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Opinions

photo du MDN SU 2007-0156-07 par la caporale-chef Jill Cooper
La crête de Vimy, le 7 avril 2007.
Comment on a usÉ et abusÉ de la bataille : la crÊte de Vimy et la Grande Guerre dans l’histoire de la PremiÈre Guerre mondiale
par Major John R. Grodzinski, CD, MA
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La guerre de 1914-1918, qui a fait basculer l’humanité dans le plus horrible conflit qu’elle avait connu jusque-là, a pris fin il y aura 91 ans en novembre prochain. Bien que des événements aussi lointains puissent nous sembler peu pertinents aujourd’hui, les historiens continuent d’analyser les données disponibles pour déterminer les causes de ce conflit. S’il n’y a généralement plus grand-chose de nouveau à apprendre à propos de la guerre, le débat sur la stratégie et les tactiques du camp allié est toujours très animé, et l’effort impérial est de plus en plus étudié, y compris l’histoire du corps d’armée canadien, .
Selon l’histoire officielle, quand la guerre a éclaté en Europe, au cours de l’été de 1914, tout le monde croyait que les troupes seraient de retour dans leur pays avant Noël. Or, en quelques semaines, une suite de batailles rangées en terrain découvert a fait place à une guerre sanglante et statique faite de tranchées, de barbelés, d’incessants barrages d’artillerie et de carnage, sans progrès tactiques visibles, sans parler de succès opérationnels ou stratégiques. Pendant les années 1920 et 1930, on a attribué l’hécatombe à l’incompétence des officiers supérieurs, indifférents au sort des soldats et ne comprenant rien à leur profession. Une seule lueur vive dans ce gâchis : les contingents de l’Empire, les troupes de l’Australie, du Canada, de l’Inde et de la Nouvelle-Zélande qui, peut-être en raison de leur ignorance de la doctrine militaire, ont trouvé des moyens originaux de surmonter les souffrances du front occidental et surpassé leurs frères d’armes britanniques. L’exemple le plus connu de cette version de l’histoire est sans doute celui de la crête de Vimy, où le corps d’armée canadien, montrant de remarquables aptitudes martiales, a pris un bastion dont n’avaient pu s’emparer ni les armées françaises, ni les armées britanniques, et a ainsi forgé notre identité nationale. À la guerre, le Canada était devenu meilleur que l’Angleterre.
C’est ce qu’on raconte, mais d’après les données historiques se dessine une guerre différente, qui ne s’accorde pas très bien avec l’historiographie populaire. Comme l’observe l’éminent historien britannique Richard Holmes, il est difficile de se débarrasser des idées reçues, même lorsque les preuves du contraire abondent. L’histoire officielle nous rassure, mais pourquoi?

The Taking of Vimy Ridge, Easter Monday 1917, tableau de Richard Jack, CWM 19710261-0160, Collection d'art militaire Beaverbrook, ©Musée canadien de la guerre
Notre connaissance de la Grande Guerre repose sur diverses sources. Les vétérans ont fourni les premiers comptes rendus dans des lettres et des anecdotes, mais, comme ils ont été peu nombreux à coucher leur expérience sur le papier, la plupart de ces récits se sont perdus en deux ou trois générations. La mémoire historique a donc surtout été alimentée par les premiers livres et mémoires parus immédiatement après la guerre. David Lloyd George, premier ministre du Royaume-Uni pendant la majeure partie de la guerre, blâmait les généraux, qui auraient fait « foirer » à maintes reprises les plans astucieux des politiciens. L’histoire de la Grande Guerre en plusieurs volumes de Winston Churchill a renforcé ce point de vue. Churchill avait également ses squelettes politiques à cacher, particulièrement en ce qui concerne le rôle qu’il a joué dans la malheureuse expédition des Dardanelles en 1915 et 1916, et sa prose éloquente et convaincante lui a bien servi pour blâmer quelqu’un d’autre1.
Ainsi, l’autojustification a construit puis renforcé le mythe d’une grossière incompétence militaire, qui est devenu encore plus crédible avec la publication des mémoires de quelques soldats et officiers subalternes. Bien qu’on ne puisse faire fi de ce que ces militaires ont personnellement subi sur le front, il reste qu’ils n’étaient pas au fait des rouages du haut commandement. Les accusations et la hargne ont donc préparé le terrain pour les reproches. C’est le cas au Canada, où notre connaissance de la guerre repose sur les mêmes mémoires cités à répétition. Un bref passage de l’histoire officielle britannique2 de la Grande Guerre, selon lequel l’homogénéité des corps d’armée australien et canadien expliquait leur remarquable performance, a ensuite définitivement « prouvé » la supériorité des contingents du Dominion. Il s’en est suivi une série d’ouvrages partisans qui se basaient sur cette affirmation sans même vérifier sa véracité et qui attribuaient à des Canadiens les innovations d’officiers britanniques.
Au milieu des années 1930, on tenait généralement pour acquis que la guerre n’avait été qu’une suite d’assauts désastreux menés dans la précipitation pendant que les généraux, qui ignoraient ce qui se passait, menaient la belle vie dans des châteaux loin derrière les lignes. On a déformé les comptes rendus pour renforcer ces idées : c’est le cas de l’infâme déformation des propos du général Kiggell, le chef d’état-major de Haig, qui, lors de la bataille de Passchendaele, s’était exclamé en se rendant dans les lignes : « Mon Dieu, avons-nous vraiment envoyé nos hommes combattre là-dedans? », ce qui laissait supposer une ignorance totale des conditions sur le front. Les historiens ont ensuite à qui mieux mieux calomnié les officiers généraux britanniques et leurs états‑majors en les traitant de bouchers et d’incapables, ou en soutenant, comme Alan Clark en 1961, que l’armée britannique de la Grande Guerre était constituée de « lions dirigés par des ânes » : cette célèbre description en est venue à représenter la relation entre les soldats et leurs généraux dans l’imaginaire collectif et a été reprise dans des pièces, des films, des poèmes et dans d’autres livres3. Une fois que des idées comme celles-là ont commencé à se répandre, il est difficile de les arrêter.
Au Royaume-Uni, la Grande Guerre fait actuellement l’objet de nombreuses recherches, qui sont sans doute plus honnêtes et plus introspectives que celles qui sont menées au Canada4. Récemment, des études britanniques ont clairement démontré que la souplesse, l’innovation et le leadership n’étaient pas l’exclusivité des commandants des corps canadien ou australien, mais étaient aussi manifestes dans la majorité des 47 corps d’armée britanniques engagés. Durant la guerre, les commandants de ces corps d’armée ont fait jouer aux quartiers généraux, qui étaient auparavant considérés comme des « boîtes à lettres » destinées à transmettre les ordres, un rôle important dans la planification et l’exécution des opérations. En fait, en 1918, le corps d’armée était la formation de combat par excellence5.
Nous en savons également davantage au sujet des généraux britanniques. Peu d’entre eux étaient issus de l’aristocratie6. Certains étaient sans doute effectivement prétentieux ou stupides – on trouve ce genre de personne dans les armées d’aujourd’hui –, mais, en règle générale, ils n’étaient pas distants. La majorité provenait de la classe moyenne; la plupart étaient des soldats de métier et une poignée travaillait dans le civil. Ils étaient aussi exposés aux dangers : 78 d’entre eux ont été tués au combat et 120 autres blessés ou faits prisonniers, beaucoup plus que pendant la Deuxième Guerre mondiale7. Ces officiers cherchaient de concert à tirer des leçons de leur expérience, à concevoir et à appliquer de nouvelles tactiques et de nouvelles procédures, et ils ont bâti une doctrine interarmes qui a permis d’acheminer l’infanterie vers les objectifs et de remporter la victoire8. La difficulté était qu’il fallait réaliser des changements en temps de guerre dans une armée composée de millions d’hommes, une entreprise colossale que peu auraient osé tenter, sans parler de la mener à bien. J’ai déjà assez de mal à essayer de changer les habitudes dans ma petite famille de cinq personnes.
Malheureusement, la plupart d’entre nous ne pourront pas lire ces études importantes, car elles ont été réalisées par des universitaires ou des historiens amateurs compétents, et les journalistes les ignorent sous prétexte qu’elles sont arides, illisibles et trop intellectuelles. On leur préfère des récits enlevés relatant des histoires palpitantes, souvent basées sur des travaux déjà publiés. Si l’histoire est passionnante, c’est également un dur labeur qui exige de prêter attention aux détails et d’examiner des questions complexes, comme la coordination des tirs d’artillerie au sein d’un corps d’armée, la forme des attaques des sections ou les méandres de la logistique. Les écrivains populaires ont peut-être le sens du pittoresque, mais ils n’ont pas le temps, et souvent pas l’envie, d’entrer dans tous les détails. C’est sans doute pourquoi la plupart des « historiens » canadiens connus sont en fait des journalistes, et non des personnes ayant une formation et de l’expérience dans le domaine de la recherche et des études historiques.
Ce que nous savons de la Grande Guerre n’est pas le fruit d’études et de débats rigoureux. En fait, notre historiographie manque de maturité et s’en tient presque entièrement aux études narratives et à la propagande nationaliste, quoiqu’un groupe de jeunes chercheurs (bon, d’accord, il y a quelques têtes grisonnantes) soit en train de changer les choses. En attendant que ces études soient mieux connues, nous devons nous baser sur une documentation de qualité inégale, dont des ouvrages comme l’exécrable (quelle merveilleuse onomatopée) Vimy de Pierre Berton, qui a tellement déformé les faits que les dommages sont maintenant irréparables9. Le corps d’armée canadien était une formation extraordinaire, qui s’est remarquablement comportée lors de la bataille de la Scarpe. Les Canadiens ont effectivement pris la crête de Vimy et ont poursuivi leur progression, pendant qu’à leurs côtés le corps britannique enregistrait des succès similaires et parfois encore plus spectaculaires, mais quels ont été les résultats? Ces exploits n’ont pas marqué un « moment décisif » dans cette guerre, comme l’ont montré Passchendaele et l’offensive allemande du printemps 1918. Ils n’ont pas forgé l’identité canadienne : celle-ci est née d’un sentiment de confiance qui a grandi durant toute la guerre, où une colonie autonome a donné le meilleur d’elle-même pour une cause et s’en est trouvée transformée. L’idée que des soldats se sont sentis canadiens en redescendant la crête de Vimy n’a jamais été émise en 1917; c’est le résultat d’une série de questions tendancieuses posées aux vétérans de la Grande Guerre pendant les années 1960.
Quelque 10 000 Canadiens sont tombés ou ont été blessés à Vimy, dont près de 3 600 sont morts au combat. Ces pertes sont peut-être moins impressionnantes que celles de la Somme, mais la guerre est changeante et la victoire est souvent aussi coûteuse que la défaite. En ce qui concerne Vimy, les pertes ont été proportionnellement les mêmes que pour plusieurs des pires batailles de la guerre, mais il ne s’agissait pas d’une offensive soutenue. Dans le cas contraire, notre point de vue sur cette bataille pourrait bien être différent. Par ailleurs, il n’est pas juste de comparer les succès canadiens de 1917 avec les performances tactiques des Britanniques ou des Français aux alentours de Vimy en 1915 ou au début de 1916, étant donné les formidables innovations qui avaient eu lieu et qu’a exploitées le corps britannique combattant aux côtés des Canadiens lors de la bataille de la Scarpe. Notre empressement à louanger nos exploits fait de l’ombre aux exploits de ceux par qui ces changements sont survenus.
Tout ça est bien beau, mais avec de telles pertes, comment peut-on prétendre que tout s’est « bien » passé et que le leadership était à la hauteur? Après la guerre d’usure de 1915, 1916 et 1917, les batailles rangées ont repris en 1918 et les Alliés ont remporté des succès sans précédent grâce à des armes, des tactiques et des procédures qui n’existaient pas quatre ans auparavant. Ils ont également préparé leurs armées de campagne à passer de la guerre de tranchées défensive au combat à découvert et dans divers types de terrains complexes. Le prix à payer pour cela a été très élevé et, même une fois surmonté le malaise tactique, les pertes ont toujours été élevées10. La victoire a été obtenue non par des « ânes », mais par des chefs consciencieux décidés à sortir de l’impasse des tranchées. Nous devons à ceux qui sont tombés de confronter ce qui s’est passé. Cela exige beaucoup de travail, d’étude et de débats, au lieu des récits populaires simplistes qui desservent l’histoire militaire. Sinon, nous nous engageons dans une voie très dangereuse. L’histoire est quelque chose de vivant, tout comme notre compréhension des événements historiques. C’est un processus d’accumulation : un auteur nous amène à saisir certaines choses et d’autres nous aident à approfondir nos connaissances. Il nous faut comprendre comment les opinions ont évolué et favoriser des recherches originales que n’entache pas une perspective nationaliste, afin de découvrir ce qui s’est réellement produit. De cette manière, nous trouverons quelques-unes des réponses qui nous aideront à relever les défis qui nous attendent.

The Return to Mons, tableau d'Inglis Sheldon-Williams. CWM 19710261-0813, Collection d'art militaire Beaverbrook, ©Musée canadien de la guerre
Le major Grodzinski, un officier du corps blindé, enseigne l’histoire au Collège militaire royal du Canada, où il est également doctorant.
Notes
- La propension de Churchill à adapter l’histoire à ses propres fins est bien documentée dans David Reynolds, In Command of History: Churchill Fighting and Writing the Second World War, Londres : Allan Lane, 2004.
- Andrew Green fait une analyse fascinante des problèmes posés par l’histoire « officielle » dans Writing the Great War: Sir James Edmonds and the Official Histories, 1915-1948, Londres : Frank Cass, 2003. Il est intéressant de noter qu’il a fallu 33 ans aux Britanniques pour écrire leur histoire officielle de la guerre, alors que la plupart des autres pays y sont parvenus en beaucoup moins de temps. L’histoire officielle canadienne, quant à elle, n’a été publiée qu’en 1962.
- L’historiographie sur ce sujet est traitée au chapitre 7 de Gordon Corrigan, Mud, Blood and Poppycock: Britain and the First World War, Londres : Cassell, 2003.
- Les anniversaires récents des événements de 1917 et 1918 ont ravivé les débats et suscité une série de nouvelles publications ou de réexamens des ouvrages antérieurs. Le sujet qui soulève le plus les passions est sans nul doute la performance du feld-maréchal sir Douglas Haig, commandant de la Force expéditionnaire britannique de 1915 jusqu’à la fin de la guerre. Voir Denis Winter, Haig’s Command: A Reassessment, Londres : Penguin, 1991, et l’introduction de Gary Sheffield et Jon Bourne (dir.), Douglas Haig: War Diaries and Letters, 1914-1918, Londres : Weidenfield & Nicolson, 2005.
- Le seul livre à se pencher sur ce sujet est celui d’Andy Simpson, Directing Operations: British Corps Command on the Western Front, 1914-1918, Stroud, Royaume-Uni : Spellmount, 2006.
- Soulignons que le nombre total de familles issues de la noblesse pendant cette période s’élevait à 685; quelque 1 500 hommes de ces familles ont servi dans l’armée ou d’autres services et 270 ont été tués ou sont morts des suites de la guerre. Voir Gerald Gliddon, The Aristocracy and the Great War, Norwich, Royaume-Uni : Glidden Books, 2002.
- Voir Frank Davies et Graham Maddocks, Bloody Red Tabs: General Officer Casualties of the Great War, 1914-1918, Londres : Leo Cooper, 1995.
- On ne s’étonnera pas qu’il existe peu d’études sur plusieurs sujets importants, dont la logistique, un domaine que les soldats « professionnels » d’aujourd’hui continuent de négliger. Ian Malcolm Brown donne un bon aperçu de la formation des collèges d’état-major avant la guerre et des difficultés en temps de guerre dans British Logistics on the Western Front, 1914-1918, Westport, CT : Praeger, 1998.
- Le meilleur livre sur cette bataille demeure celui de Geoffrey Hayes, Andrew Iarocci et Mike Bechthold (dir.), Vimy Ridge: A Canadian Reassessment, Waterloo, ON : Laurier Centre for Military Strategic and Disarmament Studies, 2007, et plusieurs études britanniques de cette bataille présentent plus d’intérêt que les ouvrages populaires de Berton et de Ted Barris.
- Même pendant la fameuse avancée du 8 août au 11 novembre 1918, le corps d’armée canadien a perdu 42 628 hommes, soit 20 p. 100 de l’ensemble des pertes qu’il a subies de 1915 à 1918.