour suprême a décrit la justification de la défense comme la reconnaissance « … qu’un droit criminel humain et libéral ne peut astreindre des personnes à l’observation stricte des lois dans des situations d’urgence où les instincts normaux de l’être humain, que ce soit celui de conservation ou d’altruisme, commandent irrésistiblement l’inobservation de la loi »50.

La Cour suprême du Canada

Cour suprême du Canada, photo de Philippe Landreville

La Cour suprême du Canada à Ottawa

Ainsi, les accusés qui invoquent la défense de nécessité doivent s’expliquer devant un juge, comme c’est le cas pour la légitime défense. Afin d’éviter le relativisme moral de l’éthique de situation, la justification de la désobéissance éthique militaire devrait aussi être validée par un « comité d’éthique » au lieu d’être laissée à la discrétion subjective de l’observateur. Le comité serait composé d’un jury de pairs, c’est‑à‑dire des membres de la profession des armes, et il rendrait sa décision en fonction des actes commis par le personnel militaire dans l’exercice de leurs fonctions militaires.

Ce concept n’a rien de nouveau. Dans le monde médical, au niveau national, l’Association médicale canadienne s’est dotée d’un code d’éthique qui stipule ce qui suit : « Il arrive que les médecins soient aux prises avec des conflits entre des principes éthiques différents, entre des exigences éthiques, légales ou réglementaires51… » Les questions de jugement clinique sont traitées au niveau provincial par l’ordre professionnel. Par exemple, si le jugement clinique d’un praticien est remis en question (par un patient, les autorités d’un hôpital, un collègue, etc.), la question est renvoyée à un comité d’évaluation composé de pairs spécialisés dans le domaine de la médecine concerné52.

Ce comité d’évaluation par les pairs est convoqué pour décider s’il était raisonnable de ne pas avoir respecté le protocole médical standard dans des circonstances données. Si ce comité se prononce contre le praticien, cette décision est considérée comme un motif de convocation d’un comité disciplinaire et la question est encore une fois jugée au sein de la profession. Ainsi, lorsqu’un patient meurt sur la table d’opération à cause d’une procédure chirurgicale qui, selon le chirurgien, était appropriée, mais que ce n’a pas été le cas, personne ne songe immédiatement à accuser le chirurgien d’assaut, de négligence criminelle ou d’insouciance téméraire. Par contre, on s’attend à ce que la police s’intéresse aux conclusions du comité disciplinaire53.

De toute évidence, aucune désobéissance ou aucun acte criminel ne doit être ignoré ou « escamoté ». Dans l’intérêt de la transparence, de l’ordre et de la discipline, toute désobéissance ou tout acte criminel doit plutôt donner lieu à des accusations en vertu du Code de discipline militaire ou du Code criminel du Canada.

C’est à ce stade que l’accusé invoquerait la « clause de désobéissance éthique ». Toutes les procédures disciplinaires ou criminelles seraient alors suspendues dans l’attente des conclusions d’un comité d’éthique militaire qui serait convoqué en temps voulu. Le mandat du comité serait d’analyser le geste de l’accusé sur les plans moral et éthique et (cela est très important) il lui serait expressément interdit de se demander si l’acte était illégal ou contraire aux ordres ou règlements.

Le comité d’éthique analyserait les éléments qui ont amené l’accusé à prendre sa décision. Il tiendrait compte des éléments dont l’accusé aurait dû tenir compte, y compris l’existence d’options permettant de contourner ou d’éliminer le problème. Il tiendrait compte du temps dont l’accusé a disposé pour analyser la situation et porter un jugement. Le comité d’éthique ne serait pas tenu de rendre une décision unanime. Il n’y a rien de bien nouveau là‑dedans puisque la Cour suprême ne rend pas des jugements unanimes.

Le comité d’éthique militaire ne serait pas non plus tenu de rendre une décision hors de tout doute raisonnable et se fonderait plutôt sur la prépondérance de la preuve. Là encore, rien de neuf : les tribunaux civils, les commissions d’enquête en matière de harcèlement et ainsi de suite, fondent leurs décisions sur la prépondérance de la preuve. L’aspect important à souligner est que le comité d’éthique militaire ne fonderait pas sa décision sur ce qui, selon l’accusé, était moral ou éthique. Cela évite de tomber dans le piège de l’éthique de situation. Le comité rendrait plutôt sa décision en s’appuyant sur les valeurs morales et éthiques de la profession militaire à l’endroit et au moment de l’incident.

Il se demanderait ainsi ce qu’une personne raisonnable, bénéficiant de l’expertise d’un membre de la profession des armes et de l’expérience sur le terrain, aurait fait si elle avait été placée devant ce dilemme éthique. Aux yeux de certains, cette rationalisation peut sembler trop vague, mais encore une fois, ce n’est pas une innovation. Par exemple, la Cour suprême des États‑Unis a décidé en 1973, dans ce qui est devenu connu sous le nom « The Miller Test », que les juges devaient s’appuyer sur les « normes de la société » pour déterminer les éléments pornographiques qui devraient être jugés illégaux et ceux qui ne le sont pas54.

D’autres prétendraient qu’il ne devrait pas y avoir de différence entre les valeurs morales et éthiques de la société canadienne et celles de ses forces armées et que, dans l’intérêt de la transparence et de la crédibilité aux yeux de la population canadienne qu’elles représentent, les comités d’éthique militaire devraient être composés d’un éthicien civil et/ou d’un représentant sérieux du public, comme c’est le cas dans certaines commissions médicales. Ce sont bien sûr des préoccupations légitimes. Cependant, je soutiens qu’il y a véritablement des différences entre les systèmes de valeurs civiles et militaires.

Par exemple, la capture d’un criminel à la suite d’une fusillade avec des policiers ne mérite jamais qu’on risque la vie d’un passant innocent. Pourtant, les pertes collatérales sont parfaitement admissibles (dans certaines limites) en vertu du DCA. À en juger par les cris d’indignation qui sont poussés dans les médias chaque fois que quelques civils sont tués par inadvertance au cours d’une frappe aérienne, il est clair qu’il y a une discordance entre les systèmes de valeurs militaires et civiles dans ce cas.

Effectivement, il existe de nombreux exemples de cette discordance. En voici un autre : un tireur d’élite est autorisé à employer une force létale contre une personne qui ne pose pas une « menace directe et immédiate » pour une autre personne, ce qui, dans le code pénal, est la seule justification reconnue de la force létale. Ainsi, l’environnement éthique d’un conflit armé est tellement différent de celui d’une société civile que les démocraties occidentales libérales ont ressenti le besoin, tout au long des 19e et 20e siècles, de mettre sur pied un cadre juridique distinct de celui du droit criminel national pour régir le comportement des combattants. C’est le droit des conflits armés.

Par conséquent, on ne saurait trop insister sur le fait que les membres d’un comité éthique militaire doivent avoir participé à des opérations militaires, surtout des opérations de combat. Ils doivent avoir bien assimilé la différence entre les règles du droit pénal civil et celles du DCA. Un ensemble précis de valeurs éthiques associées à ce qui est jugé approprié, acceptable et associé à un comportement moral s’applique aux opérations militaires, que ce soient des opérations de combat ou de maintien de la paix, et elles donnent lieu à des dilemmes éthiques entièrement différents.

Donc, à la suite de l’examen par un comité d’éthique militaire, la décision de l’accusé doit être jugée conforme aux valeurs éthiques et morales de la profession militaire; en d’autres termes, elle doit être conforme aux normes de la communauté des combattants. Si le comité d’éthique valide le geste de l’accusé, le procureur de la Couronne exercerait son pouvoir judiciaire et retirerait les accusations, compte tenu des circonstances éthiques atténuantes. Par contre, si le comité d’éthique se prononce contre l’accusé, ce dernier serait automatiquement passible de poursuites en vertu du DCA ou des lois canadiennes. Ceux qui s’intéressent à l’analyse éthique peuvent faire des jeux de guerre en empruntant les cas et les scénarios ci‑dessus et en se fondant sur ce cadre de référence.

À ceux qui protestent en disant qu’une clause de désobéissance éthique n’existe pas dans le DCA et que, par conséquent, le mandat d’un comité d’éthique militaire est incompatible avec le DCA, je réponds ce qui suit : « Encore le légalisme… » De plus, il revient aux pays membres de donner suite aux violations du DCA commises par des membres de leurs forces armées. Si le Canada décide d’exercer son pouvoir judiciaire discrétionnaire dans certains cas relativement rares, qu’il en soit ainsi.

D’autres prétendront que la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye55  serait habilitée à entendre des causes lorsque les pays répugnent à s’en occuper. Je leur répondrais que la CPI serait mal avisée de s’intéresser à une cause de manquement au DCA ayant été jugée un moindre mal par un comité d’éthique militaire. De par la nature même du dilemme éthique concerné, la Cour ne jugerait probablement pas qu’il serait dans son meilleur intérêt d’entendre une cause susceptible de soulever une énorme controverse dans les médias internationaux.

Canadian soldiers

Photo du MDN, IS2011-2002-01, photo du Caporal chef Angela Abbey

Conclusion

Dans le présent article, j’ai cherché à présenter les propositions suivantes : Que le légalisme est parfois mal avisé dans les questions de comportement éthique. Que cela ne signifie pas que les infractions aux règlements ou aux lois doivent être ignorées. Qu’il doit exister, dans la profession militaire, un mécanisme officiel d’examen des cas où un dilemme éthique oblige à faire un choix entre les valeurs morales et l’obéissance. Que les commandants des commandements et les autorités juridiques devraient reconnaître des exceptions fondées sur un « impératif éthique », tout comme le Code criminel reconnaît des exceptions, fondées sur la « défense légitime » ou la « défense de nécessité », dans des causes qui relèveraient sinon de la responsabilité criminelle. Et que le processus de la désobéissance éthique exige un courage moral, une capacité analytique et un jugement sûr.

Jacques Duchesneau, ancien directeur de la police de la Communauté urbaine de Montréal, a écrit : « L’éthique juge la moralité au même titre que la justice juge la légalité56. » Même si la légalité peut être fondée sur l’éthique dans notre société, la justice est souvent bien mal placée pour juger de la moralité. Selon M. Duchesneau : « Ce ne sont pas les procédures qui incarnent l’âme et la grandeur d’une organisation, mais bien ses valeurs fondamentales57. »

Le Colonel Don Matthews, un pilote qui a servi durant la mission de maintien de la paix de l’ONU à Haïti en 1995, a parfaitement résumé le dilemme dans un discours qu’il a prononcé lors de la Conférence sur l’éthique dans la défense canadienne en 1996 : « On pourrait arguer qu’il suffit de suivre les règles. Notre pays n’emploiera les Forces canadiennes que pour des situations dans lesquelles nous sommes régis par le droit international des conflits armés ou par des règles d’engagement. Dans tous les cas, ces règles sont légales et exécutoires en vertu du droit canadien et international. Par conséquent, si nous sommes du côté de la loi et que nous sommes gouvernés par des lois justes, il devrait être suffisant de suivre les règles. Ceci est vraijusqu’à un certain point. Cependant, la majorité des dilemmes d’ordre éthique se posent en raison des lois, et non malgré celles‑ci. Le débat se situe en réalité au niveau du cœur58.

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Le Lieutenant colonel Michel Reid, CD, est un officier d'infanterie très expérimenté du Royal 22e Régiment (R22eR) qui connaît l'avers et le revers de la médaille que constitue la question qui nous intéresse. Avant de prendre sa retraite dernièrement, il occupait le poste de directeur adjoint, Apprentissage et innovation, à l'Académie canadienne de la Défense. Auparavant, il a été officier d'éthique militaire au Secteur du Québec de la Force terrestre pendant plusieurs années.

Notes

  1. Revue militaire canadienne, vol. 11, no 1 (hiver 2010), p. 7.
  2. Ibid, p.14.
  3. Wikipédia : Éthique déontologique.
  4. Wikipédia : Utilitarisme.
  5. Wikipédia : Éthique de la vertu.
  6. Wikipédia : Droit des conflits armés.
  7. Louis Paul Pojman, Ethics: Discovering Right and Wrong , 5e éd., 2006, Cp. 1.
  8. Commentaire de Peter Bradley, Ph.D., à l’auteur, le mercredi 30 mars 2011.
  9. Ministère de la Défense nationale du Canada, Programme d’éthique de la Défense, http://www.dep-ped.forces.gc.ca/
  10. Stephen Coleman, “The Problem of Duty and Loyalty,” in Journal of Military Ethics, vol. 8 (2009), p. 106.
  11. Wikipédia : Dilemme.
  12. Wikipédia : Daniel Pearl.
  13. Ibid.
  14. Revue militaire canadienne, p. 13.
  15. Wikipedia : Rules of engagement.
  16. Protocole I additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949, Art 51 (5) (b).
  17. Wikipédia : Doctrine du double effet.
  18. Wikipédia : Robert Latimer.
  19. Three quarters (73%) of Canadians believe Robert Latimer ended his daughter's life out of compassion.  Ipsos News Center. Le 10 janvier 1999.
  20. Ibid.
  21. Wikipédia : Éthique de situation.
  22. Wikipedia : Legalism (theology).
  23. Wikipédia : Antinomisme.
  24. Wikipédia : Utilitarisme.
  25. À partir des souvenirs de l’auteur, qui n’a pu retrouver la séquence des actualités télévisées pour cette référence.
  26. A Dutch peacekeeper remembers Srebrenica, in Der Spiegel Online International, le 12 juillet 2005.
  27. Wikipédia : Massacre de Srebrenica.
  28. Wikipédia : Force de protection des Nations Unies.
  29. Der Spiegel.
  30. Wikipédia : Thom Karremans.
  31. Wikipédia : Génocide au Rwanda.
  32. Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre : Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999.
  33. Lewis MacKenzie, Soldiers Made Me Look Good, Toronto, Douglas & McIntyre, 2008, Cp. 21.
  34. Ibid, cité par Peter Worthington, The Toronto Sun, le 8 septembre 2008.
  35. Lewis Mackenzie, « Dallaire’s Deadly Error », Maclean’s, le 20 août 2008, disponible à http://www.macleans.ca/canada/national/article.jsp?content=20080820_93682_93682
  36. Bulletin de doctrine et d’instruction de l’Armée de terre, vol. 6, no 1 (printemps 2003), lettre au rédacteur en chef par le Colonel Mike Cessford, p. 58, disponible à l’adresse http://dsp-psd.pwgsc.gc.ca/Collection/D12-9-6-1F.pdf.
  37. Actes de la Conférence sur l’éthique dans la défense canadienne, Ottawa, les 24 et 25 octobre 1996, p. 32. Discours du Major‑général Forand. Disponible à l’adresse http://www.ethics.forces.gc.ca/dl-tc/publications/conf1996-fra.pdf.
  38. Conversation avec le Major‑général (à la retraite) Forand, le 13 avril 2011.
  39. Actes, p. 32.
  40. Ibid.
  41. Steven L. Burg, Paul S. Shoup, The War in Bosnia-Herzegovina: ethnic conflict and international intervention, Cp. 4, p. 154.
  42. Actes, p. 32.
  43. Commentaires du Brigadier‑général Forand, le 30 mars 2011.
  44. Actes, p. 34, discours du Mgén Tousignan.
  45. Ibid, p. 35‑36.
  46. P. Olsthoorn, « A Critique of Integrity: Has a Commander a Moral Obligation to Uphold his Own Principles? », paru dans Journal of Military Ethics, vol. 8, no 2, p. 90‑104.
  47. Wikipédia : Conséquentialisme. 
  48. John Robinson, un évêque anglican de Woolwich et doyen du Trinity College, cité dans Wikipedia.
  49. Wikipedia : Necessity in Canadian Law.
  50. Perka c. La Reine [1984] 2 R.C.S. 232.
  51. Code de déontologie de l’AMC (mise à jour 2004), Association médicale canadienne, paragr. 3, disponible à http://policybase.cma.ca/dbtw-wpd/PolicyPDF/PD04-06F.pdf.
  52. Conversation avec Mme Kathryn Clarke, Senior Communications Officer, Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario.
  53. Ibid.
  54. Wikipedia : The Miller Test.
  55. Wikipédia : Cour pénale internationale.
  56. Actes de la Conférence sur l’éthique dans la défense canadienne, Ottawa, les 30 et 31 octobre 1997, p. 15, discours de M. Jacques Duchesneau : « L’éthique, on ne la reçoit pas, on se la donne ». Disponible à http://www.ethics.forces.gc.ca/dl-tc/publications/conf1997-fra.pdf.
  57. Ibid, p. 19.
  58. Actes de la Conférence sur l’éthique dans la défense canadienne, les 24 et 25 octobre 1996, p. 41‑42, discours du Colonel Don Matthews. http://www.ethics.forces.gc.ca/dl-tc/publications/conf1997-fra.pdf.

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