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Histoire

Un pont

collection de la RMC

Le pont de Arnhem.

Un pont trop loin : La participation du Canada à l’évacuation de la 1re division britannique aéroportée à Arnhem-Oosterbeek, en septembre 1944

par David Bennett

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Contexte et chronologie des événements

L’opération Market Garden était une tentative audacieuse du maréchal Montgomery pour saisir un pont sur le Rhin et traverser la plaine de l’Allemagne du Nord jusqu’à Berlin, capitale du Reich, en capturant au passage la région industrielle de la Ruhr. L’objectif précis de l’opération menée du 17 au 26 septembre 1944 était de faire avancer la seconde armée britannique du canal Meuse-Escaut, en Belgique, jusqu’à l’Ijsselmeer, en Hollande. Trois divisions aéroportées, deux divisions américaines, la 101e, de Zon à Veghel, et la 82e, dans les environs de Nimègue, et une division britannique, la 1re division, sur la rive nord du Bas-Rhin, près de Arnhem, devaient faciliter la progression de la formation centrale, le XXXe corps. La 1re division aéroportée devait prendre le pont routier de Arnhem et établir une tête de pont sur la rive nord du Rhin. Le 21 septembre, le quatrième jour de l’opération, le gros de la 1re brigade indépendante polonaise a été parachuté près de Driel, sur la rive sud du Bas-Rhin. Cependant, l’ennemi avait alors repris les positions tenues par les Britanniques du côté nord du pont routier. Par ailleurs, le traversier de Driel-Heveadorp ayant été détruit, les Polonais avaient l’intention de traverser le Bas-Rhin pour renforcer les positions britanniques sur la rive opposée, à Oosterbeek. Le soir du cinquième jour de l’opération, 50 Polonais ont traversé le fleuve en canot pneumatique et, le lendemain soir, 250 autres ont fait la traversée en bateau d’assaut. Le dimanche 24 septembre, le septième jour, la 130e brigade d’infanterie britannique a rejoint les Polonais à Driel, tandis que ce qui restait de la 1re division aéroportée était immobilisé en face des renforts, dans un secteur de Oosterbeek juste à l’ouest de Arnhem. Dans la nuit, environ la moitié du 4e bataillon du Dorset (le régiment du Dorsetshire), a gagné la rive nord en bateau d’assaut. Pourtant, l’opération tournait très mal pour maintes raisons, de sorte que, le jour même, les Britanniques ont décidé de franchir le Rhin, non pour envoyer des renforts à la 1re division mais pour l’évacuer.

Le présent article décrira et évaluera le rôle qu’ont joué deux compagnies du Corps royal du génie canadien, les 20e et 23e compagnies de campagne, commandées respectivement par les majors A. W. Jones et M. L. Tucker, dans l’évacuation de la 1re division, le soir du huitième jour de l’opération. Cette histoire est restée enfouie jusqu’ici dans des rapports officiels et des mémoires publiés en privé.

Le major Tucker

collection de la RMC

Le major Michael L. Tucker, DSO.

Historique de l’évacuation

Quatre compagnies de génie, les 260e et 553e compagnies britanniques et les 20e et 23e compagnies de campagne du Corps royal du génie canadien, dont la 23e a joué, de loin, le rôle le plus important, ont évacué la 1re division d’une rive du Bas-Rhin à l’autre, à partir de Oosterbeek. Le nom et l’identité des compagnies canadiennes ne figurent presque jamais dans les récits de l’évacuation, en dehors des documents d’origine conservés dans les archives et, parfois, de l’historique des unités. Généralement, on trouve tout au plus une allusion aux canots motorisés qu’employaient les deux compagnies canadiennes ou au fait que des unités du génie canadien ont participé à l’évacuation. C’est le cas de deux livres célèbres sur l’opération Market Garden, ceux de Cornelius Ryan et de Martin Middlebrook1. Ce dernier minimise le rôle des Canadiens; il soutient qu’aucun canot motorisé n’a été employé dans le secteur de la 20e compagnie et il a du mal à admettre que les Canadiens ont évacué la majorité des troupes aéroportées. Il en va de même des autres chroniques2, de sorte qu’il n’existe aucun récit intégral et circonstancié de l’évacuation.

Comment expliquer une omission aussi flagrante? On peut émettre deux hypothèses. D’abord, la tentative de renforcement de la 1re division à Oosterbeek a échoué à tous les échelons du commandement britannique, du XXXe corps jusqu’aux unités. Bien qu’il y ait eu des unités de renfort près de Nimègue, personne n’a fait appel à elles avant le milieu du septième jour; elles ont alors été immédiatement chargées de participer à l’évacuation. Les quatre compagnies du génie ont été placées sous la direction d’une autre unité, la 204e compagnie des Royal Engineers. Que ce soit pour le renforcement ou pour l’évacuation, certains membres du génie, probablement ceux de la 204e compagnie, préféraient ne pas utiliser les canots motorisés que seuls les Canadiens savaient manœuvrer. Apparemment, les Britanniques n’avaient pas confiance. Middlebrook a propagé cette idée en prétendant que les canots étaient trop bruyants pour être utilisés dans le secteur de la 20e compagnie et que le bruit trahirait le lancement des opérations d’évacuation. Il est donc tout à fait possible que les Britanniques n’aient pas voulu admettre que l’évacuation a réussi grâce à des troupes et à du matériel dont ils se méfiaient et qu’ils ont d’abord rejetés. Dans une note adressée après l’évacuation au commandant du 4e bataillon du Dorset, Browning, le commandant du corps aéroporté britannique, remercie le bataillon pour ses « exploits qui ont permis aux survivants de la 1re division aéroportée de se replier de l’autre côté du fleuve3 ». Il s’agit là, on le verra, d’une interprétation extraordinairement erronée. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la version de Browning est celle que les Britanniques voulaient entendre.

L’amertume ressentie par les survivants de la 1re division à l’égard des forces de relève, surtout de la division de la garde blindée et de la 43e division (Wessex), pourrait aussi expliquer l’omission du rôle des Canadiens. Bien que les hommes de troupe du XXXe corps n’aient absolument pas été responsables de l’échec de la relève, ils n’ont jamais été bien accueillis lors des célébrations de l’anniversaire de la bataille de Arnhem-Oosterbeek, pas même les hommes du 4e bataillon du Dorset, qui ont pourtant subi de lourdes pertes dans ces combats et dont certains se sont joints à la 1re division à l’intérieur du périmètre de Oosterbeek, après avoir traversé le Rhin le soir du septième jour. Les Canadiens ont été condamnés parce qu’on les associait aux forces de relève. Pourtant, sans eux, l’évacuation se serait presque certainement soldée par un échec. Deux officiers canadiens, le major Michael Tucker, officier d’état-major de service et commandant de la 23e compagnie, et le lieutenant Russell Kennedy, commandant de mission responsable de la reconnaissance, méritent une place dans les descriptions de Market Garden, tout autant que les héros légendaires de l’opération, tels que le lieutenant-colonel Reuben Tucker et le major Julian Cook, du 504e régiment américain d’infanterie aéroportée, célèbres pour leur rôle dans l’assaut et la traversée du Waal, et le lieutenant-colonel John Frost, dont le 2e bataillon de parachutistes a défendu avec des renforts le côté nord du pont de Arnhem jusqu’au troisième jour.

La décision d’évacuer la 1re division aéroportée au lieu de la renforcer

Russell Kennedy écrit au sujet du commandant de la 23e compagnie de campagne, le major Michael Tucker, de Westmount : « Il nous a conduits en France dans la campagne du nord-ouest de l’Europe puis nous a ramenés en Angleterre, toujours en faisant preuve d’impartialité et d’une combinaison judicieuse de fermeté et d’intérêt paternel. [...] [C’]était un gars très aimable [...], la seule chose que je lui reproche est qu’il était toujours prêt à accepter n’importe quelle mission que ses supérieurs lui offraient. Je me disais que, si la guerre durait plus longtemps, il nous ferait tous tuer!4 » Selon Kennedy, Tucker était « un Irlandais impulsif ». Néanmoins, rien ne permet de dire qu’il était porté à agir de manière irréfléchie.

Le 20 septembre, le troisième jour, Tucker a compris que, les Britanniques ayant perdu le côté nord du pont routier de Arnhem, les Canadiens devraient traverser le Rhin. Les 20e et 23e compagnies et la 10e compagnie de Field Park du Corps royal du génie canadien ont été assemblées sur la route de Bourg-Léopold-Hechtel et ont été envoyées juste au sud de Nimègue le lendemain. Le convoi comptait des embarcations d’assaut de classe 9 (neuf tonnes) et des canots faisant partie du matériel de réserve du génie qui n’avait pas encore été attribué à une compagnie. Les Canadiens ont été placés sous le commandement de la 204e compagnie de campagne des Royal Engineers. Un peloton de la 204e compagnie a été envoyé pour aider les Polonais à retraverser le fleuve. Pour des raisons obscures, ce peloton n’a pas participé à l’opération : les Polonais, qui n’avaient aucune formation, ont dû prendre les commandes des bateaux, si bien que 250 hommes seulement ont traversé le fleuve le soir du sixième jour. Le lieutenant Kennedy, affecté à la 204e compagnie le quatrième jour aux fins de reconnaissance, a seulement déclaré qu’il n’avait « pas appris grand-chose5 », laissant ainsi entendre qu’il n’a pas assisté au lancement des bateaux. Par la suite, le major général Stanislaw Sosabowski, commandant de la brigade polonaise, s’est demandé pourquoi cette tâche n’avait pas été confiée à la 43e division, dotée de la formation et du matériel requis pour traverser le fleuve.

La mission de reconnaissance de Kennedy consistait à « chercher des secteurs où les canots pouvaient être utilisés, le cas échéant. Nous estimons que les canots devraient être utilisés, mais ils ne leur [aux Britanniques] inspirent aucune confiance, et on se demande pourquoi nos embarcations sont ici6. » Les compagnies du génie canadien n’ont joué aucun rôle dans la traversée des Polonais le sixième jour : « Pourquoi ne nous laisse-t-on pas participer? », demande Tucker, certain cependant que la 20e compagnie serait appelée à participer à l’assaut fluvial. Le septième jour, il écrit : « On nous appelle finalement », de toute évidence pour envoyer de nuit des renforts à la 1re division. Les deux compagnies s’apprêtaient à quitter leurs positions au sud de Nimègue, la 23e avec ses canots et la 20e avec ses bateaux d’assaut. Elles ont reçu leur ordre de route vers midi, mais l’ordre a été annulé, peut-être dès 14 heures, et elles ont dû « retourner au bivouac, déçues7 ». Le haut commandement avait décidé d’évacuer la 1re division au lieu de lui envoyer des renforts, mais cela n’explique pas pourquoi aucune unité de génie n’a participé à la traversée ce soir-là. Par la suite, Kennedy a jugé que l’alerte du septième jour a été lancée pour cette raison.

À l’origine, la brigade polonaise et le 4e bataillon du Dorset devaient effectuer la traversée du septième jour. Ben Walton, brigadier de la 130e brigade d’infanterie, avait promis des canots motorisés à Sosabowski. Naturellement, il savait que les Canadiens étaient prêts et disponibles. L’opération polonaise ayant été annulée, il s’est vu obligé de remettre ses quelques bateaux d’assaut au bataillon du Dorset. La pénurie de bateaux d’assaut est inexplicable : cinq compagnies du génie se trouvaient près de Nimègue et un peloton de la 204e compagnie, au moins, était en première ligne. Quelle que soit la raison, les soldats ont passé la soirée et la nuit du septième jour au sud de Nimègue. À ce moment-là, le commandement et les formations du XXXe corps ne semblaient plus avoir de ressort : après l’avancée fulgurante du génie, pendant laquelle tous les véhicules se trouvant sur la route de Hechtel à Nimègue, en passant par Eindhoven et Grave, ont été dégagés, le commandement est tombé dans une inactivité totale.

Ce soir-là, 350 membres du bataillon du Dorset ont tenté d’atteindre la rive nord et 315 y sont parvenus. La raison de cette opération n’est pas claire. Officiellement, la seconde armée a émis l’ordre d’évacuer le lendemain seulement : Sosabowski et, avant lui, Gerald Tilly, lieutenant-colonel du bataillon du Dorset, étaient persuadés que la traversée était le prélude d’un assaut beaucoup plus important qui serait lancé le lendemain soir. Là encore, c’est la version officielle de l’opération qu’a donnée le XXXe corps. La réalité est tout autre. Juste avant l’opération, le brigadier Walton a déclaré au lieutenant-colonel Tilly que la traversée avait un nouveau but : Tilly devait maintenir la base du périmètre de Urquhart pendant que la 1re division se retirait. Walton ne croyait même pas à ce rôle très secondaire, puisqu’il a ordonné qu’un maximum de 400 membres du bataillon du Dorset traverse le fleuve, en précisant, ce qui est révélateur, que Tilly n’avait pas besoin de les accompagner. Tilly, qui a fait traverser ses hommes et qui a été fait prisonnier avec eux, estimait que son bataillon avait été sacrifié, « balancé8 », opinion que partage Martin Middlebrook.

Officiellement, le bataillon du Dorset devait protéger le flanc gauche de la 1re division pendant son repli9. Cette conception des opérations, que l’on peut charitablement qualifier de mythique, a pourtant déterminé les tactiques adoptées pour l’évacuation du lendemain. On a fait comprendre aux hommes du génie, sous le commandement de la 204e compagnie et peut-être aussi sous l’influence du commandant du génie de la 43e division, le lieutenant-colonel Henniker, qu’il y aurait deux secteurs d’évacuation principaux, où le nombre d’évacués serait important. C’est pourquoi deux compagnies du génie ont été affectées à chaque secteur : à l’ouest, la 553e des Royal Engineers et la 20e du Corps royal du génie canadien et, à l’est, la 23e du Corps royal du génie canadien, qui avait la 260e des Royal Engineers sur son flanc gauche. Par ailleurs, l’idée de faire couvrir le repli par le bataillon du Dorset devenait futile, car la traversée à l’ouest, en face du bataillon du Dorset, devait commencer à peine deux heures après la traversée à l’est. Le fait que la 204e compagnie a envoyé la majorité des canots dans le secteur est ne prouve rien. Les Britanniques n’avaient pas confiance en ces embarcations et ont en l’occurrence refusé de s’en servir dans le secteur ouest. L’opération ne compte pas parmi leurs plus grands exploits. Selon Kennedy, « les généraux ne semblaient pas vraiment s’attendre à ce que nous ramenions beaucoup de survivants » La décision de diviser l’opération en deux projets d’égale importance révèle une profonde erreur de jugement et de la perfidie. Si l’évacuation n’a pas échoué, c’est parce que Kennedy a choisi avec beaucoup de perspicacité l’endroit où s’effectuerait la traversée à l’est et que les hommes de la 23e compagnie ont adopté une conduite exemplaire.

Une carte montrant l’opération Market Garden.

Carte de la RMC par Monica Muller

L’opération Market – Garden, du 17 au 26 septembre 1944.

L’évacuation

Dans la matinée du huitième jour, le lieutenant-colonel Henniker a informé Tucker du plan d’évacuation de la 1re division. Une reconnaissance au moins a été effectuée par les lieutenants Kennedy et Tate. C’est la seule fois où Tucker a envoyé un officier faire une reconnaissance avec Kennedy; heureusement, car il a fallu effectuer une petite opération de pontage d’un genre et dans un lieu que Tate connaissait depuis son expédition. La reconnaissance était classée très secrète, certainement pour des raisons de sécurité ordinaires mais peut-être aussi pour conserver l’illusion qu’entretenait le XXXe corps que l’opération de ce soir-là faisait partie des mesures prises pour renforcer la 1re division. La reconnaissance a été effectuée non sans mal jusqu’au fleuve. L’artillerie allemande, qui couvrait une bonne partie du secteur, a ouvert le feu sur le détachement de reconnaissance et sur le convoi de la 23e compagnie. Le détachement a aussi choisi l’endroit où s’effectuerait la traversée :

« À quelques centaines de mètres du Rhin se trouvait la chaussée principale ou chaussée d’hiver, à une hauteur d’environ six mètres et aux versants abrupts. Il était interdit de cultiver quoi que ce soit à ses abords. Une centaine de mètres plus loin, vers le fleuve, se trouvait la chaussée d’été, à une hauteur d’environ trois mètres. [...] Le lieu se prêtait mal à une sortie nocturne, mais certains endroits offraient des possibilités. Le plus prometteur était un assez grand verger situé juste au sud de la chaussée d’hiver, à l’intérieur du périmètre retenu. On pouvait s’y rendre par un chemin étroit et boueux qui en était séparé par un fossé. Si les embarcations devaient être transportées par camion, il faudrait aménager une passerelle au-dessus du fossé10. »

Pendant qu’était menée la mission de reconnaissance, les 20e et 23e compagnies, accompagnées de douze monteurs et charpentiers de la 10e compagnie de Field Park, se sont rendues du point de rassemblement de Nimègue à Valburg, à mi-chemin entre le Waal et le Bas-Rhin. À 18 heures, Tucker a appris que la 23e compagnie devait prendre le point est avec quatorze canots et la moitié des spécialistes de la 10e compagnie. La 20e compagnie aurait six canots et le reste des spécialistes. Tucker a alors déclaré : « On nous a attribué la majeure partie du matériel parce qu’on pense que la plupart des survivants se trouvent juste en face de notre secteur11. » Les embarcations de la 23e compagnie devaient être prêtes à 21 h 40 et celles de la 20e, deux heures plus tard; un barrage d’artillerie devait commencer à frapper à 21 heures.

Une carte montrant le Neder Rijn et l’évacuation le soir du 25 septembre

Carte de la RMC par Monica Muller

Le Neder Rijn et l’évacuation le soir du 25 septembre.

Au départ de Valburg, le convoi de la 23e compagnie se composait de trois jeeps, d’un véhicule de reconnaissance équipé d’une radio et de vingt camions de trois tonnes transportant les canots et le matériel. Les camions sont arrivés dans le verger peu après 20 heures, le premier étant tombé dans le fossé à l’entrée du verger. Le premier canot a été mis à l’eau à 21 h 30, ce qui est remarquable, car les hommes n’avaient jamais manutentionné ces embarcations. La tâche aurait normalement été confiée à des fantassins accompagnant le convoi, qui avaient l’entraînement nécessaire. D’ordinaire, trois canots étaient empilés sur les camions et déchargés au moyen d’une grue, mais il n’y avait pas de camion-grue. La 23e compagnie a donc dû transporter les bateaux sur plus d’un demi-kilomètre, dans l’obscurité, sous la pluie, dans la boue et par-dessus deux chaussées, sans aucune protection contre le tir de l’artillerie. Avant de quitter le verger, il a fallu équiper les embarcations, monter leurs moteurs et faire le plein au moyen de bidons contenant le mélange d’essence et d’huile que consomment les moteurs Evinrude à deux temps. Les canots vides et secs pesaient 225 kilogrammes, mais ils étaient une fois et demie plus lourds lorsqu’ils étaient mouillés et chargés de tout leur matériel. « Même avec les cordes qui y sont fixées, nous avons le plus grand mal à soulever et à porter les canots. » Les cordes étaient fixées aux canots parce que la chaussée d’hiver, humide et glissante, « était incroyablement difficile à franchir12 ». Les barres de transport n’ont été montées qu’après l’opération. Il a aussi fallu porter les moteurs de rechange jusqu’au rivage : les monteurs « travaillaient d’arrache-pied pour nous fournir des moteurs en état de marche ». Ils ont remplacé ou réparé dix moteurs.

Dans le secteur ouest, 46 membres du bataillon du Dorset ont été évacués dans des embarcations d’assaut britanniques. Durant certaines traversées, selon Martin Middlebrook, l’équipage comprenait quatre, six et même huit rameurs. Le courant était encore plus fort que dans les eaux où les Canadiens s’étaient entraînés et « les équipages étaient éreintés après deux traversées13. » Certains de ces 46 hommes ont fait la traversée dans un bateau qu’ils avaient trouvé sur la rive nord. En définitive, aucune des six embarcations canadiennes n’a été utilisée. Juste avant l’aube, quatre bateaux d’assaut ont tenté de franchir les 1 400 mètres séparant les deux rives. L’un d’entre eux a été coulé par un mortier et un autre, pris dans des rafales de mitrailleuses, est tombé en panne et a été abandonné. « On n’a pas envoyé d’autre bateau14 », car les mitrailleurs allemands avaient les positions canadiennes dans leur mire15. Si l’opération n’a pas été un désastre dans le secteur de la 23e compagnie, c’est parce que les mitrailleurs allemands, qui se trouvaient sur les hauteurs de Westerbowing, devaient tirer vers le bas et non horizontalement.

À l’est, Tucker a lancé la première embarcation à 21 h 30, mais elle a dérivé, a heurté des rochers et a coulé16. Sous le tir de l’artillerie, des mortiers et des mitrailleuses, le deuxième canot a sombré, entraînant avec lui le lieutenant Russ Martin et son équipage de quatre hommes; le quatrième canot a chaviré quand ses passagers se sont tous instinctivement précipités du même côté pour échapper à un obus qui piquait avec un bruit terrifiant sur le canot voisin, et cinq hommes seulement ont gagné la rive sud. Le troisième convoi et les suivants sont d’abord revenus surchargés de blessés, qui recevaient des soins sous la supervision de l’aumônier catholique, le capitaine Jean Mongeon. Le poste de premiers soins du génie a soigné une soixantaine d’hommes sur des brancards et une centaine de blessés ambulatoires, qui ont ensuite été envoyés à Driel en camion17. L’infirmerie était débordée. À 3 h 30, les canots de Tucker qui n’avaient pas coulé ou n’étaient pas tombés en panne étaient à l’eau. La traversée prenait trois ou quatre minutes, mais toutes sortes d’interruptions causaient des délais dans les allers-retours.

Il y avait notamment des délais à l’embarquement. D’après la manœuvre habituelle, un membre de l’équipage faisait démarrer le moteur; deux autres hommes, debout dans l’eau, aidaient les passagers à embarquer par la proue, poussaient l’embarcation pour lui faire faire demi-tour puis grimpaient à bord tant bien que mal. L’aire de débarquement, le dépôt derrière les chaussées et les bateaux étaient sous le feu constant de l’artillerie; les bateaux, de même que l’aire d’embarquement, subissaient surtout le tir des mitrailleuses et des mortiers. D’autres contretemps étaient dus au fait que « les canots étaient endommagés par les rochers du rivage et devenaient inutiles18. » Il fallait abandonner les embarcations qui étaient endommagées en revenant sur la rive sud. Le moteur Evinrude de cinquante chevaux, élément vital de l’opération, était toutefois la cause principale des délais. Il n’avait pas de marche arrière, ce qui rendait toute manœuvre très difficile, même lorsque deux hommes ramaient. Il n’avait pas d’embrayage non plus, de sorte qu’il calait dès qu’une hélice brassait des débris ou heurtait le fond. Même dans les meilleures conditions, il laissait à désirer. La pluie causait des courts-circuits, et il est arrivé à plus d’un bateau de caler en plein milieu du fleuve, souvent sous le tir de l’ennemi. C’est ce qui est arrivé au major général Urquhart, le commandant de la 1re division. Lorsqu’un moteur calait, il était difficile de le remettre en marche; il fallait du talent, de la patience et de l’endurance (et assez d’espace pour tirer sur le cordon de démarrage). Comme on le verra, c’est un talent que possédait Kennedy. Ce n’est qu’après l’opération que la 23e compagnie est parvenue à étancher les moteurs19.

Le lieutenant Kennedy

Reproduit avec la permission
de Russ Kennedy

Le lieutenant Russell J. Kennedy, CM, à Chiddingford, en Angleterre, en 1945.

À 4 heures, tandis qu’un jour gris et pluvieux commençait à poindre, deux embarcations seulement fonctionnaient encore. Tucker, qui dirigeait les opérations depuis le rivage, sous les balles ennemies, a renvoyé au verger les équipages survivants, qui étaient épuisés. Kennedy ressentait encore la fatigue de la reconnaissance de la veille. Ayant réussi à remettre en marche le moteur d’un bateau abandonné, il a entrepris la traversée en compagnie du caporal suppléant Gillis et du sapeur McCready. Sur la rive nord, ils ont rencontré « une troupe d’hommes insoumis » Debout dans son embarcation, Kennedy a sorti son browning de son étui puis s’est ravisé, tandis que son embarcation coulait rapidement dans un peu plus d’un mètre d’eau. Au bout d’environ une heure, l’embarcation remise à flot a retraversé le Rhin, propulsée par « deux pagaies et des crosses de fusil ». Kennedy a ensuite trouvé un autre canot, qu’il est parvenu à faire démarrer, et il a entrepris une autre traversée en remorquant un bateau d’assaut de la 260e compagnie et le premier canot, qui prenait l’eau et se maintenait à peine à flot. Une fois de plus, Kennedy, Gillis et McCready formaient l’équipage. Les trois bateaux sont revenus chargés d’hommes. Pour Kennedy, c’est le plus grand miracle de cette nuit-là, un « véritable triomphe. Quelle satisfaction. » À la troisième et dernière traversée, Russell a pris une fois de plus les commandes du canot qui fonctionnait et a remorqué un canot en panne dans lequel se trouvait McCready. Seulement, « il n’y avait plus de discipline », et les deux bateaux étaient surchargés. Le bateau de Kennedy a refusé de démarrer, et les passagers de l’embarcation de McCready ont pagayé avec leurs fusils. Apparemment, sur vingt-cinq hommes à bord de ce bateau, quatre seulement, dont McCready, ont échappé aux rafales des mitrailleuses ennemies. Kennedy a fini par remettre le moteur en marche et est retourné lentement dans son canot surchargé, tandis que les balles de mitrailleuses « dessinaient des motifs intéressants autour de nous ». Le bateau a touché la rive sud en plein jour, à 7 h 20. Kennedy a été le dernier à débarquer, laissant derrière lui un parachutiste qui avait été tué à ses côtés.

Le bruit court que, pendant les deux dernières traversées, Kennedy a déposé des gilets de sauvetage allemands sur la rive nord. C’est faux20. On fait souvent allusion à cette histoire, alors que les réalisations les plus remarquables des Canadiens sont presque toujours notées brièvement, au passage21. Le rapport de la 23e compagnie reconnaît que Kennedy a organisé l’évacuation et a évacué 125 hommes22. Quant à Tucker, qui a bravé tous les dangers avec la grandeur d’un Sosabowski ou d’un Urquhart, il a reçu l’ordre de cesser ses traversées à 5 h 45. À l’ouest, les traversées ont pris fin à 3 h 30. Au moins 2 398 hommes ont été évacués, dont 160 Polonais et 75 membres du bataillon du Dorset. Selon les calculs de Tucker, ses canots ont transporté en quelque 150 traversées tous les hommes sauf une centaine, pour un total de 2 400 à 2 500 hommes. Le lieutenant-colonel Henniker a chaudement félicité les Canadiens pour cette opération. Cinq d’entre eux ont été décorés, dont le lieutenant Kennedy, qui a reçu la Croix militaire. C’est la preuve indéniable de la bravoure du contingent canadien. Six hommes de la 23e compagnie ont été tués et cinq, blessés. Kennedy a perdu deux amis intimes, son chauffeur, le sapeur Buck McKee, et le lieutenant Russ Martin.

Postface

De la mi-novembre 1944 aux premières semaines de 1945, des éléments de la 23e compagnie ont participé à des opérations secrètes sur le Rhin, faisant traverser le fleuve à des membres de la résistance et à des évadés23. L’opération la plus connue est Pegasus II, une nouvelle tentative d’extraction des évadés de la 1re division, après la grande réussite de Pegasus I. Lors de Pegasus I, pendant la nuit du 22 octobre 1944, 128 évadés, principalement des parachutistes de la 1re division, ont traversé le Rhin à bord de bateaux du 506e régiment américain d’infanterie parachutiste, commandé par l’illustre lieutenant- colonel Bob Sink. Les services de renseignement britanniques dirigeaient les opérations. Durant Pegasus II, le contact principal des Britanniques était le lieutenant canadien Leo Heaps, qui travaille aujourd’hui au renseignement militaire. L’opération consistait à faire traverser le Rhin à 120 hommes. Dans les faits, 160 ont tenté de s’assembler sur la rive nord. Pour des raisons indépendantes de la volonté des participants, l’opération n’a pas été une réussite. Deux soirs de suite, il n’y a pas eu de transmission des évadés ou des résistants hollandais qui étaient sur la rive nord. On dit que Tucker a dirigé la traversée aux commandes d’un canot, le 19 novembre 1944. En fait, Kennedy était à la tête de l’équipage. L’embarcation est revenue avec seulement trois hommes, un parachutiste et deux ressortissants hollandais. Cette nuit-là, avant l’arrivée de Kennedy, un Américain a signalé par radio qu’il allait chercher un évadé, mais les tirs des mitrailleuses ou les débris flottants semblent avoir fait couler son canot au retour. Kennedy a fait encore une traversée et Tucker aussi, embarquant quatre hommes près de Randwijk. La présence sur la rive nord de patrouilles allemandes accompagnées de tanks a empêché toute autre tentative, et, le 21 novembre 1944, Tucker a déclaré sa mission terminée. Les Américains, sous le commandement du major général Maxwell Taylor, de la 101e division aéroportée, étaient très impressionnés par le travail des Canadiens. Le dernier contact avec les Américains a eu lieu lorsque la 23e compagnie a fait traverser le Waal à 6 500 membres de la 101e division aéroportée, au terme de 72 jours d’opérations. Tucker a noté : « Ce sont les meilleurs collaborateurs que nous avons eus ou que nous pouvions vouloir. Nous aurions tous aimé avoir l’occasion de lancer un assaut ensemble. » Le fait est que l’unité du génie canadien et les parachutistes américains étaient parmi les meilleurs contingents de leur pays respectif. Le rôle joué par le génie canadien, notamment par la 23e compagnie de campagne, dans l’évacuation de Arnhem représente, quels que soient les critères, un fait d’armes de la campagne d’Europe occidentale par une petite unité.

L’auteur tient à remercier le major Mat Joost, de la Direction de l’histoire et du patrimoine, ainsi que Russ Kennedy de leurs commentaires sur une version préliminaire du présent article.

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David Bennett travaille au sein du mouvement ouvrier, à Ottawa. Il est diplômé en histoire et en philosophie de l’université de Cambridge et est titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université McGill.

Notes

Les sources principales de l’article sont :

Bennett, D., « Kennedy Notes », manuscrit de A Magnificent Disaster, le 5 janvier 2005.

Bennett, D., notes sur l’opération Berlin.

Corps royal du génie canadien, rapports des 20e et 23e compagnies sur l’évacuation, Archives nationales du Canada, dossiers T18399 et T28578.

Essame, Hubert, The 43rd Wessex Division at War, William Clowes and Sons Limited, Londres, 1952.

Heaps, Leo, The Grey Goose of Arnhem, Markham, éditions PaperJacks, 1977.

Kennedy, Russell, Whispers and Shadows, Arnhem Fifty Years Later, exemplaire annoté, publication privée, Kingston, 1996.

Kennedy, Russell, entrevue enregistrée, janvier 2005.

Kerry, A. J., et W. A. McDill, History of the Corps of Royal Canadian Engineers, Volume II, 1936-1946, Association du génie militaire canadien, Ottawa, 1966.

Sosabowski, Stanislaw, Freely I Served, 1re édition, The Battery Press, Nashville, 1953.

Tucker, Michael L., The Twenty-Third Story, publication privée, Montréal, 1947 (exemplaire à la bibliothèque de la Défense nationale, à Ottawa).

  1. Cornelius Ryan, A Bridge Too Far, Popular Library Edition, New York, 1974, p. 572-595; Martin Middlebrook, Arnhem 1944: The Airborne Battle, 17-26 September, Penguin, Londres, 1995, p. 423-445.
  2. Voir, entre autres, John Baynes, William F. Buckingham, Peter Harclerode, A. D. Harvey, Christopher Hibbert, Geoffrey Powell et Roy Urquhart. La plupart de ces récits contiennent de nombreuses petites erreurs qui témoignent d’une recherche insuffisante.
  3. « The Dorsets Saved the Airborne », Military Observers’ Report, le 2 octobre 1944, Archives nationales britanniques, dossier WO171/1286.[TCO]
  4. Kennedy, Whispers and Shadows, Arnhem Fifty Years Later, Kingston, 1996 , p. iii et entrevue. [TCO]
  5. Kennedy, op. cit., p. 37.
  6. Tucker, The Twenty-Third Story, publication privée, Montréal, 1947 , p. 35-36. [TCO]
  7. Kerry et McDill, op. cit., p. 318-319; Tucker, op. cit., p. 36; Kennedy, op. cit., p. 37. [TCO]
  8. Middlebrook, op. cit., p. 248-322 Ryan, op. cit., p. 564-571. Ces deux récits sont très utiles; le second repose sur une entrevue avec Tilly.
  9. Journal de guerre de la 130e brigade, résumé du huitième jour, directive opérationnelle no 1, le 25 septembre 1944, Archives nationales britanniques, dossier WO 171/660. [TCO]
  10. Kennedy, op. cit., p. 38. [TCO]
  11. Tucker, op. cit., p. 38-39. [TCO]
  12. Ibid, p. 38; Kennedy, op. cit., p. 38; Bennett (2005), p. 4. [TCO]
  13. Tucker, op. cit., p. 39; Corps royal du génie canadien, rapport de la 20e compagnie de campagne, le 29 septembre 1944, Archives nationales du Canada, dossier T18399. [TCO]
  14. Kerry et McDill, op. cit., p. 319-320. [TCO]
  15. Corps royal du génie canadien, rapport de la 20e compagnie sur l’évacuation, Archives nationales du Canada, dossier T28578. [TCO]
  16. Heaps, The Grey Goose of Arnhem, Markham, éditions PaperJacks, 1977, p. 84-86; Tucker, op. cit., longue rubrique datée du 25 septembre 1944.
  17. Kennedy, op. cit., p. 39.
  18. Ibid., p. 39. [TCO]
  19. Tucker, op. cit., rubrique datée du 9 octobre 1944; journal de guerre de la 5e compagnie de campagne du Corps royal du génie canadien, rubrique datée du 18 octobre 1944; repris dans Stanley C. Field (dir.), Histoire de la 5e compagnie de campagne, Génie royal canadien, 1941-1946.
  20. John Slitz, communication datée du 28 novembre 2004; conversation avec Kennedy, le 10 décembre 2004.
  21. Middlebrook, op. cit., p. 430; « Pegasus and the Wyvern, The Evacuation of 1st Airborne Division from Arnhem », Royal Engineers Journal, mars 1946, p. 24.
  22. Corps royal du génie canadien, rapport de la 23e compagnie sur l’évacuation, Archives nationales du Canada, dossier T28578.
  23. Tucker, op. cit., rubriques datées du 14 novembre au 31 décembre 1944, chapitre XXI, « Très secret »; Kennedy, op. cit., p. 9-11; Bennett (2005), p. 1; conversation avec Kennedy, le 10 décembre 2004.

Des tanks

CMJ file photo

Les tanks du régiment de Calgary ont transporté l’infanterie britannique lors de l’offensive de l’autre côté de Arnhem, en 1945.