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Sécurité maritime

Équipe d’arraisonnement

Photo du MDN HW2004-6031-03 par le caporal-chef Colin Kelley

L’équipe d’arraisonnement du NCSM Toronto retourne à son navire après avoir inspecté un boutre, dans le cadre des opérations de lutte contre le terrorisme.

La sécurité maritime et la culture de la prévention au Canada

par le capitaine de vaisseau Peter Avis et Iain Grant

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Les autorités supérieures du Canada doivent jeter les bases d’une culture de la prévention dans notre gouvernement. La tribune Town Hall de l’émission The National, diffusée le 5 février 2004, a donné au premier ministre une excellente occasion de le faire. Ben Flodeau, un élève de cinquième année de Guelph, a demandé à Paul Martin ce qu’il ferait si des terroristes attaquaient la Tour CN, à Toronto. « Je m’assurerais [...] que notre pays dispose des moyens de défense et des services de renseignement permettant de prévenir ce genre d’attaque », a répondu celui-ci. Cet échange met plusieurs choses en évidence. Tout d’abord, il s’agit d’une question remarquablement éclairée pour un élève aussi jeune. Ensuite et surtout, comme le note Martin Rudner, expert en renseignement à la Norman Patterson School of International Affairs de l’université Carleton, c’est sans doute la toute première fois qu’un premier ministre canadien prononce publiquement les mots renseignement et prévention dans une même phrase.

La promulgation récente de la politique de sécurité nationale représente aussi une occasion historique de transformer la culture du Canada en matière de sécurité. Cette première mesure constitue un pas dans la bonne direction pour ce qui est des politiques relatives à ce secteur de la plus haute importance. Néanmoins, les responsables de nos politiques de sécurité doivent encore faire de nombreuses mises au point et réfléchir à des questions importantes avant de pouvoir se reposer. Le présent article vise à alimenter le débat sur la nouvelle orientation de la sécurité canadienne et de la politique de sécurité nationale, dans les secteurs public et privé. Dans une perspective à la fois régionale et nationale, nous tenterons de démontrer que le Canada doit tenir compte du nouveau contexte de sécurité et adopter une position plus dynamique en matière de sécurité nationale.

Le terrorisme a transformé l’espace de combat

La montée de la piraterie et de la criminalité sur les voies de navigation mondiales a été bien documentée au cours des dernières années. Les pirates ont lancé 234 attaques dans la première moitié de 2003; 19 navires ont été détournés et 16 personnes ont perdu la vie1. Ce qui est encore plus troublant, c’est que certains des navires détournés ont servi à l’apprentissage de la navigation et du pilotage2. En outre, on a arrêté, dans des écoles américaines de marine marchande, certains étudiants soupçonnés d’activités terroristes. On sait également qu’Al-Qaïda possède une vingtaine de navires de taille moyenne ou importante, dont certains peuvent atteindre les côtes canadiennes. La décision de fermer le grand port de Valdez en Alaska, lorsque les États-Unis ont lancé une alerte orange à la fin décembre, constitue un événement marquant. À la suite de cette alerte, la Garde côtière américaine est intervenue pour protéger un port nord-américain contre d’éventuelles attaques terroristes, aériennes ou maritimes. L’Espagne, victime des attentats à la bombe de Madrid, s’est ajoutée à la longue liste des alliés des Américains qui subissent les attaques d’Al-Qaïda parce qu’ils sont plus vulnérables. Tout indique que le terrorisme international est désormais également actif en haute mer. Le Canada n’est pas à l’abri.

Étant donné que la lutte contre le terrorisme international ne vise pas des États particuliers, l’espace de combat devient à la fois local et national, intérieur et international, sensationnel et banal. Nous savons que, à l’instar des guérilléros, les terroristes ont un calendrier d’activités, et il incombe à ceux qui les combattent de perturber ce calendrier. Dans la mesure où l’espace de combat est informationnel et éphémère, ce n’est pas avec des moyens matériels écrasants que nous neutraliserons la menace. C’est grâce à la supériorité du renseignement, autrement dit en nous servant de notre tête et non de nos muscles. Certes, il est nécessaire d’avoir des muscles, c’est-à-dire des corps expéditionnaires, pour combattre l’ennemi et prendre les mesures qui s’imposent afin d’assurer la sécurité du territoire, une fois l’ennemi repéré. Cependant, dans ce nouvel espace de combat, il est impératif de dépister les terroristes et de connaître leurs projets avant qu’ils ne les mettent à exécution. Des événements récents corroborent cette affirmation. Le 4 mars 2004, l’agence Reuters rapportait que la Garde côtière américaine avait arrêté neuf terroristes présumés au terme d’une enquête de 14 mois3. Il importe de souligner que la Garde côtière, le ministère de la Justice, la marine et les services de renseignement américains avaient collaboré à cette enquête, menée sous le nom de code « opération Drydock ». La Garde côtière ne faisait pas officiellement partie des services de renseignement avant les attentats du 11 septembre 2001, mais il en va autrement aujourd’hui, et cela a porté ses fruits. Le 9 mars 2004, l’International Herald Tribune rapportait que, au terme d’une enquête menée depuis deux ans, appelée l’opération Mont-Blanc, le tristement célèbre Khalid Shaik Mohammed avait été arrêté au Pakistan et que les enquêteurs étaient sur la piste d’une dizaine de terroristes et de cellules terroristes répartis sur trois continents4. L’élément déterminant de l’opération avait consisté à retracer des appels sur les téléphones cellulaires fabriqués en Suisse et dotés de puces électroniques qu’affectionnait Al-Qaïda. Au moins trois attaques ont ainsi été évitées en Arabie Saoudite et en Indonésie. La récente opération Canyon a permis d’intercepter des communications entre le Pakistan et Londres et d’arrêter des terroristes présumés à Londres et à Ottawa. Les services britanniques chargés de faire respecter la loi ont saisi les pièces d’un énorme explosif et ont empêché une attaque imminente. En perturbant le calendrier des terroristes, ils ont évité l’attentat projeté.

Les progrès réalisés par le Canada

Le Canada a un rôle à jouer dans la sécurité internationale et dans la transformation du renseignement. Notre pays a toujours « réagi » aux crises. Comme l’observe Margaret Atwood dans Survival, la littérature canadienne nous dépeint souvent comme une nation qui nettoie les dégâts après les assauts de la nature. Puisqu’il est d’ordinaire impossible de prévoir les cataclysmes, les Canadiens ont appris à survivre et à raconter ensuite fièrement leur histoire5. Cette analogie nous paraît assez juste. Si l’on examine la réaction du Canada à divers événements, qu’il s’agisse de la crise du Front de libération du Québec, de l’explosion de l’avion d’Air India, de la tempête de pluie verglaçante, de la panne de courant, du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) et même du plan national de contre-terrorisme du solliciteur général, on observe une tendance à réagir aux crises une fois qu’elles se sont produites. Comme le relève un analyste, « la “culture de la réaction” pèse trop lourd sur les ressources lorsque la demande augmente subitement avant et pendant les urgences. Trop de choses bougent en même temps, si bien qu’il devient impossible de déterminer les priorités et de gérer les risques6. » Le sénateur Kenny, président du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, se montre encore plus explicite dans l’introduction d’un rapport récent : « Nous ne pouvons tout simplement pas nous défendre contre l’imprévu. Nous devons tout simplement prévoir. Et nous devons tout simplement nous défendre7. »

NCSM Regina

Photo du MDN IS2003-2328a par le caporal-chef Frank Hudec

Le projecteur du NCSM Regina illumine un navire suspect avant son arraisonnement dans le golfe d’Oman.

Des progrès considérables ont été réalisés, comme en témoignent la nouvelle politique de sécurité nationale et la Loi sur la sécurité publique. Nous avons commencé à relier de nombreux maillons des systèmes de sécurité et de renseignement pour élaborer une stratégie générale, mais cette entreprise est loin d’être terminée. L’administration fédérale a choisi jusqu’à présent d’aborder le problème en modifiant la législation, en augmentant sensiblement les ressources et en remaniant considérablement l’appareil d’État. La politique de sécurité nationale, attendue depuis longtemps, tombe à point dans la mesure où elle renforce la définition de la sécurité nationale et confère un mandat au conseiller national en matière de sécurité. La Loi sur la sécurité publique énoncée dans le projet de loi C-7 renforce l’échange du renseignement en matière de sécurité aérienne et elle assure surtout aux autorités portuaires l’affectation de fonds publics destinés à la sécurité. Toutefois, le texte de cette loi ne comporte aucune référence à l’échange du renseignement maritime : une belle occasion manquée. Le mandat de plusieurs ministères a été modifié mais en fonction de différents aspects du problème. Sur le plan des ressources, le gouvernement a d’abord manifesté un vif intérêt. Divers projets de Douanes Canada, de Transports Canada et d’autres ministères portaient sur le secteur aérien et sur des questions transfrontalières. Par ailleurs, le Groupe de travail interministériel sur la sûreté maritime a présenté au Cabinet un plan qui propose de se concentrer d’abord sur la sécurité du périmètre en surveillant le secteur, en collaborant, en protégeant les ports et en étant prêt à intervenir. Ce projet a été récompensé par un financement modeste de 172 millions de dollars, répartis sur cinq ans, pour promouvoir la sécurité maritime. Pourtant, il ne devait constituer qu’une première étape. Une fois la sécurité du périmètre assurée, on devait immédiatement traiter des questions relatives au territoire situé à l’intérieur du périmètre et on devait ensuite prendre des mesures similaires dans l’Arctique. Cela ne s’est pas produit. Bien qu’on s’apprête à mettre des dispositifs en place à la fin de 2004, la formulation des politiques avance à pas de tortue. L’envoi au Cabinet de notes de service portant sur l’approvisionnement de pièces d’équipement de sécurité et l’élaboration des politiques sont deux choses bien différentes.

La culture de la prévention

Danforth Middlemiss, un éminent spécialiste, a déclaré devant le Comité sénatorial permanent présidé par le sénateur Kenny : « Si nous nous contentons de l’excellent travail de ces groupes interministériels pour combler les lacunes existantes, ils ne vont pas manquer de le faire, et il ne se passera rien de plus que par le passé. Nous avons besoin de politiques8. » En deux ans et demi, les États-Unis ont promulgué une stratégie de sécurité nationale, de sécurité intérieure et de sécurité maritime du territoire. Le Canada ne peut se vanter que d’avoir formulé une première politique de sécurité nationale. En l’absence d’une politique maritime officielle ou, si l’on veut, d’une stratégie liée à une politique de sécurité nationale avisée, quelques fonds de tiroir budgétaires répartis entre des ministères voraces ne permettront jamais d’assurer le type de sécurité nationale, ou plutôt de sécurité maritime, que méritent les Canadiens.

Certes, il y a eu des améliorations perceptibles et qui ont une grande portée, mais les mesures prises demeurent marquées par la mentalité qui existait avant les événements du 11 septembre, c’est-à-dire par la réaction et la gestion des conséquences. Il y a quelque chose qui manque. Nous savons maintenant que, contrairement aux forces de la nature, le terrorisme peut être enrayé et même vaincu. On peut perturber son calendrier. On peut le combattre grâce à l’excellence des services du renseignement. Il faut que le gouvernement possède une culture de la prévention pour que notre pays, de concert avec ses alliés, soit parfaitement renseigné sur les réseaux terroristes. Malheureusement, cela n’est pas aussi simple que certains semblent le croire. En matière de sécurité nationale, l’incidence de l’application de la loi et des services du renseignement, qui sont des éléments essentiels, sur la divulgation et les poursuites judiciaires constitue l’un des obstacles majeurs. Aux États-Unis, la culture de la prévention, dont John Ashcroft, secrétaire à la Justice, s’est fait le champion, est différente, car elle est assujettie à la Patriot Act, qui permet d’interpréter les actes criminels comme des agressions en temps de guerre9. Au chapitre du terrorisme, la version canadienne devra tenir compte des dispositions de la Charte et de la législation sur la protection des renseignements personnels.

Dans le contexte canadien, la culture de la prévention devra donc permettre d’assurer les préparatifs et d’être plus en mesure d’intervenir ou de se défendre avant une éventuelle attaque. Elle devra aussi permettre de faire face aux effets de la violence après une attaque. La culture de la prévention proposée ici prend forme au sein des institutions publiques et privées du pays. Elle transcende la simple gestion des conséquences; elle transcende la planification de la réaction en cas d’attaque ou d’attaque imminente. Il s’agit d’anticiper; il s’agit d’empêcher que le Canada soit attaqué.

Les enjeux et les impératifs de la sécurité maritime régionale

Planifier la sécurité à l’échelle régionale sans l’aval du gouvernement fédéral serait éphémère et inefficace, mais un plan fédéral qui ne tiendrait pas rigoureusement compte des impératifs régionaux ne vaudrait guère mieux. Nous examinerons maintenant ces impératifs et proposerons diverses manières de conceptualiser les besoins du Canada en matière de sécurité maritime régionale.

Certains ne voient pas l’utilité de tester des modèles conceptuels lorsqu’un travail doit être accompli. C’est une position défendable, compte tenu de la nécessité de faire quelque chose de concret. Les Canadiens attendent qu’on leur présente une vision cohérente de la sécurité maritime. Si divers organismes ont apparemment mis la charrue avant les bœufs en s’empressant de prendre les mesures nécessaires, de clôturer les ports par exemple, on ne peut guère les blâmer. La proximité du danger, qui semblait jadis si lointain, impose de telles mesures en l’absence d’une politique générale nationale.

Aujourd’hui, toutefois, nous sommes prêts à ne plus nous contenter de colmater les brèches et à concevoir un plan à plus long terme. Ce n’est pas aisé. Un ensemble de facteurs complexes brouille tellement la situation que notre tâche la plus pressante pourrait bien consister à prendre du recul, à revenir aux questions fondamentales et à poser une série de principes classificatoires susceptibles de servir de point de départ à une approche viable et efficace de la sécurité maritime. Nous estimons que les notions de gravité, de délais, de complexité et de mimétisme constituent des principes classificatoires. Nous les examinerons en détail et proposerons un ensemble de mesures régionales basées sur ces principes en nous attachant à l’intervention en cas de crise. Il importe de noter qu’il ne s’agit pas là d’un programme mais d’idées visant à susciter un débat et à faire entrevoir des solutions à l’un des problèmes les plus pressants du pays.

Quatre principes classificatoires pour la sécurité maritime

Sur les plans temporel et du développement, nous nous trouvons à mi-chemin entre les problèmes soulevés par les attentats du 11 septembre 2001 et l’adoption d’une conception de la sécurité maritime. Compte tenu de la nécessité d’adapter nos solutions au danger contre lequel nous cherchons à nous prémunir, nous devons cerner les caractéristiques de ce danger à la lumière des quatre principes classificatoires énoncés précédemment. La dénomination de ces principes est utilisée avec quelques réserves, car il faudra parfois y ajouter des adjectifs, tels que gravité maximale, délais minimaux, extrême complexité et mimétisme persistant. Toutefois, nous l’espérons, le sens fondamental de ces principes apparaîtra clairement.

Les deux premiers principes, la gravité et les délais, sont les plus évidents. Les attentats terroristes sont susceptibles de provoquer des événements catastrophiques (gravité maximale) sans préavis ou presque (délai minimal). Un des exemples les plus éloquents est celui de la « bombe en boîte », soit celui des armes de destruction massive chimiques, biologiques, radiologiques ou nucléaires (CBRN), qui inquiète tant tous ceux qui planifient la sécurité dans le monde10. Pour résoudre les problèmes posés par la gravité et les délais, il est impératif d’adopter une politique d’intervention qui tient compte de ces contraintes fondamentales. Cette approche est en quelque sorte celle du « pire dénominateur commun » : il est bien plus facile de s’ajuster à la baisse pour contrer, dans des délais minimaux, un danger d’une gravité minimale que de s’ajuster à la hausse dans la situation inverse.

La complexité pose plus de difficultés. On reconnaît généralement que la sécurité mondiale n’est plus la même depuis le 11 septembre 2001 et que ce changement s’est essentiellement traduit par une complexité beaucoup plus grande. De toute évidence, le concept de « menace » a changé. Le terrorisme, par définition, provoque des risques de crise dans différents secteurs tant verticaux (les administrations fédérale, provinciales et municipales) qu’horizontaux (les pouvoirs définis par le mandat des ministères et des organismes). La nécessité d’adopter une approche interministérielle à l’égard de la sécurité et de la planification d’urgence, ce qui aurait pu sembler novateur il y a quelques années à peine, est aujourd’hui pratiquement inéluctable.

La complexité touche d’autres aspects, tels que le dépistage et la définition des crises. Il n’est pas difficile, par exemple, d’imaginer des crises maritimes ou à la fois maritimes et terrestres. Cependant, la démarcation entre ce qui est maritime et ce qui est terrestre pourrait ne pas être claire au début, soit au moment où il faudrait mobiliser nos intervenants, ou bien l’événement pourrait basculer d’un plan à l’autre. Un événement pourrait aussi déclencher des crises simultanées.

Le penchant des terroristes pour les armes non traditionnelles, telles que les avions de ligne, qui réduisent l’efficacité des modes d’intervention habituels, complique encore plus la situation. L’expérience assez grande que les pays occidentaux ont des conflits ne les a généralement pas bien préparés à affronter un adversaire dont le but n’est ni la coercition ni la négociation mais pour qui une première frappe pourrait bien constituer une fin en soi. Dans ce cas, il est nettement plus difficile d’appliquer les mécanismes de dissuasion habituels.

Le terme asymétrie, qui revient souvent, est lui aussi beaucoup plus complexe qu’on ne le croit; il couvre plus que le simple écart quantitatif entre les moyens « matériels » de coercition des terroristes et ceux des pays occidentaux. Nous aurions tout intérêt à tenir compte de l’asymétrie que présente notre lutte contre le terrorisme au chapitre du discernement requis pour choisir les cibles. En matière de contre-terrorisme, l’extrême précision est un impératif : nous devons disposer de renseignements sûrs et utiliser les bons moyens au bon moment et au bon endroit. Toute déficience sur l’un ou l’autre de ces plans se soldera presque inévitablement par un échec. Les terroristes, en revanche, peuvent se permettre de manquer de précision sur l’un de ces plans ou même sur tous11. L’efficacité des armes de destruction massive ne dépend pas d’une grande précision spatiale ou temporelle, et les cibles usuelles abondent. Si un imprévu empêche le terroriste de faire détonner des explosifs sur un pont aujourd’hui, il pourra vraisemblablement remettre sa tâche à demain. Si le pont s’avère inattaquable, une foule d’autres cibles feront aussi bien l’affaire.

Deux choses devraient se dégager de ces considérations : d’abord, notre tâche est beaucoup plus difficile que celle des terroristes; ensuite, notre vulnérabilité n’a pas de limites discernables. Quelles que soient les mesures prises, nous demeurons maladroits, statiques et essentiellement sur la défensive. Nous tenons à ce que les biens et les personnes circulent librement sur notre territoire et traversent nos frontières, et, comble de malheur, les terroristes savent où nous trouver. Nous ne disons pas cela à la légère. Les terroristes savent où se trouve leur adversaire, mais, dans une large mesure, l’inverse n’est pas vrai. Nous ne sommes pas sans défense, et la situation n’est pas désespérée. Toutefois, étant donné le vaste éventail d’options qui s’offre aux terroristes, notre tâche ne sera pas souvent simple.

Le terme mimétisme, le quatrième principe classificatoire, renvoie à la tactique terroriste qui consiste à masquer des intentions malveillantes sous des comportements quotidiens anodins. Nous savons tous cela intuitivement, mais notre conception de la sécurité a évolué et inclut maintenant des menaces mieux définies et radicalement différentes de celles d’autrefois. Lorsque les sous-marins soviétiques naviguaient dans les grands bancs de Terre-Neuve, les services de lutte anti-sous-marine savaient ce qu’ils cherchaient : ces navires étaient difficiles à détecter, mais ils posaient manifestement un danger. Aujourd’hui, la tâche des planificateurs de la sécurité maritime est plus complexe : une menace pourrait se manifester sans camouflage, mais elle pourrait tout aussi bien prendre une apparence trompeuse. Les attaques du 11 septembre 2001 constituent un précédent alarmant à cet égard. Les pirates de l’air ne correspondaient nullement au stéréotype du « méchant ». Ils ont payé leur billet et sont entrés légalement aux États-Unis; ils ont loué des appartements, se sont inscrits à des cours de pilotage et dans des centres de conditionnement physique; ils ont fait leur marché, loué des voitures et séjourné à l’hôtel. Bref, ils se sont comportés aux yeux de tous comme des visiteurs modèles. Hormis le complot auquel ils ont participé, ils n’ont enfreint aucune loi avant de quitter leur place dans l’avion.

Le problème ne réside donc pas entièrement dans les actes illégaux flagrants. Nous devons aussi nous préoccuper de la vulnérabilité découlant des comportements anodins de la vie quotidienne. Cela soulève des questions qui empêchent sans doute les planificateurs de la sécurité maritime de dormir : combien d’autres processus sociaux peuvent être exploités ainsi et dans quelle mesure notre volonté manifeste de continuer à laisser les biens et les personnes franchir nos frontières nous rend-elle vulnérables? Où se situe la ligne de démarcation entre les méthodes indispensables et les risques intolérables?

Un transporteur

www.boatnerd.com

Un transporteur sur les Grands Lacs.

L’exploitation des principes classificatoires : exigences générales

La planification de la sécurité maritime à l’échelle régionale doit être interministérielle. Cela s’applique aussi au gouvernement fédéral, mais cet impératif est plus pressant à l’échelle régionale. Nous présenterons brièvement quatre caractéristiques de cette démarche.

La première, l’autorité, signifie que notre plan de sécurité nationale de même que nos cadres législatifs et juridiques actuels devront être cohérents. Il faudra aborder, à un moment donné, la question épineuse de l’habilitation : les intervenants devront être habilités à prendre des décisions opérationnelles afin d’avoir la latitude requise pour surmonter les contraintes de la gravité et des délais. À l’heure actuelle, il est facile d’imaginer des situations où un ministère ne serait pas habilité à prendre des mesures en raison, par exemple, des règles régissant les arrestations ou des contraintes imposées par le droit maritime international.

La célérité constitue une deuxième exigence incontestable. Manifestement, compte tenu des contraintes de la gravité et des délais, il est impératif que les représentants de plusieurs ministères puissent prendre des décisions et intervenir rapidement. Hélas! cela va à l’encontre des méthodes organisationnelles et des chaînes de commandement traditionnelles. C’est déjà un tour de force de gérer des crises lorsqu’il faut réunir dans un même local les représentants de cinq ministères en quête de solutions; s’il faut rester en communication téléphonique avec cinq ministres différents, cela ne facilitera pas les choses. Les représentants nationaux n’ont pas besoin d’avoir carte blanche, mais ils doivent pouvoir prendre certaines décisions. La mise en place d’un dispositif donnant une marge de manœuvre montrerait que l’on fait confiance au personnel qui se trouve au point d’attaque et permettrait au groupe d’intervention régional de planifier les opérations de manière créative, au cas où il faudrait prendre des mesures que les plans d’urgence n’auraient pas prévu.

La troisième exigence, la souplesse, consiste à adapter l’intervention d’urgence en cours de route. L’évolution d’une crise pourrait obliger les intervenants à improviser au cours des opérations ou à ajouter des membres au groupe décisionnel. Ainsi, si les passagers d’un paquebot de croisière détourné présentaient soudain les symptômes d’une exposition au charbon, un représentant d’un organisme comme Santé Canada devrait faire partie du groupe décisionnel.

La quatrième exigence, l’état de préparation, a été citée à maintes reprises comme un facteur clé de l’intervention d’urgence du Pentagone lors des attaques du 11 septembre 200112. Elle consiste essentiellement à acquérir une connaissance et une confiance mutuelles par l’entremise d’exercices conjoints réguliers et à familiariser les représentants ministériels avec les capacités et les mandats de leurs collaborateurs. Il serait également souhaitable de mettre en place un mécanisme permettant au groupe interministériel régional d’intégrer les leçons apprises et les recommandations dans un cycle continu de perfectionnement et d’adaptation.

Enfin, nous devons cerner et gérer les situations inhabituelles auxquelles nous pourrions être confrontés. Si, par exemple, un détecteur de radiations du port de Halifax mettait les inspecteurs sur la piste d’une arme de destruction massive présumée, ceux-ci devraient avoir les moyens de confirmer leurs soupçons. Si le Canada ne dispose pas de cette capacité, autrement dit celle d’établir de façon probante qu’un dispositif suspect est bien une arme de destruction massive fonctionnelle, il doit soit acquérir cette capacité, soit prendre d’autres mesures afin de se doter sans délai d’une telle capacité13.

NCSM Montreal

Photo du MDN IS2002-16 par le caporal-chef Brian Walsh

L’équipe d’arraisonnement du NCSM Montréal arraisonne un navire faisant route vers l’Irak et soupçonné de transporter une cargaison illégale, le 31 juillet 2002.

La structure, les processus et d’autres facteurs susceptibles d’apporter une solution

Quelle forme le groupe interministériel prendrait-il? Il existe déjà de tels groupes, et d’autres sont en voie de création. Notons à titre d’exemple le Groupe de l’évaluation des menaces, à Halifax, le Groupe de travail interministériel sur la sûreté maritime, à Ottawa, et le Comité interministériel des opérations maritimes pour l’Est du Canada. Ce dernier, formé à la demande des représentants fédéraux en fonction sur la côte est, a pour objectif de familiariser les ministères avec le mandat des autres organismes et de proposer une vision régionale des opérations maritimes. Une approche plus générale pourrait exiger des remaniements plus importants, dont nous ferons brièvement état ultérieurement.

Une des étapes cruciales d’une démarche à l’échelle régionale tenant effectivement compte des quatre contraintes évoquées (gravité, délais, complexité et mimétisme) consisterait à charger un groupe permanent, formé de représentants fédéraux, provinciaux et municipaux, de planifier, de préparer et d’exécuter les tâches relatives à la sécurité maritime. Ce groupe pourrait être dirigé par un représentant des ministères ou services les plus susceptibles de prendre part à des opérations maritimes, par exemple, le ministère de la Défense nationale, la Gendarmerie royale du Canada et la Garde côtière canadienne. Ces organismes disposent de la meilleure combinaison de moyens et d’expérience maritimes et, en raison de leur mandat, ont des contacts plus étroits avec le contre-terrorisme. Il serait sage d’inclure également un membre de l’administration provinciale et de l’administration municipale de la ville hôte, vraisemblablement Halifax. Le groupe de direction comprendrait donc cinq membres et pourrait faire partie d’un groupe plus large formé des représentants des services concernés, tels les services de lutte antiterroriste, d’intervention d’urgence ou de gestion de la navigation océanique. Compte tenu de l’importance du mimétisme, il pourrait s’agir d’un groupe assez considérable. L’objectif est de créer un organe décisionnel facile à administrer sous la forme d’un groupe de direction et de prévoir un mécanisme pour élargir ce groupe en cas de besoin, comme on l’a vu à la rubrique sur la souplesse. Les membres du groupe de direction se réuniraient en cas de crise, éventuellement dans les centres d’opérations interministériels qui doivent être aménagés sur les deux côtes.

En matière de procédure, il devrait y avoir un dispositif pour informer les représentants en cas de crise et un système d’alerte graduel, les crises pouvant être des incidents relativement mineurs susceptibles d’être gérés par un seul organisme ou des événements aussi graves que le « brouillage » de tout le système.

Cependant, la principale question d’ordre procédural est celle du mécanisme de désignation de l’organisme responsable. À cet égard, les attaques du 11 septembre 2001 sont instructives. Elles ont donné lieu à l’intervention d’organismes à divers paliers de l’administration et comportaient nombre d’éléments problématiques, notamment le lieu de l’écrasement, le lieu des attentats, une infraction à la sécurité, une seconde cible (les sauveteurs sachant pertinemment que le World Trade Center avait été touché à deux reprises14), une importante opération de déblaiement, des risques environnementaux, un problème de génie civil, une opération de recherche et de sauvetage en milieu urbain, une opération de récupération, le problème de la gestion des foules et des relations avec les médias15. Toutefois, avant de pouvoir s’occuper de ces questions, il a fallu régler le problème fondamental causé par les attentats, c’est-à-dire combattre l’incendie. C’est pour cette raison que le principal organisme sur les lieux du désastre n’était pas le ministère de la Défense nationale mais le service de lutte contre les incendies du comté de Arlington.

Si un événement qui semble circonscrit, c’est-à-dire l’écrasement d’un avion sur un édifice, est déjà complexe, que dire des problèmes que soulèverait une attaque avec des armes de destruction massive? Manifestement, le Canada aurait intérêt à prévoir un dispositif pour nommer rapidement l’organisme responsable, avec l’appui des autres organismes concernés. La capacité interministérielle devrait également s’appuyer sur un modèle cohérent de commandement et de contrôle, proche du système de gestion intégrée, et sur un cycle de gestion d’urgence16.

La nécessité d’un mécanisme permettant la « communion d’idées »

Nous espérons que ce bref examen sera le point de départ d’une démarche plus générale en matière de sécurité maritime régionale que celle qui a été suivie jusqu’à présent. Les obstacles sont nombreux. Certains sont dus à de vieilles tares : les chasses gardées, l’habilitation, une certaine prédilection organisationnelle pour le statu quo. La question des coûts et des risques, que soulève tout débat sur la sécurité, pourrait constituer un obstacle particulièrement important. Comme le montre la section sur le mimétisme, nous ne pouvons nous prémunir contre tous les risques et devons donc déterminer les priorités. Ce problème est exacerbé par notre volonté de maintenir les échanges commerciaux, notamment de laisser continuellement entrer des conteneurs dans les ports canadiens.

En résumé, le Canada doit prendre des mesures adaptées au climat d’insécurité actuel,. Une nouvelle approche à l’égard de la sécurité maritime doit tenir compte de quatre caractéristiques fondamentales de la menace actuelle : la gravité, les délais, la complexité et le mimétisme. Nous devons être prêts à réagir promptement et avec souplesse et concilier l’autorité centrale et l’autonomie régionale. Il faudrait officialiser une approche interministérielle en créant des organismes régionaux permanents qui mettraient en place un mécanisme favorisant la « communion d’idées ». Les centres d’opérations de la sécurité maritime prévus par la politique de sécurité nationale pourraient concrétiser ces idées.

Le plus pressant, dans le climat d’insécurité actuel, est de prendre des mesures multilatérales, peut-être très rapidement et presque sans préavis. Cela ne peut se faire si les décideurs régionaux, qui sont vraisemblablement les plus avertis de la situation, n’ont pas une certaine marge de manœuvre et s’il n’y a pas de mécanisme de « communion d’idées ». C’est ce mécanisme qui doit primer et non les questions structurelles ou procédurales évoquées plus tôt. Il faut que les intervenants aient une excellente connaissance de leurs capacités respectives, qu’ils soient bien financés et formés et qu’ils s’entraînent fréquemment dans le cadre de scénarios réalistes. Ce sont là les meilleurs moyens de réagir, le cas échéant, à des crises caractérisées par une gravité maximale, des délais minimaux et une grande complexité. Cette démarche nous permettrait, dans la mesure du possible et compte tenu des contraintes imposées par le pragmatisme et par notre volonté d’assurer les échanges commerciaux, de réduire l’incidence du mimétisme, qui joue actuellement beaucoup en faveur de ceux qui voudraient nous faire du tort.

La sécurité nationale contre les libertés civiles : un débat indispensable

Peut-être convient-il maintenant d’aborder la question de l’autorité, qui pose actuellement un gros problème au Canada. Confrontés à la même réalité, les États-Unis ont pris des mesures énergiques. Comme l’a fait remarquer John Ashcroft, secrétaire à la Justice, il y a un an : « Le ministère de la Justice combat le terrorisme en intégrant, et non en séparant, nos capacités de maintien de l’ordre, en intégrant, et non en séparant, nos capacités de renseignement17. » Cette politique a été adoptée rapidement et est enchâssée dans le droit américain par l’entremise de la Patriot Act.

L’Australie a suivi une autre voie. Au cours de la dernière décennie, elle a progressivement adopté ce que le premier ministre, John Howard, appelle l’approche de « l’ensemble du gouvernement ». Au terme d’une longue série de débats et d’importantes modifications législatives, ce pays a assuré une forte intégration non seulement au sein du gouvernement fédéral mais aussi entre ce gouvernement et ceux des États et des territoires.

Au Canada, les débats ont été feutrés et intermittents. Aux termes de la Charte des droits et de la Loi sur la protection des renseignements personnels, la collecte, le stockage et l’échange de renseignements d’ordre privé et personnel entre plusieurs administrations publiques sont assujettis à une autorité « légitime » et « raisonnable ». De plus, en vertu de la législation en vigueur, le risque d’enfreindre la loi est très élevé lorsque l’équipe chargée de la sécurité nationale comprend des forces de maintien de l’ordre, telles que la Gendarmerie royale et Douanes Canada. À l’heure actuelle, les ministères fédéraux n’ont pas tous le droit de collaborer en matière de sécurité nationale. Par conséquent, en l’absence de modifications législatives, l’« approche intégrée » n’atteindra pas ses objectifs. Que ce soit dans le cadre de l’Initiative d’intégration de l’information de la justice ou du projet de gestion des renseignements et d’échange de données maritimes parrainé par le Groupe de travail interministériel sur la sûreté maritime, on assiste à une remise en question des limites juridiques. Le 25 mai 2004, les représentants du ministère de la Justice ont tenu une importante conférence portant sur la législation fédérale en matière judiciaire. Le ministère de la Justice est donc engagé dans ce processus et comprend son urgence. Toutefois, une conscience aiguë des dispositions de la Charte et de la Loi sur la protection des renseignements personnels semble entraver les propositions de changements. Durant les débats sur le projet de loi C-7, les parlementaires ne semblaient pas convaincus qu’il était souhaitable d’échanger et de stocker les renseignements afin d’explorer les données. Ces débats se poursuivent. L’examen du projet de loi C-36, la Loi antiterroriste, et la création d’un comité parlementaire chargé de la sécurité publique offriront un forum pour la suite des discussions. Nous ne pourrons optimiser l’intégration, qui sous-tend les concepts de célérité, de souplesse et d’état de préparation, et même la politique de sécurité nationale tant que nous n’aurons pas trouvé un juste milieu et modifié la législation. Ce n’est pas encore le cas.

L’environnement de la sécurité maritime

Comme l’ont observé David Pratt, un ancien ministre de la Défense18, et Ward Elcock, ancien directeur du Service canadien du renseignement de sécurité à la retraite depuis peu19, le Canada doit, aujourd’hui plus que jamais, recueillir davantage de renseignements à l’étranger aux fins de sécurité. Certaines mesures ont été prises à cet égard. Cependant, nous estimons que notre pays doit maintenant envoyer des agents de collecte de renseignements dans les ports maritimes étrangers. Le Canada doit de toute urgence contribuer aux efforts mondiaux s’il veut tirer un meilleur parti de la collaboration internationale en matière de renseignement, collaboration qui a récemment donné des résultats spectaculaires en Europe et en Asie du Sud-Est.

Ces actions à l’étranger s’inscriraient logiquement et efficacement dans un système de sécurité maritime. L’information fournie par nos alliés européens et asiatiques servirait de mécanisme d’alerte et de dépistage rapides permettant de faire le bilan de la situation dans les eaux internationales et dans les ports étrangers. Il serait possible d’exercer une vigilance constante et rigoureuse dans les eaux canadiennes grâce à un plan stratifié comportant divers dispositifs, tels que les radars haute fréquence à ondes de surface, le système d’identification automatique, les drones et la couverture par satellite. En fonction du bilan obtenu, un groupe formé d’analystes du renseignement pourrait collaborer au projet de gestion des renseignements et d’échange de données maritimes, lequel serait lié au réseau gouvernemental d’accès restreint mentionné récemment par la vice-première ministre, Madame McLellan. Le groupe de planification binational établi au Colorado assurerait la liaison avec les services américains dans le cadre du commandement du Nord afin d’améliorer l’évaluation et les dispositifs d’alerte. Les ministères de l’Immigration et des Transports, Douanes Canada, la Gendarmerie royale, le Service canadien du renseignement de sécurité et le Centre de la sécurité des télécommunications, qui relève du nouveau ministère de Madame McLellan, transmettraient l’information fournie par les autorités de sécurité portuaire et les réseaux locaux au moyen de centres de coordination interministériels intégrés, situés sur les côtes, dans les Grands Lacs et dans l’Arctique.

Les questions locales seraient traitées localement. En revanche, il faudrait transmettre immédiatement les évaluations critiques au Centre d’évaluation intégrée des menaces pour qu’un organisme national, le Bureau du Conseil privé, les analyse. Autrefois, les évaluations passaient généralement de ce bureau à celui du sous-ministre adjoint et suivaient ensuite la filière hiérarchique de haut en bas. Par ailleurs, il n’y a actuellement pas de mécanisme pour transmettre aux hauts dirigeants fédéraux des renseignements alarmants. Selon Cynthia Grabo, spécialiste américaine du renseignement, la culture de la prévention « ne peut se concrétiser que si les résultats des évaluations sont fiables et si on peut déclencher une intervention urgente à n’importe quel échelon, lorsqu’il a été recommandé de sonner l’alerte20 ».

L’idée de créer un centre interministériel de coordination nationale branché sur les centres de coordination régionale présente de l’intérêt. Grâce à ce centre, les hautes instances fédérales disposeraient toutes des mêmes données lorsqu’elles devraient prendre des décisions susceptibles de nécessiter le recours à la force militaire ou à des opérations spéciales. Enfin, il faudra aussi travailler en collaboration pour réagir aux menaces. La Gendarmerie royale, Douanes Canada et le ministère de l’Immigration, avec le concours de la marine et, dans les cas extrêmes, de la section maritime de la Deuxième Force opérationnelle interarmées et d’autres services spécialisés des forces canadiennes, doivent être prêts à fournir les ressources nécessaires.

NCSM Toronto

Photo du MDN HW2004-6031-01 par le caporal-chef Colin Kelley

L’équipe d’arraisonnement du NCSM Toronto utilise un canot pneumatique à coque rigide pour aller inspecter un boutre, dans le cadre des opérations de lutte contre le terrorisme.

L’état de préparation national

La vigilance est tributaire de l’état de préparation. Après le 11 septembre 2001, le ministère de la Défense nationale a créé CANALERTCON, un système de préparation militaire échelonné pour la sécurité intérieure. D’autres organismes, dont ce qui était jadis le Bureau de la protection des infrastructures essentielles et de la protection civile, ont des systèmes d’alerte mais qui sont tous différents. Le Canada n’a pas adopté un système d’alerte national, comme le code de couleurs des États-Unis ou le système d’alerte élevée, moyenne ou faible utilisé en Australie. L’expérience de notre voisin nous a néanmoins appris que le système adopté, quel qu’il soit, doit avoir la confiance du public et être adapté au danger. Utilisé à bon escient, l’état de préparation national échelonné fournirait un système de gestion des risques avertissant les organismes publics et privés ainsi que les citoyens de l’aggravation d’un danger. Dans le pire des cas, le gouvernement fédéral pourrait être amené à prendre des mesures urgentes pour prévenir par la force militaire une attaque à l’échelle locale, par exemple, si un cargo bourré d’explosifs naviguant sur les Grands Lacs avait le pont Ambassador pour cible. La réussite de l’opération dépendrait alors de l’acheminement immédiat de l’information aux instances supérieures et de la mobilisation rapide des forces de contre-attaque.

Conclusion

Nous partageons le point de vue de Sheila Fraser, vérificatrice générale : la collaboration et le partage de l’information sont deux éléments clés de la victoire dans le nouvel espace de combat. Avant que le gouvernement ne s’engage plus loin, il doit envisager d’intégrer à la politique de sécurité nationale une culture de la prévention, telle que l’a présentée le présent article, ainsi que la gestion des crises et des conséquences. Dans un article pénétrant publié dans Foreign Affairs, Jonathan Stevenson observe que, pour combattre le terrorisme, les États-Unis ont adopté une approche, si coûteuse soit-elle, axée sur la vulnérabilité. La démarche du reste du monde occidental, toujours axée sur les probabilités, est largement tributaire de renseignements à jour et de la « gestion des probabilités » pour assurer la sécurité. Elle exige l’optimisation de la collaboration entre les services de maintien de l’ordre et ceux du renseignement21. Pour ce faire, il faut absolument concilier la sécurité nationale et le respect des libertés civiles, non seulement en matière de transport aérien mais aussi pour l’ensemble des moyens de communication et des modes de transport, y compris le transport maritime. La tenue de débats entre les juristes, les intervenants en matière de sécurité et les parlementaires constituerait un point de départ utile et pertinent. À l’étape finale, les décideurs veilleraient à ce que les modifications apportées à la législation et à la politique de sécurité concilient les libertés individuelles et les impératifs de la sécurité nationale. À notre avis, tant que cela ne sera pas fait, le Canada ne pourra pas suivre une « approche intégrée » axée sur la célérité, la souplesse et l’état de préparation.

Le Canada a aussi grandement besoin d’une politique de sécurité maritime et d’un programme de surveillance national. À cette fin, les ministères devraient s’intéresser davantage à la sécurité maritime. Celle-ci devrait être aussi importante que la sécurité aérienne, être constamment financée et figurer régulièrement à l’ordre du jour des dirigeants. Les graves déficiences en matière de sécurité dans les Grands Lacs et sur d’autres voies de navigation intérieures, la collecte de renseignements maritimes à l’étranger et la coordination à l’échelle nationale sont des problèmes urgents qui exigent des solutions. À moyen terme, il importe de régler d’importantes questions stratégiques, par exemple, d’améliorer l’échange de l’information interorganisationnelle (pas simplement celui du renseignement) avec les Américains, de maîtriser la question insaisissable du mimétisme et surtout d’élaborer des politiques. Enfin, il faudra raffermir la confiance des principaux décideurs à l’égard d’un dispositif de sécurité et de renseignement amélioré.

D’une part, le Canada occupe une position unique sur la scène internationale en tant que voisin de la plus grande puissance mondiale; d’autre part, les terroristes sont encouragés par leurs récentes victoires dans le monde. Qu’est-ce qui empêcherait que le transport maritime canadien soit la prochaine cible vulnérable du terrorisme? En se servant de leur tête et non de leurs muscles, les Canadiens peuvent intégrer une culture de la prévention à leur politique de sécurité nationale et à leur politique de sécurité maritime afin de faire échouer les visées destructrices des terroristes internationaux avant que les exécutants n’atteignent les côtes canadiennes.

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Peter Avis, officier de marine, poursuit des études supérieures à la Norman Patterson School of International Affairs de l’université Carleton, à Ottawa.

Iain Grant est candidat au doctorat en science politique à l’université Dalhousie, à Halifax.

Notes

  1. Voir, par exemple, l’article publié par le Virtual Information Centre, « Primer: Piracy in Asia », le 31 octobre 2003, à l’adresse <www.secure-marine.com/piracy_update.pdf> (consulté le 5 juin 2004).
  2. Joseph Farah, « Al-Qaida Plans High-Sea Terror », Joseph Farah’s G2 Bulletin, 2003. Disponible à l’adresse <worldnetdaily.com/news/ article.asp?ARTICLE_ID=35047> (consulté le 12 janvier 2004).
  3. C. Drees, « U.S. Probe Spots 9 Terror Suspects in Merchant Marine », Reuters, 2004. Disponible à l’adresse <news.myway.com/top/article/id/332059%7Ctop%7C03-2004::14:11%7reuters.html> (consulté le 5 mars 2004).
  4. D. Van Natta fils et D. Butler, « Terror Network Was Tracked by Cellphone Chips », International Herald Tribune, 2004. Disponible à l’adresse <www.iht.com/articles/508783.html> (consulté le 4 mars 2004).
  5. Margaret Atwood, Survival: A Thematic Guide to Canadian Literature, Anansi, Toronto, 1972, p. 2.
  6. Opinion de Danforth Middlemiss exprimée dans « Les côtes du Canada : Les plus longues frontières mal défendues au monde », rapport publié par le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, 37e Législature, 2e Session, vol. 1, octobre 2003, p. 16. [TCO]
  7. Mot d’introduction du président, Colin Kenny, ibid. [TCO]
  8. ibid., p. 123. [TCO]
  9. John Ashcroft, « A New Culture of Prevention: An Interview with John Ashcroft », The Patriot, le 13 mai 2003. Disponible à l’adresse <www.thepolitic.org/news/2003/05/13/National> (consulté le 13 mai 2004).
  10. On a parfois ajouté la lettre E au sigle CBRN (CBRNE) pour représenter la possibilité d’utilisation d’explosifs classique. Voir, par exemple, le site Web du U.S. Department of Health and Human Services, Bioterrorism Hospital Preparedness, à l’adresse <www.hrsa.gov/bioterrorism/cbrne>.
  11. Cela ne signifie pas que les terroristes agissent nécessairement ainsi. Les attaques du 11 septembre 2001 témoignent de la rigueur de la sélection des cibles et de la planification.
  12. Les relations étroites entre les intervenants en cas d’urgence dans la région de Washington sont bien documentées. Voir, par exemple, le document publié à l’adresse <www.seas.gwu.edu/~icdm/nsf_9_11.htm>.
  13. Cependant, cela laisse de côté deux questions plus délicates : faut-il désamorcer ou déplacer le dispositif? Si oui, comment?
  14. George Washington University, Observing and Documenting the Inter-Organizational Response to the September 11th Attack on the Pentagon, 2002. Disponible à l’adresse <www.seas.gwu.edu/~icdm/nsf_9_11.htm> (consulté le 13 juin 2003).
  15. Parmi les questions moins évidentes figure la nécessité de nourrir, d’héberger et d’équiper les sauveteurs; de faire le bilan des événements critiques; de fournir des services de soutien psychologique aux victimes et à leurs proches; de bien documenter et gérer les questions financières, etc.
  16. Pour plus de renseignements sur le système de gestion intégrée, voir H. Christen et al., « Overview of Incident Management Systems », Perspectives on Preparedness, no 4, septembre 2001. Disponible à l’adresse <bcsia.ksg.harvard.edu/publication.cfm?ctype=paper&item_id=119> (consulté le 15 juin 2003). Pour de l’information sur la logique du cycle de gestion d’urgence, voir Jim Bruce, Exercise Atlantic Guard: Final Report (non publié), Science Applications International Corporation Canada, Halifax, 2002.
  17. Ashcroft, op. cit., p. 9. [TCO]
  18. David Pratt, « Foreign Intelligence in the New Security Environment », dans David Rudd et David McDonough (éd.), Canadian Strategic Forecast 2004 – The “New Security Environment”: Is the Canadian Military Up to the Challenge?, Canadian Institute of Strategic Studies, Toronto, 2004, p. 10.
  19. Commentaires émis par Ward Elcock dans le cadre du discours à la mémoire de John Tait lors de la conférence de l’Association canadienne pour l’étude de la sécurité et du renseignement tenue à Vancouver, le 17 octobre 2003.
  20. Cynthia Grabo, Anticipating Surprise: Analysis for Strategic Warning, Joint Military Intelligence College, Washington, 2002, p. 50. [TCO]
  21. Jonathan Stevenson, « How Europe and America Defend Themselves », Foreign Affairs, vol. 82, no 2, mars-avril 2003, p. 78-79.