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Opérations en cours

Une auto détruite dans une attaque suicidaire

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Les répercussions d’une attaque suicidaire.

Sur la voie de solutions : caractérisation des kamikazes contemporains au Moyen-Orient

par Tod Strickland

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Introduction

« Mardi, deux camions piégés, explosant presque simultanément, ont détruit les façades des bureaux de l’ONU et d’un édifice gouvernemental dans la capitale algérienne. L’attentat, revendiqué par un groupe affilié à l-Quaïda, a fait au moins 26 morts et près de 200 blessés. [...] Selon un message affiché sur le Web par la soi-disant branche nord-africaine d’Al-Quaïda, deux kamikazes ont attaqué les immeubles au volant de camions transportant 800 kilos d’explosifs chacun. Des photos des deux « martyrs », dénommés Ami Ibrahim Abou Othman et Abdoul-Rahman al-Aasmi, illustrent le communiqué. »

D’après le Herald-Zeitung, 11 décembre 20071

« Un kamikaze qui visait les bureaux de l’ancien Premier ministre irakien et d’un parlementaire sunnite a précipité sa voiture piégée sur le poste de contrôle devant les immeubles, tuant deux sentinelles à quelques pas de la Zone verte fortifiée. [...] L’attentat a été commis dans l’ouest de Bagdad, à moins de 140 mètres d’un complexe où se trouvent notamment les bureaux d’Ayad Allawi, un chiite modéré qui a été Premier ministre d’Irak après la chute de Saddam Hussein, et de Saleh al-Mutlak, chef du Front irakien pour le dialogue national, un parti sunnite. Aucun des deux politiciens n’était à son bureau au moment de l’attentat. »

D’après l’International Herald Tribune, 11 décembre 20072

« Aujourd’hui, un kamikaze à bord d’un véhicule piégé s’est attaqué à un convoi canadien dans le sud de l’Afghanistan [...] Aucun Canadien n’a été blessé, mais un adolescent et un enfant ont dû être évacués sur un hôpital de Kandahar. L’attentat s’est produit à 15 heures, heure locale; le convoi rentrait à la base aérienne de Kandahar après avoir approvisionné les troupes canadiennes sur le terrain. [...] Un homme au volant d’une fourgonnette grise stationnée au bord de la route a fait exploser son engin lorsque le véhicule de tête du convoi est arrivé à sa hauteur. »

D’après CTV News, 11 décembre 20073

Ils sont devenus une composante aussi omniprésente qu’indissociable des conflits au Moyen-Orient, les kamikazes. En une seule journée de décembre 2007, les médias internationaux ont rapporté pas moins de trois attentats-suicides, depuis l’Algérie jusqu’en Afghanistan, entraînant la mort d’au moins 28 personnes et en blessant 200 autres. Mais ce n’était pas une journée différente des autres; on pourrait même dire que le nombre de victimes était relativement peu élevé ce jour-là.

Les attaques suicidaires ne sont pas un phénomène nouveau. On en rapportait déjà il y a 13 siècles4. À notre époque cependant, et plus précisément depuis le printemps 1983, cette tactique est régulièrement employée par plus de 15 groupes terroristes actifs dans une douzaine de pays5. Après une période relativement exempte d’attentats-suicides, ceux-ci se sont retrouvés à l’avant-scène en avril 1983, alors qu’ un « chauffeur kamikaze6 » a précipité son camion piégé contre l’ambassade des États-Unis, provoquant sa propre mort et celle de ses cibles de manière spectaculaire. Moins de six mois plus tard, le 23 octobre, un autre terroriste tuait 241 marines et marins américains dans une attaque infâme contre leur casernement pendant que la plupart des victimes dormaient encore en ce dimanche matin7. Vingt secondes plus tard, un immeuble de six étages occupé par des parachutistes français était la cible d’une attaque similaire qui a fait 58 morts8. Le monde assistait à la renaissance d’une « nouvelle » arme dans l’arsenal terroriste.

Depuis 1983, le recours à cette forme de violence n’a cessé d’augmenter et il semble que ces attentats soient devenus un élément permanent des conflits dans le monde entier, particulièrement au Moyen-Orient. En Irak, par exemple, de juillet 2006 à juin 2007, on a rapporté 540 attentats-suicides qui ont tué 1652 civils9. Certains ont appelé cette technique le « plus terrible monstre moral de notre époque10 » et pourtant, malgré toutes les invectives, le sujet demeure mal compris et donne lieu à des idées fausses et à des malentendus. Le phénomène a en même temps des conséquences aux deuxième et troisième degrés qui peuvent s’avérer tout aussi préjudiciables, voire presque aussi terribles, que les attentats eux-mêmes. Ceux-ci entraînent en effet la diminution des montants disponibles pour l’aide humanitaire en augmentant les coûts de la sécurité, ce qui aliène les populations locales, attise les « actes de vengeance sectaire » et provoque « le désespoir et la confusion chez les gens ordinaires », pour ne nommer que quelques-unes des répercussions négatives qui en découlent11. Comme l’a fait remarquer l’historien David Whittaker en 2004, en raison de la menace constante, il faut un état d’alerte, de préparation et de sécurité très élevé, ce qui a une incidence économique évidente. Dans le cas d’Israël, les questions de sécurité à elles seules forcent le gouvernement à maintenir ses soldats en état d’alerte pendant de longues et coûteuses périodes12.

Si l’on ne se penche que sur quelques-uns des effets précités, on se rend compte que les attentats-suicides constituent l’un des enjeux les plus importants du renseignement au Moyen-Orient. Quelles sont les organisations qui y ont recours et qui emploient-elles à cette fin? Pourquoi ont-elles adopté cette forme de terrorisme pour atteindre leurs objectifs? Comment les aide-t-on? Et surtout, comment les arrêter? Cet article entend examiner le phénomène en se basant sur le Moyen-Orient contemporain13, afin d’approfondir la compréhension générale du problème, de mettre en évidence certaines idées fausses très répandues dans les explications classiques du phénomène et de proposer quelques solutions pour réduire le nombre d’attentats-suicides.

Tout d’abord, nous ferons certaines distinctions en décrivant sommairement l’évolution de cette forme de terrorisme. Suivront une présentation des auteurs de ces attaques et un examen de ce qui les pousse à agir de la sorte. Puis, étant donné que, d’après l’une des conceptions les plus répandues du phénomène, l’islam approuve le recours aux attentats-suicides, nous verrons ce que les théologiens musulmans disent réellement à ce sujet. Enfin, l’article envisagera des solutions possibles.

Il convient d’exposer d’abord les raisons pour lesquelles cette tactique est de plus en plus fréquemment employée. En bref, c’est parce qu’elle fonctionne bien et que ceux qui s’y opposent ou en sont victimes n’ont pas encore trouvé de moyen de dissuasion crédible et praticable pour la rendre moins efficace. Selon une sommité en la matière, le politologue Robert Pape, les attentats-suicides sont en général plus destructeurs que les attaques classiques, faisant en moyenne 12 victimes par kamikaze. D’après les données compilées par Pape, alors que les kamikazes ont perpétré à peine 3 p. 100 de toutes les attaques entre 1980 et 2003, leurs attentats ont fait 48 p. 100 des victimes d’actes terroristes durant cette période14. Si l’on ne parvient pas à réduire l’efficacité des attentats-suicides, il y a peu de chances d’éliminer les bombes humaines de l’arsenal des terroristes actuels.

Michael Ignatieff

Liberal Party of Canada-Radey Barrack

Michael Ignatieff

Distinctions et évolution

La première chose qu’il importe de souligner est que les attentats-suicides prennent des formes très diverses, selon la cible choisie. Ceux qui ne visent que des cibles militaires, dont l’objectif n’est pas tant le terrorisme que la défaite de combattants ennemis, sont différents de ceux qui ciblent des civils dans le seul but de terroriser une population. Comme l’a écrit l’universitaire et politicien canadien Michael Ignatieff :

« Le terrorisme est la politique du raccourci, un recours à la force quand les moyens pacifiques de mobilisation politique n’offrent qu’une voie longue et incertaine vers la victoire15. »

Par conséquent, ceux qui font appel à la méthode des attentats-suicides pour terroriser des populations devraient être placés dans une catégorie différente de ceux qui s’attaquent à des cibles légitimes dans le respect des lois et conventions régissant la guerre.

Deuxièmement, même si l’attentat-suicide semble être le centre d’attention des médias de masse, ce n’est pas la seule forme d’attaque suicidaire. On peut définir celle-ci plus adéquatement comme une attaque à laquelle l’assaillant n’a aucun espoir de survivre, où il mourra soit de sa propre main soit des suites de la riposte des survivants à son attaque, comme c’est le cas du colon israélien qui a pénétré dans une mosquée à Hébron, a tué 13 personnes et en a blessé 60 autres, avant d’être lui-même maîtrisé et tué par ses victimes potentielles16; voilà un exemple d’attaque tout aussi suicidaire que les trois attentats présentés au début de cet article.

En troisième lieu, il faut préciser que le « suicide » et le « martyre » sont deux concepts différents. Chacun de ces mots peut même avoir un sens différent chez différents peuples. Cette question peut sembler oiseuse, mais il s’agit en réalité d’une distinction importante qui sous-tend une question fondamentale : la religion musulmane permet-elle cette tactique? Le suicide, selon le dictionnaire Robert, est l’« action de causer volontairement sa propre mort17 ». C’est bien différent du martyre, que le même dictionnaire définit comme « la mort, les tourments qu’un martyr (personne qui a souffert la mort pour avoir refusé d’abjurer la foi chrétienne, et par extension une autre foi) endure pour sa religion, sa foi [ou] la mort ou les souffrances que quelqu’un endure pour une cause18 ». Ce concept se distingue également de celui de chahid, l’équivalent musulman qu’a beaucoup étudié la journaliste Joyce Davis :

« Le mot chahid est communément employé pour désigner toutes sortes de personnes, allant des enfants tués pendant une guerre aux tireurs qui ouvrent le feu dans un marché bondé, même si ces usages ne sont pas conformes aux vrais enseignements de la religion. [...] Il existe néanmoins certains critères, [...] quiconque est tué par suite d’oppression ou de persécution [et] tous ceux qui meurent au combat en défendant leur patrie ou en luttant contre le mal sont dignes de figurer au rang des chahida [martyrs]. Les chahida respectent les enseignements de l’islam relatifs à la guerre juste, qui interdisent de faire du mal aux femmes et aux enfants et qui, selon certains experts, interdisent également le suicide19. »

Il importe de noter ici que, même si les Occidentaux ont une conception différente du martyre, l’islam exige lui aussi que des critères précis soient respectés pour que quelqu’un puisse être qualifié à juste titre de martyr.

Le dernier élément à traiter avant de passer au cœur de l’exposé est l’évolution des attentats-suicides, qui ont beaucoup changé depuis les premières attaques de 1983 au Liban. Plus précisément, les cibles, les méthodes et les kamikazes eux-mêmes sont différents de ce qu’ils étaient à l’époque. Le spécialiste d’Israël I. W. Charney a fait remarquer que les cibles visées ne sont plus des cibles que l’on pourrait considérer comme militairement légitimes (par exemple le casernement des marines à Beyrouth), mais des civils que les attaquants cherchent délibérément à tuer et à blesser, comme à la pizzeria Sbarro en Israël20. On peut juger à juste titre que ce type d’attaque relève plus du terrorisme que des formes de guerre plus légitimes. Par ailleurs, les auteurs des attentats ne sont plus seulement des hommes : on remarque une tendance inquiétante à faire appel à des femmes et à des enfants pour réaliser les objectifs des mouvements terroristes. Charney souligne qu’« avant le 26 mars 2004 les organisations terroristes palestiniennes avaient envoyé 29 kamikazes de moins de 18 ans [en Israël]. » Il relate un cas troublant : un enfant servait de mulet pour passer de Palestine en Israël des sacs bourrés d’explosifs; lorsqu’il a été détecté, les terroristes ont essayé de faire exploser les charges à distance21. Voilà un autre changement : à l’origine, les kamikazes se faisaient exploser eux-mêmes, mais depuis peu il y a eu des attentats où le porteur était muni d’une bombe à détonateur télécommandé. Tous ces changements montrent bien que le phénomène n’est pas immuable. Il faut plutôt envisager le problème des attentats-suicides comme quelque chose qui change et est en constante évolution à mesure que de nouvelles méthodes sont mises à l’essai.

Les répercussions d’une attaque suicidaire

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D’autres répercussions.

Qui sont les kamikazes d’aujourd’hui?

Les études publiées actuellement sur ce sujet commencent souvent par chercher à comprendre les attaquants, ne serait-ce que pour savoir pourquoi des personnes voudraient se supprimer afin d’atteindre un objectif. Robert Pape a effectué une analyse approfondie du phénomène, examinant un grand nombre d’attaques et de kamikazes qui ont raté ou réussi leur attentat au cours des vingt-cinq dernières années. Ses conclusions sont troublantes, en ce qu’elles réfutent une bonne part des idées reçues.

« Les kamikazes sont rarement des inadaptés sociaux, des fous criminels ou des gens qui jouent de malchance. En fait, la plupart présentent un profil quasiment contraire : ils sont normaux sur le plan psychologique, bénéficient de conditions économiques supérieures à la moyenne, se révèlent bien intégrés dans les réseaux sociaux et profondément attachés à leur communauté nationale. Ils estiment qu’ils sacrifient leur vie pour le bien de leur patrie22. »

De même, Charney cite des données recueillies par Marc Segeman, agrégé supérieur de recherche à l’US Foreign Policy Institute. Ce spécialiste du terrorisme et du contre-terrorisme a étudié plus de 400 terroristes et en a tiré un portrait de l’attaquant qui en a surpris plus d’un. Ses recherches ont montré que 75 p. 100 des sujets appartenaient à la classe supérieure ou moyenne de leur société, 90 p. 100 venaient de familles unies et 63 p. 100 avaient fréquenté des établissements d’enseignement post-secondaire. Près des trois quarts d’entre eux étaient mariés et avaient un emploi à titre professionnel ou semi-professionnel23. Bref, ce ne sont pas des jeunes gens démunis qui exécutent ces attentats.

Cette constatation est renforcée par les observations des chercheurs Efraim Benmelech et Claude Berrebi qui ont noté que, parmi les 151 attentats perpétrés en Israël entre septembre 2000 et août 2005, « les attentats-suicides les plus spectaculaires étaient souvent confiés aux kamikazes plus âgés et éduqués, qui étaient plus susceptibles de réussir24. » Ils rapportent en outre que les « cinq kamikazes les plus meurtriers avaient en moyenne près de cinq ans de plus », que « trois d’entre eux possédaient un diplôme d’études supérieures ou étudiaient pour en obtenir un », et que « les kamikazes plus jeunes et moins éduqués risquaient davantage de faire sauter leur bombe trop tôt, de se faire prendre par les autorités ou de céder au doute25. »

En ce qui a trait à la nationalité du kamikaze, il ne faut pas présumer que celui-ci est citoyen du pays où il commet son attentat. Les journalistes Rod Nordland, Babak Dehghanpisheh et Larry Kaplow en donnent un exemple éloquent dans leur article d’août 2008 dans Newsweek :

« la majorité des kamikazes ne sont pas des Irakiens [...] les Saoudiens sont les auteurs de la moitié des attentats-suicides en Irak [...] ils jouent un rôle mineur à l’échelle de l’insurrection, mais ils sont essentiels à la campagne d’attentats-suicides26. »

Des exemples semblables nous viennent d’Afghanistan et très certainement d’Israël. Bref, les bombes humaines franchissent souvent de grandes distances pour accomplir leur mission.

Pour ce qui est du sexe des kamikazes, les femmes sont maintenant actives sur le terrain et l’on a rapporté des attaques de femmes piégées en Israël et en Irak27. Le premier attentat-suicide commis par une femme en Israël semble s’être produit en janvier 2002. Une Palestinienne qui avait fait une fausse-couche et ne pouvait plus avoir d’enfants s’est fait exploser. Malgré ses objections, son mari lui avait annoncé qu’il avait l’intention de prendre une deuxième épouse28. Puis, en 2004, une jeune femme a prétendu être handicapée pour s’attirer la compassion des soldats israéliens à un poste de contrôle de Gaza. Ces derniers ont été tués quand elle a déclenché sa bombe.C’est le premier attentat-suicide où le Hamas a eu recours à une femme29. Cet épisode marquerait un tournant dans l’histoire du Hamas et des attentats-suicides, car il démontrait que, dans la poursuite du pouvoir politique, l’opportunisme et l’efficacité tactique « étaient plus alléchants que la religion ou les valeurs familiales »30.

La formation de contre terrorisme

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Entraînement bombardier.

Quelles sont leurs motivations?

Avant d’aborder ce qui pourrait inciter quelqu’un à devenir une bombe humaine, il convient d’examiner la « logique stratégique » sous-tendant cette tactique, comme l’a expliqué Robert Pape. Sa première observation est qu’au niveau de l’organisation « la coercition est le principal objectif du terrorisme suicidaire31. » Plus précisément, il avance que les attentats-suicides font partie d’une « stratégie de coercition, [sont] un moyen d’obliger un gouvernement visé à modifier sa politique32 ». Pape dit en outre que les attaques de ce genre « ne sont pas des actes isolés ou commis au hasard [...] mais sont plutôt lancées [...] dans le cadre d’une campagne menée par des groupes organisés afin d’atteindre un but politique précis. Qui plus est, les principaux objectifs des groupes terroristes sont profondément temporels, de ce monde. Les campagnes de terrorisme suicidaire sont avant tout nationalistes [...] pas religieuses33 ».

Des déclarations publiques comme celle du porte-parole du Hamas, Mahmoud el-Zahar, confirment ces constatations. Celui-ci disait, en 1995 : « Nous devons calculer les coûts et les avantages de la poursuite des opérations armées. Si nous pouvons réaliser nos objectifs sans violence, nous le ferons. La violence est un moyen, non une fin34. »

Bref, ce genre d’attaque peut être vu comme une tactique de faibles visant à démentir les fameux propos tenus par les Athéniens aux Méliens : « les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder35. » Les attentats-suicides font souffrir les forts tandis que les faibles agissent. Les bombes humaines sont généralement le « produit d’un processus en trois étapes36 » comprenant la « logique stratégique » (les buts visés), la « logique sociale » (le soutien de la communauté permettant à l’attaque de réussir) et la « logique individuelle » (la motivation qui pousse le kamikaze à se supprimer en commettant son attentat)37. C’est cette logique individuelle que nous allons maintenant examiner.

Il faut tout d’abord reconnaître qu’on ne se lance pas dans un attentat-suicide pour une raison unique38. Lauri Friedman, spécialiste du terrorisme, dénombre pas moins de 11 facteurs dans son ouvrage What Motivates Suicide Bombers. Cela va de la gloire au désespoir, en passant par la pauvreté, l’islam, l’antisémitisme, le nationalisme, le paradis, la religion, la vengeance et même la télévision39. Robert Pape ramène cela à trois causes fondamentales : le nationalisme, la soumission à une force d’occupation et les différences religieuses40.

La documentation à ce sujet montre que la politique et le nationalisme constituent d’importantes motivations pour les auteurs des attentats. Un officier supérieur américain l’a dit sans ménagements lorsqu’il a déclaré, au lendemain de la destruction des casernements des marines à Beyrouth : « Il y avait peut-être un fanatique au volant de ce camion, mais je vous jure qu’il y avait une pensée politique froide, dure et calculatrice derrière la planification et l’exécution de l’attentat41. » Quand on se penche sur les motivations des groupes terroristes, ce facteur figure en bonne place. Comme l’écrit Robert Pape, « le principal motif d’al-Quaïda est de mettre un terme à l’occupation militaire étrangère de la péninsule arabe et des autres régions musulmanes42. » Il poursuit : « Le terrorisme suicidaire est rarement l’arme des petites bandes de terroristes ordinaires [certes difficiles à définir]; c’est l’arme couramment employée par les grands mouvements de libération nationale qui ont généralement mené une guerre de guérilla et sont arrivés à la conclusion que cette stratégie ne leur permettait pas de réaliser leurs aspirations nationalistes43. »

Un kamikaze irakien expliquant les raisons personnelles qui avaient motivé son geste a mentionné l’occupation de son pays : « Nous nous attendions à ce qu’ils [les Américains] renversent Saddam puis qu’ils partent, mais ils sont restés et sont toujours là44. »

Alan Dershowitz

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Alan Dershowitz

Le professeur de droit et commentateur politique Alan Dershowitz ajoute un autre élément à la liste des motivations possibles en avançant que la notoriété qu’acquièrent certains kamikazes, comme en témoigne la réaction de la société à leurs actes, constitue un important facteur de recrutement de futures bombes humaines45. Charney note que des colonies de vacances en Palestine sont nommées d’après des kamikazes dont l’attentat a réussi, que des cartes de collection rappellent leurs actes et que des tournois et certaines équipes de football rappellent la mémoire de ceux qui se sont donné la mort en supprimant leurs ennemis46. On trouve un autre exemple d’approbation de ces actes chez la veuve de Yasser Arafat : celle-ci disait que « si elle avait un fils il n’y aurait “pas de plus grand honneur” que s’il devenait une bombe humaine47. » Ce genre de cautionnement peut grandement motiver certaines personnes, surtout s’il est lié au système de récompenses qui attendent les kamikazes, tant ici-bas que dans l’au-delà.

Dans le monde temporel, il existe un système de récompenses très tangibles que les kamikazes lèguent à leur famille si leur attentat réussit. Dans leur étude sur les bombes humaines en Israël, les chercheurs Michael Arena et Bruce Arrigo expliquent que ces individus meurent en assurant la stabilité financière de leur famille; il y a des bourses d’études pour leurs frères et sœurs et une garantie d’indemnité de réinstallation pour leur famille si la riposte d’Israël détruit leur toit48.

Les organisations qui fournissent cette aide matérielle ne le font pas par grandeur d’âme, mais parce qu’elles ont des objectifs bien réels et déterminés. Plus précisément, elles cherchent à atténuer la réaction morale négative que risquerait d’engendrer l’attentat-suicide au sein de la communauté d’origine du kamikaze; elles veulent maintenir leur bassin de recrutement réceptif à leurs appels. Comme l’écrit l’auteur et correspondant allemand Christoph Reuter :

« Le Hezbollah veut convaincre le monde qu’accomplir une mission-suicide fait autant partie de la vie du combattant de la résistance chiite que se marier, élever des enfants et mener une vie normale. Il s’engage à payer tous les frais d’éducation et de subsistance de la famille immédiate49. » 

Ces récompenses s’étendent supposément dans l’au-delà où les martyrs peuvent s’attendre à recevoir « du miel doux et du vin sacré, [...] soixante-douze épouses vierges, [...] soixante-quinze sauf-conduits au paradis pour leurs amis et parents50 ». Ceux qui cherchent à persuader les autres de joindre leurs rangs peuvent aisément voir dans ces récompenses d’excellents moyens de persuasion.

On a également émis l’hypothèse que le sexe et la sexualité des individus pouvaient être liés à la motivation, mais ces liens sont plutôt minces. Dans le cas des femmes kamikazes, en particulier, d’aucuns avancent qu’en se portant volontaires pour des missions suicides, elles peuvent avoir l’occasion d’expier leur infidélité ou toute autre infraction culturelle fondée sur l’honneur51. En ce qui a trait à la sexualité, les psychologues Alan Miller et Satoshi Kanazawa croient qu’il existe un rapport entre la frustration sexuelle ici-bas et la promesse d’un assouvissement au paradis, et que cette promesse pourrait motiver certaines personnes. Selon eux, « c’est la combinaison de la polygynie et la promesse d’un vaste harem de vierges au ciel qui incite bien des jeunes musulmans à commettre des attentats-suicides52. »

Sur un plan plus terre-à-terre, le terrorisme suicidaire semble offrir la possibilité d’une égalité qu’il n’y a pas toujours dans la vie. Au moins deux auteurs ont écrit à ce sujet. Nia Kfir signale que « le terrorisme suicidaire est perçu [...] comme de l’héroïsme qui surcompense à un degré extrême l’infériorité et comme une quête d’expériences transcendantes53. » Elle ajoute que le suicide, lorsqu’il sert à tuer d’autres personnes, est pour son auteur un moyen de se mettre sur un pied d’égalité avec ceux qu’il voit comme les oppresseurs des plus faibles54. Dans le même esprit, Robert Pape rapporte les paroles inquiétantes du secrétaire général du Jihad islamique, Fathi al-Shaqaqi, en 1995 : « Si nous sommes incapables d’établir un équilibre du pouvoir maintenant, nous pouvons réaliser un équilibre de l’horreur55. » À l’évidence, l’égalité est pluridimensionnelle.

Ce qu’il faut retenir de tout cela est qu’il existe une multitude de raisons pouvant amener quelqu’un à s’utiliser comme arme pour supprimer ses ennemis. I. W. Charney écrit :

« Certains veulent des vierges. Certains veulent la célébrité et la gloire. [...] Certains veulent de l’argent pour leur famille. Certains sont de bons soldats. [...] Certains veulent venger des proches. [...] Certains veulent venger leur pays parce qu’il a perdu sa puissance dans le monde. [...] Certains veulent [...] tuer des non-croyants infidèles. Certains veulent obéir [...] à leurs chefs. Certains veulent ressentir l’exaltation d’appartenir à un groupe. [...] Certains se sentent hypnotisés ou même forcés56. »

Il n’y a pas de réponse unique.

Les sympathisants de Fathi al-Shaqaqi

Reuters RTXFLHK

Supportaires de Fathi al-Shaqaqi

Qu’en dit l’islam?

Même si bien des gens associent l’islam au terrorisme, et en particulier aux attentats-suicides, la réalité est plus complexe. Robert Pape est arrivé à la conclusion que les attentats-suicides ne sont pas à proprement parler un problème lié uniquement au fondamentalisme islamique57. Bien que ce soit vrai, compte tenu des données statistiques sur lesquelles Pape a fondé son analyse, il appert que l’extrémisme islamique joue un rôle important dans les attentats-suicides au Moyen-Orient. Il importe donc d’essayer de savoir ce que les intellectuels musulmans contemporains ont à dire au sujet de ce genre d’attaque. Comme dans bien des débats, il existe deux grands courants de pensée, l’un qui approuve l’utilisation de cette tactique, l’autre qui la condamne. Penchons-nous d’abord sur les arguments de ceux qui jugent que l’islam avalise cette méthode.

Un nombre assez important de guides spirituels musulmans approuvent les attentats-suicides bien qu’ils ne les nomment pas ainsi, préférant les appeler « opérations martyres ». Les exemples ne manquent pas. En 1995, sur la chaîne al-Jazira, l’ouléma (théologien musulman) Youssef al-Qardaoui justifiait les attentats-suicides : « Ces opérations [...] sont la plus haute forme de djihad (combat sacré) et sont très certainement permises par la charia (loi islamique)58. » Il a aussi déclaré que « les attentats-suicides [sont] une forme suprême de djihad pour l’amour de Dieu et par conséquent légitimes religieusement59. » Certains citent même les écrits du théologien Taqi ud-Dîn Ahmad Ibn Taymiyya (1263-1328) relatifs aux combats des Turcs contre l’invasion des Mongols, affirmant qu’ils sanctionnent l’utilisation d’attaques suicidaires60.

Yusuf al-Qaradawi

Reuters RTR22ZDA

Yusuf al-Qaradawi

Alan Dershowitz rapporte deux autres déclarations à l’appui de cette thèse :

« En avril 2002, le cheikh Mohamed Sayyed Tantaoui, recteur de la mosquée universitaire al-Azhar au Caire, déclarait que les “opérations martyres” [...] étaient la “forme la plus élevée de djihad” et que les attentats-suicides étaient “[...] un commandement de l’islam jusqu’à ce que le peuple de Palestine récupère sa terre”. »

« Le professeur Ahmed al-Tayyeb, grand mufti (juriste musulman) d’Égypte, déclarait que la solution à l’agression israélienne réside dans la multiplication des attentats-suicides “[...] qui sèment l’horreur dans le cœur des ennemis d’Allah”. Il décrétait en outre que “les pays islamiques, peuples et dirigeants confondus, devaient approuver ces attentats martyres”61. »

Comme on le voit, les deux principaux arguments qu’utilisent certains musulmans en faveur de ces attaques sont qu’il s’agit d’une forme de djihad, qui est un devoir pour les croyants, et que ce n’est pas un suicide mais un martyre. Ainsi, on peut voir en ces actes « une conduite délibérée, soigneusement choisie en fonction des devoirs religieux62 », ce dont le discours du Hamas fait la démonstration en employant le terme istichhadi (martyr autodéterminé) pour désigner ceux qui exécutent ces attentats63.

À l’époque contemporaine, ce sont d’abord les imams chiites appuyant le régime Khomeiny en Iran, et par extension le groupe terroriste Hezbollah, qui ont sanctionné cette pratique64. Ils ont été les premiers à associer cette action au devoir musulman de djihad; mais, comme l’islam interdit le suicide, ils ont dissocié cet acte du suicide, d’où la volonté de le qualifier de martyre. Comme l’a déclaré le cheikh Naïm Qassem : « Nous considérons le martyre comme un choix que fait le musulman sur la manière dont il veut mourir65. » Le cheikh Hussein Fastlallah a été le premier à permettre au Hezbollah d’employer cette tactique en 1997, mais au départ il avait certaines réserves. Il a émis plus tard une fatwa (avis juridique) selon laquelle « les attentats-suicides étaient acceptables à condition qu’ils tuent le plus grand nombre possible d’ennemis66. »

Les auteurs Arena et Arrigo soulignent pour leur part ceci :

« Le karbala (martyre) n’est pas un suicide, [...] il symbolise le désir ultime de se soumettre à la volonté d’Allah en sachant que des récompenses viendront après la mort. L’islam insiste sur le fait que la vie terrestre n’est qu’un passage vers une vie meilleure. Le kamikaze opère une transition qui l’amènera aux côtés des autres héros de l’islam, auprès d’Allah67. »

Il importe de savoir, toutefois, que tous les musulmans ne partagent pas cet avis. Il est difficile de cerner exactement où les opinions divergent, mais pour de nombreux musulmans, ce point de vue est blasphématoire. Voici ce qu’en dit en termes des plus tranchants l’essayiste Munwar Anees :

« quel qu’en soit le prétexte, ces actes ne sont absolument pas conformes aux préceptes de l’islam. Rien dans le Coran ne justifie de s’enlever la vie pour tuer et mutiler des femmes et des enfants innocents, même lors d’une guerre contre l’ennemi. Il n’existe aucune preuve que, durant sa vie, le prophète a encouragé ou même permis de tels actes [qui constituent] l’ultime avilissement des idéaux islamiques68. »

Fermement convaincu que de telles attaques ne sont pas des actes de martyrs, l’auteur explique que « pour le musulman, le but de la vie est de vivre pour le plaisir de Dieu69. » Il ajoute :

« L’islam enseigne que la vie est un don sacré confié aux êtres humains par le Créateur. Comme les autres religions abrahamiques, il proscrit le suicide, qui est un péché mortel, et est interdit en toutes circonstances, y compris lors d’une guerre70. »

D’autres auteurs partagent ce point de vue. Christoph Reuter avance que le martyre prémédité est en réalité un suicide aux yeux des juristes islamiques traditionnels71. Il écrit que « les autorités religieuses de l’islam traditionnel [...] condamnent ceux qui se suicident parce qu’ils n’ont pas respecté l’autorité de Dieu72. » Il cite en exemple l’écrivain égyptien al-Manfaluti qui écrivait au début du XXe siècle : « l’idée du suicide est vraiment un penchant du diable, il n’y a donc pas de pardon pour l’homme qui commet cet acte73. »

Au lendemain des attaques du 11 septembre 2001, le cheikh Mohammed Sayyed Tantaoui, qui dirigeait la mosquée universitaire al-Azhar au Caire, « a déclaré que la charia rejette toute tentative d’enlever des vies humaines74. » De même, le cheikh Mohammed ben Abdallah al-Sabil de la Mecque « a dénoncé les attentats-suicides parce que la loi islamique interdit de tuer des civils [et proscrit] le suicide75. » Bien que ces deux imams, comme le fait remarquer l’auteur David Bukay, aient alors évité d’aborder le concept de « martyre », ces déclarations démontrent clairement que certaines cibles, à tout le moins, sont expressément proscrites.

Un dernier exemple pour étayer la thèse que l’islam n’approuve pas les attentats-suicides est fourni par l’écrivain et critique social Munwar Anees : « Rien dans le Coran ne justifie le mythe des multitudes de vierges se régénérant au paradis et le Coran condamne sans équivoque les suicidés à l’enfer [...]76. »

À l’évidence, il y a des adeptes de la religion islamique qui approuvent les attentats-suicides, et il y en a d’autres qui les condamnent. Quoi qu’il en soit, passons maintenant aux moyens de réduire le nombre de ces attaques, voire de les éliminer.

Sheikh Muhhammad Sayyed al-Tantawi

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Sheikh Muhhammad Sayyed al-Tantawi

Comment les arrêter

De prime abord, faire échouer ceux qui veulent s’autodétruire afin de supprimer leurs ennemis peut sembler un « problème épineux77 », mais ce n’est peut-être pas le cas. Avec une bonne dose de créativité et d’ingéniosité, on peut mettre en œuvre divers moyens de défense pour diminuer à tout le moins le danger qu’ils posent. Plus précisément, il existe des ripostes possibles qui, entreprises aussi bien par les pouvoirs publics que par les entreprises privées, pourraient modifier radicalement la capacité qu’ont les organisations terroristes de recruter et d’aider des kamikazes en puissance, et réduire l’efficacité des attaquants. Selon Robert Pape, toute campagne contre ces agresseurs doit viser deux objectifs principaux. Le premier est de « vaincre la cohorte de terroristes existants » et le deuxième, de « prévenir l’émergence d’une nouvelle génération de terroristes possiblement plus nombreuse78 ». Nous devrions nous mobiliser dans le cadre d’une vaste campagne tenant compte de ces deux objectifs. Charney formule ainsi ce qui pourrait constituer la première étape d’une telle campagne :

« ce qu’il faut, [...] ce sont des façons d’amener davantage de gens du monde entier à critiquer et à ne pas accepter les bombes humaines, par opposition à l’accueil favorable, aux honneurs, à l’approbation et même à la “compréhension” dont ils jouissent auprès de trop nombreux peuples, pays et religions79. »

Dans le contexte religieux, les autorités des religions dont les membres déforment les enseignements qu’ils ont reçus (qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans) doivent agir. Comme l’a écrit un auteur musulman : 

« Il incombe aux musulmans de reprendre l’islam des mains de ceux qui le détournent. [...] Il faut bien faire comprendre à ceux qui ne désapprouvent pas la terreur qu’elle est absolument contraire à l’islam et ne sert qu’à faire du tort à l’islam, aux musulmans et à l’humanité tout entière80. »

La même chose s’applique aux autres religions du Moyen-Orient. On ne devrait pas, non plus, permettre à des diffuseurs privés ou d’État de transmettre des messages de haine qui font croire que Dieu approuve ces horribles attentats. En éliminant l’aval religieux, on prive les recruteurs d’un moyen d’attirer de nouveaux candidats.

Il y aurait lieu d’encourager les gouvernements du Moyen-Orient à adopter des politiques semblables à la loi canadienne contre la propagande haineuse. Comme le propose Charney, « les guides spirituels [...] ne devraient pas avoir le droit de prêcher le meurtre, la sédition, le terrorisme ou la révolution violente81. » Certains y verront une atteinte à la liberté de parole, mais de telles restrictions sont prudentes et raisonnables. Les institutions qui cherchent à saper les principes démocratiques ne devraient pas bénéficier de la protection de ces mêmes principes pour poursuivre leurs objectifs. Il faudrait envisager sérieusement des contraintes raisonnables pour interdire la diffusion des messages de haine et de destruction préconisant les tactiques suicidaires. L’ancien Premier ministre britannique, Tony Blair, a même été jusqu’à suggérer de fermer les mosquées dont les imams prêchaient la haine et la violence, et de déporter ces imams82. Voilà des idées qui devraient être sérieusement examinées.

Sur le plan social, il faut mettre un terme à l’éloge du martyre. Cela peut se faire de plusieurs façons. Premièrement, par l’intermédiaire de l’éducation et de campagnes accrocheuses au Moyen-Orient, il serait possible d’influencer les éléments de la population dont l’opinion importe, c’est-à-dire les mères. Comme le faisait remarquer la mère d’un martyr iranien : « Je n’ai pas la prétention de juger, [...] mais je ne crois pas que Dieu veuille que quelqu’un rejette la vie83. » Si l’on peut faire en sorte qu’une telle attitude se répande dans la région, peut-être en résultera-t-il une diminution du nombre de fils et de filles qui « rejettent la vie ». C’est d’autant plus possible que la mère joue un rôle fondamental dans la société musulmane. On ne peut se permettre de négliger cette approche.

Une autre méthode est celle de la carotte et du bâton : les gouvernements étrangers continueraient ou cesseraient de fournir de l’aide au développement aux gouvernements du Moyen-Orient, en fonction de leurs prises de position et des gestes concrets qu’ils posent pour empêcher les attentats-suicides. On pourrait proposer une aide accrue et des relations diplomatiques plus étroites aux pays qui ne tolèrent pas les discours haineux dans les mosquées, qui entreprennent des campagnes d’éducation de la population, qui interdisent que des manifestations sportives et d’autres activités récréatives commémorent les martyrs, qui cessent de diffuser les funérailles de kamikazes sur les ondes publiques et qui discréditent ceux qui approuvent les attentats-suicides. Les États qui soutiennent activement les activités terroristes ou permettent aux kamikazes d’agir en leur nom devraient ne plus recevoir d’aide au développement et voir se fermer les voies diplomatiques jusqu’à ce qu’ils dénoncent cette méthode d’affrontement. Il n’y a aucune raison que les gouvernements occidentaux permettent le financement ou l’acceptation tacite de la terreur.

Il faut aussi accorder une attention particulière aux organisations qui permettent les attentats-suicides. La première chose à faire est de leur couper les fonds, qu’il s’agisse de gouvernements (comme l’Iran qui finance le Hezbollah) ou de citoyens de démocraties occidentales. S’inspirant des États-Unis, qui ont adopté des lois interdisant la collecte de fonds destinés aux Tigres tamouls du Sri Lanka, les gouvernements occidentaux devraient promulguer des lois pour proscrire les demandes de financement destiné à alimenter un conflit dans un autre pays.

Une autre méthode est l’application de la règle de droit, particulièrement du droit humanitaire international, afin de cibler les dirigeants des organisations et pays qui cautionnent les attentats-suicides. Bien que l’application des lois visant ces personnes puisse s’avérer difficile, l’existence même de ces lois pourrait freiner ceux qui préconisent l’emploi de bombes humaines pour arriver à leurs fins. Alan Dershowitz écrit : 

« le désir de martyre n’élimine pas nécessairement toute possibilité de dissuasion par la menace de sanctions sévères. Il s’agit simplement de menacer de punir quelqu’un ou quelque chose d’autre que l’éventuel martyr lui-même, ceux qui l’hébergent ou sa cause, par exemple84. »

Cela met en évidence la nécessité d’étudier les réseaux organisationnels qui aident les attaquants pour déterminer exactement où et comment les confronter avec un effet perturbateur maximal. Certains experts, comme Ami Pedahzur et Aeri Perliger, spécialistes en études moyen-orientales, préconisent des frappes contre le noyau des réseaux sociaux plutôt que de tenter de s’attaquer aux hiérarchies traditionnelles, semblables aux chaînes de commandement militaires85. Cette approche mérite au moins d’être envisagée.

Alors que les méthodes décrites ci-dessus visent plutôt les sociétés et les organisations qui défendent le terrorisme suicidaire, il existe aussi des moyens pratiques pouvant empêcher les kamikazes de mener à bien leur mission. Il faut continuer de perfectionner la technologie pour mieux protéger les points vitaux et mieux détecter et perturber les attaquants. Comme le rapporte une revue spécialisée, on est en train de concevoir une technologie permettant de scanner des personnes jusqu’à 100 mètres de distance et de détecter des bombes à l’aide de radars basse fréquence86. De même, on utilise actuellement en Irak des chiens spécialement dressés, capables de détecter les bombes humaines en « lisant » leur langage corporel et leurs expressions faciales87. Ces innovations pourraient beaucoup aider à faire échouer les attentats-suicides.

Le veston typique d’un kamikaze

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Le veston typique d’un kamikaze.

Conclusion

Les attentats-suicides au Moyen-Orient ont un effet à bien plus grande échelle dans le monde; qu’ils se produisent en Algérie, en Irak, en Israël ou en Afghanistan, ils ont des répercussions dans tout l’Occident. Il existe des moyens d’empêcher et de faire échouer ces attaques si la volonté de mettre en œuvre ces mesures est au rendez-vous. Ce bref survol n’est pas exhaustif et je crois qu’on peut trouver des solutions vraiment novatrices grâce à des études plus approfondies du problème. Ce qui est sûr, c’est que les solutions éventuelles doivent être à grande échelle et comporter une approche d’ensemble visant non seulement le kamikaze lui-même, mais aussi le réseau social qui l’aide et le système de logique stratégique qui favorise cette méthode.

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Les répercussions d’une attaque suicidaire

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Les répercussions d’une attaque suicidaire.

Le lieutenant-colonel Tod Strickland, PPCLI, détient une maîtrise en histoire du Moyen-Orient de l’American Military University, ainsi qu’une maîtrise en études de la défense et un baccalauréat ès arts et sciences militaires du Collège militaire royal du Canada. Récemment promu, il est maintenant planificateur à la direction des plans expéditionnaires de l’État-major interarmées stratégique.

Notes

  1. Hassane Meftahi et John Leicester, « Al-Qaida Claims Bloody Algiers Bombings », dans Herald-Zeitung, 11 décembre 2007. En ligne à <http://hosted.ap.org/dynamic/stories/
    A/ALGERIA_EXPLOSION?SITE=TXNEW
    >, consulté le 11 décembre 2007.
  2. « Suicide Bomber Targets Offices of Ex-Iraqi PM and Sunni Lawmaker », dans l’International Herald Tribune, 11 décembre 2007. En ligne à <http://www.iht.com/articles/ap/2007/12/11/africa/
    ME-GEN-Iraq-Violence.php
    >, consulté le 11 décembre 2007.
  3. « Suicide Bomber Targets Canadian Convoy in Panjwaii », bulletin de la chaîne CTV, 11 décembre 2007. En ligne à <http://www.ctv.ca/servlet/ArticleNews/story/CTVNews/20071211/
    convoy_panjwaii_071211/20071211?hub=World
    >, consulté le 11 décembre 2007.
  4. Michael P. Arena et Bruce A. Arrigo, The Terrorist Identity: Explaining the Terrorist Threat, New York : New York University Press, 2006, p. 140.
  5. David J. Whittaker, Terrorists and Terrorism in the Contemporary World, Londres : Routledge, 2004, p. 85.
  6. Christoph Reuter, My Life Is a Weapon: A Modern History of Suicide Bombing, Princeton : Princeton University Press, 2004, p. 55.
  7. Ibid., p. 52-54.
  8. Ibid., p. 53. Note : Dans cet article, je ne nommerai pas les attaquants même si on les connaît. Personnellement, je crois que rappeler leur nom c’est honorer leur mémoire.
  9. Rod Nordland, Babak Dehghanpisheh et Larry Kaplow, « Surge of Suicide Bombers », dans Newsweek, Vol. 150, No 5, 13 août 2007, p. 30-32. En ligne à <http://search.ebscohost.com/
    login.aspx?direct=true&db=aph&AN=26085461&site=ehost-live
    >, consulté le 27 novembre 2007.
  10. Charles Krauthammer, « The Fine Art of Dying Well », dans Time, Vol. 169, No 11, 12 mars 2007, p. 72.
  11. Nordland, Dehghanpisheh et Kaplow, « Surge of Suicide Bombers ».
  12. David J. Whittaker, Terrorists and Terrorism in the Contemporary World, Londres : Routledge, 2004, p. 37.
  13. Aux fins du présent article, j’inclus dans ma définition du Moyen-Orient le littoral de l’Afrique du Nord et la région qui s’étend à l’est jusqu’en Afghanistan. Bien que d’autres régions du monde aient souffert de cette forme de terrorisme (le Pakistan, la Grande-Bretagne, le Sri Lanka et les États-Unis, par exemple), la question deviendrait trop vaste pour faire l’objet de cet article si je tenais compte de ces régions, c’est pourquoi elles sont omises ici.
  14. Robert A. Pape, Dying to Win: The Strategic Logic of Suicide Terrorism, New York : Random House, 2005, p. 28.
  15. Michael Ignatieff, The Lesser Evil: Political Ethics in an Age of Terror, Toronto : Penguin, 2004, p. 69.
  16. « Gunman Slays 20 at Site of Mosque, Israel Reports Say », dans le The New York Times, 25 février 1994. En ligne à <http://query.nytimes.com/gst/fullpage.html?res=
    9B00E6DF1F3BF936A15751C0A962958260&n=Top/Reference/Times%20Topics/Organizations/
    P/Palestine%20Liberation%20Organization
    >, consulté le 12 décembre 2007.
  17. Paul Robert, Josette Rey-Debove et Alain Rey (dir.), Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993, p. 2424.
  18. Ibid., p. 1528.
  19. Joyce M. Davis, Martyrs: Innocence, Vengeance, and Despair in the Middle East, New York : Palgrave Macmillan, 2003, p. 8-9.
  20. W. Charney, Fighting Suicide Bombing: A Worldwide Campaign for Life, Westport (Connecticut) : Praeger, 2007, p. 50-51.
  21. Ibid, p. 130.
  22. Pape, p. 23. Notons que Pape a étudié des kamikazes du monde entier, y compris les Tigres tamouls du Sri Lanka, dont le profil fausse peut-être celui des attaquants typiques du Moyen-Orient.
  23. Charney, p. 149. Il est intéressant de noter qu’aucune donnée ne semble avoir été recueillie sur le sexe de l’attaquant.
  24. « School for Suicide », dans Atlantic Monthly, Vol. 299, No 4, mai 2007. En ligne à <http://web.ebscohost.com/ehost/detail?vid=10&hid=2&sid=5371a550-35df-4181-844c-b>, consulté le 27 novembre 2007.
  25. Ibid. L’article du Atlantic Monthly se fondait sur un document de travail intitulé « Attack Assignments in Terror Organizations and The Productivity of Suicide Bombers » produit pour le compte du National Bureau of Economic Research par Efraim Benmelech et Claude Berrebi. Les données qu’ils utilisaient avaient été recueillies par l’Agence israélienne de sécurité.
  26. Nordland, Dehghanpisheh et Kaplow, « Surge of Suicide Bombers ».
  27. Je n’ai trouvé aucune source ouverte mentionnant des bombes humaines de sexe féminin en Afghanistan. Cela tient peut-être aux codes tribaux prédominants qui régissent la conduite des femmes, ou c’est peut-être parce que cela ne se fait pas encore là-bas. Les femmes kamikazes ne sont pas rares en Tchétchénie et au Sri Lanka, et il y en a aussi au Pakistan.
  28. Charney, p. 49.
  29. Ibid., p. 48.
  30. Ibid.
  31. Pape, p. 11.
  32. Ibid., p. 27.
  33. Ibid., p. 21.
  34. Ibid., p. 41.
  35. Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse (Livre V, Chapitre 89). En ligne à <http://www.fsj.ualberta.ca/scsoc311/Peloponnese.htm#melos>, consulté le 13 avril 2009.
  36. Pape, p. 21.
  37. Ibid.
  38. Charney, p. 64.
  39. Lauri S. Friedman (dir.), What Motivates Suicide Bombers?, New York : Greenhaven Press, 2005.
  40. Pape, p. 96.
  41. Reuter, p. 58.
  42. Pape, p. 51.
  43. Ibid., p. 93.
  44. Aparisim Ghosh, « Inside the Mind of an Iraqi Suicide Bomber », dans Time, Vol. 166, No 1, 4 juillet 2005, pp. 22-29. En ligne à <http://search.ebscohost.com/login.aspx?direct=true&db=aph&
    AN=17449103&site=ehost-live
    >, consulté le 28 novembre 2007.
  45. Alan M. Dershowitz, Why Terrorism Works: Understanding the Threat, Responding to the Challenge, Londres : Yale University Press, 2002, p. 96.
  46. harney, p. 155.
  47. Dershowitz, p. 80.
  48. Michael P. Arena et Bruce A. Arrigo, The Terrorist Identity: Explaining the Terrorist Threat, New York : New York University Press, 2006, p. 141.
  49. Reuter, p. 70.
  50. Arena et Arrigo, p. 141.
  51. Charney, p. 49.
  52. Alan S. Miller and Satoshi Kanazawa, « 10 Politically Incorrect Truths about Human Nature », dans Psychology Today, Vol. 40, No 4, juillet-août 2007, p. 88-95. En ligne à <http://search.ebscohost.com/
    login.aspx?direct=true&db=aph&AN=25482787&site=ehost-live
    >, consulté le 27 novembre 2007.
  53. Nia Kfir, « Understanding Suicidal Terror Through Humanistic and Existential Psychology », dans The Psychology of Terrorism: Volume 1, A Public Understanding, sous la direction de Chris E. Stout, Westport, Connecticut : Praeger, 2002, p. 143.
  54. Ibid., p. 146-147.
  55. Pape, p. 32.
  56. Charney, p. 64-65.
  57. Pape, p. 38.
  58. Reuter, p. 122. 
  59. David Bukay, « The Religious Foundations of Suicide Bombings », dans le Middle East Quarterly, Vol. 13, No 4, automne 2006, p. 27-36. En ligne à <http://search.ebscohost.com/
    login.aspx?direct=true&db=aph&AN=22861742&site=ehost-live
    >, consulté le 27 novembre 2007.
  60. Ibid.
  61. Dershowitz, p. 80. Voir aussi, en ligne, <http://www.nuitdorient.com/n235.htm>, consulté le 14 avril 2009.
  62. Arena et Arrigo, p. 140-141.
  63. Ibid., p. 140.
  64. Reuter, p. 64.
  65. Ibid.
  66. Ibid, p. 121.
  67. Arena et Arrigo, p. 141.
  68. Munwar A. Anees, Ph. D., « Salvation and Suicide: What Does Islamic Theology Say? » dans Dialog: A Journal of Theology,Vol. 45, No 3, automne 2006, p. 279.
  69. Ibid., p. 275.
  70. Ibid., p. 277.
  71. Reuter, p. 120.
  72. Ibid., p. 118.
  73. Ibid., p. 119.
  74. Bukay. C’est le même cheikh qui affirmera en avril 2002 que les attentats-suicides sont légitimes, comme on l’a vu précédemment. La contradiction est pour le moins intéressante.
  75. Ibid.
  76. Anees, p. 277.
  77. Le concept de « problème épineux », dont les solutions provoquent des effets de deuxième et troisième ordre qui, à leur tour, entraînent d’autres problèmes difficiles à résoudre, a d’abord été formulé par les planificateurs sociaux Horst Rittel et Melvin Webber en 1973.
  78. Pape, p. 238.
  79. Charney, p. 149.
  80. Harun Yahya, Islam Denounces Terrorism, Bristol, Grande-Bretagne : Amal Press, 2002, p. 150.
  81. Charney, p. 158.
  82. Ibid., p. 152.
  83. Reuter, p. 178.
  84. Dershowitz, p. 29.
  85. Ami Pedahzur, et Aeri Perliger, « The Changing Nature of Suicide Attacks: A Social Network Perspective », dans Social Forces, Vol. 84, No 4, juin 2006.
  86. Karen Nitkin, « Detecting Suicide Bombers », dans Technology Review, mars-avril 2007, p. 22.
  87. Nancy Macdonald, « A Suicide Bomber’s Worst Friend », dans Maclean’s, Vol. 120, No 20, 28 mai 2007, p. 28.

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