COMMENTAIRE

Vue d’artiste d’un patrouilleur hauturier pour l’Arctique.

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Vue d'artiste d'un patrouilleur hauturier pour l'Arctique.

La Stratégie nationale d'approvisionnement en matière de construction navale (SNACN) et la Marine royale canadienne (MRC)

par Martin Shadwick

Ancien rédacteur en chef de la Revue canadienne de défense, Martin Shadwick donne des cours sur la politique de défense canadienne à l’Université York.

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Le 3 juin 2010, le gouvernement Harper, prenant acte d’une part du besoin de renouveler la flotte de la Marine et de la Garde côtière du Canada, et d’autre part de la nécessité d’éviter l’approche en dents de scie qui caractérise habituellement l’acquisition de navires, a fait l’annonce de la Stratégie nationale d’approvisionnement en matière de construction navale (SNACN). Son but est de « modifier la construction navale en passant d’une approche projet par projet à une approche stratégique efficace à long terme pour remplacer les navires du Canada. Elle générera des retombées régionales et industrielles et mobilisera l’expertise industrielle canadienne reconnue mondialement. » La SNACN comporte trois volets : « deux lots de 33 milliards de dollars au total pour la construction de grands navires, un pour des navires de combat, et l’autre pour des navires non destinés au combat; un projet de construction de petits navires d’une valeur de 2 milliards de dollars pour les chantiers navals qui n’ont pas été retenus pour la construction de grands navires; des contrats de travaux évalués à 500 millions de dollars par an pour le carénage et la réparation des navires, qui seront ouverts à tous les chantiers navals au moyen de processus réguliers d’approvisionnement. » La nouvelle approche consiste à prendre des mesures pour éviter le favoritisme personnel et l’influence politique, pour faire preuve de transparence et pour promouvoir un double engagement : avec l’industrie et avec les experts indépendants. En raison des vastes consultations menées avec les chantiers navals, « les proposants eux-mêmes ont participé à la création du processus de sélection, en définissant les critères de sélection et la pondération connexe ». Le processus a finalement abouti à cinq propositions provenant de trois soumissionnaires (deux pour des navires de combat, trois pour des navires non destinés au combat).

Moins d’un an et demi plus tard, ce qui est en soi remarquable, le Secrétariat de la SNACN a annoncé que les Chantiers maritimes Irving Inc. avaient été choisis pour construire le lot de navires de combat de 28 milliards de dollars, soit 6 à 8 navires de patrouille extracôtiers pour l’Arctique (NPEA) et 15 navires de combat de surface canadiens (NCSC) pour la Marine. Par ailleurs, l’entreprise Vancouver Shipyards Co. Ltd. a été engagée pour construire le lot de 5 milliards de dollars de navires non destinés au combat, soit deux ou trois navires de soutien interarmées (NSI) pour la Marine, ainsi qu’un brise-glaces polaire, un navire hauturier de sciences océanographiques et trois navires hauturiers de sciences halieutiques pour la Garde côtière canadienne. L’entreprise Davie Canada Inc. qui, sous une forme sociale ou sous une autre, a construit un grand nombre de navires de la Marine et de la Garde côtière canadienne, n’a pas réussi à décrocher le contrat pour le lot de navires non destinés au combat, mais demeure en lice pour d’autres volets de la SNACN.

Le 12 janvier 2012, le premier ministre Harper a annoncé que des accords de principe devant mener à la mise au point définitive d’ententes d’approvisionnement stratégique (ententes-cadres) ont été conclus avec les Chantiers maritimes Irving et Vancouver Shipyards. Ils visent à définir les relations entre le gouvernement du Canada et les constructeurs sélectionnés ainsi qu’à « établir les paramètres en fonction desquels le gouvernement négociera des contrats justes et équitables » avec les chantiers navals. Une fois que les ententes-cadres seront conclues, « les négociations pourront commencer pour le premier projet de chaque lot de travaux », soit celui des navires de patrouille extracôtiers pour l’Arctique (lot des navires de combat) et celui des navires scientifiques hauturiers pour la Garde côtière canadienne (lot des navires non destinés au combat).

La façon dont le gouvernement Harper a géré cet important programme de construction de navires lui a valu un grand nombre de commentaires, en majorité élogieux, de la part d’un vaste éventail d’observateurs. Par exemple, le 26 octobre 2011, Jeffrey Simpson écrivait dans le Globe and Mail que le gouvernement Harper avait rompu de façon exemplaire avec la tradition canadienne en matière de construction navale : 50 pour cent d’ingénierie et 50 pour cent de politique. Le gouvernement a tenu sa parole : il a pris la décision politique globale de reconstituer la flotte de la Marine et de la Garde côtière canadienne. Il a choisi le type de navires dont il avait besoin et a décidé du montant qui leur serait alloué. Il a demandé à un groupe de fonctionnaires d’évaluer les soumissions des chantiers navals, puis a engagé une entreprise internationale pour vérifier les évaluations. Les résultats ont été publiés et le gouvernement s’est basé sur eux, sans se préoccuper des conséquences politiques. Une telle approche a permis au gouvernement de prendre une décision rationnelle, fondée sur des faits, le mettant à l’abri de toute suspicion d’influence politique et offrant au Canada la possibilité de se doter d’une industrie plus rationalisée et efficiente.

Il serait bien difficile de critiquer le classement des chantiers navals établi par le Secrétariat de la SNACN tout comme l’approche générale du gouvernement en matière de construction navale, surtout si on la compare à l’habituelle approche désorganisée et politisée. Étant donné le profil actuel des trois soumissionnaires, que ce soit au chapitre de la structure organisationnelle, comme de la stabilité financière, de la main-d’œuvre ou des installations physiques, entre autres, aucun autre résultat n’est envisageable. L’approche du gouvernement concernant l’approvisionnement maritime a été raisonnable et pragmatique à bien des égards, et elle pourrait se révéler très utile lors de prochains achats. Par ailleurs, et ce n’est pas un hasard, elle a évité au gouvernement Harper de revivre, peut être à plus grande échelle, la tristement célèbre affaire du contrat de maintenance des CF18, qui a tellement nui au gouvernement Mulroney dans les années 1980. Dans un contexte plus large, la décision du gouvernement de lancer un programme de modernisation de la flotte navale qui soit holistique, complet, à long terme, et qui concerne à la fois la MRC et la Garde côtière canadienne, pourrait finalement permettre de sortir du cycle de prospérité et de débâcle qui a engendré tant de gaspillage et d’inefficience, qui a longtemps nui aux chantiers navals, à leurs employés et aux acteurs de la base industrielle de la défense canadienne et qui a longtemps condamné la MRC et la Garde côtière canadienne à vivre un inexorable vieillissement général.

Navires de soutien au combat A14 PATIÑO et A836 AMSTERDAM de Navantia.

Image offer te par Navantia.

Navires de soutien au combat A14 PATIÑO et A836 AMSTERDAM de Navantia.

Cela étant dit, malgré un démarrage plus que prometteur, les défis et les risques potentiels abondent. Pour reconstruire la flotte de la Marine et de la Garde côtière, il faudra un financement soutenu et prévisible à long terme − le défi est d’autant plus important que le contexte économique actuel est difficile et plus qu’incertain −, car le projet devrait s’étaler sur plusieurs décennies et concerner plusieurs gouvernements. Ainsi, les changements dans le contexte géostratégique qui surviendront au fil du temps nécessiteront sans doute des changements et des réajustements dans la composition de la flotte prévue au départ et/ou dans les capacités de certains navires. La SNACN, comme les organismes qui y prennent part, devra être assez souple pour s’y adapter. À court et à moyen terme, la consultation entre le gouvernement et l’industrie, si essentielle dans les premières étapes du processus de la SNACN, doit se poursuivre avec tout le sérieux nécessaire et au niveau le plus approprié. De fait, tous les intervenants doivent prendre garde aux risques du dérapage, graduel ou autre, vers les vieilles méthodes d’acquisition de matériel maritime au Canada.

L9015 MISTRAL France.

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L9015 MISTRAL France.

 Il va falloir prendre des décisions difficiles. Combien de navires de patrouille extracôtiers pour l’Arctique et de navires de soutien interarmées devront être construits? Quel est l’état des divers types de navires, dans la Marine comme la Garde côtière, qui ne sont pas encore considérés comme appartenant à la SNACN? À quel point l’industrie canadienne participera-t-elle à la conception des navires canadiens actuellement prévus (les NCSC risquent d’y occuper une place de taille)? Quelles capacités d’intégration des systèmes canadiens seront jugées appropriées ou nécessaires? Les accords actuels entre le gouvernement et les entreprises en matière d’accroissement de la main-d’œuvre et de perfectionnement professionnel sont-ils adéquats? Comment la SNACN s’accorde-t-elle avec la stratégie industrielle globale pour la défense canadienne? Étant donné qu’il n’y a plus de bureau d’étude navale depuis bien longtemps, Ottawa peut-elle vérifier adéquatement les offres des entreprises? Vancouver Shipyards doit s’occuper en priorité des navires de recherche, mais quelle priorité sera accordée à la construction des navires de soutien interarmées et des brise-glaces polaires? Les annonces faites dans le cadre de la SNACN ont jusqu’à présent provoqué peu de réactions de la part du public et peu d’opposition dans les médias et le milieu politique, contrairement à au moins une autre importante initiative d’acquisition : existe-t-il un risque que le soutien futur du public et l’acceptation du besoin de moderniser la flotte navale soient tenus pour acquis?

Pour la MRC, la priorité absolue parmi celles établies dans le cadre de la SNACN − probablement au grand dam de certains membres de la Marine − sera accordée aux navires de patrouille extracôtiers pour l’Arctique. Lorsque les conservateurs ont abandonné leur projet initial de se doter de trois brise-glaces lourds armés, peu de gens ont été déçus; toutefois, le projet de navire de patrouille extracôtier pour l’Arctique a subi de nombreuses critiques. Ce navire était perçu comme un hybride imparfait, dont la forme de la coque représentait un compromis plutôt inadapté aux opérations dans l’Arctique, dans l’Atlantique et dans le Pacifique. Ses détracteurs doutaient particulièrement de sa résistance, de sa vitesse, de ses détecteurs et capteurs et de son armement. À l’heure actuelle, cependant, les conservateurs ont tellement focalisé leur capital politique sur la Stratégie pour le Nord (et éventuellement la SNACN) qu’il leur serait difficile d’abandonner le projet de navire de patrouille extracôtier pour l’Arctique en faveur d’une autre option. Donc, la seule solution réaliste consisterait à résoudre en priorité les problèmes comme ceux concernant la résistance, et de laisser le plus de place possible pour de futurs perfectionnements (comme des détecteurs et des capteurs plus sophistiqués) en créant un navire pouvant être doté de certains équipements même s’il ne l’est pas à la livraison. Le navire de patrouille extracôtier pour l’Arctique est effectivement un hybride qui, immanquablement, amènera à faire des compromis, mais au moins le projet permettra à la MRC de détenir des capacités dans le Nord.

Un constructeur, Vancouver Shipyards, a été désigné pour les navires de soutien interarmées, mais à ce jour, aucun plan n’a été approuvé. Après le retrait, en 2008, du projet de navires de soutien interarmées, remplacé par le projet de pétrolier ravitailleur d’escadre+, Ottawa a indiqué sa volonté d’examiner à la fois les plans nouveaux (dressés en interne) et les plans anciens (dressés à l’externe). En octobre 2010, un préavis d’adjudication de contrat (PAC) a indiqué qu’Ottawa souhaitait accorder les contrats aux entreprises ThyssenKrupp et Navantia afin de déterminer si leurs navires de classe BERLIN et CANTABRIA pourraient être adaptés pour répondre aux besoins du Canada, et de quelle façon. Le processus ne s’est pas très bien déroulé, et les rapports qui ont été publiés suggéraient que l’entreprise Navantia, à tout le moins, s’était retirée du projet. Il semblerait que seuls le navire de classe BERLIN adapté pour le Canada et les plans établis en interne par le Bureau Mouvements et Transports soient toujours d’actualité. La troisième option de navire reste décidément problématique, comme toujours pour les options portant sur le matériel militaire canadien, mais il ne fait aucun doute que les deux pétroliers ravitailleurs d’escadre actuels doivent être remplacés.

La décision de modifier le projet de navire de soutien interarmées en faveur du plus modeste − mais toujours coûteux− pétrolier ravitailleur d’escadre+ aurait été moins remarquée si le Canada avait conservé certaines options en parallèle pour le transport maritime, le soutien dans le théâtre des opérations des forces interarmées à terre, les secours en cas de catastrophe et d’autres missions connexes (c.‑à‑d. tout ce qui concerne le projet de l’hypothétique « big honking ship » (l’énorme navire) suggéré par le chef d’état‑major de la Défense d’alors, le Général Rick Hillier). Les spéculations à propos d’un tel navire ont rapidement alimenté les débats, les experts et les blogueurs défendant ardemment tant les navires de débarquement à pont d’envol traversant (c.‑à‑d. les navires français de classe MISTRALet les navires espagnols de classe JUAN CARLOS I) que les plus conventionnels navires amphibies ravitailleurs héli‑plate-forme (LPD) (c.‑à‑d. les navires de classe SAN ANTONIO de l’USN, les navires allemands de classe ROTTERDAM et les navires espagnols de classe GALICIA). De fait, le projet du pétrolier ravitailleur d’escadre+ a ranimé le débat quand, dans divers milieux, il avait été suggéré que l’on combine de diverses façons des navires de débarquement à pont d’envol traversant et des pétroliers ravitailleurs d’escadres, ou encore des pétroliers ravitailleurs d’escadres et de plus modestes navires amphibies. Il est effectivement intéressant de rappeler que les conservateurs, pendant la campagne électorale de 2004, envisageaient « au moins deux transporteurs hybrides » pour le soutien des hélicoptères et le transport stratégique.

MNRMS ROTTERDAM.

Photo de Getty Images Canada no 139141122 prise par M. Brian Aitkenhead.

MNRMS ROTTERDAM.

Le « big honking ship » n’apparaissait pas dans la liste des commandes navales établie dans le cadre de la Stratégie de défense Le Canada d’abord de 2008 ou de la SNACN − par souci d’équité envers les conservateurs, précisons que le projet des trois navires de soutien interarmées alors envisagé offrait une plus importante capacité multi‑rôle que le projet avorté de navire de soutien interarmées/pétrolier ravitailleur d’escadre+ de 2010. Le Canada a envisagé brièvement d’acquérir le navire auxiliaire quasi neuf de la flotte royale LARGS BAY−Certaines hautes instances des cercles militaires se sont montrées très intéressées − mais le bâtiment, rendu obsolète en 2010 par la Strategic Defence and Security Review de la Grande-Bretagne, a été vendu à l’Australie pour 100 millions de dollars australiens au début de 2011. On pourrait certes avancer que le Canada n’a pas besoin de capacités de transport amphibie et que les besoins de transport maritime peuvent être comblés en affrétant des navires civils (comme cela a été le cas au Kosovo et en Afghanistan). Par ailleurs, en période de grande austérité, toute acquisition de capacités amphibies ou de soutien pourrait accaparer les maigres fonds d’approvisionnement et de fonctionnement disponibles au détriment de plus importants besoins (notamment le navire de soutien interarmées/pétrolier ravitailleur d’escadre+ et le navire canadien de combat de surface). Cependant, est-il prudent de s’abstenir d’une modeste acquisition supplémentaire d’équipement destiné aux navires de soutien interarmées/pétroliers ravitailleurs d’escadre+? Il ne s’agit pas de suggérer un retour au projet initial de navire de soutien interarmées, ni d’imiter le modèle australien ambitieux (deux ravitailleurs héli-plate-forme de classe CANBERRA, des variantes des navires de classe JUAN CARLOS I, sont actuellement en construction). Il faut seulement garder à l’esprit que les capacités de transport maritime, de soutien aux forces interarmées à terre et d’autres forces connexes (comme le secours en cas de catastrophe) sont pertinentes pour un large éventail d’éventualités dans des cadres militaires, quasi militaires et non militaires, au Canada et à l’étranger. Par ailleurs, le contexte géostratégique d’après guerre froide et d’après 11 septembre reste difficile et imprévisible, sans compter que ces événements ont engendré une tendance, présente dans les marines de tout calibre, qui a consisté à acquérir de l’équipement pour le transport et les capacités de soutien ou à renforcer cet équipement. Dans les prochaines années, nous en viendrons sans aucun doute à regretter l’absence d’un navire LARGS BAY, ou du moins d’un modèle comparable.

L61 JUAN CARLOS I.

Photo de Reuters no RTR2KUIU prise par Marcelo Del Pozo

L61 JUAN CARLOS I.