AvertissementCette information est archivée à des fins de consultation ou de recherche.

Information archivée dans le Web

Information identifiée comme étant archivée dans le Web à des fins de consultation, de recherche ou de tenue de documents. Elle n’a pas été modifiée ni mise à jour depuis la date de son archivage. Les pages Web qui sont archivées dans le Web ne sont pas assujetties aux normes applicables au Web du gouvernement du Canada. Conformément à la Politique de communication du gouvernement du Canada, vous pouvez la demander sous d’autres formes. Ses coordonnées figurent à la page « Contactez-nous »

Histoire

Un tableau

Sénat du Canada

La bataille d’Ypres. Tableau de Richard Jack.

Portrait d’un commandant de bataillon : Le lieutenant-colonel george stuart tuxford à la deuxième bataille d’ypres, en avril 1915

par Andrew B. Godefroy, Ph.D.

Imprimer PDF

Bien que les biographies des officiers supérieurs soient capitales pour l’histoire militaire, elles font malheureusement défaut au Canada. Ce n’est pas le fruit du hasard. La traditionnelle modestie des chefs militaires canadiens, qui ont rarement écrit leurs mémoires ou le récit de leurs exploits, y est pour quelque chose. Par ailleurs, les universitaires et les militaires sont apparemment peu enclins à écrire des biographies militaires, méconnaissant l’importance du facteur humain dans le commandement sur le champ de bataille. Cette lacune est la plus criante dans le cas des officiers supérieurs de la Première Guerre mondiale. Sur les 126 généraux du Corps expéditionnaire canadien, seul le commandant en chef, Sir Arthur Currie, a fait l’objet de plus d’une étude universitaire. Sur les 125 autres, moins de 6 ont fait l’objet de solides études. On peut douter de l’exhaustivité des évaluations portées sur l’efficacité opérationnelle et tactique des forces canadiennes sur le front occidental, puisqu’on en sait si peu sur les hommes qui ont façonné le Corps canadien et ses éléments.

Les échelons inférieurs du commandement sont encore plus négligés. Le bataillon d’infanterie, une force d’environ 1 000 hommes sous les ordres d’un lieutenant-colonel, a été la principale unité déployée sur le champ de bataille en France et dans les Flandres1. Or, près d’un siècle après le recrutement de 260 bataillons pour la Grande Guerre, pas une seule biographie de l’un des commandants des 48 bataillons qui ont combattu n’a encore vu le jour2. De toute évidence, nos connaissances du leadership et du commandement de l’armée canadienne pendant la Première Guerre mondiale, notamment de la mise à l’épreuve et de la démonstration des compétences des commandants sur le champ de bataille, sont très insuffisantes. Faute de connaissances de l’institution qu’est le corps d’officiers du Corps expéditionnaire canadien ou de la façon de commander sur le terrain, nous tenons souvent pour des faits historiques un très grand nombre d’idées reçues. Or nous ne pourrons déterminer s’il s’agit de mythes ou non tant que nous ne nous intéresserons pas davantage aux études bibliographiques.

George stuart tuxford

Un tableau

Archives nationales du Canada

Le brigadier général George Stuart Tuxford.

Le présent article se propose de jeter un peu de lumière sur l’un de ces nombreux inconnus, le lieutenant-colonel (puis brigadier général) George Stuart Tuxford, CB, CMG, DSO. Nommé commandant du 5e bataillon ( Western Cavalry ) en 1914, il est ensuite devenu l’officier général commandant la e brigade d’infanterie canadienne de la 1ère division canadienne. Tuxford était un officier de milice chevronné qui pratiquait le leadership par l’exemple. Sa carrière distinguée sur le champ de bataille est révélatrice de celle d’un groupe d’officiers supérieurs dont l’intelligence, le savoir-faire, le courage et les compétences tactiques et opérationnelles ont permis au Corps canadien de remporter victoire après victoire sur le front occidental3.

La carrière de George Stuart Tuxford offre aux étudiants en histoire militaire canadienne l’une des meilleures études de cas du leadership canadien pendant la Première Guerre mondiale. Lorsque Tuxford a pris son service dans le Corps canadien, il était l’un des 12 commandants de bataillons mobilisés au front et il a été mis à rude épreuve dès les premiers jours. Il a tiré des leçons amères des âpres combats de la deuxième bataille d’Ypres et de ceux de Festubert et de Givenchy au printemps et à l’été 1915. En mars 1916, sa promotion au rang de brigadier général et sa nomination au poste de commandant de la 3e brigade d’infanterie canadienne ont récompensé ses compétences tactiques4. Il commandera la brigade pendant plus de trois ans, devenant ainsi le commandant de brigade ayant les plus longs états de service de tout le Corps canadien5. Le présent article ne prétend pas faire une analyse exhaustive de sa carrière de combattant; il porte sur la première expérience de leadership et de commandement de Tuxford sur le champ de bataille en 1915, laquelle a certainement joué par la suite un rôle déterminant dans son comportement lors des opérations.

Né au pays de Galles en février 18706, George Tuxford a immigré au Canada avec sa jeune épouse durant les années 1890. Le couple s’est établi dans une ferme près de Moose Jaw, en Saskatchewan, et a fini par posséder un important troupeau de bétail. À l’été 1898, au plus fort de la ruée vers l’or du Klondike, Tuxford a franchi les Rocheuses avec un de ses troupeaux pour apporter « de la viande sur pied à cette ville en plein essor7 » qu’était Dawson City, au Yukon. C’était à l’époque la plus longue transhumance de l’histoire canadienne.

Tuxford a commencé son service militaire avant le début des hostilités. De juillet 1905 à avril 1910, il a été officier du 16e bataillon des Mounted Rifles, le premier régiment de milice de la Saskatchewan. Lorsque le quartier général de la milice a autorisé la création d’un escadron indépendant à Moose Jaw à l’été 1910, le ministre de la Milice et de la Défense de l’époque, Sam Hughes, a personnellement nommé le major Tuxford au poste de commandant. La nouvelle unité, d’abord appelée « Escadron D » du 16e bataillon des Mounted Rifles, n’a pas tardé à atteindre la taille d’un régiment qui a été rebaptisée le 27e Light Horse. Tuxford a été promu lieutenant-colonel. Il écrit dans ses mémoires : « Je reçus l’autorisation de constituer un nouveau régiment de troupes à cheval se composant au départ de trois escadrons qui devaient être cantonnés à Moose Jaw, Swift Current et Maple Creek8. » D’autres troupes de cavalerie de Tuxford étaient basées à Moose Jaw, Keeler, Pense et Morse.

Haut de la page

En 1914, à 44 ans, le lieutenant-colonel Tuxford avait cessé d’élever du bétail, mais il demeurait actif dans la milice et a naturellement offert ses services au Corps expéditionnaire canadien dès le début de la guerre, en août. Son offre a été poliment rejetée. Le colonel Sam Steele, chargé de former l’aile de cavalerie du premier contingent canadien, a informé Tuxford qu’il avait choisi un autre régiment. Cela n’a pas empêché Tuxford de se mettre au service du Canada. Il note plus tard : « J’ai donc convaincu le colonel Steele de télégraphier à Ottawa pour demander la permission de convertir les unités de cavalerie qui le souhaitaient en troupes régulières et de les envoyer de l’Ouest à Valcartier [...]. J’ai obtenu l’autorisation de former deux bataillons9. »

Après avoir reçu de la part du ministre Hughes cet appel aux armes inhabituel, Tuxford a basé son unité improvisée au camp de Valcartier, où elle a fusionné avec des éléments d’autres unités de cavalerie de la milice pour constituer le 5e bataillon ( Western Cavalry ) de la 2e brigade d’infanterie canadienne. Le lieutenant-colonel Tuxford, qui jouissait de la protection du ministre, a été officiellement nommé premier commandant du 5e bataillon. Il s’est d’abord rendu en Angleterre avec son unité, puis sur le champ de bataille des Flandres.

Le matin du 22 avril 1915, le premier jour de la bataille qui serait appelée la seconde bataille d’Ypres, le 5e bataillon se trouvait en première ligne du front de la 1ère division canadienne, au nord-est d’Ypres. Il se composait alors d’une trentaine d’officiers et de 996 hommes10. Les jours suivants, il s’est désespérément battu pour résister aux assauts répétés, aux bombardements d’artillerie et à la dernière-née des armes de guerre, la chloropicrine. Le 10 mai, 11 officiers et 278 hommes de ce bataillon avaient été tués ou blessés. Bien que ces pertes soient assez légères comparativement à celles qu’ont essuyées d’autres bataillons d’infanterie canadiens lors de cette bataille, le 5e bataillon de Tuxford sera l’unité la plus rudement touchée lors des durs combats de la bataille de Festubert, à la fin mai. Au début juillet, malgré les renforts qu’il avait reçus, le 5e bataillon ne comptait plus que 698 hommes, soit 300 de moins que son effectif réglementaire.

3e brigade d’infanterie canadienne

Photo officielle de l’armée canadienne

Le brigadier général Tuxford en compagnie des comman dants et du personnel du quartier général de la 3e brigade d’infanterie canadienne, en 1918.

Moins d’un an après la seconde bataille d’Ypres, Tuxford, devenu brigadier général de la 3e brigade, a rédigé un « compte rendu après action », qui comporte des observations personnelles parfois très franches sur cette bataille et une critique de son comportement. C’est un document de référence inestimable indiquant où il se trouvait et ce dont il a été témoin à divers moments. Qui plus est, Tuxford relate en détail ce qu’il savait et à quel moment il était mis au courant et rapporte les décisions qu’il a prises en fonction de ces données et du renseignement. Ce compte rendu des mesures que son unité et lui ont prises lors de la seconde bataille d’Ypres constitue un document capital pour évaluer le leadership et le commandement canadien pendant cette bataille. Or de telles évaluations font généralement défaut dans les ouvrages contemporains consacrés au Corps canadien sur le front occidental11.

Daté du 10 mars 1916, le compte rendu après action du lieutenant-colonel Tuxford est reproduit intégralement cidessous. Les lecteurs désireux d’obtenir une vue d’ensemble et de plus amples détails sur la bataille d’Ypres peuvent consulter l’une des deux histoires officielles canadiennes de la Première Guerre mondiale, la première publiée en 1938 par le colonel A. F. Duguid et la seconde, en 1962 par le colonel G. W. L. Nicholson.

Compte rendu après action de g. s. tuxford12

«Le 5e bataillon quitta Steenhorde le matin du 14 avril, fit la première moitié du chemin en omnibus, resta à l’abri avec le Welsh Regiment jusqu’à 17 h, puis traversa Ypres pour se rendre aux tranchées situées au sommet du saillant. Les 7e, 8e et 10e bataillons allèrent aux tranchées de première ligne et le 5e resta en réserve de brigade.

Les tranchées de première ligne, où ils remplacent les Français, étaient en très mauvais état. C’étaient tout simplement des barricades isolées, qui n’étaient pas reliées les unes aux autres et n’offraient aucune protection contre les tirs ennemis.

Les jours suivants, nous fîmes tout pour améliorer ces tranchées. La nuit du 19, le 5e bataillon releva le 10e dans les tranchées de première ligne. Le 8e bataillon se déplaça vers la gauche; le 7e était en réserve de brigade et le 10e, en réserve de division. Le 5e tenait l’extrême droite de la division canadienne et avait à sa droite les Royal Fusiliers.

La deuxième bataille d’Ypres

Direction – Histoire et Patrimoine

Au cours des deux ou trois jours suivants, les Allemands menèrent plusieurs assauts sur la ligne, qui furent tous repoussés. Le 22, en revanche, ils lancèrent du gaz sur les Algériens et les Turcos, puis ils firent une percée à la gauche de la division canadienne et avancèrent vers Saint-Julien. Pendant tout ce temps, nos transports devaient essuyer le feu pour nous apporter nos rations. Ils furent les premiers à aviser les premières tranchées du repli des Algériens et des Turcos.

Haut de la page

La bataille de St-Julien

Direction – Histoire et Patrimoine

Après le 22, l’acheminement des rations devint impossible. Le 23, les Allemands lancèrent du gaz et firent apparemment une percée dans la 3e brigade. Le 24, le major Hilliam, mon adjudant, me fit sortir vers 4 h pour voir un immense mur de fumée jaune verdâtre qui s’élevait le long de la colline. Nous ne savions pas ce que c’était, mais pensions que cette fumée avait sûrement à voir avec les attaques au gaz dont nous avions entendu parler la veille. Nous comprîmes rapidement. Je téléphonai aussitôt au colonel Lipsett, qui était à notre gauche, pour me renseigner. Il répondit lui-même, suffoquant et haletant à un point tel que je crus qu’il ne survivrait pas.

Le gaz s’abattit sur le front du 8e bataillon, sur une partie du front du 5e et sur les deux quartiers généraux, puis les Allemands attaquèrent massivement, surtout sur le front du 8e bataillon.

Le 23, la compagnie qui était en réserve au carrefour bombardé avait été intégrée à la brigade à des fins tactiques.

Le matin du 24, le colonel Lipsett m’adressa un SOS. Apprenant que la situation était grave, je lui envoyai trois pelotons de ma compagnie de réserve et en gardai un pour tenir la colline. Le même jour, je reçus un deuxième SOS et envoyai le dernier peloton, ce qui ne me laissait que deux compagnies pour tenir un front étalé sur 1 100 verges de tranchées. Au cours de la journée, de 100 à 200 Allemands armés de mitrailleuses firent une percée sur la gauche du 8e bataillon et prirent position dans des chaumières, à environ 400 verges, à mi-chemin entre les quartiers généraux des 5e et 8e bataillons, puis ils se retranchèrent.

Au cours de la nuit du 24, le colonel Lipsett et moi fîmes l’aller-retour au quartier général du Royal Fusiliers, à notre droite, lui demandant de convaincre son quartier général de brigade d’envoyer assez de troupes, si possible, pour relever les 5e et 8e bataillons, qui étaient épuisés après avoir combattu [pendant trois jours] sans rations ni eau et avoir été exposés aux gaz.

Le saillant d’Ypres

Direction – Histoire et Patrimoine

Le major Johnson, commandant des Fusiliers, était d’accord, mais il était impossible de fournir les troupes. Nous réussîmes toutefois à rassembler des équipes composées des Cheshires, du 8e Durham Light Infantry, des Northumberland Fusiliers et d’une ou deux autres unités, soit environ 1 000 hommes, que nous envoyâmes tant bien que mal vers la gauche, dans les ténèbres, relevant ainsi deux ou trois compagnies du 8e bataillon.

La dernière fois que je retournai au quartier général de Lipsett, j’appris que deux divisions britanniques attendaient qu’on vienne les chercher sur la route de Zonnebeck. Il était minuit, la nuit était noire à l’exception de l’éclat des fusées, et personne ne connaissait le chemin. Notre position était extrêmement critique. Il y avait partout des morts et des blessés. Comme j’ai acquis dans les Prairies un bon sens de l’orientation, je descendis tout seul jusqu’à un quart de mille de Zonnebeck, mais il n’y avait pas une seule âme. À mon retour, je débattis avec Lipsett de la possibilité de tenir 24 heures de plus dans l’espoir de recevoir des renforts. Nous conclûmes que, si nous devions nous replier, ce serait de nuit, car c’était impossible en plein jour.

Après que nous eûmes fait tout ce que nous pouvions, je convainquis Lipsett de me donner quelques hommes pour tenir ma ligne. Il m’en proposa 150, j’en acceptai 50. Nous allâmes chercher ces hommes sous la haie où ils se reposaient et, à la pluie battante, nous les postâmes dans les premières tranchées, à droite de ma ligne. Le jeune officier qui les commandait fut abattu avant la nuit.

En cours de route, je rencontrai le major Dyer, mon commandant adjoint, qui m’annonça que les Britanniques attaqueraient massivement à l’aube, à notre gauche. Comme nous avions décidé de tenir, cette nouvelle nous réjouit fort. Toutefois, cette attaque n’aurait pas lieu.

Juste avant l’aube, le commandant de la brigade, le brigadier général Currie, arriva. Pleins d’espoir, nous préparâmes un bon déjeuner. Le général Currie n’arrivait pas à croire que les Allemands étaient juste derrière nous, mais une démonstration de leurs mitrailleuses ne tarda pas à le convaincre. Vers 13 h, ne pouvant plus endurer le feu d’artillerie nourri et incessant depuis des jours, un certain nombre de membres du Durham Light fraîchement arrivés jetèrent leurs fusils et passèrent au pas de course devant mon quartier général. On leur ordonna d’occuper les tranchées du haut de la crête, et le capitaine Ash, mon officier de signalisation, reçut l’ordre d’abattre le premier homme qui tenterait de fuir de nouveau.

Haut de la page

Vers 14 h, le général Currie rédigea l’ordre, émanant du sommet de la hiérarchie, de nous replier et de nous retrancher à mi-chemin du carrefour bombardé, situé à un demimille à l’arrière, sur la contre-pente. Je lui demandai : “Quand?” Il me répondit : “Tout de suite.” Je fis remarquer que c’était impossible de jour, mais je dus obtempérer. Le major Hilliam, mon adjudant, rédigea les ordres à l’intention des deux compagnies qui tenaient le front, et je les signai.

Nos lignes téléphoniques, sans cesse abattues et réparées, ayant été mises hors de service par un obus, il fallut transmettre les ordres par messager. Hilliam les prit et s’apprêtait à partir lorsque Dyer les lui arracha des mains, déclarant que son ancienneté lui conférait le droit de les porter.

Pour trancher la question, je donnai à Dyer les ordres à l’intention de la compagnie de droite et les autres à Hilliam. Ils partirent aussitôt, franchirent la zone de l’artillerie, où le feu était extrêmement nourri, mais ils furent tous deux touchés un peu plus loin, Hilliam au poumon et Dyer à un centimètre du coeur. Dyer réussit néanmoins à se traîner jusqu’à dix verges des tranchées, où les hommes le tirèrent, et le message fut transmis.

Je convainquis alors le général Currie, qui s’était entretenu avec le colonel Lipsett, de se retirer, ce qu’il fit sous le feu des mitrailleuses allemandes installées dans les chaumières derrière nous. Le colonel Lipsett et moi avions convenu que, si nous devions nous replier, nous le ferions successivement à partir de la gauche. Toutefois, les hommes qui restaient dans les premières tranchées sortirent presque tous ensemble, laissant mes compagnies A et B tenir la ligne. Je dépêchai alors mon état-major avec l’ordre de s’arrêter à un endroit précis sur la route de Zonnebeck et d’éviter le feu des mitrailleuses ennemies. Mes hommes partirent un à la fois, essuyant le feu d’artillerie nourri qui balayait les contre-pentes de la crête de Gravenstafel.

Je restai seul pendant une vingtaine de minutes, les bâtiments s’effondrant autour de moi comme des châteaux de cartes. Je vis environ 300 hommes des 7e, 8e et 10e bataillons qui descendaient la pente de la rivière et qui, au lieu de s’arrêter à mi-chemin du carrefour pour se retrancher, continuaient plutôt vers celui-ci. Mes deux compagnies qui n’avaient pas encore commencé à se replier, la compagnie A commandée par le major Tenaille et la compagnie B commandée par le major Edgar, ne pouvaient donc compter sur aucune aide.

Je descendis en courant au carrefour et trouvai de fait 40 hommes qui, maintenant plus à l’abri de l’autre côté de la route, se dirigeaient vers Ypres. Je leur fis retraverser la route et leur dis que nous allions tous remonter la colline pour aider les deux compagnies du 5e bataillon à se replier.

Ces deux compagnies furent vraiment les dernières de la division canadienne à quitter leurs tranchées. Je rencontrai le lieutenant McLeod du 8e bataillon, qui me prêta main-forte. Le rechargement des mitrailleuses allemandes qui déclenchaient un tir d’enfilade nourri depuis les chaumières à 400 verges semblait prendre une minute. Les hommes se couchaient donc pendant qu’elles tiraient et reprenaient leur route dès qu’elles s’arrêtaient.

À mi-chemin du sommet de la colline, les tirs cessèrent. Jetant un regard aux alentours, je vis que la chaumière dans laquelle se trouvait la mitrailleuse avait explosé. C’était l’un de ces heureux concours de circonstances qui surviennent parfois pendant la guerre. Le sergent-major du régiment que j’avais dépêché avec le personnel du quartier général était un artilleur expérimenté. Il s’était dirigé vers deux batteries britanniques qui se trouvaient derrière nous, à droite. Comme il ne voyait pas les chaumières, il avait dirigé leurs tirs en se servant d’une carte.

Un obus allemand frappa l’un des canons de cette batterie, tuant les hommes. Le commandant qui gisait blessé sur le sol, son téléphone hors de portée, cria des ordres à l’autre canon avec le résultat que l’on sait.

À mi-chemin, je rencontrai le colonel Lipsett et le major Moore, mon commandant adjoint, et nous nous dirigeâmes vers le sommet de la colline sous un feu d’artillerie des plus nourris. Toutefois, je m’en souviens clairement, au cours des 100 dernières verges, alors que le bruit était si fort qu’il fallait crier pour se faire entendre et que le feu de l’artillerie était ininterrompu, je vis sur ma droite mon cuisinier, le soldat Purvis, qui marchait prestement, la visière de sa casquette rabattue sur un oeil, et m’adressait un grand sourire. Mon interprète, qui ne me quittait pas, s’en tira avec une balle au centre de son chapeau.

Je vis le colonel Lipsett couché sur le sol et lui criai de se rapprocher de la crête, sachant qu’il se trouvait juste à la portée des Allemands.

Je tiens maintenant à souligner le courage remarquable de ces hommes des 5e, 7e, 8e et 10e bataillons. Ils s’étaient repliés à un endroit où ils étaient assez à l’abri, mais, lorsqu’ils en reçurent l’ordre, ils gravirent immédiatement la pente d’un demi-mille sous les tirs incessants des mitrailleuses, un feu très nourri d’artillerie, de shrapnel et d’explosifs brisants. Dès que je les eus envoyés dans les tranchées du haut de la colline et que j’eus dit personnellement aux sous-officiers que nous tiendrions la crête jusqu’à ce que nos deux compagnies se soient repliées et nous aient rejoints et que nous nous replierions alors tous ensemble, ces hommes enclenchèrent immédiatement leurs baïonnettes en disant joyeusement : “Dites-nous ce qu’il faut faire, mon commandant, et nous le ferons.”

Je me mis ensuite à la recherche du colonel Lipsett et repassai trois fois à l’endroit où je l’avais vu la dernière fois sous les tirs d’artillerie, convaincu qu’il avait été blessé. Je ne trouvai aucune trace de lui. Son ordonnance qui le suivait avait été blessé là où je les avais vus couchés tous les deux, et le colonel Lipsett l’avait aidé à se rendre au poste de secours situé à l’arrière.

Les compagnies A et B commencèrent à arriver, A à droite et B à gauche, conformément aux ordres. Je tiens à dire ici qu’au cours de cette retraite je n’ai pas vu un seul homme presser le pas, alors que les Allemands battaient du tambour derrière eux et leur criaient : “Vous êtes perdus maintenant, les Canadiens.” Je courus du côté droit et commandai à la compagnie de Tenaille de former une ligne prolongeant notre droite, un homme par verge. La compagnie B fit de même à gauche. Je postai le sergent Bowie et six hommes sur le flanc gauche pour surveiller un remblai derrière lequel je soupçonnais les Allemands de se cacher. Ce remblai était à quelque 80 verges. Soudain, 150 Allemands en surgirent. Ne pouvant voir si c’étaient des Allemands, des Britanniques ou des Français, Bowie leur fit sur-le-champ une sommation. Ils répondirent aussitôt : “Ne tirez pas, nous sont français.” Bowie cria : “Feu!”, en abattit 14 lui-même et ralentit l’assaut.

Les Allemands avançaient maintenant en criant. M’attendant à une charge, je donnai un ordre de tir rapide, qui repoussa complètement l’assaut. Il allait bientôt faire nuit, et j’estimais que nous maîtrisions la situation. Toutefois, rester là aurait été de la folie, un simple débordement suffisant à nous isoler.

Je tiens à préciser ici que les Royal Fusiliers qui se trouvaient à notre droite a grandement contribué au bon déroulement du repli des compagnies A et B poursuivies par les hordes allemandes; ils continuèrent à défendre leurs tranchées, affirmant qu’ils n’avaient pas reçu l’ordre de se replier et refusant de le faire.

Je convins alors avec le major Munroe du 8e bataillon de nous replier par détachements jusque vers 2 h, couverts par les hommes qui restaient sur la crête. Le repli commencé, je descendis voir le général Currie pour lui expliquer la situation. Ne le trouvant pas, je continuai jusqu’à ce que je rencontre deux batteries britanniques à notre arrière gauche. Je les mis au courant de la situation, dont ils ignoraient tout. Poursuivant ma route, je trouvai le quartier général de la brigade à laquelle appartenait le Royal Fusiliers et mis l’état-major au courant.

Ils ne savaient pas ce qui se passait. Accompagné de mon sergent-major, je parvins enfin au quartier général de notre brigade, à Saint-Jean. Environ 400 hommes, ce qui restait de la brigade, arrivèrent avant l’aube, exténués, intoxiqués par les gaz, affamés et assoiffés.

À 7 h, quatre heures plus tard, la brigade prit la direction de Fontuin pour rétablir la ligne. Nous restâmes pour soutenir la ligne britannique ce jour-là et la nuit qui suivit, puis le lendemain encore, sous un feu d’obus très nourri et essuyant beaucoup de pertes. La nuit du 27, nous nous repliâmes par Potijze et Ypres jusqu’à environ deux milles à l’arrière du canal, où nous nous installâmes dans des huttes. Le lendemain matin, le réveil fut sonné par le shrapnel qui perçait le toit des huttes.

Haut de la page

Je fis immédiatement sortir les hommes dans les champs, où nous demeurâmes couchés jusqu’à la nuit du 29. Cette nuit-là, la brigade avança de nouveau jusqu’au canal, les 5e et 10e bataillons occupant des secteurs du canal, les 7e et 8e tenus en réserve. Je devais garder quelque 500 verges du canal rejoignant Ypres par le nord et j’étais chargé de faire sauter deux ponts, les numéros 1 et 2.

Il n’y avait pratiquement aucune protection à l’arrière du canal, et nous restâmes couchés pendant six jours et six nuits sous un bombardement d’artillerie absolument incessant, essuyant de lourdes pertes chaque jour. Nous fûmes relevés dans la nuit du 5 par les Essex.

Nous parcourûmes alors 17 milles pour aller nous loger à Outersteen, de l’autre côté de Bailleul, où nous arrivâmes vers 11 h dans un état d’épuisement total. Là, nous reçûmes la visite du général Smith-Dorrien. »

Conclusion

Le lieutenant-colonel Tuxford fut l’un des 12 commandants d’infanterie à participer à la seconde bataille d’Ypres, mais des douzaines d’autres officiers ont commandé des forces pendant cette bataille. Il est donc surprenant que, près d’un siècle plus tard, il n’y ait encore aucune analyse sérieuse du leadership et du commandement canadien au cours de cette bataille. Le compte rendu de Tuxford n’est qu’un témoignage parmi tous ceux qui pourraient étayer une telle analyse. Or aucune étude exhaustive n’a encore été entreprise par les chercheurs en histoire militaire canadienne. Nous espérons que cet article et d’autres susciteront un nouveau départ.

Logo RMC

Andrew B. Godefroy, Ph. D., enseigne au Collège militaire royal du Canada et y travaille aussi au développement des cours.

Notes

  1. Les bataillons du Corps expéditionnaire canadien avaient un effectif d’un peu plus de 1 000 hommes, mais les unités combattant sur le front occidental n’étaient jamais pleinement constituées à cause des pertes constantes au combat et hors combat.
  2. Les nécrologies publiées dans le Canadian Defence Quarterly au cours des années 1920 et 1930 et les portraits biographiques de certains officiers généraux qui firent leurs premières armes à titre de commandants de bataillon constituent des exceptions notables. Voir par exemple M. Foran, « W. A. “Billy” Griesbach and World War One » dans Alberta History, volume 32, numéro 3, été 1984, p. 1-8. Il faut aussi rappeler que la plupart des bataillons d’infanterie recrutés pour le Corps canadien ont été démembrés en Angleterre pour servir de renforts aux unités servant avec les 48 bataillons des divisions canadiennes en France et dans les Flandres. Leurs commandants étaient souvent affectés à l’état-major en Angleterre, d’où le vaste surplus d’officiers supérieurs canadiens désoeuvrés au Royaume-Uni.
  3. L’étude du leadership et du commandement dans le Corps expéditionnaire canadien est en grande partie un domaine inexploré, la plupart des études remontant à plusieurs décennies. Les meilleures études détaillées portant sur le rôle des officiers du Corps expéditionnaire demeurent celle de K. C. Eyre, « Staff and Command in the Canadian Corps: The Canadian Militia 1896-1914 as a Source of Senior Officers », thèse de maîtrise non publiée, Duke University, 1967, et celle de A. M. J. Hyatt, « Canadian Generals of the First World War and the Popular View of Military Leadership », Social History, volume 24, numéro 12, novembre 1979, p. 418-430.
  4. Sur les 12 commandants de bataillon d’infanterie ayant participé à la seconde bataille d’Ypres, 3 ont été tués.
  5. Le commandant de brigade ayant eu les plus longs états de service est le brigadier général Victor W. Odlum, CB, CMG, DSO, qui a dirigé la 11e brigade d’infanterie canadienne (4e division canadienne) de juillet 1916 à juin 1919. Il a commandé le 7e bataillon (Colombie-Britannique) au cours de la 2e moitié de la seconde bataille d’Ypres, après la mort du premier commandant, et a assuré le commandement du bataillon jusqu’à sa promotion au commandement de la 11e brigade, en juillet 1916.
  6. Archives nationales du Canada, Fonds d’archives 24, « CEF Personnel Record for Brigadier General George Stuart Tuxford, 5th Battalion and 3rd Brigade, 1st Canadian Division ».
  7. Daniel G. Dancocks, Welcome to Flanders Fields: The First Canadian Battle of the Great War – Ypres, 1915, McClelland and Stewart, Toronto, 1988, p. 23.
  8. Citation provenant du site Internet « History of the Saskatchewan Dragoons », à l’adresse http://www.saskd.ca/27Light.htm [TCO].
  9. Ibid. [TCO] Le premier bataillon formé par Tuxford se composait d’hommes des 12e, 16e, 27e , 29e, 30e, 31e et 35e bataillons du Light Horse et du Corps of Guides. Il pensait pouvoir ensuite former un deuxième bataillon constitué uniquement de troupes de cavalerie, mais le cours des événements a changé et l’occasion ne s’en est jamais présentée.
  10. Colonel A. F. Duguid, Official History of the Canadian Forces in the Great War 1914-1919, King’s Printer, Ottawa, 1938, Annexe 226. Force du bataillon le 10 février 1915.
  11. Les critiques pourraient avancer que Tuxford a pu vouloir se présenter sous son meilleur jour pour la postérité; cependant, comme le montre son compte rendu, il n’avait pas peur de se critiquer ni de critiquer son organisation pendant les combats. Ainsi, il admet que des erreurs ont été commises et que l’ennemi a pu pénétrer derrière sa position, aveu que des dirigeants moins sûrs d’eux auraient pu juger embarrassant.
  12. Archives nationales du Canada, Fonds d’archives 24, volume 1825, dossier GAQ 5-61, « Narrative of Brigadier General Tuxford, CMG », rédigé le 10 mars 1916.