HISTOIRE MILITAIRE

portrait de M. Clausewitz

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portrait de M. Clausewitz

Clausewitz et la recherche d'options nucléaires limitées – 1975-1980

par Hans Christian Breede

Le Capitaine Hans Christian Breede, MA, CD, Royal Canadian Regiment, officier d’infanterie, est candidat au doctorat en Études sur la conduite de la guerre au Collège militaire royal du Canada.

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Introduction

Clausewitz est souvent mal compris1. Dans le premier chapitre du premier tome de son ouvrage classique De la guerre, Clausewitz propose une notion abstraite de la guerre – une guerre d’extrêmes. Il décrit les extrêmes de la volonté et de l’effort, de même que les extrêmes de la force qui mènent à un concept de guerre absolue, en acceptant comme prémisse que « …l’abstraction met nécessairement tout au mieux; en elle nous voyons l’un et l’autre des adversaires non seulement tendre à la perfection, mais y atteindre même2… ». Pour Clausewitz, toutefois, la notion de guerre absolue ne pouvait s’appliquer à la réalité, et le concept de guerre absolue allait demeurer une théorie. En effet, dans le monde réel, les lois de la probabilité éliminent cette certitude qui sous-tend la guerre absolue3. Une fois cette certitude éliminée, chacun des trois extrêmes doit être modifié, surtout la raison de faire la guerre. L’idée classique de Clausewitz selon laquelle « … la guerre devient […] non seulement un acte, mais l’instrument même de la politique, et que celle-ci, en y ayant recours, ne fait que poursuivre son œuvre par d’autres moyens4… » confirme que la notion de guerre absolue est une abstraction, et que la guerre, une fois adoptée comme solution, crée un lien entre la population, les militaires et le gouvernement5.
 
Avec l’avènement des armes nucléaires et avec la menace grandissante d’une destruction mutuelle assurée (MAD), spectre qui a servi de politique de prévention contre la guerre nucléaire6, nombre d’arguments avancés par Clausewitz ont été considérés comme désuets. Cependant, dès la fin des années 1960, plus précisément après avoir reçu un briefing sur le programme de guerre nucléaire des États-Unis, le président de l’époque, Richard Nixon, et son conseiller national en matière de sécurité, Henry Kissinger, ont entrepris de faire modifier les options stratégiques extrêmes dont ils venaient tout juste d’être informés7. Ils ont tenté d’intégrer la pensée clausewitzienne dans la planification de la guerre nucléaire aux États‑Unis et de prouver que « la guerre ne consiste pas en un choc unique sans durée8 ». Ils se sont mis à la recherche de ce qui allait devenir, selon l’expression retenue, des « options nucléaires limitées » (LNO). Leurs efforts ont été toutefois ternis par les rivalités inter‑services et inter‑départementales, de sorte qu’il a fallu revenir à la position admise de facto d’échange nucléaire massif.

Dans le présent article, on exposera le contexte historique ayant mené à la décision d’élaborer des options nucléaires limitées, puis on s’attardera sur l’impact des rivalités inter‑départementales et inter‑services à l’égard de ces options. Finalement, on démontrera que les options nucléaires limitées ont en bout de ligne menées à la réalité d’une réponse massive, qui s’imposait impérieusement pour les États‑Unis.

Contexte

La quatrième version du plan unique d’opérations intégrées (SIOP), bien que plus détaillée et approfondie que la première version élaborée en 1962 sous le gouvernement Kennedy9, demeurait malgré tout un programme plutôt grossier avec lequel il fallait composer pour faire la guerre. Après avoir reçu un briefing sur ce plan en 1969, Nixon et Kissinger ont tous les deux réagi négativement face à la gravité de la décision qu’ils auraient à prendre advenant l’éclatement d’une crise entre les superpuissances. Comme le faisait remarquer Nixon : « Peu importe ce que [les Soviétiques] feront, ils perdront leurs villes… c’est toute une décision à prendre10. » D’autres options s’avéraient nécessaires.

Le SIOP présenté en 1969 prévoyait trois « tâches fonctionnelles11 » distinctes qui pouvaient être exécutées simultanément ou isolément. Chacune était identifiée par une simple lettre. La tâche ALPHA avait pour objectif toutes les forces nucléaires soviétiques, la tâche BRAVO, toutes les forces conventionnelles soviétiques. La tâche CHARLIE, quant à elle, portait sur toutes les zones urbaines et industrielles. L’exécution des tâches ALPHA et BRAVO, croyait‑on, devait pouvoir limiter les dommages collatéraux, car seule la tâche CHARLIE visait les villes12. Ces trois tâches étaient subdivisées en missions préventives et en missions de représailles. Une mission préventive de type ALPHA comportait le lancement de 1750 ogives; l’exécution simultanée des trois tâches entraînerait l’utilisation de plus de 3000 bombes et ogives. Une mission de représailles de type BRAVO ne nécessiterait que 454 armes nucléaires. La mission comportant l’utilisation du plus petit nombre d’armes, soit 351, était prévue « … dans le cadre d’une tâche CHARLIE13… ». Dans tous les cas, les objectifs visés se trouvaient en Union soviétique et en République populaire de Chine14. Que ce soit à des fins de représailles ou à des fins préventives, les tâches nécessitaient l’envoi de nombreuses mégatonnes de matériel nucléaire sur le continent eurasien, sans compter les inévitables représailles sino-soviétiques. L’application du SIOP, même si ce dernier constituait un plan soigneusement élaboré, comportait des coûts globaux inimaginables. Nixon s’en rendit compte, et à la suite du briefing, il ordonna à Kissinger de lui revenir avec des solutions de rechange15.
           
Considéré comme un rite de passage pour les nouveaux présidents en exercice des États-Unis, « le briefing sur le SIOP16 » constitue la première fois où les présidents sont pleinement informés de leurs responsabilités à l’égard de l’utilisation de l’arsenal nucléaire états‑unien. Ce briefing « … présente la réalité toute nue17… ». En 1969, compte tenu des progrès de la technologie, Nixon était d’avis que l’on pouvait élaborer d’autres solutions. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, la technologie en vigueur dans le domaine des armes nucléaires était avancée à un point tel qu’elle influençait maintenant de trois façons la politique nucléaire. Premièrement, comme les ogives étaient devenues plus petites, plus précises et plus efficaces, il devenait possible qu’une arme nucléaire puisse être discrètement prise comme objectif, ce qui ne manquait pas de donner de la crédibilité à l’idée de se servir des ogives de façon limitée pour atteindre certains buts politiques18. De plus, les améliorations apportées au système de commandement et contrôle incluaient désormais des techniques d’information naissantes,  comme on a pu le constater avec le remplacement du sigle C2 par le sigle C3I19. Ces progrès ont amené certains planificateurs stratégiques à penser qu’il était possible de contrôler certains échanges nucléaires limités20. Deuxièmement, la mise en service des munitions classiques améliorées (ICM), ainsi que l’entrée en scène des munitions à guidage de précision (PGM) avaient contribué, aux yeux de certains, à relever le seuil de tolérance quant à la décision d’utiliser des armes nucléaires. On avait l’impression que les ICM, dans une certaine mesure, permettaient aux forces conventionnelles de rivaliser avec les armes nucléaires21. Troisièmement et finalement, certaines attentes étaient apparues par inadvertance avec la découverte qu’il était possible de modifier les effets des armes nucléaires. La bombe à neutrons si controversée était « … erronément caractérisée comme une arme capable de tuer des personnes tout en laissant les infrastructures intactes22… ». C’était plutôt une bombe conçue pour améliorer les effets de la radiation (l’explosion demeurait toujours présente, ainsi que d’autres effets connexes) afin de pouvoir percer le blindage des véhicules et tuer des équipages ou les mettre hors de combat23. Considérés dans leur ensemble, ces progrès technologiques, incorrectement perçus ou non, ajoutaient du poids aux désirs ou à la volonté d’utiliser les armes nucléaires d’une façon autre que dans le cadre d’échanges nucléaires massifs ne pouvant résulter qu’en des destructions totales simultanées dans les deux camps.

Le président américain Richard Nixon et le secrétaire d'État Henry Kissinger en Floride, en 1972.

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Le président américain Richard Nixon et le secrétaire d'État Henry Kissinger en Floride, en 1972.

Divergences d’opinions

Étonnamment, en dépit de la forte réaction de Nixon et Kissinger envers le SIOP, il a fallu attendre longtemps la révision des options existantes et la formulation de nouvelles options. Ce sont entre autres des divergences d’opinions au sein des agences, des départements et des services qui expliquent pourquoi il a fallu attendre presque dix ans pour qu’on réussisse à élaborer des options susceptibles d’être mises en œuvre avant l’ultime recours à un échange nucléaire massif24. L’éminent historien britannique Sir Lawrence Freedman a identifié ces divergences d’opinions au sein des agences au début de son chapitre sur les options nucléaires dans son ouvrage The Evolution of Nuclear Strategy. Il soutient que le concept de la parité des armes nucléaires « … pouvait être aisément compris par les membres du Congrès et par les diplomates … Ce concept, toutefois, ne semblait pas aller de soi auprès de la communauté des stratèges professionnels25. »

Les politiciens et les stratèges s’intéressaient à des aspects fondamentalement différents. Alors que les politiciens semblaient chercher à atteindre une certaine forme de stabilité par les chiffres (Négociations sur la limitation des armes stratégiques – SALT), les stratèges étaient plus enclins à examiner des capacités, et ils essayaient de trouver des façons réalistes de combattre avec des armes nucléaires. Les stratèges accordaient peu d’importance aux SALT. Ils s’employaient plutôt à trouver des façons d’établir leur crédibilité en élaborant et en communiquant une gamme réelle d’options nucléaires en mesure de prévenir un Armageddon26. Dans les hautes sphères états-uniennes, entre les autorités élues et les élites intellectuelles réparties de part et d’autre de l’Interstate 495 à Washington, il y avait un fossé d’incompréhension quant à l’utilité des options nucléaires limitées.
           
Les divergences d’opinions au sein des départements constituaient le deuxième obstacle au projet des options nucléaires limitées de Nixon et Kissinger. Comme sous les gouvernements précédents, les relations civilo-militaires étaient tendues car les militaires considéraient la directive de Nixon à Kissinger comme « … une autre tentative d’ingérence des civils dans la planification des forces27… ». Résultat : les premières demandes de Kissinger touchant l’élaboration d’options nucléaires limitées sont restées lettre morte. Tant auprès du président de l’organisation des chefs d’état‑major interarmées (JCS), le Général Wheeler, qu’auprès du secrétaire à la Défense, Melvin Laird, les demandes répétées de Kissinger n’ont pas eu de suite ou ont fait l’objet de réponses renfermant des « … tableaux énigmatiques fournissant des résumés succincts de plans militaires "représentatifs"28… », qui excluaient en plus l’utilisation d’armes prévue dans un sous-élément du SIOP parce que cette utilisation allait à l’encontre de la doctrine, cette même doctrine que Kissinger s’efforçait de changer. De plus, les chefs d’état‑major interarmées étaient d’avis que les options nucléaires limitées mineraient vraiment la crédibilité des États‑Uniens dans leur volonté d’employer les armes nucléaires contre un vaste ensemble d’objectifs29. Bref, « … le haut commandement n’était guère intéressé à repenser le plan de guerre en collaboration avec la Maison-Blanche30… ». Il a donc fallu attendre sept mois avant que la pression exercée par la Maison-Blanche auprès du département de la Défense ne commence à porter ses fruits. En juillet 1969, « … des procédures plus rapides [pour déterminer] des options sélectives31… » ont été mises en œuvre, et les options recherchées par Kissinger ont finalement commencé à émerger32. En dépit des doutes des chefs d’état‑major interarmées touchant les options nucléaires limitées, la force aérienne avait travaillé à ce genre d’options avec la Rand Corporation. Un joueur clé dans l’élaboration de ces options avait été James Schlesinger33, qui serait appelé à remplir un rôle important sous un gouvernement ultérieur.

Buste en bronze de M. Clausewitz.

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Buste en bronze de M. Clausewitz.

La troisième et dernière divergence d’opinion mettait en opposition des services. En effet, dans la suite logique de l’histoire de l’élaboration de la politique nucléaire, la force aérienne et la marine ne partageaient pas les mêmes points de vue. En raison des améliorations apportées aux missiles balistiques lancés par sous-marins (les SLBM – une ressource de la marine), on craignait que les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) de la force aérienne ne connaissent le même sort que le bombardier stratégique, c’est‑à‑dire être trop vulnérables pour demeurer une arme de dissuasion valable. Le chroniqueur et auteur Fred Kaplan dépeignit ce conflit entre la marine et la force aérienne comme une intense rivalité, affirmant que les deux services cherchaient à prendre le contrôle de la politique nucléaire états-unienne. Même s’il n’avait pas compris la question de la triade militaire34, Kaplan soulignait à juste titre que cette rivalité pouvait être considérée comme un prétexte à la prolifération des armes nucléaires dans tous les services. Cependant, cette prolifération avait quand même stratégiquement un sens qui semble avoir échappé à Kaplan (ou qu’il aura choisi d’ignorer)35. Sur un ton plus direct, un rapport publié en 1975 par un analyste abondamment cité de la Rand Corporation, Carl H. Builder, et autres, rapport déclassifié tout récemment et publié par la National Security Archive de l’Université George Washington, laissa entendre des arguments en faveur des ICBM. Les auteurs soutenaient que la précision supérieure des ICBM et leur rapport coût-efficacité relativement avantageux les rendaient capables d’assumer des rôles uniques, entre autres comme armes de réserve ou comme dispositifs de frappe d’élite36. Sur un ton plus provocateur toutefois, les auteurs avançaient dans ce même rapport des arguments en faveur d’une contre-force de première frappe, ce qui allait totalement à l’encontre de la philosophie sous-jacente de la politique états-unienne NOFUN (non recours en premier à l’arme nucléaire)37. Ces trois divergences d’opinion, entre les agences, entre les départements et entre les services eux-mêmes, ont retardé l’élaboration des options nucléaires limitées exigées par Nixon en 1969 au début de son mandat. Toutefois, ces divergences d’opinions, tout comme les autres rivalités du passé, ont permis d’intensifier le débat et elles ont certainement eu un impact très positif sur le produit final. Ce produit final allait finalement voir le jour sous un nouveau secrétaire à la Défense, ancien stratège de la Rand Corporation.

Entrée en vigueur de la politique nucléaire

Considéré comme le premier stratège professionnel à occuper le poste de secrétaire à la Défense des États‑Unis38, James Schlesinger est entré en fonctions en 1973 comme remplaçant d’Elliot Richardson, qui avait exercé cette responsabilité pendant moins d’un an. Kissinger pouvait maintenant compter sur un allié dans sa quête des réformes. À cette époque, il y avait un « … concours de circonstances unique39… » dont Schlesinger a su tirer profit pour mettre ses théories en pratique, surtout celle voulant que l’escalade des échanges nucléaires puisse être contrôlée et que la guerre nucléaire puisse être gagnée sans « … dommages collatéraux à grande échelle40… ». Il admettait que la pensée clausewitzienne puisse être intégrée dans le concept de la guerre nucléaire. Il soutenait également que si les États‑Unis étaient forcés d’utiliser les armes nucléaires, des options réalistes allaient devoir être présentées à son commandant en chef, le président.

… nous voulons avoir la souplesse de planification voulue pour être capables de répondre précisément à l’attaque d’une façon qui permette (1) de limiter les risques d’une escalade non contrôlée et (2) d’atteindre des objectifs significatifs avec la précision et la puissance nécessaires pour détruire uniquement les objectifs choisis et éviter des dommages collatéraux à grande échelle…tout en ménageant notre force de « destruction assurée » et en persuadant, par la dissuasion, tout ennemi potentiel de ne pas attaquer nos villes41.

Sa politique s’est précisée au point d’inclure trois objectifs clés au plan militaire. Premièrement, les armes nucléaires pourraient être employées à l’appui des forces conventionnelles. Deuxièmement, les armes nucléaires allaient être employées dans un rôle de représailles, et troisièmement, elles permettraient de dominer l’escalade. Ce dernier rôle comportait l’aptitude à atteindre un niveau de supériorité militaire permettant de contrôler toute autre escalade supplémentaire42. C’était beaucoup demander!

Quatre critiques de cette nouvelle doctrine de Schlesinger en soulignèrent à forts traits les lacunes. La première portait sur le concept du contrôle de la guerre nucléaire. Le brillant correspondant à l’étranger du New York Times,Drew Middleton, mentionna que le contrôle de la guerre nucléaire était impossible à réaliser. Fort d’une « … étude solidement documentée43… » menée par un professeur australien spécialiste des études sur la stratégie et la défense, M. Desmond Ball, Middleton laissa entendre que « … les superpuissances, "plutôt que de consacrer davantage de ressources" à la poursuite de "chimères" tel le contrôle de la guerre nucléaire, devraient investir plus d’efforts dans d’autres façons d’atteindre les objectifs44… ». Il faut à nouveau se rappeler Clausewitz, qui affirmait que la guerre comporte une tendance à l’escalade45. Même si elle faisait allusion aux guerres napoléoniennes, la mise en garde de Clausewitz s’applique également à la guerre nucléaire. La deuxième critique donnait à entendre que l’introduction des options nucléaires limitées ne ferait qu’accroître les probabilités d’y recourir. Cette critique, liée au début à des commentaires formulés à l’encontre du Comité de révision du programme de défense, demeurait tout aussi pertinente à l’égard de la nouvelle doctrine de Schlesinger. Si une crise devait éclater, les options nucléaires limitées pourraient rendre l’utilisation des armes plus attrayante que l’emploi des forces conventionnelles, et « … la souplesse augmenterait le danger d’une catastrophe nucléaire46… ». Le seuil de tolérance quant à l’utilisation des armes nucléaires serait abaissé avec l’introduction de ces options.

Le président Jimmy Carter.

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Le président Jimmy Carter.

           
Une troisième critique traitait des erreurs d’interprétation possibles de la part des adversaires. L’analyste de la National Security Archive, William Burr, Ph. D., mentionna que si les Soviétiques, en vertu de leur doctrine, devaient décider de réagir immédiatement face à l’approche de missiles nucléaires, croyant que ces missiles font partie d’une tentative de première frappe, ils pourraient riposter massivement à ce qui au départ n’était qu’une frappe limitée de la part des États‑Unis47. La quatrième et dernière critique, de nature technique cette fois, était centrée sur le commandement et contrôle. Pour résumer grossièrement, « … les centres de commandement états‑uniens n’ont pas la surviabilité voulue ni les capacités nécessaires pour mener une guerre nucléaire stratégique limitée48… ». Ces quatre critiques, portant à la fois sur des considérations techniques, stratégiques et politiques, illustrent certains des défis liés la conduite d’une guerre nucléaire selon la notion de guerre définie par Clausewitz.

En dépit de ces critiques, le président Jimmy Carter, après une révision de 18 mois entreprise au début de son mandat49, signa en 1980 la directive présidentielle 59 qui adoptait officiellement comme politique la doctrine de Schlesinger50. Essentiellement, cette directive accordait aux États‑Unis la souplesse dont ils avaient besoin pour rendre aux Soviétiques la monnaie de leur pièce si ces derniers s’avisaient « … de grimper à l’échelle de l’escalade… [et pour que nous puissions]… répondre efficacement à chaque niveau51… ». De façon plus précise, la directive ciblait des objectifs militaires et politiques, plutôt que les objectifs urbains et industriels traditionnels normalement liés aux armes de destruction massive52. La directive subdivisait la force stratégique en fonction de séries d’objectifs regroupés sous les appellations suivantes : options nucléaires régionales, options nucléaires limitées et reprise économique; la directive prévoyait aussi le maintien d’une réserve stratégique5. En tenant compte des nouveaux impératifs militaires et politiques, les objectifs incluaient maintenant « … des leaders militaires et politiques de deuxième échelon54… ». La directive ne ciblait pas les leaders supérieurs, car il fallait s’assurer d’avoir un interlocuteur avec qui négocier l’escalade. Certes, il avait fallu attendre sept ans, après deux secrétaires à la défense55, pour que la révision puisse être effectuée, mais le document que signa le président Carter en 1980 était conforme à la doctrine peaufinée au départ par Schlesinger. Les États‑Unis possédaient désormais une politique leur permettant de se lancer dans une guerre nucléaire contrôlée.

Conséquences

Bien que l’on dise du secrétaire à la Défense de l’époque (1977-1981), Harold Brown, qu’il doutait que les options nucléaires limitées puissent prévenir l’escalade56, certains travaux empiriques sur le sujet laissaient vraiment croire que les options nucléaires limitées pouvaient fonctionner. Se servant des techniques de la théorie des jeux, Robert Powell conclut que « … les pays préfèrent avoir des options limitées relativement moindres et moins destructrices57… » et qu’ « … au fur et à mesure que se développe la crise, les pays risquent de moins en moins de poursuivre l’escalade58… ». Toutefois, en dépit de ce vote de confiance un peu trop rationnel d’un théoricien des jeux, de nombreuses questions demeuraient quant à la façon dont l’Union soviétique interpréterait une frappe nucléaire, indépendamment de son ampleur. En termes clairs, si la politique des Soviétiques était de réagir en cas d’attaque, c’est‑à‑dire appliquer des mesures de représailles seulement après confirmation d’une détonation nucléaire sur leur territoire, la moindre détonation nucléaire pouvait potentiellement mener à des représailles massives59. L’adoption d’une politique par un camp n’entraîne pas automatiquement l’adoption de cette même politique par l’autre camp.

Le secrétaire à la Défense Harold Brown, deuxième en partant de la gauche, en compagnie du ministre de la Défense chinois, M. Geng Biao, le 1er janvier 1980.

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Le secrétaire à la Défense Harold Brown, deuxième en partant de la gauche, en compagnie du ministre de la Défense chinois, M. Geng Biao, le 1er janvier 1980.

Il en est finalement résulté un paradoxe en ce sens que cette recherche d’options nucléaires limitées a provoqué l’émergence d’une politique qui invitait à une frappe de la part des Soviétiques, et qui rendait même les États‑Unis vulnérables à cette frappe. En termes simples, en essayant de contrôler l’escalade, même si les États‑Unis ne frappaient pas les premiers – par exemple dans le cas d’une réponse limitée (quoique élevée d’un cran) –, ils pouvaient se retrouver dans une position où ils seraient les premiers à frapper des villes. Ce faisant, les forces soviétiques adopteraient des mesures de représailles en conséquence, ayant pour effet de détruire des villes états-uniennes60. Les deux camps étaient bien au fait de cette situation, et les États‑Unis allaient hésiter à être les premiers à attaquer des villes. De leur côté, les Soviétiques allaient apprécier cette contrainte et pourraient de ce fait trouver avantageux d’opter pour une attaque nucléaire limitée contre les États‑Unis61. Pour compliquer les choses davantage, si les Soviétiques devaient frapper seulement les ICBM états‑uniens, le président perdrait ses seuls systèmes d’attaque d’objectifs renforcés, ou ses seuls systèmes capables d’effectuer des tâches ALPHA (dans le langage du SIOP). Il ne resterait que des systèmes capables d’attaquer des villes. Dans les circonstances, les États‑Uniens pourraient être forcés, sans pouvoir invoquer l’escalade pour justifier leurs actions, d’être les premiers à frapper des villes soviétiques. Dans les deux cas, il n’y avait pas de solutions immédiates, ce qui était jugé inacceptable62.

Selon Freedman, la solution consistait à remettre à l’avant-plan « … la science politique rudimentaire des premiers théoriciens de la puissance aérienne… qui croyaient que les bombardements stratégiques pouvaient avoir pour effet d’isoler l’élite de la masse et d’entraîner rapidement une brisure sociale63… ». Cette solution découlait d’une évaluation selon laquelle, étant donné la centralisation des pouvoirs en Union soviétique, l’attaque de certains éléments du pouvoir conduirait à une capitulation hâtive. Cette politique était précisée dans la directive présidentielle 5964, mais on avait oublié d’indiquer qu’une grande partie des éléments de cette « culture politique soviétique65 » serait fort probablement située dans les zones urbaines.

Pendant que se poursuivait ce débat, Carl Builder continuait de publier des rapports et des articles favorisant non seulement une spécialisation des rôles pour le parc d’ICBM, mais aussi le développement d’une contre‑force réelle (et déclaratoire) de première frappe, en insistant pour dire que ce n’était pas là une politique de déstabilisation66. Il formulait des arguments convaincants car il mentionnait qu’une contre‑force de deuxième frappe (que les États‑Unis possédaient à l’époque) ne s’avérait appropriée qu’à condition de détenir l’avantage au niveau des forces conventionnelles (avantage que les États‑Unis n’avaient pas à l’époque). Il a donc avancé que, pour que la politique nucléaire états‑unienne puisse s’aligner sur les réalités de la force conventionnelle, elle devait s’orienter sur la mise sur pied d’une contre‑force de première frappe crédible67. On peut débattre de l’intention de Builder derrière cette démarche : croyait-il honnêtement en la valeur des contre‑forces ou désirait‑il que les ICBM continuent d’avoir un rôle crédible? Ses affirmations n’en demeuraient pas moins provocantes. À plusieurs égards, la recherche d’options nucléaires limitées a continué de servir de plaidoyer pour les frappes massives.

Conclusion

Mise en branle par Nixon et Kissinger, peaufinée par Schlesinger, et finalement mise en œuvre par Carter et son secrétaire à la Défense, Harold Brown, l’adoption d’une politique de guerre nucléaire s’est avérée du début à la fin une entreprise difficile. Minée par les rivalités et les visions opposées, l’élaboration d’options nucléaires limitées, excluant un échange nucléaire massif, demeure un concept flou. Les efforts entrepris par les divers gouvernements pour inclure la pensée clausewitzienne dans la politique nucléaire ont porté leurs fruits avec la mise en place des options, mais l’efficacité de celles-ci demeure clairement douteuse. Les leaders et les analystes de l’époque de la guerre froide trouvaient lacunaire le concept des représailles massives, et ils se sont employés avec ardeur à trouver un mode de riposte graduée, tel le concept des options nucléaires limitées présenté par Schlesinger. Le stratège militaire états-unien dans le domaine nucléaire, Bernard Brodie, souligne de façon intéressante que l’on perd le sens de l’affirmation de Clausewitz – ne faire la guerre que pour des buts politiques –, lorsqu’on applique des concepts qui cherchent à causer « de plus grands dommages [aux] usines industrielles [de l’Union soviétique] que [ceux subis par celles des États‑Unis]68 ». Pour Brodie, cette vision enlève toute pertinence politique à la guerre car tout ce qui compte alors est de simplement provoquer des destructions de nature cataclysmique. Les options nucléaires limitées semblaient offrir la possibilité de garder vivants les buts politiques en prévision d’une guerre nucléaire. Toutefois, de l’avis de l’auteur de ces lignes, c’eût été « agir à l’aveuglette », une entreprise inutilement risquée, que de livrer de réels combats nucléaires.

Le présent article a permis de brosser le portrait du contexte historique ayant mené à la décision d’examiner des options nucléaires limitées, et de faire état des rivalités inter‑départementales et inter‑services qui ont influencé l’élaboration de ces options. En ce qui touche aux réalités de la guerre froide et aux facteurs humains en général, Clausewitz semble avoir été de prime abord déphasé une fois de plus. Toutefois, en deuxième analyse, les opinions connues de ce Prussien à l’égard de la politique et de la guerre demeurent pertinentes. La guerre, sans buts politiques, est absurde, et les armes nucléaires ne font que rétrécir davantage le fossé entre la guerre et la politique. Selon l’humble auteur de ces lignes, cette assertion est aussi vraie aujourd’hui qu’à l’époque de la guerre froide.

« Prussian Roulette », de Rainer Ehrt. De gauche à droite : Wilhelm I, Bismarck, Friedrich II, Leopold von Anhalt-Dessau, Schlieffen, Clausewitz, Wilhelm II, et Hindenburg.

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« Prussian Roulette », de Rainer Ehrt. De gauche à droite : Wilhelm I, Bismarck, Friedrich II, Leopold von Anhalt-Dessau, Schlieffen, Clausewitz, Wilhelm II, et Hindenburg.

NOTES

  1. Les divergences de points de vue à l’égard de Clausewitz et les interprétations conflictuelles de son ouvrage De la Guerre s’expliquent tant par des erreurs de traduction que par des erreurs d’analyse. Par exemple, la qualité des traductions varie énormément, selon que l’on s’attarde entre autres à la version explicite et objective de Peter Paret et Sir Michael Howard ou à la version abrégée et biaisée d’Anatol Rapoport. Voir « Which Translation of Clausewitz’ On War Do You Have? » sur le site www.clausewitz.com, consulté le 27 octobre 2010. De plus, de nombreux adeptes de Clausewitz interprètent mal ses enseignements, par exemple Joseph Greene, qui, dans l’avant-propos d’une édition anglaise, écrivait que Clausewitz était partisan de la guerre totale. Bernard Brodie, « A Guide to the Reading of On War » Carl von Clausewitz, On War. Michael Howard et Peter Paret, (Eds., Trs) Princeton, NJ, Princeton University Press, 1976, p. 646.

  2. Clausewitz, p.32.

  3. Ibid, p. 35.

  4. Ibid, p. 45.

  5. Ibid, p. 48.

  6. Le concept de la destruction mutuelle assurée a évolué avec le temps après la Deuxième Guerre mondiale. Agissant tout d’abord comme un pays ayant le monopole des armes nucléaires, les États‑Unis ont élaboré des concepts tels que « représailles massives », puis « riposte graduée ». En outre, le concept de dissuasion était loin de faire l’unanimité, au début parmi les militaires eux‑mêmes, puis plus tard dans l’entourage politique de Reagan. Le concept de dissuasion choquait les militaires car ils considéraient que cette prise de position équivalait à céder l’initiative à l’ennemi, une situation stratégiquement inacceptable aux yeux des officiers. Voir Bernard Brodie, « The Development of Nuclear Strategy » dans International Security, vol. 2, 1978, p. 68, et Lawrence Freedman, The Evolution of Nuclear Strategy, New York: Palgrave MacMillan, 2003. Voir aussi Colin S. Gray, Modern Strategy, Oxford, UK, Oxford University Press, 1999.

  7. William Burr, « The Nixon Administration, the 'Horror Strategy' and the Search for Limited Nuclear Options, 1969-1972, » dans Journal of Cold War Studies, vol. 7, no 3, été 2005, p. 34.

  8. Clausewitz, p. 33.

  9. William Burr, (Ed.) « The Creation of SIOP 62: More Evidence on the Origins of Overkill » dans National Security Archive Electronic Briefing Book No. 130, http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB130/index.htm, consulté le 2 octobre 2010.

  10. Ibid, p. 34. [Traduction libre]

  11. Ibid, p. 42. [Traduction libre]

  12. Ibid.

  13. Ibid, p. 45. [Traduction libre]

  14. Ibid.

  15. Ibid, p. 36.

  16. Freedman, p. 395. [Traduction libre]

  17. Ibid. [Traduction libre]

  18. Ibid, p. 360-361.

  19. C2 signifiait Commandement et Contrôle, C3I signifie maintenant Commandement, Contrôle, Communications et Renseignement. La doctrine actuelle emploie maintenant le sigle C4I qui signifie Commandement, Contrôle, Communications, Informatique et Renseignement.

  20. Burr, p. 61.

  21. Freedman, p. 366.

  22. Ibid, p. 367. [Traduction libre]

  23. Ibid.

  24. Si l’on prend comme point de départ le briefing sur le SIOP en 1969, la politique officielle renfermant les options nucléaires n’est pleinement entrée en vigueur qu’en 1979, sous le gouvernement Carter. « Current US Strategic Targeting Doctrine » 3 décembre 1979. http://www.gwu.edu/~nsarchiv/NSAEBB/NSAEBB43/doc20.pdf, consulté le 27 octobre 2010.

  25. Freedman, p. 355. [Traduction libre]

  26. Desmond Ball and Robert C. Toth, « Revising the SIOP: Taking War-Fighting to Dangerous Extremes » dans International Security, vol. 14. no 4, printemps 1990, p. 66.

  27. Freedman, p. 359. [Traduction libre]

  28. Burr, p. 51. [Traduction libre]

  29. Ibid.

  30. Ibid. [Traduction libre]

  31. Ibid, p. 59. [Traduction libre]

  32. Ibid, p. 56.

  33. Ibid.

  34. La triade nucléaire fait référence aux multiples systèmes de lancement des armes nucléaires. La triade incluait les bombardiers, les sous-marins et les sites de lancement au sol. Freedman, p. 326.

  35. Fred Kaplan, « Bureaucracy and the Bomb: The Hidden Factor Behind Nuclear madness » dans Washington Monthly, vol. 15, no 6,  juillet 1983, p. 48-53.

  36. Carl H. Builder et al. « The U.S. ICBM Force: Current Issues and Future Options », rapport préparé pour le projet RAND – Force aérienne des États‑Unis, octobre 1975, p. 83-84.

  37. Ibid. [Traduction libre]

  38. Freedman, p. 360.

  39. Ce concours de circonstances unique réfère à une combinaison parfaite d’éléments : la bonne technologie (systèmes de lancement de plus en plus sophistiqués), avec les bonnes personnes (autorités clés à la Maison‑Blanche et au département de la Défense) au bon endroit (en fonction) au bon moment (ensemble), ce qui aura permis de convertir la théorie en pratique. Ibid, p. 361. [Traduction libre]

  40. Ibid. [Traduction libre]

  41. James R. Schlesinger, « Strategic Forces » dans Air Force Magazine, 4 mars 1979, p. 2. [Traduction libre]

  42. Freedman, p. 365.

  43. Drew Middleton, The New York Times, 18 novembre 1981. [Traduction libre]

  44. Ibid. [Traduction libre]

  45. Uwe Hartmann, Carl von Clausewitz and the Making of Modern Strategy, Postdam, Miles-Verlag, 2002, p. 41.

  46. Burr, p. 67. [Traduction libre]

  47. Ibid, p. 66.

  48. IDA analysts L. Wainstein et al. dans Ibid, p. 61. [Traduction libre]

  49. Mossberg.

  50. Ibid.

  51. Ibid. [Traduction libre]

  52. Ibid.

  53. Ball and Toth, p. 68.

  54. Mossberg. [Traduction libre]

  55. Schlesinger a été remplacé par Donald Rumsfeld au poste de secrétaire à la Défense, qui a ensuite cédé sa place à Harold Brown sous le gouvernement Carter.

  56. Mossberg.

  57. Robert Powell, « Nuclear Deterrence and the Strategy of Limited Retaliation » dans The American Political Science Review, vol. 83, no 2, juin 1989, p. 517. [Traduction libre]

  58. Ibid. [Traduction libre]

  59. Burr cite précisément Wainstein et al. en disant qu’il existait une « …incertitude fondamentale quant aux réactions des Soviétiques face aux frappes nucléaires limitées sur l’URSS ». Burr, p. 66

  60. Freedman, p. 371.

  61. Mossberg.

  62. Freedman, p. 372.

  63. Ibid, p. 377. [Traduction libre]

  64. Mossberg.

  65. Freedman, p. 376. [Traduction libre]

  66. Carl H. Builder, « The Case for First-Strike Counterforce Capabilities » au 41st Symposium of the Military Operational Research Society, juillet 1978.

  67. Ibid, p. 18.

  68. Brodie, The Development of Nuclear Strategy, p. 79. [Traduction libre]

    Die Tafelrunde, de Josef Schneider.

    Image offerte par DEU GARFCOM et la ville de Coblence, Allemagne.

    Die Tafelrunde, de Josef Schneider.