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Intervention humanitaire

Un Griffon

Photo du MDN ISD01-102 par le sergent Gerry Pilote

Un hélicoptère Griffon CH-146 du 430e Escadron tactique d’hélicoptères de Valcartier, au Québec, effectue une patrouille aérienne de routine. Cet escadron fournit un appui aérien tactique à la Force opérationnelle en Bosnie-Herzégovine, dans le cadre de la 9e rotation de l’opération Palladium, la participation canadienne à la Force de stabilisation de l’OTAN.

Réflexions sur la responsabilité de protéger et le droit militaire

par le major général Jerry S. T. Pitzul, le lieutenant-colonel Kirby Abbott et le capitaine Christopher K. Penny

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Les opinions exprimées par les auteurs du présent article sont personnelles et ne reflètent pas nécessairement celles du gouvernement du Canada, des Forces canadiennes ni du Cabinet du Juge-avocat général.

En cas de crimes contre l’humanité ou de génocide, quel intérêt fera pencher la balance et décider ou non d’intervenir militairement? Qu’est-ce qui prévaudra? Le respect westphalien de la souveraineté politique et territoriale de l’État où ces crimes sont commis ou la défense des droits de l’homme? Les membres des forces canadiennes se sont trouvés maintes fois au centre géographique de ce débat.

La décision d’intervenir ou non est délicate et prête à controverse. Elle soulève nombre de questions complexes d’ordre moral, politique, juridique et opérationnel. Le discours-programme prononcé par le général Klaus Naumann au 20e séminaire annuel de l’Institut de la Conférence des associations de la défense, publié dans le présent numéro, et le rapport de la Commission internationale indépendante de la souveraineté des États et de l’intervention1, à laquelle siégeait le général Naumann, apportent sur cette question des éléments importants.

Le rapport de la Commission internationale indépendante de la souveraineté des États et de l’intervention, La responsabilité de protéger, lance un défi à ceux qui estiment que les notions westphaliennes de souveraineté de l’État priment les droits de l’homme fondamentaux. Il propose une nouvelle démarche et un nouveau cadre pour assurer la protection des droits fondamentaux de l’homme, même en l’absence d’une autorisation expresse du Conseil de sécurité des Nations Unies. À l’instar du discours-programme du général Naumann, ce rapport est audacieux et innovateur et il arrive à point nommé. Si la communauté internationale l’adopte, il aura une incidence importante sur la manière dont les forces militaires interviendront en cas de catastrophes humanitaires.

Le rédacteur en chef de la Revue militaire canadienne nous a offert la possibilité d’ajouter, dans l’optique du droit militaire, un bref commentaire sur La responsabilité de protéger et sur le discours-programme du général Naumann. Laissant à d’autres les questions d’ordre moral, politique et opérationnel, nous ferons donc des observations générales, non exhaustives et de nature strictement juridique. Nous avons l’intention de présenter sommairement certaines questions de droit abordées par le général Naumann et par la Commission. Les idées innovatrices remettent inévitablement le statu quo en cause. Il importe donc de les situer dans le contexte juridique actuel.

La responsabilité de protéger et le discours du général Naumann ne sont pas censés présenter uniquement des arguments de nature juridique. Ils comportent un mélange de morale, d’éthique, de politique et de droit. En mélangeant ces domaines, on présente une argumentation rigoureuse et on fournit un cadre solide, ce qui ne serait pas possible si on s’en tenait à une seule discipline. Toutefois, ce genre d’argumentation est ambigu, car on ne sait jamais si une affirmation, un concept ou un argument relève de la morale, de la politique ou du droit. Par exemple, pour un juriste, des concepts tels que la « responsabilité », qui ont une signification juridique, sont utilisés de manière ambiguë. Les membres de la Commission et le général Naumann s’exposent donc aux critiques, leur raisonnement risquant d’être jugé défectueux et injustifiable.

Cette ambiguïté se manifeste surtout quand il s’agit de définir le fondement juridique de la proposition de la Commission, à savoir l’intervention militaire dans des circonstances humanitaires bien précises. Il s’agit de définir en particulier sur quel fondement juridique repose une intervention militaire en l’absence d’une résolution du Conseil de sécurité.

L’intervention militaire en cas de violations graves des droits de l’homme : le débat juridique

Une éventuelle intervention militaire dans un État où se produisent de graves violations des droits de l’homme pose deux questions de droit. D’abord, en vertu de quel fondement juridique peut-on intervenir? Cette question, qu’aborde La responsabilité de protéger, n’est pas nouvelle; elle a été soulevée fréquemment lors des débats sur l’intervention humanitaire « juste » qui ont suivi l’opération au Kosovo. La seconde question que soulève le rapport de la Commission est nouvelle : sur quel fondement juridique peut-on avancer non seulement qu’il existe un droit de protéger les citoyens d’un autre État dans les circonstances prescrites mais aussi que ce « droit » est reconnu par la loi?

Un soldat

Photo du MDN IS2003-2551a par le sergent Frank Hudec

Un soldat canadien, dont le visage est enduit d’une crème qui le protège contre la poussière, manœuvre une mitrailleuse C-9, à bord d’un véhicule blindé léger, à Kaboul.

Un « droit » d’intervention militaire reconnu par la loi?

Nous parlerons tout d’abord des questions juridiques traditionnelles que les partisans du rapport de la Commission doivent aborder. Elles sont similaires à celles qui consistent à savoir si, en l’absence d’une autorisation du Conseil de sécurité, l’intervention humanitaire est actuellement un droit reconnu par le droit international2. Il y a des différences claires entre les arguments en faveur d’un tel droit et les arguments opposés.

Ceux qui affirment qu’un tel droit n’existe pas actuellement justifient généralement leur position en invoquant la Charte des Nations Unies, notamment le paragraphe 2(4)3, qui interdit tout recours à la force, sauf en cas de légitime défense (article 51) et d’autorisation du Conseil de sécurité (chapitre VII, en particulier l’article 42). Ils soutiennent qu’il n’y a pas de fondement juridique pour une intervention humanitaire si le Conseil de sécurité n’a pas expressément autorisé le recours à la force. Seules les interventions humanitaires autorisées par une résolution du Conseil de sécurité, comme en Somalie ou au Timor-Oriental4, seraient légales. Par conséquent, ceux qui sont dans ce camp jugeront que, en l’absence de l’autorisation du Conseil de sécurité, toute proposition d’intervention militaire de la part de la Commission ou du général Naumann, serait illégale en vertu du droit international en vigueur.

La plupart des jurisconsultes qui se rangent dans ce camp reconnaissent toutefois, ce qui est important pour les partisans du droit de protection, que le droit international est dynamique et peut être modifié. Avec le temps, les pratiques étatiques peuvent aboutir à la réinterprétation de la Charte des Nations Unies en fonction des changements apportés au droit coutumier international. Si le droit international ne permet pas encore d’employer une force militaire à des fins humanitaires, il peut évoluer et s’oriente déjà dans cette direction5. Comme l’a remarqué un éminent avocat international devant le comité des affaires étrangères de la Chambre des communes du Royaume-Uni après la campagne aérienne au Kosovo :

« Les partisans d’une intervention humanitaire constituent une minorité. Toutefois, ce qui importe, c’est le droit coutumier international, qui dépend de la pratique des États reposant sur l’opinio juris, c’est-à-dire sur la conviction que l’intervention respecte le droit international. Il ne fait aucun doute que des pratiques concordantes des États membres peuvent modifier la Charte des Nations Unies en devenant un nouveau principe du droit coutumier. Les partisans d’une modification du droit coutumier doivent cependant fournir de nombreuses preuves. La question centrale est qu’il n’y a pas de preuve que la plupart des États ont changé d’avis6. »

Le principal raisonnement présenté ici est que les preuves de pratiques étatiques reposant sur l’opinio juris ne sont pas encore suffisantes pour étayer l’argument selon lequel il est légal d’employer une force militaire sans l’autorisation du Conseil de sécurité, en cas de violations graves des droits de l’homme.

Pour d’autres juristes de ce camp, notamment l’ancien président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le droit coutumier international pourrait constituer un fondement juridique pour une intervention militaire à des fins humanitaires précises, et le droit international s’oriente effectivement dans cette direction. Ainsi, à la fin d’un survol historique des pratiques étatiques en matière de droits de l’homme internationaux, le juge Antonio Cassese conclut :

« Étant donné ces nouvelles tendances dans la communauté internationale, j’estime que, dans certaines conditions strictes, l’emploi d’une force armée pourra peu à peu se justifier, même sans l’autorisation du Conseil de sécurité7. »

Les conditions qu’il énumère ensuite sont étonnamment semblables à celles que pose La responsabilité de protéger8.

L’évolution des pratiques internationales reposant sur la Charte des Nations Unies et sur le droit coutumier international est due à la volonté de plus en plus ferme de faire passer la protection des droits de l’homme avant le respect westphalien de la souveraineté de l’État. Les droits de l’homme ont été le moteur de l’élaboration d’une doctrine d’intervention humanitaire et de la redéfinition continuelle de notions telles que les « affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale » en vertu du paragraphe 2(7)9 ou la « menace contre la paix et la sécurité » en vertu de l’article 3910 de la Charte des Nations Unies. Il y a de plus en plus d’interventions militaires et non militaires en réaction à de graves violations des droits de l’homme sur le territoire d’un État qui n’est pas en mesure de les empêcher ou qui refuse de le faire.

À cet égard, un jurisconsulte note :

« En ce qui concerne le recours à la force, d’une part, le droit essaie de relever de nouveaux défis; d’autre part, il est limité par l’expérience passée et il fluctue constamment. En termes juridiques, sa transformation est fortement tributaire de l’évolution du droit international en matière de droits de l’homme et de l’inclusion du respect des droits fondamentaux de l’homme dans la catégorie des principes fondamentaux du droit international. Ces nouvelles notions du jus ad bellum sont étroitement liées au droit des peuples à l’autodétermination et aux normes qui régissent les droits des minorités ethniques et religieuses [...]. Le problème, toutefois, est que les principes de l’égalité souveraine des États, du non-recours à la force et de la non-intervention dans les affaires nationales, qui sont garantis par la Charte des Nations Unies [...], sont les joyaux du système international westphalien, tandis que le principe du respect des droits de l’homme [...] mine le fondement de ce système [...]. Toutefois, le droit du recours à la force, qui évolue, ne peut faire abstraction de l’évolution du droit international en matière de droits de l’homme11. »

Un véhicule blindé

Photo du MND IS2003-2498a par le sergent Frank Hudec

Des militaires canadiens à bord d’un véhicule blindé léger passent devant le palais royal en ruine, à Kaboul.

L’auteur cite ensuite les célèbres déclarations de Kofi Annan sur la protection des droits de l’homme, après la campagne aérienne du Kosovo. Le secrétaire général des Nations Unies avait dit que « [l]a Charte est un document évolutif » et que « rien dans la Charte n’interdit de reconnaître qu’il y a des droits qui transcendent les frontières12. » En fait, même avant le Kosovo, Annan avait reconnu :

« Lentement mais sûrement, je pense, une norme internationale contre la répression violente de minorités se fait jour, une norme qui prévaudra sur les préoccupations au sujet de la souveraineté de l’État et qui doit prévaloir. Aucun gouvernement n’a le droit de se réfugier derrière la souveraineté internationale pour violer les droits de l’homme ou les libertés fondamentales de ses habitants13. »

Les déclarations du secrétaire général recoupent et appuient les arguments avancés dans La responsabilité de protéger.

La plupart des juristes qui critiquent l’intervention humanitaire pensent, nous l’avons dit, qu’un tel droit peut se cristalliser, mais n’est pas encore reconnu par le droit coutumier international. Ils arguent de l’« insuffisance de preuves » de pratiques étatiques basées sur l’opinio juris, condition nécessaire pour que le droit coutumier international fasse état d’un droit.

Ainsi, une déduction fondamentale que l’on peut tirer de la position de ceux qui jugent que le droit en vigueur ne justifie pas la demande d’intervention présentée dans La responsabilité de protéger est que l’on peut arriver à prouver qu’il y a une opinio juris et qu’un fondement juridique peut voir le jour. Qui plus est, cette preuve peut être établie au sein des Nations Unies, y compris au sein de son assemblée générale. La résolution Union pour le maintien de la paix, adoptée en 195014, et la déclaration Relations amicales15 de 1970 sont deux exemples historiques importants. Elles ont été adoptées par l’Assemblée générale.

Outre les résolutions de l’Assemblée générale, des propositions innovatrices, telles que celles de la Force d’urgence des Nations Unies en Égypte défendue par Lester B. Pearson, ont permis aux États membres d’ouvrir la voie à un fondement juridique pour le maintien de la paix. Dans le cadre du présent article, il est important d’insister sur cette démarche historique. Elle illustre la manière dont les dirigeants canadiens aux Nations Unies peuvent prouver qu’il existe une nouvelle norme coutumière internationale, ce qui modifie la pratique des Nations Unies et l’interprétation de la Charte. C’est important parce que c’est en vertu de cette tradition que le Canada a répondu à l’appel de Annan, demandant aux États, après le Kosovo, de « faire montre d’unité » au sujet de la question suivante : « Comment devons-nous réagir à des situations comme celles dont nous avons été témoins au Rwanda ou à Srebrenica et devant des violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l’homme, qui vont à l’encontre de tous les principes sur lesquels est fondée notre condition d’êtres humains? »

Comme le note l’avant-propos de La responsabilité de protéger, c’est à l’Assemblée générale des Nations Unies que le Canada a annoncé, en septembre 2000, qu’il créerait la Commission internationale indépendante de la souveraineté des États et de l’intervention. Il soutient maintenant une résolution de l’Assemblée générale qui appuie le rapport de cette commission16. Du point de vue juridique, les dirigeants du gouvernement canadien, aux Nations Unies et à l’extérieur, contribuent énormément à l’établissement de la preuve de l’existence ou de l’imminence (cela dépend du point de vue adopté) d’une norme coutumière.

Il y a aussi, nous le répétons car c’est important, un groupe de juristes pour lequel il existe un droit d’intervention humanitaire reconnu par la loi internationale17. Pour ces derniers, la Charte des Nations Unies est un « arbre vivant » et est donc susceptible de donner lieu à de nouvelles interprétations à mesure que sont adoptées des normes coutumières. Un éminent partisan du droit à l’intervention humanitaire observe :

« Certains ont soutenu que le droit international ne peut absolument pas reconnaître que l’intervention humanitaire est un droit parce que la Charte des Nations Unies interdit le recours à la force et qu’il n’y a aucune exception expresse pour une intervention humanitaire. Il s’agit là d’une interprétation trop rigoureuse du droit international.

« Cette approche ne tient pas compte du fait que le droit international en général et la Charte des Nations Unies en particulier ne reposent pas exclusivement sur les principes de la non-intervention et du respect de la souveraineté de l’État. Les valeurs sur lesquelles s’appuie le système juridique international incluent également le respect des droits de l’homme. Faire respecter ces droits est une des raisons d’être des Nations Unies et du droit international [...]. Qui plus est, le droit international ne se limite pas aux textes des traités. Il n’est pas statique; les pratiques étatiques, les interventions et les réactions à ces interventions le font évoluer. Depuis 1945, les États accordent une importance grandissante à la préservation des droits de l’homme. Quand ces droits couraient un grave danger, les États ont été prêts à faire valoir le droit à l’intervention humanitaire comme mesure de dernier recours18. »

À ce stade, ceux qui défendent l’existence d’un fondement juridique coutumier international pour l’intervention humanitaire citent une longue liste de pratiques étatiques à l’appui de la cristallisation d’un droit reconnu par la loi. Cela inclut de nombreuses interventions militaires sur le territoire d’un État souverain sans l’autorisation préalable du Conseil de sécurité, dans des situations de crise humanitaire. Parmi les exemples qui sont le plus souvent présentés figurent l’intervention de l’Inde au Pakistan en 1971; celle du Vietnam au Cambodge de Pol Pot en 1978; l’invasion de l’Ouganda par la Tanzanie, également en 1978; les interventions de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest au Liberia en 1990 et en Sierra Leone en 1997; l’imposition de zones d’interdiction aérienne dans le Nord et le Sud de l’Irak en 1991 et en 1992 respectivement; et, bien sûr, le Kosovo19.

En résumé, le débat sur l’existence d’un droit à l’intervention humanitaire est centré sur la question suivante : la valeur probante suffit-elle pour qu’on puisse conclure qu’un tel droit s’est « cristallisé »? Dans les deux camps, la plupart des juristes qui prennent part à ce débat admettent que le droit international coutumier et les interprétations de la Charte des Nations Unies peuvent évoluer et sont partisans d’un droit à l’intervention humanitaire. Selon le général Naumann, la proposition du rapport de la Commission internationale indépendante de la souveraineté des États et de l’intervention présente une « différence marquée avec la façon dont on interprète généralement le droit international », mais un examen de ce débat révèle que cette différence n’est peut-être pas aussi « marquée » qu’il le prétend.

Un soldat avec des enfants

Photo du MND VK2002-0253-03d par le caporal John Clevett

Le caporal Doug Boxall distribue la revue Mostovi aux habitants de la ville de Bihac. L’OTAN se sert de cette revue pour tenir les Bosniaques au courant des missions de maintien de la paix et des activités culturelles en Europe.

Une « responsabilité » civile en matière d’intervention militaire?

L’analyse juridique de l’intervention humanitaire est généralement centrée sur la question suivante : un tel droit existe-t-il actuellement en vertu du droit international? Ceux qui jugent que La responsabilité de protéger laisse croire à l’existence d’un fondement juridique pour l’intervention militaire, dans des circonstances humanitaires bien définies, doivent faire face aux mêmes défis juridiques que les partisans d’un droit d’intervention humanitaire.

Dans le débat actuel, presque rien n’indique qu’à ce droit s’ajoute une responsabilité civile d’user de la force militaire. Néanmoins, les membres de la Commission et le général Naumann affirment que la communauté internationale a le devoir de protéger les civils contre toute grave violation des droits de l’homme quand leurs États ne sont pas en mesure de le faire ou refusent de le faire.

La responsabilité de protéger semble comporter, nous l’avons dit, un mélange de questions d’ordre moral, politique, juridique et opérationnel. Le concept de responsabilité peut signifier pour certains jurisconsultes que l’État et ses agents, y compris peut-être les commandants militaires, ont une obligation. Ne pas respecter une obligation civile pourrait donc entraîner une responsabilité civile correspondante pour l’État et ses agents. Sur quelle autorisation légale repose une telle responsabilité?

Le rapport de la Commission et le discours du général Naumann ne définissent nulle part avec précision le concept de responsabilité. Cette ambiguïté est peut-être délibérée. Elle a certes soulevé un débat nécessaire. Cependant, cette lacune pourrait exposer le rapport de la Commission à des critiques inutiles. Si la Commission utilise le terme dans un sens moral ou politique, elle pourrait atteindre son but en le disant clairement et en s’appuyant sur un raisonnement juridique pour soutenir le droit d’intervention militaire20.

En revanche, ne pas clarifier le concept de responsabilité pourrait signifier que l’État a des obligations civiles et une responsabilité civile correspondante s’il n’intervient pas. En droit international, c’est un argument qui prête à controverse. Invoquer cet argument peut entraver inutilement, sur les plans politique et juridique, la cristallisation opportune d’un droit, reconnu par la loi, d’intervenir en cas de catastrophe humanitaire dans des États qui refusent d’intervenir ou qui ne sont pas en mesure de le faire.

Ce qui importe dans ce débat, c’est que les partisans et les adversaires d’un droit d’intervention humanitaire, y compris au sein de la Commission, s’entendent presque tous sur les conditions préalables fondamentales pour l’usage de la force militaire. Dans l’ensemble, on reconnaît qu’il faut : préciser à partir de quel moment les violations des droits de l’homme sont jugées graves ou imminentes (crimes contre l’humanité ou génocide); avoir pris toutes les mesures non militaires ou avoir la preuve que ces mesures seront sans effet; avoir eu recours, lorsque c’était possible, à tous les organismes et à tous les processus existants, tels que le Conseil de sécurité; et réglementer tout recours à la force par le droit humanitaire international, notamment par les principes de la nécessité et de la proportionnalité21.

Les questions relatives au droit des conflits armés

Jusqu’ici, nous avons traité de la dimension juridique des interventions militaires étatiques (jus ad bellum) et nous avons seulement mentionné certaines des questions les plus évidentes d’un point de vue général. Dans le cadre limité du présent article, nous voudrions soulever plusieurs questions relatives aux lois qui régissent les moyens et les méthodes d’intervention militaire (le jus in bello, le droit des conflits armés ou le droit humanitaire international).

Dans la plupart des cas, le recours à la force militaire pour intervenir dans un État qui n’est pas en mesure de protéger ses citoyens, ou qui refuse de le faire, contre de graves violations des droits de l’homme est réglementé par le droit des conflits armés, un domaine distinct du droit international. Tout en chevauchant le droit international en matière de droits de l’homme, le droit des conflits armés demeure un code spécialisé et déterminant qui régit l’application d’une force militaire22. Aux termes de ce droit, les moyens et les méthodes de combat ne sont pas illimités23. Seuls des objectifs militaires peuvent être attaqués24; les civils et les biens civils ne doivent jamais l’être25. De plus, tout recours à la force militaire doit être proportionnel. Cela signifie que, lors de toute attaque susceptible de provoquer des dommages collatéraux, ces dommages ne doivent pas être excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct que l’on pense tirer26.

À cet égard, nous ne sommes pas d’accord avec certaines remarques du général Naumann, notamment quand il dit que, « en cas de guerre, pour forcer l’ennemi à se rendre, il faut souvent neutraliser ses capacités [...] industrielles. » Le seul objectif légitime du recours à la force militaire est de détruire ou de neutraliser des objectifs militaires. Viser les « capacités industrielles » d’une nation n’est légitime que dans la mesure où ces capacités sont un objectif militaire valide et où l’on respecte le principe de la proportionnalité. Comme nous l’avons dit, le recours à la force militaire ne peut jamais être illimité, et les commandants militaires ne peuvent jamais faire « n’importe quoi » pour atteindre leurs objectifs. Ils doivent au contraire user de la force avec rigueur et discernement de manière à faire la distinction entre les biens civils et les objectifs militaires.

Enfin, le général Naumann observe que « la protection des forces d’intervention ne devrait jamais devenir l’objectif principal de l’opération. » Cela rejoint l’opinion exprimée dans le rapport de la Commission :

« Bien souvent, les modalités régissant l’emploi de la force [...] sont fondées bien plus sur la commodité militaire que sur un sentiment de responsabilité humanitaire. En Bosnie, par exemple, les partisans d’une intervention militaire ont souvent fait valoir qu’une telle opération était réalisable à peu de frais, puisque les frappes aériennes étaient peu susceptibles d’entraîner des pertes, au lieu de se fonder sur des impératifs moraux, légaux ou opérationnels. [...] La protection des forces intervenantes représente un objectif important mais ne doit jamais devenir le principal but poursuivi; si cet objectif vient à primer, il est peut-être préférable de retirer les forces menacées, quitte à engager plus tard une initiative renouvelée et dotée de moyens plus importants27. »

Nous laissons aux commandants des forces canadiennes le soin de faire des observations sur les problèmes évidents que posent les opérations. Toutefois, il importe de souligner que la force militaire doit satisfaire aux exigences de la proportionnalité. Si une attaque respecte ce principe, l’unité qui intervient n’est pas tenue par la loi de compromettre sa protection pour réduire davantage les dommages collatéraux. Prenons l’exemple des opérations aériennes. Un pilote qui remplit les conditions de la proportionnalité lorsqu’il participe à une frappe n’aurait pas à réduire l’altitude de son axe d’attaque pour limiter davantage les effets collatéraux.

Fouilles corporelles

Photo du MDN IS2003-2467a par le sergent Frank Hudec

Le soldat Cassidy Tait, du 2e Bataillon, The Royal Canadian Regiment, fouille un civil afghan travaillant au camp canadien de la Force internationale d’assistance à la sécurité, à Kaboul.

Conclusion

La responsabilité de protéger et le discours du général Naumann présentent des idées innovatrices et stimulantes qui, si elles étaient adoptées, pourraient mener à davantage d’opérations militaires en cas de catastrophes touchant les droits de l’homme.

Ces propositions soulèvent beaucoup de questions juridiques, dont certaines viennent d’être présentées de manière générale. Selon le point de vue qu’on adopte, il existe ou il va bientôt exister un fondement juridique pour l’intervention militaire sur le territoire d’États souverains qui refusent de protéger leurs citoyens contre de graves violations des droits de l’homme ou qui ne sont pas en mesure de le faire, et ce, même en l’absence d’une autorisation expresse du Conseil de sécurité. Ce fondement juridique est-il suffisamment solide pour créer une obligation, dans un sens juridique plutôt que politique ou moral? C’est une question de droit international qui prête beaucoup plus à controverse.

Le cadre proposé par la Commission et le général Naumann ainsi que le rôle de chef de file qu’exerce le gouvernement du Canada dans ce domaine alimenteront davantage le débat international et pourraient étayer considérablement les arguments juridiques en faveur de l’intervention militaire pour protéger les populations subissant des atrocités. Il s’agit là d’une contribution importante.

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Le major général Jerry S. T. Pitzul, c.r., C.M.M., C.D., B.A.D., LL. B., M.B.A., est juge-avocat général des Forces canadiennes au quartier général de la Défense nationale, à Ottawa.

Le lieutenant-colonel Kirby Abbott, C.D., B.A. (avec mention), LL. B., M.A., LL. M., est directeur juridique et du droit international au Cabinet du Juge-avocat général.

Le capitaine Christopher K. Penny, B.A. (avec mention), LL. B., M.A., LL. M., est avocat militaire de réserve à la Direction juridique et du droit international et est professeur adjoint de droit international à la Norman Paterson School of International Affairs de l’université Carleton.

Notes

  1. Commission internationale indépendante de la souveraineté des États et de l’intervention, La responsabilité de protéger, Centre de recherches pour le développement international, Ottawa, 2001.
  2. Pour un examen général des différents points de vue des jurisconsultes, voici quelques références utiles : Christine Chinkin, Ian Brownlie et al., « Kosovo: House of Commons Foreign Affairs Committee 4th Report, June 2000: Memoranda », International and Comparative Law Quarterly, vol. 49, 2000, p. 876; Louis Henkin, « Editorial Comments: NATO’s Kosovo Intervention. Kosovo and the Law of “Humanitarian Intervention”», American Journal of International Law, vol. 93, no 4, 1999, p. 824; Christopher Greenwood, « International Law and the NATO Intervention in Kosovo », International and Comparative Law Quarterly, vol. 49, no 4, 2000, p. 927; Simon Chesterman, Just War or Just Peace?: Humanitarian Intervention and International Law, Oxford University Press, Oxford, 2001.
  3. Le paragraphe 2(4) de la Charte des Nations Unies stipule :
    « Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies. »
  4. Les résolutions du Conseil de sécurité importantes sont, pour la Somalie, la Résolution 794 (le 3 décembre 1992) et, pour le Timor-Oriental, la Résolution 1246 (le 11 juin 1999), la Résolution 1264 (le 15 septembre 1999) et la Résolution 1272 (le 25 octobre 1999).
  5. Voir par exemple Antonio Cassese, « A Follow-Up: Forcible Humanitarian Countermeasures and Opinio Necessitatis », European Journal of International Law, vol. 10, no 4, 1999, p. 791.
  6. Ian Brownlie, « Kosovo Crisis Inquiry: Memorandum on the International Law Aspects », The International and Comparative Law Quarterly, vol. 49, 2000, p. 894. [TCO]
  7. Antonio Cassese, « Ex iniuria ius oritur: Are We Moving Towards International Legitimation of Forcible Humanitarian Countermeasures in the World Community? », European Journal of International Law, vol. 10, no 1, 2000, p. 27. [TCO]
  8. ibid. Ces conditions sont notamment : il faut de graves violations des droits de l’homme équivalant à des crimes contre l’humanité; les autorités centrales de l’État commettent ces crimes ou ne sont pas en mesure d’y mettre fin; le Conseil de sécurité est incapable de prendre des mesures coercitives; il faut avoir pris toutes les mesures pacifiques pour remédier à la situation; une intervention multinationale ne peut avoir lieu que quand tous les moyens pacifiques ont été épuisés; il faut cesser d’avoir recours à la force une fois que l’objectif humanitaire a été atteint. Comparez cela avec le chapitre 4 du rapport de la Commission, op. cit.
  9. Le paragraphe 2(7) stipule : « Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État », sous réserve de l’application de mesures de coercition prises par le Conseil de sécurité, conformément au chapitre VII.
  10. L’article 39 stipule notamment :
    « Le Conseil de sécurité constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises conformément aux Articles 41 et 42. »
  11. Rein Müllerson, « The Use of Force Between Its Past and Future », International Peacekeeping, vol. 5, 1999. [TCO]
  12. Communiqué de presse des Nations Unies (SG/SM/7136), le 20 septembre 1999.
  13. Communiqué de presse des Nations Unies (SG/SM/6949), le 7 avril 1999.
  14. Résolution 377(A) de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 3 novembre 1950.
  15. Déclaration relative aux principes du droit international en matière de relations amicales et de coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies, Résolution 2625 (XXV) de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 24 octobre 1970.
  16. L’ancien premier ministre, Jean Chrétien, et le premier ministre actuel, Paul Martin, ont émis des idées qui rejoignent celles de la Commission. Voir, par exemple, les discours de Chrétien lors de l’ouverture de la 58e réunion de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 23 septembre 2003, et pendant le sommet sur le centrisme radical dont l’hôte était Tony Blair, le premier ministre du Royaume-Uni, le 12 juillet 2002. Plus récemment, Martin a fait valoir le rapport de la Commission pendant les discours du Trône du 3 février 2004 et du 5 octobre 2004, dans son allocution en réponse au discours du Trône. En outre, le 22 septembre 2004, à l’ouverture de la 59e réunion de l’Assemblée générale des Nations Unies, il a déclaré :
    « Le droit international évolue dans le bon sens. Le droit international coutumier se transforme donc de manière à fournir une base solide à la conception d’un cadre normatif applicable aux interventions collectives pour des motifs humanitaires. Afin d’accélérer le processus, les États membres devraient maintenant adopter une résolution de l’Assemblée générale, qui reconnaît l’évolution de la notion de souveraineté de manière à englober la responsabilité internationale à l’égard des populations. »
  17. Voir en particulier Greenwood, op. cit. Voir aussi les plaidoiries de la Belgique devant la Cour internationale de justice dans Legality of Use of Force (Serbia and Montenegro v. Belgium), Mesures provisoires, le 10 mai 1999, CR 99/15.
  18. Greenwood, op. cit., p. 929. [TCO]
  19. Dans de nombreux cas, l’autorisation implicite ou subséquente du Conseil de sécurité peut aussi justifier légalement une intervention de manière plus traditionnelle.
  20. Ce faisant, la Commission et le général Naumann pourraient toujours éviter d’adopter l’expression intervention humanitaire pour les raisons politiques évoquées dans le rapport de la Commission, op. cit.
  21. Comparez, par exemple, les conditions qui devront être réunies avant une intervention militaire énumérées dans le chapitre 4 du rapport de la Commission, op. cit.; Cassese (2000), op. cit.; N. White, « The Legality of Bombing in the Name of Humanity », Journal of Conflict and Security Law, vol. 5, 2000, p. 27; et V. Lowe, « International Legal Issues Arising in the Kosovo Crisis », International and Comparative Law Quarterly, vol. 49, 2000, p. 939. Voir aussi Christine Gray, International Law and the Use of Force, 2e édition, Oxford University Press, Oxford, 2004, p. 35.
  22. De temps à autre, dans le rapport de la Commission, la distinction entre les droits de l’homme et le droit des conflits armés n’est pas nette, tendance que l’on retrouve dans d’autres documents. Cette imprécision se justifie dans certains cas, en particulier quand le droit des conflits armés présente des lacunes. Cependant, si l’on n’y prend pas garde, elle risque d’éroder et de compromettre l’intégrité du droit des conflits armés et son objet principal, à savoir la garantie que ceux qui ne prennent pas part aux hostilités sont protégés contre leurs effets négatifs.
  23. Conférence diplomatique sur la réaffir-mation et le développement du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés, Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, 1977, paragraphe 35(1).
  24. ibid., article 48. L’emploi de forces militaires peut toutefois faire d’un bien civil l’objet d’une attaque légitime.
  25. ibid., article 48 et paragraphe 51(2).
  26. ibid., paragraphe 51(5).
  27. Rapport de la Commission, op. cit., p. 63. [TCO]