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Histoire

Des fusiliers

ANC/AP-173029

Le Second bataillon de fusiliers canadiens dans le Transvaal, en février ou en mars 1902. Cette photographie donne un aperçu du travail exténuant et souvent inutile, qui consistait à poursuivre de petites bandes insaisissables de guérilleros boers insaisissables.

Les troupes canadiennes et la politique de la terre brûlée durant la guerre des boers

par Chris Madsen, Ph.D.

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Hier et aujourd’hui

Les militaires canadiens déployés à l’étranger ont été et seront sans doute encore amenés à faire des choix difficiles entre leurs obligations professionnelles et leurs valeurs morales. Les déplorables événements survenus en Somalie et au Rwanda au cours des dix dernières années ont montré l’effet que ces décisions ont sur la réputation des forces canadiennes et sur celle de chaque soldat. Qu’il s’agisse du général Roméo Dallaire, héros tragique, ou des infâmes assassins du régiment aéroporté, qui a ensuite été dissous, les décisions et les actes des soldats se répercutent sur le déroulement des opérations, sur la réalisation des objectifs de la nation et de la coalition, sur les rapports avec les civils que les soldats protègent ou assistent et sur l’image que projettent les forces armées1. Les opérations en Bosnie et en Afghanistan ont fourni un modèle à suivre, du moins dans l’avenir immédiat. Beaucoup de soldats canadiens (quoique leur effectif soit peu élevé comparé à celui que fourniront d’autres pays) seront envoyés dans des régions en proie à des crises afin de maintenir la paix et d’imposer l’ordre pendant une durée déterminée. Ils dirigeront parfois les opérations, mais, le plus souvent, ils seront intégrés à un commandement et à une force plus large. Même si les autorités nationales canadiennes ont le dernier mot sur les politiques, les impératifs opérationnels, la collaboration et l’intégration avec les alliés et les nations ayant la même orientation demeurent importants. C’est un travail difficile et ingrat, qui ne laisse pas une impression durable sur le public.

Quelle que soit la raison de leur déploiement, les militaires vivent avec les conséquences de ce qu’ils ont fait ou n’ont pas fait dans certaines situations. Ceux qui font face à un dilemme ne peuvent justifier leurs actions et juger qu’ils ont joué un rôle utile que s’ils résolvent ce dilemme; sinon, leurs blessures psychologiques ne se cicatriseront pas. Le général Dallaire a révélé ce que de nombreux soldats canadiens ressentent au plus profond d’eux-mêmes ou ce qu’ils tentent de cacher par honte ou par gêne. Les situations extraordinaires, le plus souvent traumatisantes, modifient la façon de voir et de justifier les expériences. Les militaires, bien qu’ils soient d’abord et avant tout des instruments de la politique nationale, n’en demeurent pas moins des êtres humains. Ils ressentent des émotions et réagissent aux événements chacun à sa façon. Certes, c’est une piètre consolation pour les Canadiens engagés dans des opérations de soutien de la paix et dans des conflits de faible intensité de savoir qu’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. Leurs concitoyens qui ont jadis mené des opérations semblables ont réagi de la même manière, surtout lorsque les hauts dirigeants leur ont demandé d’appliquer des politiques impopulaires et douteuses à l’encontre de civils. La politique de la terre brûlée durant la guerre des Boers, le premier grand déploiement du Canada outre-mer, en est la parfaite illustration.

Une carte

Carte de la RMC par Monica Muller

L’Afrique du Sud, vers 1900.

Les origines de la politique de la terre brûlée

Le feu est l’une des plus anciennes armes de guerre. D’un emploi simple et efficace, la combustion requiert simplement assez de combustible, d’air et de chaleur. C’est une méthode utilisée par les armées traditionnelles ou non sur tous les continents et dans diverses situations. Dans le cadre des opérations militaires, les incendies sont souvent des actes délibérés de destruction, de terreur et de représailles à l’encontre de populations civiles engagées dans un conflit2. Au début du XXe siècle, les Canadiens envoyés en Afrique du Sud pour défendre les intérêts de l’Empire britannique ont appliqué les cruelles politiques britanniques à l’encontre des Boers insoumis. Les soldats canadiens et britanniques ont incendié les résidences et les récoltes et ont déporté des civils dans des camps de concentration3. Comme des Boers continuaient à se battre en menant une guérilla, les commandants supérieurs sur le terrain ont adopté la stratégie de la terre brûlée. Bien qu’il existe des études exhaustives sur le recrutement, l’envoi et la capacité de combat du corps expéditionnaire sud-africain, le rôle joué par les Canadiens dans la destruction des biens et dans le traitement réservé aux civils sous occupation militaire a été peu évoqué4. Or les lettres et les journaux disponibles ainsi que les récits publiés, rédigés avant l’autocensure des guerres mondiales, montrent clairement que les soldats ont régulièrement allumé des incendies et que cette mesure faisait parfois partie intégrante de la guerre en Afrique du Sud. Conformément aux ordres des Britanniques, les troupes canadiennes ont incendié des fermes lors d’opérations anti-insurrectionnelles. Comme les forces canadiennes continue- ront sans doute à se déployer dans diverses régions de la planète, les leçons que l’on peut tirer de cette petite guerre coloniale, qui a été peu étudiée, méritent un examen approfondi. Le présent article portera sur les dimensions juridique, psychologique et morale de la participation des Canadiens à la campagne de la terre brûlée en Afrique du Sud, au cours de 1900.

Le conflit en Afrique du Sud a dégénéré en une guerre longue et féroce pour la population civile et pour les soldats en provenance du Canada et d’ailleurs. Loin d’être des agents de destruction insensibles et aveugles, les soldats et les officiers canadiens étaient réticents à incendier des fermes. Pourtant, ils ont obéi aux ordres et ont fait à contrecœur ce qu’on leur demandait en vue d’une éventuelle victoire. À chacun de juger selon sa conscience si ce qu’il faisait était bien ou mal. Ces mesures se justifiaient-elles sur le plan opérationnel? L’interprétation que donnaient les Britanniques du droit international était-elle valable? Peu importe. Ces mesures ont longtemps traumatisé les personnes concernées et leur ont posé de graves problèmes de conscience. Cela s’est d’abord manifesté par le refus de la plupart des Canadiens de demeurer en Afrique du Sud au terme de leur engagement volontaire d’un an; les demandes de rapatriement étaient constantes. À long terme, cela s’est manifesté par un très grand esprit de corps chez les vétérans, qui avaient du mal à parler de leur expérience à ceux qui ne l’avaient pas vécue. Des hommes qui s’étaient engagés en rêvant de devenir les héros d’une cause juste ont été hantés par les actes odieux qu’ils avaient commis ou dont ils avaient été témoins en cherchant à gagner une guerre qu’ils jugeaient décevante. Ceux qui incendiaient les fermes et commettaient des actes semblables étaient des victimes au même titre que les femmes, les enfants et les vieillards qu’ils dépossédaient et laissaient mourir de faim dans les terres arides de l’intérieur de l’Afrique du Sud.

La politique de la terre brûlée a été le résultat de la politique britannique officielle. Après la reddition des principales forces sous les ordres du général Piet Cronje, à Paardeberg, à la fin février 1900, le commandant opérationnel britannique, le feld-maréchal Lord Roberts, a planifié la prise de Bloemfontein, dans l’État libre d’Orange, puis de Pretoria, dans le Transvaal5. Ces deux villes, où siégeait l’autorité politique des Boers, étaient considérées par les militaires comme des centres clés. La théorie appliquée à l’époque était celle du stratège Carl von Clausewitz, selon lequel il faut défaire l’ennemi avant de prendre ses principales villes. Roberts s’attendait d’autant plus à briser ainsi toute résistance que les Boers étaient apparemment incapables de freiner sérieusement la progression de ses troupes par des moyens traditionnels. Seulement, les Britanniques se sont heurtés à des forces irrégulières, le plus souvent issues de formations importantes reconstituées en petits commandos ainsi qu’à une résistance sporadique dans les régions habitées sur l’axe de progression des troupes. La guerre est devenue non linéaire; les Boers ont tendu des embuscades, ont placé des tireurs isolés derrière les lignes britanniques et se sont attaqués aux points faibles et vulnérables. La mobilité que leur donnaient leurs robustes chevaux, leur connaissance intime du terrain et leur capacité de se fondre dans la population civile favorisaient la guérilla. Le caporal A. S. McCormick, soldat d’infanterie du 2e Bataillon du Royal Canadian Regiment (service spécial), a été surpris lorsque, « à l’avant-poste près d’un village, un Boer qui se rendait au marché s’est arrêté pour parler un peu. Il nous a dit qu’il comptait travailler un mois dans sa ferme avant de reprendre le combat6. » À l’époque, Roberts estimait que les opérations de guérilla, bien qu’elles aient été importunes et qu’elles aient entravé la progression de ses troupes, ne posaient pas un réel danger. Sa réaction a été d’émettre une première proclamation (il y en aurait d’autres au cours des mois suivants) avertissant la population civile qu’elle serait châtiée si elle se livrait à des actes hostiles ou offrait le moindre soutien aux commandos.

La situation s’envenime

Comme les Boers continuaient à résister sans relâche, le haut commandement britannique a durci le ton et déclaré que des fermes seraient incendiées dans certaines circonstances. Au cours des mois précédents, les Boers avaient officiellement accusé les Britanniques de détruire leurs fermes. Roberts avait rétorqué que les troupes qu’il commandait respectaient la propriété privée. Les bâtiments n’étaient incendiés qu’en cas de transgression manifeste des lois de la guerre, par exemple, lorsqu’on agitait un drapeau blanc sans intention de se rendre7. De nombreuses fermes ont été incendiées à Bloemfontein et dans les environs lorsque des commandos ont dynamité les voies ferrées et coupé les lignes télégraphiques pour perturber les communications des Britanniques. Onze jours après la prise de Pretoria, le 5 juin 1900, à la suite de nouvelles attaques contre les voies ferrées, Roberts a émis un décret selon lequel les fermes ou les habitations situées à proximité des lieux attaqués seraient incendiées et les familles expulsées presque sans préavis. Toutefois, ce décret ne donnait pas de précision sur les secteurs touchés par les mesures envisagées. L’auteur des célèbres aventures de Sherlock Holmes, Arthur Conan Doyle, qui a été témoin de la destruction des fermes, observe : « Il était à prévoir qu’un général coupé de sa base trente fois en un mois laisserait aux juristes le soin de débattre de la légalité des mesures prises et adopterait les moyens qui lui sembleraient les plus susceptibles de régler le problème. Certaines personnes ont été cruellement et injustement châtiées. Les raids avaient peut-être été menés par d’autres8. » Roberts a délégué à ses subalternes l’autorité d’établir la culpabilité des Boers et de procéder aux destructions. Le rythme des incendies s’est accéléré par la suite dans les zones proches de la résistance et des combats. Le 13 juillet 1900, une importante patrouille du Royal Canadian Regiment, appuyée par l’artillerie de campagne, a mis le feu à une chaumière où trente Boers s’étaient soi-disant réunis la veille9. Le commandant canadien, le lieutenant-colonel William Otter, était chargé de protéger la base logistique avancée de Springs, dans le Transvaal, et la région environnante. À la mi-août 1900, un édit s’appliquant à ce secteur a été émis : tout Boer faisant de la résistance ou participant à des raids après avoir juré de rester neutre verrait sa ferme détruite.

Une mitrailleuse

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Une mitrailleuse Colt et son attelage du 2e Bataillon de fusiliers canadiens. Chaque unité de fusiliers en avait deux. Transvaal, mars 1902.

La vague de destructions suivantes a été systématique. Des troupes organisées s’abattaient sur les régions qui résistaient encore et détruisaient les fermes sous le moindre prétexte. Le 6 novembre 1900, une troupe du 2e Bataillon canadien de fusiliers à cheval, qui faisait partie d’une colonne incendiant des fermes, a évité de justesse une confrontation avec un groupe de Boers armés, le lieutenant D. C. F. Bliss l’ayant avertie. Bliss a été fait prisonnier : « Ils ont confisqué son revolver, ses éperons et ses cigarettes et ont tenté de lui soutirer des renseignements sur l’importance et la fonction de notre colonne. Le propriétaire de la maison en flammes semblait vouloir qu’on fusille Bliss, mais les autres se sont montrés très courtois et l’ont laissé partir. Il a rejoint son bataillon à pied une heure plus tard10. » La magnanimité des Boers à l’égard d’un ennemi qui détruisait la propriété d’un de leurs voisins est digne d’éloges. Bliss aurait pu être fusillé, mais les Boers ont préféré ne pas suivre l’exemple de leur adversaire, qui devenait de plus en plus impitoyable. Néanmoins, dans le doute, les officiers supérieurs britanniques continuaient à suivre les ordres qu’ils recevaient et à incendier les terres. Cette pratique s’est tellement répandue et est devenue si outrancière que Roberts a révisé sa politique et émis de nouveaux ordres le 18 novembre 1900 :

« Aucune ferme ne doit être incendiée sauf en cas de traîtrise, ou lorsque ses occupants ont fait feu sur les troupes, ou par représailles en cas de sabotage des voies ferrées ou télégraphiques, ou lorsque les lieux ont servi de base à des opérations de commandos, et ce, uniquement avec l’autorisation écrite du commandant; le simple fait qu’un habitant soit parti rejoindre un commando ne doit absolument pas être un motif pour incendier sa maison. Le bétail, les charrettes et les vivres doivent être retirés de toutes les fermes; si cela s’avère impossible, ils doivent être détruits, que le propriétaire soit sur place ou non11. »

Quoique les commandants de brigade aient manifestement été les autorités responsables des incendies, les édits et les ordres contradictoires semaient la confusion. Roberts a admis qu’il avait peut-être donné une trop grande marge de manœuvre à ses subalternes, ce qui montre qu’il était acceptable de donner l’ordre d’incendier des fermes. Il considérait toujours qu’il s’agissait là d’une mesure d’exception qui avait été imposée au commandement supérieur britannique. En revanche, son successeur, le major général Lord Kitchener, qui a pris le commandement des opérations le 30 novembre 1900, a appliqué une politique systématique de destruction et de déplacement de la population.

La justification des édits et des mesures d’exception relevait du droit international et militaire. Les lois et le droit coutumier de la guerre étaient basés sur les pratiques séculaires des armées et des États, surtout en Europe. Ils favorisaient donc en général les combattants traditionnels, mais ils incluaient les droits et les devoirs des civils sous occupation militaire ou ayant pris les armes12. Le duc de Wellington, dont s’inspirait beaucoup le droit militaire britannique, avait soutenu la guérilla contre les forces d’occupation françaises au Portugal et en Espagne, lors des guerres napoléoniennes. Par ailleurs, en raison du rôle joué par les forces irrégulières et les populations civiles lors de la guerre de Sécession aux États-Unis et lors de la guerre franco-allemande, il y avait des précédents juridiques applicables au conflit en Afrique du Sud. Roberts suivait l’exemple du feld-maréchal Helmuth von Moltke et de l’armée allemande de 1871, bien que les sanctions appliquées en Afrique du Sud aient rarement été aussi sévères que celles qui avaient été infligées aux francs-tireurs français13. Les règles de la guerre terrestre ont été codifiées pour la première fois en 1899, année où les délégués participant à une conférence internationale ont accepté les Règlements de la Haye. Ratifié le 4 septembre 1900 par le gouvernement britannique au nom de tous les pays de l’Empire, ce traité n’était pas officiellement en vigueur lorsque Roberts a donné l’ordre d’incendier les fermes. Comme le note un historien, les Boers connaissaient mal les Règlements de la Haye, s’ils les connaissaient, mais ils respectaient dans la limite du possible les coutumes qui n’allaient pas à l’encontre de leurs convictions religieuses14. Lorsque la guerre traditionnelle s’est transformée en guérilla, il était plus difficile de déterminer qui était combattant et qui ne l’était pas; du point de vue juridique, la situation était donc très nébuleuse. Néanmoins, Roberts et les Britanniques ont exigé que les Boers respectent les normes de conduite juridiquement acceptables et ils ont appliqué des mesures légales pour punir les transgressions avérées.

Des soldats

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Des soldats campent dans le Transvaal, vers 1900. Leurs vêtements sèchent sur le sol.

La filière canadienne

La loi militaire britannique faisait état des procédures et des règles relatives à la population civile et à ses biens. Les Canadiens envoyés en Afrique du Sud avaient le statut et la solde des troupes impériales et étaient assujettis aux dispositions disciplinaires de la British Army Act. Bien que les commandants de bataillon et d’unité aient été en général des Canadiens, les formations canadiennes relevaient de divisions et de brigades sous les ordres d’officiers britanniques15. Roberts et le ministère de la Guerre, à Londres, étaient à la tête de la chaîne de commandement. Le gouvernement canadien avait placé ses troupes sous le commandement britannique selon certaines conditions, notamment en ce qui concernait la durée de leur déploiement et leur emploi dans des formations inférieures distinctes et nationales16. Les officiers et les soldats canadiens étaient tenus d’obéir aux ordres conformes au droit militaire et international de l’époque. L’édition de 1899 du Manual of Military Law britannique fait état des punitions dont sont passibles les soldats qui désobéissent à des ordres légaux; le chapitre XIV présente les obligations des civils et leurs droits de ne pas participer aux combats17. Les civils qui prenaient les armes ou soutenaient activement les combattants n’étaient plus protégés par la loi de la guerre et devenaient l’objet de mesures draconiennes. Ils pouvaient être traduits devant un tribunal militaire, emprisonnés et exécutés; leurs biens pouvaient être confisqués, etc.

Les Britanniques ont aussi institué la loi martiale, un ensemble de règlements applicables en cas d’occupation d’un territoire, d’insurrection ou d’extrême urgence. L’armée britannique, qui avait appliqué la loi martiale en Inde, en Jamaïque et en Irlande, avait une expérience considérable du maintien de l’ordre dans son vaste empire. Toutefois, la présence de colons d’origine hollandaise entraînait des considérations particulières18. La destruction des fermes, qui était légale lorsque les circonstances le justifiaient, était considérée comme un moyen opportun et moins envahissant de montrer aux Boers les conséquences de leur résistance. Les dispositions sur mesure de la loi martiale renforçaient le contrôle britannique sur la population civile d’un territoire occupé19. Des juristes se sont demandé si l’autorité des occupants britanniques était absolue, étant donné l’ampleur de la résistance, et si les communiqués de Roberts avaient eu le moindre effet sur des civils qui étaient encore loin d’être soumis. Un Canadien qui était sur le terrain remarque sans détour : « Les Boers sont un peuple épris de liberté, et la loi martiale, ils se la mettent là où je pense20. » Cependant, les Britanniques étaient convaincus que la loi martiale était conforme aux règlements en matière d’occupation militaire. Par la suite, de 1900 à 1902, l’impitoyable Lord Kitchener a fixé les limites de la loi martiale en Afrique du Sud et a mis en place la structure juridique pour son application21. Lorsque les chefs boers et leurs partisans étaient capturés, ils comparaissaient devant des tribunaux militaires d’exception et étaient passibles d’emprisonnement ou d’exil. La dépossession par voie légale était souvent une étape préparatoire nécessaire. Les militaires canadiens partaient sans doute du principe que les ordres transmis par la chaîne de commandement étaient conformes au droit international et militaire ainsi qu’à la loi martiale.

Un convoi

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Un convoi de ravitaillement de la cavalerie canadienne, en Afrique du Sud.

La plupart des troupes canadiennes n’aimaient pas incendier des fermes. Le pillage et les réquisitions illégales étaient beaucoup plus courants. Roberts a même abordé le problème à plusieurs reprises avec ses commandants de brigade, leur ordonnant de prendre toutes les mesures possibles pour empêcher les troupes de s’approprier les biens des Boers et de menacer les soldats de sanctions graves prévues par la loi militaire22. Les Canadiens étaient affectés à des sections ou à des détachements mixtes, généralement en tant qu’unité de cavalerie ou partie d’une unité de cavalerie. Le Strathcona’s Horse, composé en grande partie de recrues de l’Ouest du Canada, a incendié des fermes près de Helvetia, à la fin août 190023. En principe, il fallait vider une résidence avant d’y mettre le feu, et il revenait aux habitants de protéger ou de transporter leurs biens. Il est indéniable que des soldats ont fait main basse sur certains biens, notamment sur des petits objets précieux et sur de l’argent. Albert Hilder, membre du Royal Canadian Dragoons, note dans son journal : « Nous brûlons toutes les maisons et réquisitionnons tous les moutons et le bétail que nous trouvons. Nous prenons également toute la volaille que nous voulons et pillons les maisons24. » Les occasions d’abuser de la situation ne manquaient pas, et il est clair que ces actions outrepassaient les ordres de Roberts. Les efforts exigés pour mettre les meubles et les biens hors de la portée des flammes, sous le regard des habitants courroucés et traumatisés, ont mis à rude épreuve les troupes d’occupation. Un jour, une femme presque hystérique a déclaré à l’officier commandant les soldats chargés d’incendier sa maison qu’elle l’aurait abattu « comme un chien si elle avait eu un fusil25 ». Les habitants tentaient parfois d’intervenir, et il fallait alors les contenir de force.

Les détails sordides

À une époque où l’essence et les autres accélérants n’étaient pas aussi répandus qu’aujourd’hui, incendier une maison vide n’était pas chose aisée, car il n’y avait plus de tissus, de bois et de papiers, les principaux combustibles. Les troupes mettaient dans la maison du foin ou de la paille qu’elles avaient apporté et attendaient que les conditions météorologiques soient favorables. La pluie pouvait éteindre les flammes, tandis que les vents secs et chauds favorisaient généralement la combustion. Selon les dimensions et l’emplacement de la ferme, il fallait des heures, voire une journée, pour qu’elle se consume. S’il fallait aussi détruire les récoltes, c’était encore plus long. Des soldats restaient sur place jusqu’à la fin, au cas où l’incendie s’éteindrait ou serait éteint par les habitants. Le cheptel, bétail, cochons, moutons, etc., qui n’était pas emporté était abattu devant les habitants, et on le laissait pourrir au soleil.

Au début, la destruction des fermes a peut-être eu pour les soldats l’attrait de la nouveauté, mais elle est vite devenue ennuyeuse et beaucoup trop fréquente. Peu avant que Kitchener ne remplace Roberts, selon les comptes rendus britanniques, plus de 600 fermes avaient été détruites. Ce chiffre est probablement inférieur à la réalité, car il y a eu à la fin de l’été et au début de l’automne des incendies qui n’ont pas été rapportés. On a aussi confisqué ou détruit les semences et les réserves alimentaires nécessaires à la survie. Plusieurs milliers de personnes, la plupart des femmes, des enfants et des vieillards, ont été laissées à la merci des éléments dans une région inhospitalière, sans abri ni moyen de se nourrir. Les troupes canadiennes ont contribué aux malheurs des Boers sous le joug britannique.

La politique de la terre brûlée ordonnée par Roberts et appliquée par les troupes canadiennes était basée sur les effets. Elle reposait sur des hypothèses erronées quant à la réaction psychologique des Boers. Les Britanniques croyaient que, en incendiant les fermes et les cultures, ils sèmeraient l’émoi parmi les civils et convaincraient les commandos de la futilité de la résistance. Roberts a écrit à Lord Lansdowne : « Je constate que les choses ont évolué depuis un certain temps, et j’ai pris des mesures beaucoup plus sévères. La population commence à comprendre cette guerre26. » En ciblant certaines fermes, les Britanniques voulaient convaincre les Boers de la gravité des conséquences de leurs actes. Autrement dit, ils se montraient durs envers un petit nombre afin de contenir la majorité et de parvenir à une coexistence paisible. Cependant, la résistance s’est poursuivie, et de plus en plus de gens ont subi cette mesure prétendument dissuasive, la campagne de la terre brûlée s’étendant à des régions entières.

La ferme était la principale unité de production dans la vie économique et elle était au cœur de la vie familiale, sociale et religieuse des Boers. Elle représentait des années, voire des dizaines d’années de travail ardu, d’investissement et de sacrifices pour assurer sa subsistance et celle des générations à venir. L’histoire du conflit publiée peu de temps après la guerre, The Times, critique avec véhémence Roberts et sa politique :

« La politique de destruction des fermes et des cultures, qui a été adoptée de façon intermittente après le début juin comme mesure d’intimidation, ne procurait aucun avantage. Aucune autre mesure n’a suscité de ressentiment aussi profond et durable. Les Hollandais ne sont pas de ceux qui se laissent facilement amadouer par des promesses ou émouvoir par des menaces. La politique d’intimidation que représentait la destruction des fermes a complètement échoué, comme aurait pu le prévoir toute personne connaissant les Hollandais et leur histoire27. »

Les Canadiens, dont certains avaient été élevés dans des fermes et des ranchs, appréciaient le travail accompli par les fermiers d’ascendance hollandaise. Le fait que les fruits de leur travail puissent être détruits sur des ordres arbitraires et que des familles entières soient brusquement plongées dans le désarroi a avivé la détermination de beaucoup de Boers de se battre contre les Britanniques, ne serait-ce que par vengeance. Charles Clarke, un commis d’approvisionnement au Corps d’intendance de l’armée, évoque Haasbroek, un Boer assoiffé de vengeance : « Il prétend que sa maison incendiée lui a coûté 700 livres, mais que ça coûtera un million aux Britanniques avant qu’il en ait terminé avec eux28. » Naturellement, parents et amis transmettant les nouvelles, les Boers ont de plus en plus détesté les Britanniques et ceux qu’ils considéraient comme des marionnettes et qui les privaient de leurs biens et de leur gagne-pain.

Les ramifications de la campagne

Le fait que des enfants et leurs parents soient morts de faim ou de maladie après avoir été dépossédés de leurs biens a encore plus enragé les résistants et a incité d’autres Boers à combattre les envahisseurs. Dans les mémoires qu’il a écrits après la guerre, Christiaan De Wet, chef de la guérilla, a condamné les privations et le traitement inhumain que les Britanniques ont infligés aux civils : « J’aurais mis ma main à couper que la nation anglaise, qui est civilisée, n’aurait jamais pu livrer une guerre au cours de laquelle autant de femmes et d’enfants sans défense seraient tués directement et indirectement29. » Le nombre de jusqu’au-boutistes comme De Wet a augmenté en fonction du nombre de fermes incendiées par les Britanniques et les Canadiens. Privés de leurs biens et de tout semblant de vie familiale normale, les Boers ont vécu et combattu comme s’ils n’avaient plus qu’une raison d’être : lutter contre l’hégémonie britannique. Le théoricien et historien militaire britannique John F. C. Fuller a mis en doute l’efficacité de la politique de la terre brûlée : « Si on avait laissé les fermes intactes et les femmes y vivre, chaque ferme serait devenue un piège. La dévastation n’a fait que chasser l’ennemi vers les collines, où il était en général insaisissable, et a suscité, pendant la paix qui a suivi la guerre, une amertume qui ne s’est pas encore dissipée30. » Les soldats pensent rarement aux effets à long terme de leurs actes. D’un point de vue psychologique, la destruction des fermes a durci l’attitude des Boers envers les Britanniques et les a empêchés de vouloir se réconcilier avec eux. De nombreuses années plus tard, le général Ian Hamilton, un étroit collaborateur de Roberts et de Kitchener, a noté : « D’un point de vue militaire, la destruction des fermes a été une gaffe [...]. Un fermier est fortement tenté par la paix lorsqu’il voit sa ferme inexploitée, ses machines se détériorer et la saison des semences qui arrive, mais il devient désespéré si sa ferme a été brûlée et si ses outils ont été détruits. Il n’a plus de raison de faire la paix31. » Deux autres années de guerre et des décennies de haine et de mépris envers les Britanniques seraient le résultat de cette politique.

La destruction des fermes a eu un effet psychologique profond sur les troupes canadiennes. Au début, il était extrêmement difficile de ne pas s’en prendre à la population civile. C’était un palliatif pour les frustrations que faisaient subir aux soldats les forces irrégulières, qui menaient désormais le jeu. Si les Britanniques avaient la supériorité numérique sur le champ de bataille, ils présentaient la faiblesse de toute armée occupante, celle d’être très forte à certains endroits et vulnérable partout. Les commandos avaient l’avantage de l’effet de surprise et choisissaient leurs cibles sur ce champ de bataille non linéaire. Les petites garnisons et les convois de ravitaillement étaient attaqués par surprise par des forces supérieures. Jusqu’en septembre 1900, un grand nombre de soldats, dont des Canadiens, ont déposé les armes et ont été faits prisonniers avant d’être relâchés dans le veld ou libérés par des convois de ravitaillement32. Malgré leurs démonstrations de force et leurs bravades, les troupes cantonnées dans les villes et éparpillées le long des voies ferrées avaient peur et se sentaient vulnérables. Les expéditions punitives menées dans les environs avaient pour fonction de lancer une offensive contre les Boers, de neutraliser d’éventuelles menaces et de s’en prendre violemment à quelqu’un. Le lieutenant E. W. B. Morrison, affecté à une batterie de l’Artillerie royale canadienne attachée à la brigade du major général Horace Smith-Dorrien, décrit ainsi les opérations au début de novembre 1900 : « Nous avancions de vallée en vallée, “prélevant” du bétail et des moutons, brûlant, pillant, jetant dehors les femmes et les enfants, qui pleuraient près des ruines de leurs fermes jadis si belles [...]. C’était terrible à voir, et je n’ai pas envie de revivre ce genre d’expérience. Pourtant, nous approuvions tout de même cette politique, même si nous étions presque tous révoltés d’en être les instruments33. » Ces destructions n’ont pas réussi à avoir raison des combattants, qui se tenaient éloignés ou disparaissaient après avoir opposé une brève résistance. La destruction des fermes est devenue systématique.

Un train

NAC/PA 73034

Après la chute de Pretoria, les Boers ont refusé de se rendre, comme les Britanniques s’y attendaient, et mené une guerilla. Leurs petits commandos mobiles excellaient dans les raids. Ce train a été détruit par des guérilleros boers en 1900.

Les conditions misérables dans lesquelles étaient laissées les familles ont contribué à déshumaniser les Boers aux yeux des occupants. Les Boers, jadis respectés et considérés comme des adversaires honorables dont les capacités de combat avaient permis de vaincre des forces supérieures au début de la guerre, étaient désormais dépeints comme des êtres têtus et méprisables qui avaient abandonné leurs familles et n’avaient pas le courage de livrer des combats traditionnels. Bien que les Britanniques et les Canadiens aient détesté incendier les fermes, ils estimaient que le châtiment était mérité34. Le chauvinisme exacerbé de la fin de l’époque victorienne renforçait le sentiment de supériorité des Anglo-Saxons par rapport à ce peuple ignorant et inférieur, composé de patriarches barbus, de mégères et d’enfants crasseux. La destruction des fermes et la dépossession ont fait concorder la réalité et le stéréotype. Les civils ont souffert, et les Canadiens ont perdu un peu de leur âme.

L’ignominie de la destruction des fermes et les pressions que cela a fait subir à la population civile ont incité la plupart des troupes canadiennes à quitter l’Afrique du Sud à la première occasion. Pour des jeunes gens pleins d’avenir, il était terrible de sacrifier leur vie sur cette terre aride et lointaine. Ceux qu’une blessure ou une maladie avait rendus invalides ont été libérés plus rapidement, mais les autres comptaient les jours les séparant de la fin de leur enrôlement volontaire d’un an35. La politique de la terre brûlée a atteint son paroxysme à la fin du déploiement du premier contingent canadien. Les troupes du Royal Canadian Regiment ont refusé de s’enrôler de nouveau et de demeurer en Afrique du Sud, comme le leur demandait Roberts : « [Les commandants] de compagnie signalent que tous leurs hommes refusent de s’engager de nouveau même pour trois mois. Ils désirent tous être au CANADA avant Noël. Ils accepteraient peut-être de passer deux ou trois semaines de plus ici mais pas davantage36. » Collectivement et individuellement, les soldats ont jugé que leur rôle dans cette guerre était terminé, que le travail était déplaisant et qu’ils préféraient retourner dans leur patrie et faire carrière dans le civil. D’autres soldats pouvaient incendier les fermes et pourchasser les commandos pour le compte de l’Empire. Les Britanniques demandaient plus de troupes aux colonies autonomes, qui se montraient réticentes, et ils recrutaient de plus en plus de Sud-Africains et d’auxiliaires noirs pour lutter contre les guérilleros. L’Américain Alfred Thayer Mahan estime que la victoire britannique était assurée dès la fin de 1900 : « Les cavaliers commandés par De Wet et Botha peuvent prolonger les souffrances de la guerre et donner, au moment où le conflit prend fin, l’impression que la résistance continue, mais, à moins d’événements actuellement imprévus et difficiles à imaginer, ils ne peuvent pas empêcher le dénouement, qui est devenu une simple question d’endurance chez des adversaires dont les ressources sont extraordinairement inégales37. » Par rapport à la campagne impitoyable menée par Kitchener pour remporter cette guerre non linéaire et à la déportation des civils, les mesures prises par Roberts semblent presque humaines. Roberts a abandonné les civils boers à leur sort; les premiers contingents canadiens aussi. Cette décision n’était pas sans poser des problèmes moraux.

En partant, les troupes canadiennes ne sortaient que partiellement du dilemme moral que posaient la destruction des fermes et leur comportement envers les civils sud-africains. Fondamentalement, l’éthique repose sur la distinction entre le bien et le mal. Chez les militaires, elle est pluridimensionnelle. Il y a l’éthique nationale : les espérances qu’une nation met en ses soldats; l’éthique professionnelle de l’institution militaire; celle de la formation à laquelle appartiennent les soldats; et enfin, il y a les convictions personnelles, telles que la morale individuelle, les convictions religieuses et l’éthique sociale. Dans certaines situations, le comportement des soldats dépend du poids que pèsent le conformisme et le libre arbitre. Il était beaucoup plus facile d’incendier des fermes lorsque les membres du groupe étaient d’accord, car la dynamique de groupe fait taire ou marginalise les voix dissidentes. S’en prendre à des innocents, comme des femmes et des enfants, soulevait des problèmes moraux. Toutefois, comme la population était censée soutenir les guérilleros, cela permettait aux troupes de justifier en grande partie les mesures d’exception qu’elles appliquaient. Les Britanniques et les Canadiens ont fini par être convaincus que les Boers méritaient un traitement aussi draconien.

Les soldats canadiens n’ont révélé ni en public ni en privé quel type de contribution leur pays avait apporté à la guerre des Boers. De retour dans leur patrie, ces hommes qui s’étaient montrés si peu charitables envers les Boers, qui étaient très religieux, ont été glorifiés dans des prières et des hymnes38! En tant que maris, pères ou héros, ils n’étaient plus les mêmes. La vérité était enfouie dans leurs souvenirs qu’émoussaient la réflexion et le passage du temps. Afin de réconcilier leur conscience et les actes horribles qu’ils avaient commis, les vétérans ont cherché du réconfort dans le train-train quotidien, la camaraderie et le respect de leurs devoirs civiques. La destruction des fermes et les mauvais traitements infligés aux civils étaient un secret dont seuls quelques-uns parlaient lorsqu’ils se réunissaient. Hormis les cauchemars, ce qui s’était passé en Afrique du Sud est resté en Afrique du Sud...

Qui porte la plus grande responsabilité morale? Le commandant opérationnel Roberts? Les troupes qui ont appliqué la politique de la terre brûlée? En vertu de son rang et de son autorité, Roberts a décidé des mesures à prendre, a émis des ordres et des communiqués et a réglé le cours général de la guerre avant novembre 1900. Il était légalement et moralement responsable de la politique de destruction des fermes, politique qui était le résultat d’une série de promesses non tenues et de menaces voilées envers la population civile. Il avait beau durcir le ton, il ne parvenait pas à trouver une stratégie efficace après que les combats n’ont pas donné les résultats escomptés et que les Boers ont commencé à mener une guerre irrégulière. Incendier les fermes était une piètre solution de rechange. Vu l’immoralité des ordres légaux émis par Roberts, les officiers subalternes et les soldats ont dû tenter de deviner quelle était l’intention de leur commandant. Ne sachant pas exactement pourquoi il fallait incendier des fermes, les troupes canadiennes se fiaient au jugement de Roberts ainsi qu’à celui de leurs commandants de division et de brigade pour déterminer si ce genre de guerre contre des civils se justifiait. L’ambiguïté des ordres a incité les troupes à incendier plus de fermes que nécessaire. Roberts a fini par prendre conscience du problème et par revenir sur les ordres qu’il avait donnés.

Dans l’intervalle, les troupes canadiennes chargées d’exécuter ces ordres devaient affronter les problèmes moraux que cela posait. Dans la lutte contre les forces irrégulières, expulser des familles sans vivres ni abri sur une terre inhospitalière était une activité secondaire impopulaire et quasi inhumaine. Ce n’est probablement pas le visage de la guerre que la plupart des Canadiens s’attendaient à voir lorsqu’ils s’étaient enrôlés, mais ils ont accompli leur tâche par devoir et avec le sentiment de faire ce que l’on attendait d’eux dans une guerre difficile. Ils n’ont jamais été des automates. Ils ont suivi les ordres en se basant sur leur jugement, même si ces ordres leur paraissaient moralement douteux. Ils n’ont éprouvé ni plaisir ni fierté à incendier les fermes.

Conclusion

La guerre des Boers était peut-être une nouvelle guerre à l’aube du XXe siècle, mais les Canadiens ont été désabusés par la destruction des fermes et les opérations contre les civils. À leurs yeux, les épreuves et les souffrances qu’ils faisaient subir aux femmes, aux enfants et aux vieillards étaient démesurées par rapport aux objectifs militaires. En fait, les destructions arbitraires n’ont fait que prolonger et raffermir la résistance des Boers, ce dont Roberts ne faisait pas état dans ses rapports à Londres. Pour sa part, Kitchener ne tenait pas à répéter les erreurs de 1900. Il a ordonné la destruction systématique des fermes et des cultures dans le cadre d’une campagne coordonnée contre la guérilla jusqu’en 1902. Bien que les colonies aient presque totalement perdu confiance dans le haut commandement britannique, cette longue lutte a fait prendre conscience des problèmes que posait le fait de placer des formations nationales sous la direction et le contrôle opérationnel de commandants étrangers dans le cadre d’une coalition. Les derniers contingents canadiens ont indirectement contribué à appliquer les politiques de Kitchener : destruction des fermes, rafles offensives et déportation de civils dans des camps de concentration insalubres, ou alors ils sont arrivés trop tard pour participer aux opérations avant la fin officielle des hostilités. Les problèmes juridiques, psychologiques et moraux auxquels se heurtaient les premiers contingents canadiens ont été réels et ne devraient pas être éludés. L’expulsion des familles et la destruction des fermes suscitaient des réactions émotives dans les deux camps. Dans la plupart des cas, les soldats ne reverraient plus jamais leurs victimes, mais ils n’ont jamais dû oublier l’abattement de ceux qu’ils dépossédaient et laissaient devant les ruines fumantes de leurs fermes jadis prospères. L’horreur de la guerre a survécu dans leurs souvenirs, et ils ont traversé tous les stades de la culpabilité, du déni et du remords. Certains vétérans de la guerre des Boers se sont probablement battus avec les mêmes démons que ceux du général Dallaire.

La présente recherche a été présentée lors du séminaire interuniversitaire, dans le cadre de la conférence sur les forces armées et la société canadiennes, à Toronto, le 3 octobre 2004. L’auteur tient à remercier le professeur Walter Dorn, le professeur Eric Ouellet et la bibliothécaire en chef, Cathy Murphy, du Collège des Forces canadiennes, ainsi que le professeur André Wessels de la University of Free State, à Bloemfontein, pour leurs commentaires et suggestions utiles. Il remercie également Arthur Manvell, de la bibliothèque du Royal Canadian Military Institute, de lui avoir donné accès aux sources primaires.

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Chris Madsen, Ph. D., est professeur agrégé au Département des études de la défense du Collège des Forces canadiennes à Toronto.

Notes

  1. Roméo A. Dallaire et Brent Beardsley, J’ai serré la main du diable. La faillite de l’humanité au Rwanda, Éditions Libre Expression, Montréal, 2003. David Bercuson, Significant Incident: Canada’s Army, the Airborne and the Murder in Somalia, McClelland and Stewart, Toronto, 1996.
  2. Lors de conflits récents dans l’ex-Yougoslavie, en Afrique, dans le Sud-Est asiatique et en Amérique du Sud, les biens de nombreux civils ont été incendiés.
  3. S. B. Spies, Methods of Barbarism? Roberts and Kitchener and Civilians in the Boer Republics, January 1900-May 1902, Human & Rousseau, Cape Town et Pretoria, 1977.
  4. Carman Miller, Painting the Map Red: Canada and the South African War 1899-1902, McGill-Queen’s University Press, Montréal et Kingston, 1993. Brian A. Reid, Our Little Army in the Field: The Canadians in South Africa 1899-1902, Vanwell Publishing, St. Catharines, 1996. J. L. Granatstein et David J. Bercuson, War and Peacekeeping: From South Africa to the Gulf – Canada’s Limited Wars, Key Porter Books, Toronto, 1991, p. 75. J. L. Granatstein, Canada’s Army: Waging War and Keeping Peace, University of Toronto Press, Toronto, 2002, p. 43. Brereton Greenhous, Dragoon: The Centennial History of the Royal Canadian Dragoons 1883-1983, Guild of the Royal Canadian Dragoons, Belleville, 1983, p. 121.
  5. Major général E. K. G. Sixsmith, « The South African War: Roberts in Command », Army Quarterly and Defence Journal, vol. 98, 1969, p. 211-215. Rapport du commandant du 2e Bataillon du Royal Canadian Regiment au chef d’état-major, milice et défense, Ottawa, le 18 mars 1900, RG 9, série II, A3, bobine T-10404, vol. 32, Archives nationales du Canada, Ottawa.
  6. A. S. McCormick, The ‘Royal Canadians’ in South Africa, 1899-1902, Akron, Ohio, 1955, p. 6. Bibliothèque Robarts, université de Toronto, Toronto. [TCO]
  7. Owen Coetzer, Fire in the Sky: The Destruction of the Orange Free State, 1899-1902, Covos-Day Books, Weltevreden Park, Afrique du Sud, 2000, p. 78-79.
  8. Arthur Conan Doyle, The War in South Africa: Its Cause & Conduct, George N. Morang and Company, Toronto, 1902, p. 77. [TCO]
  9. Journal de guerre, 2e Bataillon (service spécial) du Royal Canadian Regiment, le 13 juillet 1900, RG 9, série II, A3, bobine T-10405, vol. 34, Archives nationales du Canada, Ottawa. Desmond Morton, The Canadian General Sir William Otter, Hakkert, Toronto, 1974, p. 22.
  10. Journal de guerre, 2e Bataillon canadien de fusiliers à cheval, semaine se terminant le 8 novembre 1900, RG 9, série II, A3, bobine T-10404, vol. 33, ANC.
  11. « Proclamations of Field Marshal Lord Roberts », Parliamentary Papers (Cmd. 426), p. 23. Ordres de brigade, major général Horace Smith-Dorrien, le 19 novembre 1900, RG 9, série II, A3, bobine T-10404, vol. 32, ANC. [TCO]
  12. Geoffrey Best, Humanity in Warfare: The Modern History of the International Law of Armed Conflicts, 2e édition, Methuen, Londres, 1983, p. 63-67.
  13. J. M. Spaight, War Rights on Land, Macmillan and Company, Londres, 1911, p. 324-331.
  14. S. B. Spies, « The Hague Convention of 1899 and the Boer Republics », Historia, le 15 mars 1970, p. 43-48.
  15. Journal, le 12 mai 1900, documents du major John Andrew Birney, M96 dossier no 1, Glenbow Museum and Archives, Calgary. Desmond Morton, « Colonel Otter and the First Canadian Contingent in South Africa, 1899-1900 », dans Michael Cross et Robert Bothwell, réd., Policy by Other Means: Essays in honour of C. P. Stacey, Clarke, Irwin, and Company, Toronto, 1972, p. 103-104.
  16. John Stirling, The Colonials in South Africa 1899-1902, William Blackwood and Sons, Édimbourg et Londres, 1907, p. 298.
  17. Ministère de la Défense du Royaume-Uni, Manual of Military Law, Her Majesty’s Stationery Office, Londres, 1899, p. 290-292, bibliothèque du Royal Canadian Military Institute, Toronto.
  18. W. F. Finlason, A Treatise on Martial Law: as Allowed by the Law of England, in Time of Rebellion, partie II, Royal Canadian Military Institute, Stevens and Sons, Londres, 1866.
  19. Notes de cours du Collège d’état-major, « Martial Law », le 4 novembre 1909, documents du brigadier Sir Bernard Edward Fergusson, dossier no 3, Liddell Hart Centre for Military Archives, King’s College, University of London, avec permission.
  20. Journal, le 16 octobre 1900, fonds Charles A. Clark, M223, journal no 2, Glenbow Museum and Archives, Calgary. [TCO]
  21. Keith Surridge, « Rebellion, Martial Law and British Civil-Military Relations: The War in Cape Colony 1899-1902 », Small Wars and Insurgencies, vol. 8, automne 1997, p. 42-47.
  22. Ordre du corps expéditionnaire sud-africain, le 15 février 1900, RG 9, série II, A3, bobine T-10403, vol. 30, ANC. Ordre spécial de l’armée de campagne 105, le 7 juin 1900, album du caporal suppléant R. Moore et du soldat Williams, 8110-117, National Army Museum, Chelsea.
  23. Journal, le 31 août 1900, documents du caporal Ivor Edward Cecil Rice-Jones, M1037, GMA. Ordre de milice 26, le 1er février 1900, collection de la guerre des Boers, M6 6 F1, Archives provinciales du Manitoba, Winnipeg.
  24. A. G. Morris, réd., A Canadian Mounted Rifleman at War, 1899-1902: The Reminiscences of A. E. Hilder, Van Riebeeck Society, Cape Town, 2000, p. 109. [TCO]
  25. Journal, le 8 novembre 1900, fonds Charles A. Clark, M223, journal no 2, Glenbow Museum and Archives, Calgary. [TCO]
  26. André Wessels, réd., Lord Roberts and the War in South Africa 1899-1902, The Army Records Society, Stroud, Gloucestershire, 2000, p. 119-120. [TCO]
  27. Basil Williams, réd., The Times History of the War in South Africa 1899-1902, vol. IV, Sampson Low, Marston and Company, Londres, 1906, p. 494. [TCO]
  28. Journal, le 28 août 1900, fonds Charles A. Clark, M223 journal no 1, Glenbow Museum and Archives, Calgary. [TCO]
  29. Christiaan Rudolf De Wet, Three Years’ War, Charles Scribner’s Sons, New York, 1902, p. 192-193. [TCO]
  30. Major général J. F. C. Fuller, The Last of the Gentlemen’s Wars: A Subaltern’s Journal of the War in South Africa, 1899-1902, Faber and Faber, Londres, 1937, p. 171-172. [TCO]
  31. Victor Sampson et Ian Hamilton, Anti-Commando, Faber and Faber, Londres, 1931, p. 26. [TCO]
  32. William Hart-McHarg, From Quebec to Pretoria: With the Royal Canadian Regiment, William Briggs, Toronto, 1902, p. 227.
  33. E. W. B. Morrison, With the Guns in South Africa, Spectator Printing Company, Hamilton, 1901, p. 277-278. Grande-Bretagne, History of the War in South Africa 1899-1902, Hurst and Blackett, Londres, 1908, p. 443-444. Martin Marix Evans, The Boer War: South Africa 1899-1902, Osprey, Botley Oxford, 1999, p. 130-131. [TCO]
  34. Keith Surridge, « ‘All You Soldiers are What We Call Pro-Boer’: The Military Critique of the South African War, 1899-1902 », History, vol. 82, 1997, p. 591-593.
  35. Lettre du caporal W. L. McGiverin à son père, le 4 mars 1900, fonds William McGiverin, Royal Canadian Military Institute.
  36. Journal de guerre, 2e Bataillon (service spécial) du Royal Canadian Regiment, le 16 octobre 1900, RG 9, série II, A3, bobine T-10405, vol. 34, ANC. [TCO]
  37. Capitaine A. T. Mahan, The War in South Africa: A Narrative of the Anglo-Boer War from the Beginning of Hostilities to the Fall of Pretoria, Peter Fenelon Collier and Son, New York, 1900, p. 208. L’édition britannique est intitulée The Story of the War in South Africa 1899-1900, Sampson Low, Marston and Company, Londres, 1900, p. 316.
  38. « Thanksgiving Service: For the Safe Return from South Africa of the Vancouver Contingent of the Royal Canadian Regiment – Christ Church, Vancouver, Sunday, January 6th, 1901 », brochure 1901-1, Archives de la Ville de Vancouver.