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Gestion de la défense

Ottawa

Photo du MDN ISC89-2156

Quartier général du ministère de la Défense nationale à Ottawa.

Une méthodologie permettant un changement radical? Les mesures de restructuration de la gestion, du commandement et du contrôle

par le lieutenant-colonel Michael Rostek

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Introduction

Au cours des années 1990, le ministère de la Défense nationale et les Forces canadiennes ont subi des changements radicaux. La fin de la guerre froide, la mondialisation et l’ère de l’information ont contribué à la transformation irrévocable de l’ordre social international. L’apparition de nombreux acteurs étatiques et non étatiques aussi hostiles que dissemblables a précarisé la sécurité mondiale. Les services de la défense se sont heurtés à des impératifs beaucoup plus complexes et imprévisibles que ceux qui avaient marqué l’ère relativement stable de la guerre froide :

« La fin de la guerre froide a marqué le début d’une ère où la stabilité internationale qui a caractérisé les années de tension entre l’Union soviétique et les États-Unis s’estompe. De nos jours, la fragmentation des États, les rivalités ethniques et religieuses tant intérieures que transfrontalières, le manque de ressources et les problèmes qui s’ensuivent ont rendu le monde instable et imprévisible1. »

Au début des années 1990, la déclaration d’un nouvel ordre mondial, à laquelle souscrivaient beaucoup de stratèges, a incité les gouvernements à chercher les insaisissables « dividendes de la paix2 » qui, croyait-on, accompagneraient inévitablement la fin de la guerre froide. Au Canada notamment, les compressions dans le secteur de la défense constituaient une option très séduisante sur le plan politique. Cet état d’esprit, conjugué à l’énorme fardeau du déficit fédéral, a donné lieu à une baisse de 23 % des dépenses militaires et à une réduction de 30 % de l’effectif des forces. Cependant, lorsque les effets de ces compressions ont commencé à se faire sentir au milieu des années 1990, d’autres réalités de la première décennie de l’après-guerre froide se sont aussi manifestées :

« En ce qui concerne la paix et la sécurité, on peut classer les problèmes qui ont marqué la première décennie de l’après-guerre froide en au moins quatre grandes catégories : la prolifération des armes, y compris des armes de destruction massive; les guerres civiles et intestines [...]; le terrorisme; la criminalité internationale ou transnationale, notamment en matière de drogue, d’immigration, de blanchiment d’argent, de technologies (surtout de nature bivalente) et d’espionnage économique3. »

Bien que le climat de sécurité ait semblé très différent après la guerre froide, le danger et l’instabilité continuaient de hanter la planète. Paradoxalement, ce nouveau contexte a imposé un lourd fardeau aux forces canadiennes. En outre, le gouvernement « reconnaissait que les compressions [budgétaires] auraient “une incidence sur les opérations courantes de l’ensemble des Forces et des répercussions considérables sur les opérations maritimes, terrestres et aériennes4” ». Le Ministère et les Forces ont soudain dû faire face à un rythme opérationnel accéléré et à d’importantes compressions budgétaires. Il leur fallait donc trouver des façons de préserver leur capacité opérationnelle. L’une des méthodes retenues pour accroître l’efficacité des opérations a été la refonte de l’organisation, soit le remaniement en profondeur des procédés organisationnels en vue d’améliorer considérablement les produits et les services fournis. Dans les Forces, l’incarnation de ce remaniement a été l’Équipe de restructuration de la gestion, du commandement et du contrôle5.

RGCC – Vision 97

RGCC Vision

L’Équipe de restructuration de la gestion, du commandement et du contrôle

Le ministère de la Défense nationale et les Forces canadiennes, notamment le quartier général de la Défense nationale, sont constamment remaniés et réorganisés depuis 1972. Toutefois, les années 1990 leur ont posé d’énormes problèmes, car ils ont subi diverses influences externes et internes, qu’il s’agisse de la fin de la guerre froide, de la mondialisation, du déficit fédéral galopant ou des accusations de mauvaise gestion et de gaspillage. En 1993, le Parti libéral, qui s’était engagé à réduire les dépenses fédérales tout en préservant les principaux programmes sociaux, a pris le pouvoir6. Le budget de la défense, considéré comme un anachronisme absolu, surtout en raison des « chevauchements administratifs et de la bureaucratisation croissante7 », est devenu la cible des mesures de compression. C’est là le message que les exposés budgétaires de 1994 et 1995 et le nouveau Livre blanc sur la défense de 1994 ont transmis au ministère de la Défense et aux Forces canadiennes. En janvier 1995, ces derniers ont appliqué des mesures de réduction des coûts, notamment par l’intermédiaire de l’Équipe de restructuration, qui avait un mandat de deux ans. Celle-ci était chargée de réduire le gaspillage et les dépenses du quartier général et de l’infrastructure afin de maintenir la capacité de combat8. Elle a donc choisi la refonte de l’organisation, stratégie que le ministère de la Défense et les Forces canadiennes ont hardiment présentée comme un gage de réussite.

Cette équipe a commencé par examiner attentivement les études antérieures sur la gestion et la structure organisationnelle, notamment le rapport de la Commission Glassco de 1962, celui du Groupe d’examen de la gestion de 1972 et l’étude Little-Hunter de 1988. Bien que cette liste ne soit pas exhaustive, elle présente les travaux peut-être les plus pertinents sur le peu d’effet qu’ont eu les réformes administratives des services de la défense sur la préservation de la capacité opérationnelle. Les premiers travaux de l’Équipe de restructuration, conjugués aux facteurs externes et internes évoqués précédemment, ont abouti à l’élaboration de Vision 97, qui insiste sur la nécessité de donner la primauté aux opérations en mettant en place une nouvelle organisation et une restructuration des processus, en instaurant une nouvelle culture et en intégrant l’information9.

Berlin

www.shearman.com

Rien n’a sans doute mieux caractérisé la fin de la guerre froide que la chute du mur de Berlin.

Une nouvelle organisation et une restructuration des processus

L’un des principaux objectifs de l’Équipe de restructuration était la réorganisation des processus; les fonds dégagés par cette restructuration seraient réaffectés au soutien de la capacité opérationnelle. La refonte devait rationaliser les processus du point d’entrée au point de sortie par-delà les frontières organisationnelles afin de maximiser l’efficacité et d’éliminer les chevauchements. En théorie, la refonte de l’organisation permet de créer des processus de bout en bout qui court-circuitent les voies hiérarchiques traditionnelles ou cloisonnements et transforment radicalement l’organisation. Comme l’expliquent Hammer et Champy, spécialistes de la refonte de l’organisation :

« La refonte de l’organisation est une remise en question fondamentale et une réorganisation radicale des processus administratifs destinée à améliorer considérablement les mesures du rendement, comme les coûts, la qualité, le service et la rapidité10. »

La définition de David Detomasi, professeur de commerce international à l’université Queen’s, éclaire cette définition théorique :

« La structure traditionnelle, hiérarchique et autoritaire, qui existe dans la plupart des organisations est remplacée par une structure plus nivelée dans laquelle les employés sont “habilités” à prendre des décisions. L’organisation “restructurée” fonctionne plus harmonieusement, jouit d’une productivité accrue et compte un effectif inférieur à celui de ses concurrents moins compétitifs11. »

Une organisation se restructure avant tout pour s’assurer un avantage concurrentiel12. À mesure qu’elle tente d’accroître son efficacité se produisent des épiphénomènes, tels qu’une réduction de l’effectif et la mise au point de nouveaux modes de prestation des services. Pour citer de nouveau Hammer et Champy, « la refonte de l’organisation signifie faire plus avec moins13. » Dans le sillage du budget fédéral de 1995, qui imposait une réduction de 23 % du budget de la défense (environ trois milliards de dollars), la réorganisation était la planche de salut. Selon l’Équipe de restructuration, quatre processus fondamentaux permettraient au ministère de la Défense et aux Forces de maintenir leur capacité de défense :

  1. Orientations stratégiques. Adoption d’orientations stratégiques au ministère de la Défense et dans les Forces ainsi qu’en matière de politique de défense en modifiant les orientations et l’affectation des ressources gouvernementales.

  2. Mise sur pied des forces. Transformation des politiques stratégiques et ministérielles en forces de service.

  3. Emploi des forces. Exercice du commandement et du contrôle des forces chargées de mener les opérations conformément à la politique de défense et aux orientations stratégiques.

  4. Services de soutien communs. Élaboration, gestion et communication des politiques ministérielles en matière de finances, de personnel, d’information, etc.

Conformément à la théorie de la refonte de l’organisation, ces processus devaient constituer l’assise de la nouvelle structure du ministère de la Défense et des Forces. Il ne fait pas de doute que, s’ils avaient été adoptés, ils auraient radicalement transformé ces deux organisations. L’Équipe de restructuration n’a pas suivi une démarche entièrement axée sur les processus, car il est très difficile d’assurer une capacité de défense au sein de l’appareil d’État14. La nature concurrentielle de la méthodologie de restructuration et la réduction de 33 % des ressources et de l’effectif du quartier général national illustrent d’ailleurs cette difficulté. Comme nous l’avons dit, la rationalisation et la réduction de l’effectif sont normalement des épiphénomènes de la refonte et non une fin en soi. Toutefois, on a fini par appliquer à une variante de la structure du quartier général en place à l’époque les processus adoptés par l’Équipe de restructuration. Celle-ci s’est expliquée ainsi :

« Plusieurs raisons nous ont incités à ne pas changer les titres au quartier général de la Défense, mais c’était essentiellement parce que, parmi toutes les options envisagées, aucune ne pouvait mieux assurer les capacités opérationnelles, qui sont notre priorité15. »

Par ailleurs, l’Équipe de restructuration soutenait qu’aucun impératif ne justifiait la modification de la structure du quartier général, car il faut « baser la transformation des échelons supérieurs sur autre chose que la théorie de la refonte, les questions de perspectives ou même les politiques internes avant d’abandonner un modèle qui a fonctionné pendant trois décennies16 ». Par conséquent, l’un des objectifs de l’Équipe consistait à remplacer la structure fonctionnelle du quartier général par une structure axée sur les processus. Cela dit, compte tenu du maintien de l’ancienne structure, on peut se demander ce qui justifiait la réorganisation17. Comme l’observent John Micklethwait et Adrian Wooldridge, correspondants en chef de l’Economist, le secteur public aborde souvent les réformes de cette manière. Les réformes administratives qu’il entreprend se caractérisent généralement par le maintien de l’ancienne structure, mais visent à réduire l’effectif18. On sait aussi que les services du ministère de la Défense n’ont pas tous adopté la méthodologie de la réorganisation en raison notamment de la résistance au changement, de la lassitude provoquée par les changements passés et du fait que certains se demandaient si les méthodes de l’Équipe de restructuration et les activités du quartier général sont compatibles19. On peut en conclure que cette restructuration, destinée à réaffecter à la capacité opérationnelle les fonds libérés, s’est effectuée de façon décousue et a ainsi maintenu le statu quo. S’agissait-il simplement d’un prétexte pour atteindre les objectifs à court terme de réduction des effectifs et de remaniement du quartier général? Bien que le rapport QGDN 99 : Examen de la restructuration et de la réingénierie20 affirme que l’organisation actuelle résulte « du pragmatisme et de la théorie de la réingénierie », il est difficile de quantifier les méthodes de l’Équipe de restructuration, puisque, même aujourd’hui, le quartier général n’a pas une vue d’ensemble de l’incidence ou de l’efficacité du remaniement21.

À ce moment-là, l’Équipe de restructuration était confrontée, au sein de la Défense, à des compressions budgétaires considérables et à une réduction du personnel. Elle a donc consacré beaucoup de temps et d’énergie à mettre au point des processus de bout en bout, mais n’a pu ensuite que greffer ces processus à la structure existante au lieu de mettre en place une structure fondée sur les processus eux-mêmes, conformément à la théorie de la refonte. Cela dit, le Ministère et les Forces admettent que, quoiqu’ils n’aient pas une vue d’ensemble de l’incidence de ce remaniement, le quartier général ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui sans les mesures prises par l’Équipe de restructuration. Les carences de cette équipe sont notoires et s’inscrivent dans la lignée des réformes administratives du Ministère22. Cependant, dans ce cas particulier, le problème est sans doute dû à l’application aveugle au secteur public d’une méthode de gestion à la mode dans le secteur privé.

L’application au secteur public des théories de la gestion du secteur privé

Dans les années 1990, les formules toutes faites, telles que impartition des fonctions non essentielles, gestion par objectifs ou harmonisation des processus fondamentaux, étaient monnaie courante au quartier général. Si le moulin à théories de la gestion tournait à plein régime dans le secteur privé, il tournait au ralenti dans le secteur public23. Peter Drucker, le penseur, l’auteur et le conférencier américain qui fait autorité en matière d’organisations, soutient depuis 50 ans que c’est le secteur public qui a le plus besoin de la théorie de la gestion. Trois facteurs expliquent la soif de ce secteur pour les méthodes de gestion du secteur privé24.

  1. La perte de confiance. La fin de la guerre froide et l’apparition de la mondialisation ont obligé le secteur public, notamment le ministère de la Défense et les Forces, à être plus transparent et à rendre davantage de comptes. Le Ministère et les Forces ne pouvaient plus invoquer la primauté de la sécurité. Les Canadiens ont donc remis en question le double emploi et le manque de reddition des comptes au nom de l’efficacité opérationnelle :

    « L’argument selon lequel les affaires militaires et la sécurité nationale étaient l’apanage des professionnels, devaient être confidentielles et à l’abri des compressions budgétaires nuisibles pour le moral, le recrutement et l’efficacité opérationnelle pesait lourd en temps de crise et de tensions internationales; cet argument était moins convaincant en période de détente internationale et de transformation des priorités nationales25. »

De plus, en même temps que la mondialisation s’amorçait une redéfinition du rôle et de la nature des institutions gouvernementales, qui ont alors été jugées hypertrophiées, inefficaces, conservatrices et trop puissantes26. Ces facteurs ont largement contribué à la perte de confiance dans divers organismes gouvernementaux au cours des années 1990, et ni le Ministère ni les Forces n’y ont échappé.

  1. L’obsession de « faire plus avec moins ». La menace d’un conflit mondial s’étant nettement estompée, la plupart des démocraties libérales du monde occidental ont réduit leurs dépenses militaires dans les années 1990, et le Canada n’a certainement pas fait exception à la règle. Pour « faire plus avec moins », il fallait gérer sainement les affaires de l’État et obtenir un rendement plus élevé des fonds publics. Bon nombre d’administrations publiques n’ont pas tardé à observer qu’il s’agissait là d’une pratique fondamentale dans le secteur privé. Du coup, cela se conçoit, il y a eu un regain d’enthousiasme pour les théories de la gestion du secteur privé :

    « Les dirigeants de presque tous les pays occidentaux, même les pays gouvernés par des partis de gauche, estimaient que le secteur public “devait soit adopter les pratiques de gestion du secteur privé, soit privatiser la fonction”27. »

C’est ainsi que la théorie de la gestion du secteur privé s’est imposée comme le substitut salutaire de la théorie de la gestion du secteur public, souvent dépassée. Une multitude de concepts à la mode, comme la gestion de la qualité totale et la refonte de l’organisation, ont commencé à s’introduire dans le secteur public. Le Ministère et les services canadiens de la défense n’ont pas échappé non plus à cet engouement.

  1. La volonté de rester à jour. Les programmes tels que Défense 2000, une mesure prise par le gouvernement Mulroney pour réformer le ministère de la Défense, et le projet d’une nouvelle gestion publique témoignent tout autant du désir de vivre avec son temps que de celui d’améliorer la gestion. La volonté d’amener les administrateurs publics à imiter les gestionnaires du secteur privé et à diriger les affaires de l’État comme s’il s’agissait d’affaires privées a suscité l’envie d’adopter les théories de la gestion du secteur privé au même rythme que les entreprises privées. Déréglementation, rationalisation, habilitation, approche client, voilà autant de devises qui ont marqué le début d’une nouvelle ère de gestion publique28.

Malgré ce nouvel engouement pour les méthodes de gestion du secteur privé, certains demeuraient sceptiques et jugeaient que tout cela était mauvais ou, du moins, pas forcément bon. En outre, il va sans dire que les coûts et les contradictions des théories de la gestion peuvent empêcher le secteur public de réaliser des gains réels. Adopter les théories de la gestion du secteur privé, théories dont l’utilité reste mal démontrée dans le secteur public, peut être onéreux. Les dépenses occasionnées par le recours à des services d’experts-conseils sont parmi les plus discutables. À titre d’exemple, au milieu de 1995, en Grande-Bretagne, le gouvernement conservateur de John Major a admis avoir dépensé pas moins de 320 millions de livres pour des services de conseillers en gestion29. Bien que peu d’éléments permettent d’évaluer le rendement de cet investissement considérable, certains experts-conseils ont reconnu officieusement que cet enthousiasme du secteur public pour les théories de la gestion du secteur privé leur a donné une chance inespérée de recycler à prix fort les produits et théories vendus auparavant au secteur privé30. Bien qu’il y ait lieu de se demander si le secteur public ne devrait pas épargner aux contribuables de tels coûts et de telles contradictions, force est de constater que certains progrès ont effectivement été réalisés.

Kaboul

Photo du MDN IS2003-2548a par le sergent Frank Hudec

Une meilleure gestion de la défense peut améliorer l’efficacité des opérations.

Privatisation, impartition, diversification des modes de prestation des services, peu importe le nom, le constat est le même : les entreprises privées assument les fonctions du secteur public parce qu’elles sont plus à même de fournir de meilleurs produits et services. Bien que ce nouveau mode de fonctionnement ne soit pas une panacée, comme se l’imaginaient les gouvernements, il ne fait pas de doute qu’il y a eu des améliorations dans certains secteurs de la fonction publique. Au ministère de la Défense, la diversification des modes de prestation des services a fait faire jusqu’ici des économies de l’ordre de 60 millions de dollars par année. Si ces économies ne représentent que 20 % de l’objectif initial, qui était d’économiser 300 millions de dollars, il faut reconnaître qu’elles sont appréciables et qu’il est possible de les accroître. En définitive, jusqu’ici, l’application de la théorie de la gestion du secteur privé au secteur public a été décevante mais n’a pas été une erreur.

Qu’en est-il de la refonte de l’organisation? Alors que le vent de réformes soufflait sur la fonction publique durant les années 1990, la refonte de l’organisation, l’un des volets de ces réformes, n’a pas été à la hauteur des attentes, qui étaient sans doute démesurées sous l’effet de la promotion orchestrée par les experts-conseils. Son efficacité a aussi été remise en question, dans la mesure où on dispose actuellement de peu d’outils pour évaluer la restructuration et les autres réformes destinées à accroître le rendement des services opérationnels. Par ailleurs, le fait que de nombreuses réformes, comme la refonte de l’organisation, aient été axées sur les employés et aient quelque peu négligé les cadres constitue une autre lacune généralisée des réformes dans le secteur public :

« Le remaniement du secteur public et sa “déhiérarchisation” pour favoriser l’esprit d’entreprise, la créativité, l’approche client et l’autonomie du personnel ont fait couler beaucoup d’encre. Cette transition a une incidence sur toutes les dimensions des opérations, y compris sur les principes acquis de loyauté et d’obligation dans les rapports entre l’employeur et l’employé. On a beaucoup étudié l’effet des transformations sur les employés, mais on a peu parlé des gestionnaires dans cette nouvelle structure administrative31. »

La théorie de la gestion du secteur privé a été considérée comme la solution à une foule de problèmes qui se sont manifestés dans le secteur public au cours de la dernière décennie. Tout le battage autour de la refonte de l’organisation a suscité un vif intérêt pour cette mode passagère du secteur privé. La remise en question fondamentale et la réorganisation radicale des processus administratifs en vue d’améliorer considérablement divers indices de rendement critiques, comme les coûts, la qualité, le service et la rapidité, ont généralement été considérées comme une panacée32. Toutefois, même si la fonction publique devait absolument promouvoir l’innovation et une gestion créative, n’importe quelle théorie de la gestion issue du secteur privé doit être assujettie à une évaluation rigoureuse avant d’être appliquée, surtout dans le secteur public. C’est d’ailleurs ce que remarque Ole Ingstrup, directeur du Centre canadien de gestion :

« Il va sans dire, mais il importe de le dire quand même, qu’il est doublement important pour nous qui travaillons dans le secteur public de faire preuve de prudence et de discernement. En matière de gestion, bon nombre d’idées proviennent du secteur privé, et les adeptes de ces idées croient souvent qu’on peut les appliquer au secteur public sans les modifier ou les adapter. Or les modes de gestion du secteur privé ne s’appliquent pas et ne peuvent pas s’appliquer au secteur public sans modification ou sans adaptation. La gestion du secteur public n’est pas et ne peut être identique à celle du secteur privé. Nous poursuivons des objectifs différents, nous sommes soumis à des contraintes différentes et nous avons des valeurs différentes. Par conséquent, nous devons, dans le secteur public, redoubler de prudence pour nous assurer que chaque nouveau concept est vraiment pertinent et adapté à nos organisations33. »

La théorie de la gestion, quelle que soit son origine, doit donc être mise en contexte. En effet, « les solutions à la mode sont souvent des idées ou des concepts utiles, qu’on applique malheureusement à grande échelle indépendamment du contexte34. »

La refonte de l’organisation est associée à la dimension « matérielle » ou « technique » de la gestion. Aujourd’hui, vu la complexité de la gestion des grandes entreprises, il est naïf et irresponsable de croire que l’on peut obtenir un avantage concurrentiel en appliquant une solution uniforme, la même pour tout le monde. Il faut examiner, en même temps que la dimension « matérielle », la dimension « intangible » ou « cognitive » de toute nouvelle mesure. Il ne faut pas oublier que les organisations sont des systèmes complexes et qu’on ne peut utiliser un outil de gestion dans un compartiment étanche sans que cela ait une incidence sur les autres parties de cette organisation35. Selon une enquête du Computer Sciences Corporation Index, le taux d’échec de la refonte de l’organisation s’élève à environ 70 % dans le secteur privé, soit un taux d’échec comparable à celui des grands changements organisationnels de tous ordres36. En outre, peu de nouvelles méthodes de gestion ont produit des résultats en moins de deux ans, et les organisations qui ne sont pas prêtes à attendre au moins cinq ans pour obtenir des résultats ne devraient pas s’engager dans cette voie37. L’application superficielle d’une mode administrative comme la refonte de l’organisation peut faire plus de mal que de bien dans le secteur public et dans le secteur privé.

Couverture de livre

Livre blanc de la Défense de 1994

Conclusion

À la fin de la guerre froide, comme cela s’est produit à la fin des deux guerres mondiales, le Canada a commencé à remettre en question ses investissements dans les forces armées. De plus, à l’ère de l’information et de la mondialisation, le public a commencé à considérer les bureaucraties comme des monstres présentant un dysfonctionnement, et la plupart des démocraties occidentales ont entrepris de restreindre leurs dépenses militaires, en quête des dividendes de la paix promis par le nouvel ordre mondial. Le Livre blanc sur la défense de 1994 était présenté comme une mesure audacieuse pour faire entrer le ministère de la Défense et les Forces canadiennes dans l’ère de l’information et les adapter au nouveau contexte mondial de la sécurité. Cependant, les fonds nécessaires à la mise en œuvre de cette politique n’ont pas été alloués. L’accélération du rythme opérationnel a obligé le Ministère et les Forces à trouver des moyens de « faire plus avec moins », ce qui a fait resurgir le principe de « la réduction des frais administratifs généraux au nom d’une efficacité opérationnelle accrue ». Durant cette période, le fâcheux manque d’intérêt pour les théories de la gestion du secteur public a coïncidé avec une confiance renouvelée dans celles du secteur privé. On a alors appliqué ces dernières, souvent à la hâte, aux organismes du secteur public pour accroître leur efficacité et leur rendement.

Bien que bon nombre des problèmes qui se posaient au Ministère et aux Forces à la fin de la guerre froide aient été identiques à ceux des grandes organisations privées, les secteurs public et privé restent fondamentalement différents. Le concept de la nouvelle gestion publique est apparu, et on a décidé d’appliquer au secteur public des théories de la gestion du secteur privé. Malgré leurs lacunes notoires, nombre de méthodes de gestion à la mode dans le secteur privé, la gestion de la qualité totale et la refonte de l’organisation par exemple, ont été adoptées dans l’enthousiasme général; elles figurent d’ailleurs dans les documents relatifs aux politiques du ministère de la Défense et des Forces canadiennes. Elles ont donné des résultats positifs mais qui n’ont généralement pas été à la hauteur des attentes suscitées par la refonte, loin de là. Le secteur public a connu plus ou moins la même expérience. Toutefois, il semble qu’on n’ait pas tenu compte de ces résultats ou qu’on les ait mal interprétés. Les organismes privés et publics ne se sont souvent pas donné la peine d’examiner ces méthodes assez attentivement pour ne pas se laisser abuser par le battage publicitaire auquel donnait lieu leur commercialisation. En fait, il s’agissait dans une large mesure d’idées de base recyclées et revendues à des organisations cherchant à réaliser des gains à court terme.

La théorie de la gestion doit s’appuyer sur une démarche globale tenant compte des dimensions techniques, cognitives et comportementales des systèmes. En outre, son application exige du temps. La refonte de l’organisation constitue un exemple particulièrement éloquent d’une « mode » d’ordre technique qui a déferlé sur le Ministère et les Forces en 1995, au moment où ces organisations subissaient des compressions budgétaires de 23 % et une réduction de leurs effectifs. L’Équipe de restructuration de la gestion, du commandement et du contrôle avait pour mandat de recommander des mesures pour réduire l’effectif du quartier général de la Défense nationale, de coordonner la restructuration dans l’ensemble des Forces canadiennes et de déterminer quels services de gestion et de soutien pouvaient être remaniés afin de réduire les frais généraux. Cette équipe a-t-elle atteint ses objectifs? Aujourd’hui encore, peu de choses indiquent que l’une ou l’autre des composantes du plan de cette équipe a seulement été mesurée. En fait, on n’entend guère parler de restructuration dans les couloirs du quartier général ou du ministère de la Défense actuellement. C’est la principale caractéristique des modes en matière de théorie de la gestion : leur cycle de vie est étonnamment court.

Quelles leçons avons-nous tirées de cette expérience et quelle sera leur incidence sur l’avenir du ministère de la Défense nationale et des Forces canadiennes? Apparemment, ces organisations effectuent depuis longtemps des réformes administratives inefficaces et improvisées, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de rapport évident entre l’accroissement de l’efficacité opérationnelle et les réformes administratives systématiques. L’Équipe de restructuration a perpétué cette tradition, car rien n’indique que ses mesures ont porté fruit. Cependant, si on examine de plus près l’univers de la théorie de la gestion, on se rend compte qu’il n’existe pas de panacée ou de solution miracle. Si le quartier général ne s’intéresse plus à la refonte de l’organisation, cela ne signifie pas qu’elle ne fait plus partie de nos outils administratifs; elle est simplement devenue l’une des dimensions de la gestion complexe de nos forces armées. Le battage promotionnel autour de la refonte était inopportun et potentiellement destructeur, c’est certain. Toutefois, au terme de cette analyse, les résultats paraissent décevants plutôt que carrément désastreux. Dans les sphères supérieures des Forces, on connaît les raisons de l’échec de l’Équipe de restructuration. L’ère de l’information, le nouveau climat de sécurité et la transformation de l’ordre social mondial qui caractérisent le XXIe siècle contribuent largement à l’intolérance à l’égard du gaspillage et de la mauvaise gestion au sein des institutions publiques. Si l’augmentation de la capacité opérationnelle dépend totalement ou en partie d’une réforme administrative, quelle qu’elle soit, le ministère de la Défense nationale et les Forces canadiennes devront inévitablement investir le temps et l’argent nécessaires pour mener à bien une telle réforme. Ils devront surtout tirer des leçons des erreurs passées38.

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Le lieutenant-colonel Rostek, officier de l’arme blindée, poursuit actuellement des études de cycle supérieur sur la conduite de la guerre au Collège militaire royal du Canada.

Notes

  1. Ministère de la Défense nationale, La défense du Canada au-delà de 2010 : Perspectives. Document de conception de la RAM, Ottawa, 1999, p. iv.
  2. Le terme dividendes de la paix renvoie à toute utilisation valide de l’excédent des fonds militaires après la guerre froide. Pour certains, il s’agit de la préservation de programmes fédéraux menacés dans les domaines de l’éducation, de la santé ou de l’environnement. Pour d’autres, il s’agit d’équilibrer plus rapidement le budget ou de réduire opportunément l’impôt fédéral. Disponible à l’adresse <www.fas.org/pub/gen/mswg/ncpd> (consulté le 12 septembre 2002).
  3. David B. Dewitt, « Future Directions in Canadian Security Policy », dans Michael J. Tucker et al. (éd.), Canada and the New World Order-Facing the New Millennium, Irwin Publishing, Toronto, 2000, p. 95. [TCO]
  4. Joseph T. Jockel, The Canadian Forces: Hard Choices, Soft Power, Institut canadien des études stratégiques, Toronto, 1999, p. 15. [TCO]
  5. L’origine de l’Équipe de restructuration remonte aux diverses mesures prises au début des années 1990 pour améliorer la gestion de la défense. Créée en janvier 1995, cette équipe avait pour mandat de restructurer le commandement, le contrôle et la gestion des ressources du ministère de la Défense et des Forces et, plus particulièrement, de réorganiser le commandement et les opérations du quartier général de la Défense nationale et de réduire l’effectif. Elle devait se baser sur les recommandations du Livre blanc de 1994, dont les principales étaient les suivantes : réduction de 50 % des ressources affectées au fonctionnement du quartier général; nomination à Ottawa de chefs d’état-major d’armée qui seraient commandants d’armée et du personnel stratégique du chef d’état-major de la Défense et du sous-ministre; élimination du quartier général de commandement; maintien du quartier général sous la forme d’un organisme civil et militaire intégré; poursuite de l’amélioration de la gestion des ressources au moyen de mesures telles que Défense 2000.
  6. David Detomasi, « Re-engineering the Canadian Department of National Defence: Management and Command in the 1990s », Defense Analysis, vol. 2, no 3, 1996, p. 329.
  7. ibid., p. 330.
  8. Ce qui est intéressant, c’est la réapparition de ce principe dans Réaliser l’efficacité administrative, rapport du Comité consultatif du Ministre de la Défense nationale sur l’efficacité administrative. Selon ce rapport, des économies considérables découleront « d’une réduction du personnel nécessaire aux fonctions de quartier général, ce qui permettra de réinvestir les coûts relatifs au personnel militaire et civil dans la capacité de combat » (Ottawa, 2003, p. v).
  9. Ministère de la Défense nationale, QGDN 99 : Examen de la restructuration et de la réingénierie. Vol. 2 : Contexte et cadre de l’examen, Chef – Service d’examen. Dossier 7050-10 [CRS], 2001, p. 5-20.
  10. Michael Hammer et James Champy, Re-engineering the Corporation: A Manifesto for Business Revolution, Harper Business, New York, 1993, p. 32. [TCO]
  11. Detomasi, op. cit., p. 331. [TCO]
  12. Avantage concurrentiel : le succès ou l’échec de toute entreprise dépend de l’avantage concurrentiel, à savoir la capacité de produire un bien à moindre coût ou d’offrir à l’acheteur un avantage particulier qui justifie un prix plus élevé. Michael E. Porter, Competitive Advantage: Creating and Sustaining Superior Advantage, Free Press, New York, 1985.
  13. Hammer et Champy, op. cit., p. 48. Ce sont les auteurs qui soulignent. [TCO]
  14. Ministère de la Défense nationale, QGDN 99 : Examen de la restructuration et de la réingénierie. Vol. 3 : Sommaire des résultats. Annexe A : Restructuration de l’organisation, p. 1-3.
  15. Équipe de restructuration de la gestion, du commandement et du contrôle, Background Information for Senior CF/DND Managers on Re-engineering and Change: Questions and Answers, ministère de la Défense nationale, Ottawa, 1996, p. 13-32.
  16. ibid., p. 14-32. [TCO]
  17. Le Comité consultatif du Ministre de la Défense nationale sur l’efficacité administrative (Réaliser l’efficacité administrative, op. cit., p. iv) a observé que l’absence d’une définition claire des compétences fondamentales reste l’un des principaux problèmes auxquels se heurtent les autorités militaires en matière de gestion. En effet, « la Défense n’a pas réussi à déterminer les activités et les fonctions qui sont essentielles à sa mission et, par conséquent, les militaires et le personnel civil sont souvent employés de façon non optimale dans des activités non essentielles. »
  18. John Micklethwait et Adrian Wooldridge, The Witch Doctors: Making Sense of the Management Gurus, Random House, New York, 1996, p. 303.
  19. Ministère de la Défense nationale, QGDN 99 : Examen de la restructuration et de la réingénierie. Vol. 3 : Sommaire des résultats. Annexe D : Réingénierie des processus, p. 1-5.
  20. Le document QGDN 99 : Examen de la restructuration et de la réingénierie fait état des résultats d’un examen visant à évaluer les progrès accomplis en matière de restructuration et de refonte au quartier général de la Défense nationale.
  21. Ministère de la Défense nationale, QGDN 99 : Examen de la restructuration et de la réingénierie. Vol. 3 : Sommaire des résultats. Annexe A, p. 2-3.
  22. Pour un compte rendu complet des réformes administratives du Ministère et des Forces depuis 1945, voir Douglas L. Bland, Canada’s National Defence. Volume 2: Defence Organization, School of Policy Studies, université Queen’s, Kingston, 1998, p. 37.
  23. Micklethwait et Wooldridge, op. cit., p. 291.
  24. ibid., p. 294.
  25. Douglas L. Bland (éd.), Issues in Defence Management, School of Policy Studies, université Queen’s, Kingston, 1998, p. 37. [TCO]
  26. Donald J. Savoie, Globalization and Governance, Approvisionnements et Services Canada, Ottawa, 1993, p. 1.
  27. ibid., p. 12.
  28. ibid., p. 13.
  29. Micklethwait et Wooldridge, op. cit., p. 294.
  30. ibid.
  31. Andy Tamas, « The Manager and the New Public Service », Administration publique du Canada, vol. 38, no 4, hiver 1995, p. 613. [TCO]
  32. Ole Ingstrup, Re-engineering in the Public Service: Promise or Peril, Approvisionnements et Services Canada, Ottawa, 1995, p. 7. [TCO]
  33. ibid., p. 4. [TCO]
  34. Pareena Kawatra, Deconstructing Management Fads. Disponible à l’adresse <www.niit.com/Quotes/quote 1.htm>, en date de mai 2001.
  35. ibid.
  36. Ingstrup, op. cit., p. 16.
  37. Kawatra, op. cit.
  38. Bien que cela ne soit pas dit explicitement, la conclusion du Comité consultatif du Ministre de la Défense nationale sur l’efficacité administrative (Réaliser l’efficacité administrative, op. cit., p. xiii), selon laquelle le maintien du statu quo ne permettra pas de transformer le ministère de la Défense, rejoint le constat du présent article.

Un soldat

Photo du MDN iv-2004-3137 par le sergent David Snashall

M. Larry Diebel (major retr.) de la Légion royale canadienne participe à une cérémonie commémorative avec les Forces canadiennes à la crête de Vimy, en France. 2005 a été officiellement déclarée l’année des anciens combattants au Canada.