Histoire militaire

Bibliothèque et Archives Canada PA-003399.
Des camions blindés de la Brigade motorisée de mitrailleurs durant la progression à partir d’Arras, en septembre 1918.
La mesure du succÈs des interventions du Canada dans les guerres : l’offensive des Cent-Jours comme Étude de cas
par Ryan Goldsworthy
Ryan Goldsworthy est titulaire d’un diplôme de l’Université de Toronto (B.A. spécialisé) et de l’Université Queen’s (M.A.). Pendant sa maîtrise, il s’est spécialisé dans l’étude du rôle que le Canada a joué dans les combats menés durant la Première Guerre mondiale. Il a travaillé en étroite collaboration avec un conservateur principal de la collection des armes et des armures du Musée royal de l’Ontario. À l’heure actuelle, il fait partie d’un comité de lecture d’articles publiés à l’Université Queen’s en plus d’être « interprète et responsable de projets spéciaux » au musée régimentaire du 48th Highlanders, à Toronto.
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Introduction
Durant les trois derniers mois de la Première Guerre mondiale, les Alliés ont déclenché une série d’offensives contre l’Allemagne sur le front de l’Ouest, laquelle est connue sous le nom de l’offensive des Cent-Jours. Durant cette offensive, le Corps canadien a servi de fer de lance de l’Empire britannique et a infligé plusieurs défaites déterminantes à l’armée allemande. Les cent jours, souvent appelés les « cent jours du Canada » en raison du rôle important que celui-ci a joué dans la victoire, ont commencé le 8 août 1918, par la bataille d’Amiens, et se sont terminés par la bataille de Mons, le 11 novembre 1918, jour où l’armistice a été conclu. Le Canada a assurément joué un rôle déterminant dans la lutte pour la victoire, car il a vaincu une partie des 47 divisions allemandes et ouvert une brèche dans certaines positions apparemment impénétrables, mais le Corps canadien a subi des pertes énormes. En effet, leur nombre a atteint 45 000 en trois mois de combat seulement, ce qui représente le taux le plus élevé de pertes, non seulement durant toute la durée de la guerre, mais aussi dans toute l’histoire militaire du Canada1.

Direction – Histoire et patrimoine
Carte du front ouest 1914-1918.
Hélas, les historiens qui se sont penchés sur la participation du Canada aux batailles menées durant l’offensive des Cent-Jours ont toujours eu tendance à ne présenter l’offensive que sous l’angle d’une opération couronnée de succès, bien que coûteuse pour le Corps. Dans leurs études, ils ont mis en évidence le succès remporté durant les cent jours, souvent évalué par rapport à la tactique seulement, c’est-à-dire au regard des combats individuels, du point de vue du Corps canadien. Toutefois, pour être complète, l’évaluation du succès des opérations menées durant les cent jours du Canada doit tenir compte des trois dimensions de la conduite de la guerre, qui doivent être examinées dans le contexte de 1918 et de la période qui a suivi l’offensive. Cela est important, parce que la mesure dans laquelle les succès ont été obtenus varie selon la dimension à l’étude; les opérations militaires doivent donc faire l’objet d’une analyse permettant de mesurer le succès en fonction de paramètres particuliers pour chacune des dimensions. Les trois dimensions de la conduite guerre sont les suivantes : la dimension tactique, soit les batailles et les engagements pris individuellement, la dimension opérationnelle, soit les campagnes menées dans le théâtre et les opérations majeures, et, enfin, la dimension stratégique, soit l’orientation politique de la guerre, les directives découlant de la politique sur la sécurité nationale et la stratégie militaire nationale2. Ces trois définitions élémentaires des dimensions de la conduite de la guerre sont fondées sur le modèle établi à notre époque par le ministère de la Défense nationale (MDN) du Canada; toutefois, comme il est par définition plutôt rudimentaire, ce modèle comporte certaines lacunes, et il ne doit avoir d’autre objet que celui de permettre de saisir des concepts.

US Army FM 9-6
Conduite de la guerre.
Pour analyser le succès remporté durant l’offensive sous l’angle des trois dimensions de la conduite de la guerre, dans le contexte de 1918 et de la période qui a suivi l’offensive, il faut d’abord se demander de quelle manière le « succès » sera défini ou mesuré. Plus précisément, il faut cerner qui détermine les critères du succès dans le contexte de l’offensive des Cent-Jours. Pour répondre aux questions essentielles sur le succès et, finalement, évaluer l’offensive, l’auteur du présent article adaptera le modèle des « dimensions de la guerre » proposé par le MDN et exposera les critères établis explicitement ou implicitement par les personnages ayant joué un rôle important en 1918 au regard de l’une ou l’autre des trois dimensions de la conduite de la guerre, soit le commandant du Corps canadien, Arthur Currie, le Field-Marshal Douglas Haig et le premier ministre du Canada, Robert Borden. Dans la présente étude, les critères d’évaluation du succès par rapport à chacune des dimensions et les objectifs que ces personnages s’étaient fixés seront expliqués en détail et analysés. Ensuite, l’auteur analysera l’information présentée pour évaluer avec plus de précision s’il convient d’affirmer que les cent jours du Canada ont véritablement été couronnés de succès. Finalement, il soutiendra que, bien que l’offensive menée ait été un succès sur le plan tactique et, dans une moindre mesure, sur le plan opérationnel, les cent jours du Canada ont tout compte fait été un échec sur le plan stratégique. En outre, il conclura que le modèle adapté sur lequel il a fondé son analyse peut être appliqué à toute intervention militaire du Canada dans un conflit sévissant dans notre monde contemporain, comme celui en Afghanistan ou en Libye, par quiconque souhaite analyser en profondeur le succès des opérations.

Bibliothèque et Archives Canada PA-002497.
Le lieutenant-général sir Arthur Currie et le Field Marshal sir Douglas Haig, février 1918.
Historiographie
De nombreux universitaires canadiens hautement respectés ont beaucoup écrit sur les cent jours du Canada. L’historien Bill Rawling est sans doute celui qui a le mieux résumé l’essence de ce que les historiographes ont traditionnellement retenu de l’offensive des Cent-Jours lorsqu’il a affirmé que si les historiens ont souvent jeté un regard favorable sur les batailles menées durant l’offensive, c’est principalement parce qu’elles ont eu une issue victorieuse3. Dans le même ordre d’idée, Denis Winter a affirmé que les cent derniers jours de la Grande Guerre ont toujours été présentés comme une « marche triomphale vers une victoire inévitable4 » [TCO]. Dans l’un des volumes majeurs à avoir été publié sur l’histoire militaire du Canada, intitulé Une histoire militaire du Canada,Desmond Morton affirme que l’offensive avait été le « triomphe pour lequel les généraux avaient prié5 ». Terry Copp a aussi mis en évidence les succès remportés sur le plan tactique et les « gains spectaculaires » réalisés par le Corps canadien en 1918, souscrivant à l’idée répandue que l’offensive des Cent-Jours a déterminé l’issue de la guerre6. Shane Schreiber, qui a écrit Shock Army of the British Empire, est sans doute celui qui est passé le plus près d’introduire le thème des trois dimensions de la conduite de la guerre par rapport aux cent jours du Canada. En effet, il a soutenu qu’Arthur Currie a peut-être poussé la réflexion au-delà de la dimension tactique et a conclu que celui-ci et le Corps canadien étaient à cheval sur la « frontière imaginaire et vague qui sépare la dimension tactique et la dimension opérationnelle de la conduite de la guerre7 » [TCO].

CWM-19710261-0394 Une peinture de Harrington Mann.
Lieutenant-général sir Sam Hughes.
Toutefois, les auteurs des plus récents ouvrages historiographiques ont fait remarquer que les victoires remportées durant l’offensive des Cent-Jours n’ont pas toujours été le résultat d’une logistique et d’une tactique impeccables. Dans Shock Troops, Tim Cook admet que bien que l’approche adoptée par le Canada pendant l’offensive ait pu être vue comme un modèle pour la conduite de la guerre, bon nombre des opérations menées durant la campagne pourraient avoir été « planifiées en vitesse et un peu n’importe comment8 » [TCO]. Dans une étude plus approfondie et plus récente, intitulée The Madman and the Butcher, Tim Cook fait une analyse comparative de l’approche de sir Sam Hughes et de celle de sir Arthur Currie, et met en lumière de manière éloquente la façon de voir de certains des contemporains de sir Arthur Currie qui ont formulé des critiques à l’égard des pertes subies durant l’offensive, de même que de l’utilité de s’engager dans des combats l’avant-dernier jour de la guerre9.
Allant dans le sens des doutes exprimés par Tim Cook et à l’encontre de la vision habituellement proposée dans les ouvrages historiographiques sur l’offensive des Cent-Jours, l’historien britannique Tim Travers critique, dans How the War Was Won, tant l’approche opérationnelle que l’approche stratégique adoptées par Douglas Haig et les armées qui se trouvaient sous le commandement de la Force expéditionnaire britannique (FEB) durant l’offensive10. Toutefois, qu’ils aient critiqué l’offensive ou non, les auteurs de ces études n’ont jamais effectué une analyse complète du succès des opérations menées durant les cent jours du Canada en fonction de chacune des trois dimensions de la conduite de la guerre ou des critères du succès établis par chacune des personnes y ayant joué un rôle important, soit Arthur Currie, Douglas Haig et Robert Borden.
Arthur Currie – la dimension tactique
Le général Currie a toujours cherché à obtenir la victoire au champ de bataille, mais il mesurait le succès de ses actions par rapport à divers aspects; il était loin de s’en tenir au terrain et aux armes dont il s’était emparé et aux prisonniers qu’il avait capturés. En fait, le Corps canadien n’a pas perdu la moindre bataille durant les deux dernières années de la Grande Guerre; à la lumière de cette seule donnée statistique, il est permis de conclure que le Corps a réussi sur le plan tactique. Le général en viendra à conclure que les batailles menées durant les derniers mois de 1918 avaient constitué la réalisation la plus importante par rapport à l’effort de guerre fourni par la nation canadienne et la Grande-Bretagne11.
Toutefois, au début de 1918, le Corps canadien était plongé dans le chaos et l’incertitude sur le plan administratif. Le gouvernement canadien voulait imposer une cinquième division canadienne au Corps (sous le commandement de l’incompétent Garnet Hughes, fils de sir Sam Hughes), la FEB souhaitait une réorganisation du Corps, tant pour l’effet qu’elle produirait sur le plan politique12 que pour faire correspondre la structure du Corps canadien à celle du Corps britannique, et les quatre divisions canadiennes établies ne combattaient pas ensemble sur le front. Le commandement britannique cherchait aussi à intégrer des bataillons américains au Corps réduit, ce qui, de l’avis du général Currie, aurait été un désastre total et aurait détruit le « puissant esprit de corps et de camaraderie13 » qui régnait. Naturellement, le général Currie s’opposait à toute mesure qui n’allait pas dans le sens des intérêts supérieurs des forces de combat du Canada14.

Bibliothèque et Archives Canada PA-003287.
Des troupes de transport canadiennes franchissent le lit asséché du canal du Nord sur des ponts de fortune.
Finalement, avec l’aide du ministère des Forces militaires d’outre-mer, qui lui donnait la latitude et le soutien dont il avait besoin pour atteindre ses objectifs15, le général Currie l’a emporté contre tous les changements proposés et s’est arrangé pour que toutes les divisions du Corps canadien combattent ensemble durant toute l’offensive, préservant l’intégrité des formations expérimentées et l’esprit de corps. Le général Currie était persuadé qu’il existait un lien direct entre l’efficacité tactique et l’organisation des unités, et que l’introduction de changements organisationnels pouvait aussi bien réduire les chances de succès au champ de bataille que les augmenter16. Desmond Morton souscrit à l’avis du général Currie; en effet, il soutient que, compte tenu des tactiques employées et de la situation qui prévalait en 1918, l’insistance avec laquelle le général Currie a défendu la nécessité de maintenir la structure du Corps a probablement permis à sa formation d’être plus puissante dans la série d’offensives qu’elle a menées durant les trois derniers mois de la guerre17. Le Corps a tiré de grands avantages du fruit des efforts que le général Currie a faits pour que les divisions puissent rester ensemble, combattre ensemble et travailler ensemble, et le général a veillé à ce que le savoir acquis au fil des succès et des échecs soit transmis parmi les divisions et les brigades18.
Le général Currie est aussi parvenu à protéger l’autonomie relative du Corps par rapport au commandement britannique et à inculquer un sentiment d’identité nationale à ses soldats, tant et si bien qu’à l’issue de la guerre ils étaient tous devenus des Canadiens dans l’âme, même ceux qui étaient nés en Grande-Bretagne19. Tim Cook conclut que le général Currrie a assurément pris les bonnes décisions relativement à l’organisation du Corps et que celles-ci avaient grandement contribué au succès des opérations les plus dangereuses20. Par conséquent, le critère du succès que le général Currie s’était fixé relativement au maintien de la structure organisationnelle de la formation, du sentiment d’identité et de la puissance du Corps canadien, a été entièrement rempli.

CWM-19710261-0539 Une peinture de sir William Newenham Montague Orpen.
Lieutenant-général sir Arthur Currie.
Selon le général Currie, la capacité de conserver et de rehausser sa réputation constituait aussi un critère du succès militaire. Même s’il s’employait avant tout à perfectionner les capacités de combat du Corps en 1918, le général était parfaitement conscient que ses hommes et lui passeraient à l’histoire et se préparait donc tout autant à la guerre sur le terrain qu’à la guerre qu’il aurait à mener un jour pour sauver la réputation du Corps21. Pour ce qui est du succès des opérations menées par le Corps canadien, le général Currie estimait que le Corps constituait la force de combat prééminente sur le front de l’Ouest, et il n’a jamais hésité à faire valoir ce point de vue à quiconque voulait l’entendre22. Les affirmations dans ce sens faites par le général ont eu pour effet de renforcer l’opinion de plus en plus répandue selon laquelle le Corps canadien comptait parmi les formations les plus professionnelles, les plus fiables et les plus impitoyables à se trouver en France; ses victoires parlaient d’elles-mêmes. Ses troupes, qui en étaient venues à être perçues comme les « troupes de choc » de l’Empire britannique, se sont inévitablement fait demander de jouer le rôle de fer de lance durant l’offensive des Cent-Jours, malgré leur épuisement et les sacrifices qu’elles avaient faits. Même si le général Currie était parvenu à rehausser la réputation du Corps, bon nombre de ses soldats regrettaient de devoir jouer le rôle qui leur avait permis de la rehausser et auraient été prêts à l’échanger contre un moment de répit dans la réserve23.

Bibliothèque et Archives Canada PA-003145.
L’infanterie canadienne traverse un barrage ennemi en direction de la ligne Drocourt-Quéant, une série de tranchées allemandes très fortifiées.
Dès la fin de 1918, le général Currie était piqué au vif, car il était convaincu que la presse britannique et le Quartier général principal (QGP) avaient minimisé l’importance de la contribution du Corps au succès de l’offensive des Cent-Jours, et que la machine à propagande des États-Unis avait fabriqué un récit dans lequel l’importance du rôle que les Américains avaient joué dans l’offensive était exagérée. Le général a donc créé la Section des récits de guerre du Canada (Canadian War Narrative Section) en décembre 1918, dans l’intention de donner au Canada la possibilité de décider de la façon dont l’offensive des Cent-Jours serait documentée dans les publications et présentée au public24. Selon Tim Cook, la publication du rapport de la Section a marqué un pas important, parce qu’elle a permis non seulement de conserver l’information sur les faits historiques et d’accorder au Corps canadien tout le mérite qui lui revenait, mais aussi de laver la réputation du général Currie, salie par Sam Hughes et ses partisans au Parlement, qui n’avaient pas hésité à accuser le général de gaspiller la vie de Canadiens et l’avaient surnommé le « boucher », et aussi par certains des soldats du Corps, dont bon nombre s’étaient laissé convaincre que le général faisait bel et bien figure de « boucher »25.
Le taux de pertes correspond au troisième, et sans doute au plus important, critère de succès que le général Currie s’était fixé en ce qui a trait à la tactique, soit limiter le nombre de pertes au champ de bataille. La réputation de boucher du général Currie pourrait bien ne pas être fondée. Les tourments qu’il ressentait en raison du nombre de pertes subies dans les combats, les mesures délibérées qu’il a constamment prises pour le réduire et le nombre des pertes subies par le Corps canadien comparé au nombre des pertes subies par les autres formations ayant combattu sur le front de l’Ouest indiquent que le général Currie a réussi à atteindre les objectifs qu’il s’était fixés dans la mesure du possible. Le général a écrit avec émotion que la partie la plus difficile de ses fonctions avait été de signer « l’arrêt de mort d’un grand nombre de Canadiens admirables26 ». Il n’a eu d’autre choix que d’accepter d’échanger des vies contre la victoire; c’était la triste réalité de la guerre, et c’était son rôle. C’est probablement par le constat réaliste suivant qu’il a le mieux exprimé ce fait : « Il n’est pas possible de combattre et de vaincre le quart de l’armée allemande sans subir de pertes27 » [TCO].
Comparé au nombre de pertes subies par d’autres forces ayant participé à l’offensive des Cent-Jours sur le front de l’Ouest, le nombre de pertes subies du côté du Corps indique assez clairement que le général Currie a appliqué les leçons retenues des offensives précédentes pour réduire le nombre de pertes28. Par exemple, durant l’offensive des Cent-Jours, la Force expéditionnaire américaine (FEA), dont les membres étaient inexpérimentés, a subi 2 170 pertes en moyenne par division allemande vaincue, tandis que les Canadiens en ont subi 975 par division vaincue; les Américains ont avancé de 34 milles et capturé 16 000 prisonniers, tandis que les Canadiens ont avancé de 86 milles et capturé 31 537 prisonniers29. Même si la FEA était six fois plus grande que le Corps canadien, le général Currie l’a surpassée sur tous les plans pour ce qui est de la tactique. Les chiffres témoignent non seulement de la plus grande expérience et de la plus grande efficacité du Corps canadien, mais aussi des efforts et des exploits que le général Currie a accomplis pour obtenir un grand succès sur le plan tactique tout en réduisant le nombre de pertes.
La volonté d’utiliser tout le matériel attribué dans l’espoir de sauver des vies et d’acquérir des objectifs a aussi caractérisé le Corps du temps où le général Currie en était le commandant30. Durant l’offensive des Cent-Jours, le général refusait de s’engager dans les combats tant qu’il n’avait pas obtenu le soutien logistique nécessaire et le soutien de l’artillerie. À Cambrai, par exemple, il a tenu à retarder le combat jusqu’à ce qu’il ait obtenu le soutien logistique dont il avait besoin, ce qui lui a sans doute permis d’épargner la vie de centaines ou même de milliers de Canadiens31. Bill Rawling soutient, même s’il doute que l’artillerie lourde ait contribué à sauver plus de vies, qu’en tentant d’effectuer des bombardements lourds et stratégiques, le général Currie a montré qu’il ne considérait pas que la victoire ne pouvait être obtenue qu’au prix de pertes massives32. Shane Schreiber a fait remarquer d’une manière plus convaincante que durant l’offensive, le général Currie avait veillé à ce que le Corps « paie le prix de la victoire en obus et non pas en vies33.
Bref, selon Arthur Currie, les critères déterminants du succès étaient le maintien de la puissance, de l’unité et de la structure organisationnelle du Corps canadien, la défense et la sauvegarde de la réputation du Corps, de même que la reconnaissance de son mérite, et la réduction du nombre de pertes par la planification, la capacité d’apprendre de ses erreurs et la pleine utilisation du matériel de guerre. Arthur Currie a réussi à atteindre les objectifs qu’il s’était fixés pour chacun de ces aspects de la tactique.

Bibliothèque et Archives Canada PA-003277.
Le premier ministre français Georges Clemenceau (quatrième à partir de la gauche) discute avec le Field Marshal sir Douglas Haig (quatrième à partir de la droite).
Douglas Haig – la dimension opérationnelle
En août 1918, ni les Français ni les Américains n’étaient prêts à s’engager dans une longue campagne, les premiers en raison de l’épuisement des forces et les seconds en raison de leur manque d’expérience, de sorte que la FEB s’est retrouvée à la tête de l’offensive avec ses soldats « coloniaux ». Le Field-Marshal Douglas Haig s’était fixé un critère personnel, quoique vague, pour mesurer le succès des opérations durant l’offensive, soit « la défaite de l’ennemi assurée par les armées alliées combinées, laquelle doit toujours être vue comme l’objet principal34 » [TCO]. L’offensive des Alliés a été lancée en riposte à l’offensive du Printemps menée par les Allemands en mars, et les corps canadien et australien devaient être à la tête d’un assaut mené par la Fourth Army pour alléger la pression sur la ligne latérale, à Amiens. L’historien Ian Brown soutient que l’offensive menée à Amiens a été un « succès total sur le plan opérationnel » et qu’elle avait marqué le début de la mobilité sur le front de l’Ouest, ayant permis au Field-Marshal Haig de changer l’axe de progression de la FEB35. En outre, les Alliés étaient parvenus à pénétrer en profondeur dans les défenses de la ligne Hindenburg, en septembre, ce qui avait précipité le retrait de l’ennemi de tout le territoire qui se trouvait le long du front, comme l’avait espéré le Field-Marshal Haig, et tout le terrain gagné par les Allemands durant l’offensive du Printemps avait bel et bien été récupéré36. Par conséquent, au regard des objectifs que le Field-Marshal Haig souhaitait atteindre à Amiens et sur la ligne Hindenburg et au regard de l’objectif général qu’il s’était fixé durant l’offensive des Cent-Jours, nous pouvons conclure que les premières étapes de l’offensive ont été un succès sur le plan opérationnel.

Bibliothèque et Archives Canada PA-003280.
Les réseaux de barbelés de la ligne Hindenburg.
Durant l’offensive, le Field-Marshal Haig et la FEB ont élaboré une nouvelle doctrine visant l’emploi de matériel lourd pour les offensives37, et en octobre 1918 seulement, les Britanniques ont tiré 2 000 000 d’obus d’artillerie, avec une « telle coordination et une telle habileté qu’il est permis d’imaginer qu’aucune position défensive n’aurait pu leur résister38 » [TCO]. Avant l’offensive, toutefois, l’état-major général britannique avait fait savoir qu’il ne prévoyait pas mettre en œuvre les nouveaux programmes de munitions avant juin 1919. Ce plan allait cependant à l’encontre de l’objectif opérationnel que le Field-Marshal Haig s’était fixé, soit d’employer du matériel lourd pour les offensives afin d’assurer la victoire à l’automne 1918; enivré par l’idée du succès, il a passé outre les ordres du QGP et fait valoir la nécessité de poursuivre les opérations, pour finalement forcer les Allemands à accepter un armistice, en novembre, soit dans les délais qu’il avait souhaités39. Le Field-Marshal Haig a réussi à mettre fin à la guerre en 1918 et à tenir tête au dirigeants qui avaient voulu retarder la mise en œuvre des programmes de munitions. Bien que le coût en vies humaines ait parfois été considérablement élevé, le Field-Marshal Haig est parvenu à atteindre les objectifs opérationnels qu’il s’était fixés pour l’offensive des Cent-Jours.
Il est permis de dire que certains objectifs opérationnels de l’offensive des Cent-Jours n’ont pas été atteints, ou du moins qu’ils ne l’ont été que partiellement, plus précisément en ce qui a trait à la gestion et à la réduction du taux de pertes. Tout au long de la guerre, le commandement britannique a souvent gaspillé des ressources pour atteindre ses objectifs. Cette situation s’est reproduite au début de la bataille d’Amiens, au moment où, après les progrès spectaculaires accomplis le premier jour du combat, l’espoir de faire une percée importante s’est rapidement envolé, et le Field-Marshal Haig et Henry Rawlinson, commandant de la Fourth Army, ont refusé d’arrêter de pousser les soldats à avancer. Le deuxième jour, la confusion est devenue manifeste au sein du commandement allié, occasionnant un nombre plus considérable de pertes dans l’infanterie, qui s’est fait donner l’ordre d’avancer même si elle ne bénéficiait pas de l’appui de l’artillerie et des véhicules blindés dont elle aurait eu besoin40. Poursuivre les opérations dans de telles conditions ne pouvait qu’entraîner un nombre ahurissant de pertes, mais les combats se sont tout de même prolongés de façon soutenue durant deux autres journées coûteuses, puis de façon intermittente pendant quelques jours de plus. En fait, les combats menés à Amiens n’ont pas cessé tant que le général Currie et John Monash, commandant du Corps australien, n’ont pas persuadé le Field-Marshal Haig d’y mettre fin avant que leurs corps respectifs ne soient mis en pièces41. Le field-marshal a déclaré qu’il n’avait envisagé d’interrompre les combats à Amiens que parce qu’il devait rendre compte à son gouvernement et à ses concitoyens du traitement des forces britanniques42, montrant clairement qu’il avait au moins commencé à mesurer le succès opérationnel en fonction de la gestion des pertes.
Toutefois, le Corps canadien, avec son effectif relativement petit de 100 000 soldats, auquel le Field-Marshal Haig avait confié le rôle de fer de lance, a continué de subir de lourdes pertes tout au long de l’offensive malgré les efforts énormes qu’Arthur Currie faisait pour en réduire le nombre43. Le commandement allié, qui n’avait jusque-là pas réussi à effectuer des percées et des mouvements d’une telle envergure, a décidé de poursuivre les opérations malgré le manque de préparation, la fatigue accumulée et, dans certains cas, l’ignorance du coût humain payé par ceux qui participaient aux opérations les plus dangereuses. Prise malgré ces facteurs, une telle décision allait dans le sens de la conception qu’avait le Field-Marshal Haig des opérations dans les offensives : « Si nous accordons une période de répit à l’ennemi, il se remettra des attaques; la guerre d’usure doit être notre stratégie. […] Les troupes ennemies doivent souffrir davantage que les nôtres et sentir que le début de la fin est arrivé pour elles44 » [TCO]. De toute évidence, l’objectif opérationnel du Field-Marshal Haig était d’infliger la défaite à l’Allemagne à court terme.

Bibliothèque et Archives Canada PA-003247.
Des troupes canadiennes progressent vers Cambrai sous les yeux de prisonniers de guerre allemands en septembre 1918.
À la suite de la capitulation et de la chute de la Russie en 1917, auxquelles s’ajoutait la rébellion qui couvait dans l’armée française, il n’était pas surprenant que la volonté politique de poursuivre la guerre au-delà de 1918 ait été plutôt inexistante parmi les Alliés. En outre, si les Allemands avaient eu le temps de se remettre des attaques, leur « classe de 1920 » aurait grossi les rangs de 450 000 nouveaux soldats avant octobre (en plus des 70 000 blessés « remis d’aplomb » chaque mois), et l’Allemagne n’aurait eu qu’à raccourcir sa ligne vers la Meuse pour disposer de 100 divisions de plus. Le ministère de la Guerre britannique s’attendait, si ces changements combinés se réalisaient relativement aux forces allemandes envoyées au front, à ce que l’Allemagne puisse disposer dès le printemps 1919 de plus d’un million de nouveaux soldats prêts à l’action45. De plus, un bon nombre de comptes rendus de renseignement des Alliés donnaient à penser que l’Allemagne opposait encore une formidable résistance et qu’elle avait les capacités voulues pour contre-attaquer46. Le Field-Marshal Haig a donc conclu avec justesse que les Alliés devaient infliger la défaite à l’Allemagne le plus rapidement possible s’ils ne voulaient pas risquer de vivre une nouvelle période d’attrition. Dans un certain sens, on pourrait dire que le Field-Marshal Haig a sauvé des vies à long terme en mettant fin à la guerre à court terme.
En ce qui concerne le Field-Marshal Haig, les pertes subies du côté des Canadiens durant l’offensive étaient moins gênantes pour lui sur le plan politique que celles subies du côté des Britanniques. Shane Schreiber soutient sans détour que les pertes parmi les Canadiens ne posaient pas la même menace politique pour le Field-Marshal Haig, qui ne risquait pas d’être forcé d’interrompre sa carrière de commandant de la FEB, parce que le field-marshal rendait compte à l’électorat britannique par l’entremise de David Lloyd-George, et non pas à l’électorat canadien par l’entremise de Robert Borden, pour conclure que, « en termes absolus d'avantages politiques, la vie des Canadiens avait, du point de vue du Field-Marshal Haig, beaucoup moins de valeur que celle des Britanniques47 » [TCO]. Toutefois, il ne faut pas minimiser l’importance qu’accordait le field-marshal au Corps canadien. Le Field-Marshal Haig a été officieusement averti par le Cabinet de guerre britannique qu’il risquait de perdre son poste de commandant en chef s’il ne parvenait pas à atteindre ses objectifs sans que le nombre de pertes ne reste dans les limites du raisonnable sur la ligne Hindenburg48. Le fait est que pour chaque perte subie du côté des Britanniques, les pressions politiques devenaient plus fortes en Grande-Bretagne pour que le Field-Marshal Haig soit révoqué. Le field-marshal comptait fortement sur le Corps canadien dans la dernière poussée pour la victoire, non pas parce que les pertes subies chez les Canadiens allaient lui « coûter moins cher » sur le plan politique, mais parce que le Corps était probablement la seule formation de combat, parmi celles qui se trouvaient sur le front de l’Ouest, à être capable de remporter la victoire à tout coup au champ de bataille. Le Field-Marshal Haig a donc confié le rôle de fer de lance au Corps pour atteindre ses objectifs opérationnels, souvent à grands frais, mais cela n’empêche pas qu’il voyait le Corps comme une ressource « à ménager49 ».
En surface, l’offensive des Cent-Jours semble s’être avérée un succès, étant donné que, finalement, personne n’a mis fin à la carrière militaire du field-marshal Haig. Toutefois, la décision des supérieurs du field-marshal de ne pas donner suite à leur menace, en fin de compte, indique simplement que ceux-ci considéraient que les opérations menées durant les cent derniers jours de la guerre avaient été réussies (le succès étant mesuré en fonction du nombre de pertes et des victoires obtenues au champ de bataille). Ainsi, selon ces critères, il est permis de dire que le Field-Marshal Haig est parvenu à assurer le succès des opérations menées sous son commandement en persévérant dans sa carrière militaire alors qu’il écopait d’avertissements sérieux et en poussant ses troupes de choc à attaquer pour remporter la victoire et, ultimement, pour mettre fin à la guerre. Finalement, il ressort que sur le plan opérationnel, l’offensive des Cent-Jours a été une affaire coûteuse et sans doute indéfendable à long terme, mais que le Field-Marshal Haig et la FEB ont réussi à atteindre leurs objectifs opérationnels dans l’immédiat et pour la suite des choses, ayant mis fin à la guerre en 1918 en poursuivant l’ennemi sans relâche et en employant du matériel lourd dans les offensives, ce qui leur a permis d’éviter de se trouver une fois encore dans une impasse d’attrition et, sans doute, de sauver des vies à court terme.

Bibliothèque et Archives Canada, Collection Sir William Orpen, no d’acquisition 1991-76-1.
Portrait de sir Robert Laird Borden, premier ministre du Canada.
Robert Borden – le plan stratégique
L’historien politique John English est sans doute celui qui a le mieux saisi en quoi consiste l’héritage controversé que sir Robert Borden nous a légué : « [Borden] a causé la désunion, mais il a créé l’indépendance, qui est une manifestation de l’engagement du Canada, mais il a envoyé la jeunesse à l’abattoir50 » [TCO].
D’abord, il faut dire que Robert Borden a le mérite d’avoir réussi à atteindre certains des objectifs qu’il s’était fixés durant l’offensive : il a convaincu ses contemporains que le Canada avait un rôle à jouer dans les affaires internationales, de même qu’au sein de l’Empire britannique, et a stimulé le sentiment que le Canada devait acquérir le statut de nation. Enfin, il est parvenu, en cherchant à obtenir un siège pour le Canada dans les pourparlers de paix menés à Versailles et au sein de la Société des Nations, à s’assurer que les sacrifices faits par le Canada durant l’offensive des Cent-Jours seraient reconnus et récompensés une fois la guerre terminée. Ces sacrifices, qui constituaient un effort de guerre extraordinaire, sans doute le plus grand à avoir été fait durant les cent derniers jours (d’énormes sacrifices, selon David Lloyd George51), ont donné à Robert Borden la crédibilité et les arguments nécessaires pour défendre la légitimité des revendications du Canada, qui voulait s’affirmer en tant qu’acteur autonome et jouer son rôle avec une plus grande indépendance après la guerre. À ce propos, Frederic Soward, un soldat du Corps canadien qui deviendra historien, a écrit avec conviction : « C’est grâce au sang versé par les Canadiens que le Canada a pu acheter les titres de propriété qui lui ont permis de s’affirmer comme pouvoir indépendant dans les affaires étrangères52. » [TCO] En ce qui concerne le rôle qu’a joué Robert Borden, l’ancien premier ministre Brian Mulroney a écrit que celui-ci avait été le « père de la souveraineté du Canada53 », et Desmond Morton et Jack Granatstein ont été jusqu’à affirmer que pour le Canada, la Première Guerre mondiale avait constitué une guerre victorieuse pour l’indépendance54. De ce point de vue, on peut dire que Robert Borden avait réussi à atteindre ses objectifs.
Durant la Grande Guerre, le Canada, contrairement à la Grande-Bretagne, avait véritablement défini les objectifs militaires qu’il comptait atteindre. Robert Borden les avait établis relativement tôt durant la guerre; ils étaient profondément inspirés du moralisme juridique et découlaient de la volonté de punir « l’aristocratie militaire allemande ». En 1918, peu de temps avant le début de l’offensive des Cent-Jours, Robert Borden avait établi des objectifs plus ambitieux, compte tenu de la position des autres alliés, soutenant que la Grande-Bretagne n’était pas intéressée à prendre une décision comme elle avait le devoir de le faire, tandis que le Canada était prêt à combattre jusqu’au bout pour la cause, telle qu’il l’entendait, soit la mise en place de toutes les mesures de protection raisonnables contre les attaques des Allemands et l’assurance de la paix dans le monde55. Dans un même ordre d’idée, Robert Borden a résolument affirmé, durant l’été de 1918, que la guerre devait prendre fin sans délai, et l’Allemagne, apprendre sa leçon une fois pour toutes56. Il est vrai que l’Allemagne a subi la défaite en 1918 et que Robert Borden est parvenu à atteindre ses objectifs, mais il reste que le nombre de Canadiens dont la vie a été sacrifiée en Flandre n’aurait jamais été aussi considérable si les objectifs et les politiques qu’il avait établis avaient été d’un autre ordre.
Même si Robert Borden estimait que la guerre allait se poursuivre durant deux autres années coûteuses57, il est toujours resté résolu à « la mener jusqu’au bout », peu importe le coût. Toutefois, il ne semble pas s’être informé auprès du Field-Marshal Haig ou de Ferdinand Foch, commandant suprême des Forces alliées, des stratégies qu’ils comptaient appliquer pour l’offensive, lesquelles étaient fondées sur le principe « de la poursuite acharnée ». En fait, Robert Borden n’a été mis au courant de l’offensive qu’une fois le Corps canadien engagé dans les combats à Amiens58. Il a donc établi les stratégies nationales pour la guerre en se fondant sur les suppositions erronées qu’il avait faites concernant le temps qui restait avant la fin de la guerre et l’engagement du pays. Robert Craig Brown, qui a sans doute écrit la biographie la plus détaillée de Robert Borden, a avancé l’idée que celui-ci avait peut-être été « trop ardent dans ses convictions » et « trop déterminé » à gagner la guerre pour voir les incidences qu’aurait à long terme la défaite complète de l’Allemagne pour le Canada, comme les autres dirigeants des pays alliés les avaient vues59.
Au début de septembre 1918, Robert Borden a affirmé ce qui suit dans l’une de ses allocutions : « Le devoir d’un premier ministre est de concentrer ses efforts sur les questions qui concernent surtout le bien-être de son pays60. » Force est de constater que Robert Borden se préoccupait grandement des questions touchant l’obligation de rendre des comptes et la responsabilité en ce qui concerne la vie des Canadiens envoyés à l’étranger. Toutefois, même s’il avait intimé à Lloyd George de s’arranger pour ne pas répéter le carnage qui s’était produit à Passchendaele61, le nombre de pertes parmi les Canadiens n’a fait qu’augmenter durant l’offensive des Cent-Jours, et Robert Borden n’a jamais exercé de pressions politiques importantes sur le ministère des Forces militaires d’outre-mer ni sur les commandants qui combattaient au front pour les obliger à réduire le nombre de pertes (contrairement au Cabinet de guerre britannique, qui avait averti le Field-Marshal Haig).

Bibliothèque et Archives Canada PA-003286.
Des Canadiens marchent dans les ruines de Cambrai en octobre 1918.
En outre, les décisions concernant l’effectif total de la force canadienne et les mesures à prendre pour qu’il reste complet relevaient ultimement de Robert Borden et de ses collègues; Robert Borden a continué à imposer la conscription et à envoyer les conscrits au front en 1918, sans tenir compte du nombre élevé des pertes subies62. Il faut toutefois savoir que même si la conscription a été imposée un an environ avant le début de l’offensive des Cent-Jours, les conscrits ne se sont retrouvés au front qu’au début de l’offensive ou plus tard, de sorte qu’aucun d’eux n’a été tué ou blessé avant l’offensive. Comme le soutient Jack Granatstein, la conscription imposée par Robert Borden a permis de fournir des soldats pour les opérations de première ligne durant l’offensive des Cent-Jours et a donné au Corps les moyens de fonctionner avec une grande efficacité63. En ce sens, la conscription a vraiment été un succès sur le plan tactique et opérationnel. Toutefois, plus le nombre des hommes enrôlés par obligation augmentait, plus ils étaient nombreux à devoir mettre leur vie en péril et plus les intérêts touchant l’effort de guerre national sont devenus divisés, particulièrement entre le Canada français et le Canada anglais. Lorsque le nombre des pertes s’est mis à augmenter, durant la période de la conscription, les pacifistes et les opposants à la guerre, qui avaient été marginalisés depuis le début, ont commencé à être mieux acceptés même à l’extérieur du Canada français, et leur mouvement a pris une ampleur considérable64.
S’il faut blâmer quelqu’un pour le nombre de pertes subies, le fardeau repose en grande partie sur les hauts dirigeants politiques à qui, finalement, il revenait de décider du nombre de personnes qui seraient envoyées à l’étranger. En somme, bien que l’approche tactique et opérationnelle adoptée durant l’offensive des Cent-Jours ait pu occasionner une augmentation du nombre des pertes, il reste que le général Currie et, dans une moindre mesure, le Field-Marshal Haig, ont au moins tenté de le réduire, tandis que Robert Borden, tout aussi préoccupé qu’il se soit senti de l’énormité du nombre de pertes chez les Canadiens et de sa responsabilité à l’égard du bien-être de la population, n’a pas mis suffisamment de pression ni exercé son influence pour tenter de réduire le nombre de pertes.

Bibliothèque et Archives Canada PA-002746.
Les troupes défilent devant sir Robert Borden et sir Arthur Currie à l’occasion du rassemblement de la fin de la guerre.
Finalement, l’élection ou la réélection constitue le plus élémentaire critère d’évaluation du succès pour un premier ministre, et l’objectif que chacun cherche à atteindre. Robert Craig Brown a fait remarquer qu’en 1917, Robert Borden cherchait à éviter de prendre toute mesure qui susciterait la controverse au sein de son parti65. La loyauté de Robert Borden envers son parti était manifeste durant l’offensive, comme en témoignent ses mémoires, dans lesquelles il décrit quelques préoccupations politiques qui avaient entièrement occupé son esprit durant cette période66. Bien que Robert Borden se soit retiré du monde de la politique en 1920, parce qu’il se sentait « trop fatigué et malade67 », les élections fédérales déclenchées au Canada en 1921 (les premières après la Grande Guerre) ont finalement été désastreuses pour les conservateurs68. Il est presque inévitable que le jeu de la politique partisane change de manière cyclique, mais le Parti conservateur a invariablement été défavorisé dans les années qui ont suivi la guerre, en raison des décisions qu’il a prises durant la guerre. Quelques historiens ont avancé l’idée que la défaite historique du Parti conservateur aux élections de 1921 serait attribuable non seulement à la crise de la conscription qui a divisé le pays, mais aussi aux pertes énormes subies durant les derniers mois de la guerre (tant en termes financiers qu’en termes de vies humaines), pertes qui étaient encore bien présentes dans l’esprit des Canadiens et qui ont contribué au déclenchement de la crise économique au Canada en 192169. Par conséquent, au regard de l’objectif qu’il s’était fixé de préserver la force du Parti conservateur et de faire élire son successeur à la tête du parti au poste de premier ministre, Robert Borden a échoué.

CWM 19710261-0813, Collection d’art militaire Beaverbrook, © Musée canadien de la guerre.
Le retour à Mons, une peinture d’Inglis Sheldon Williams.
Finalement, l’offensive des Cent-Jours n’est pas un échec complet sur le plan stratégique. Robert Borden a permis au Canada d’être un acteur plus indépendant de la scène internationale et de jouer un rôle plus important dans les affaires étrangères. Il a atteint l’objectif qu’il s’était fixé d’infliger la défaite à l’Allemagne en remportant la victoire qui a mis fin à la Première Guerre mondiale et il est parvenu à mettre le Corps canadien à contribution et à en maintenir l’effectif durant la période la plus éprouvante de la guerre, en enrôlant de nouvelles recrues. Toutefois, l’adoption de son approche musclée, inspirée par une trop grande détermination à gagner la guerre, a entraîné une augmentation considérable du nombre de pertes chez les Canadiens durant l’offensive des Cent-Jours, et le premier ministre n’a pris aucune mesure et n’a exercé aucune pression stratégique pour réduite ce nombre, contrairement à ce qu’ont fait le général Currie et, dans une moindre mesure, le Field-marschal Haig. Il est vrai que la conscription a présenté des avantages sur les plans tactique et opérationnel, mais elle a augmenté la probabilité que le Canada subisse des pertes, contribué à briser l’unité nationale et conduit au renforcement du mouvement d’opposition à la guerre, tant au Québec que dans le reste du pays. Pour conclure, le Parti conservateur a pratiquement été décimé dans les années qui ont suivi la fin de la guerre. Il ressort donc, au regard du rôle qu’a joué Robert Borden, que l’offensive des Cent-Jours était loin d’être un succès sur le plan stratégique.
Conclusion
Il est vrai que le Canada a pour ainsi dire vécu un « baptême de feu » durant la Grande Guerre et que sa contribution lui a valu de devenir un acteur beaucoup plus indépendant de la scène internationale après la guerre, mais il reste que le nombre des vies sacrifiées parmi les jeunes a été excessivement élevé, surtout durant les trois derniers mois de la guerre. L’offensive des Cent-Jours s’est soldée par une victoire qui a mis fin à la guerre, et le Corps canadien, qui a joué le rôle de fer de lance, a sans doute été la formation ayant le plus contribué à la victoire. Le succès obtenu dans une guerre doit toutefois être mesuré par rapport à trois dimensions, en fonction de normes touchant les domaines militaire et politique : la dimension tactique, la dimension opérationnelle et la dimension stratégique. Il est rare que les batailles et les campagnes soient réussies sur tous les plans; en effet, les objectifs fixés pour un engagement militaire ne sont souvent atteints que pour une ou deux des dimensions de la conduite de la guerre, ce qui signifie qu’ils ne le sont pas pour la ou les dimensions restantes.

CWM 19710261-0085.
Des troupes canadiennes défilent autour de l’Arc de triomphe, à Paris, dans le cadre du défilé pour marquer la victoire alliée. Une peinture du lieutenant Alfred Bastien.
Il importe de savoir, cependant, que la méthode d’évaluation du succès en fonction des trois dimensions de la conduite de la guerre est imparfaite. Les questions et les intérêts à considérer pour chacune de ces dimensions ont un contour flou et se chevauchent dans une certaine mesure, et il n’est pas si simple de délimiter chacune des dimensions avec précision. L’historien Richard Swain a même remarqué que l’étiquetage des « dimensions stratégique, opérationnelle et tactique » de la conduite de la guerre relève en fait d’un concept artificiel créé par des universitaires désireux d’établir des limites précises, que les praticiens de la conduite de la guerre pourraient bien ne pas percevoir et dont ils ne peuvent pas se soucier70. Il reste toutefois que la méthode d’évaluation du succès en fonction des trois dimensions est utile, malgré ses failles, pour quiconque veut faire une évaluation complète du succès ou de l’échec d’une opération menée en temps de guerre.
Ce n’est qu’au XXIe siècle qu’il est devenu plus pertinent d’analyser l’ensemble des succès obtenus dans les opérations menées par les Forces canadiennes, particulièrement pour les missions menées récemment en Afghanistan et en Libye. En fait, en novembre 2011, le premier ministre Stephen Harper a déclaré que la mission militaire menée par le Canada en Libye constituait un « grand succès militaire71 ». Ce commentaire nous amène toutefois à poser la question essentielle suivante : Qu’entend-on par « grand succès militaire » et sur quels critères doit-on se fonder pour le mesurer? Pour appliquer à l’intervention du Canada dans les conflits contemporains le modèle des « dimensions de la guerre » sur lequel le présent article est fondé, il suffit de remplacer les personnages de l’époque de la Grande Guerre par les personnes qui jouent un rôle essentiel de nos jours et d’appliquer aux actions de ces dernières les critères de mesure du succès que ces personnes ont établis. Par exemple, les critères du succès établis par des personnes comme le premier ministre Stephen Harper, le secrétaire général de l’OTAN Anders Rasmussen et le lieutenant-général Charles Bouchard seraient parfaitement applicables à la mesure du succès de l’intervention militaire du Canada en Libye, menée en 2011. À la lumière de tous les faits mentionnés et sachant qu’il est difficile de définir ce qu’est un « grand succès militaire », nous pouvons sans doute conclure que le modèle proposé est un bon moyen de cerner la définition du terme et, finalement, d’évaluer le succès ou l’échec de toute intervention militaire menée de nos jours.

Photo du MDN prise par le sergent Ronald Duchesne.
Le 28 septembre 2012, le lieutenant-général (à la retraite) Charlie Bouchard est nommé officier de l’Ordre du Canada par le gouverneur général, Son Excellence le très honorable David Johnston.
Finalement, en ce qui concerne la contribution du Corps canadien à l’offensive qui a déterminé l’issue de la Première Guerre mondiale, il ressort de l’examen des critères d’évaluation du succès et des objectifs que s’étaient fixés Arthur Currie, Douglas Haig et Robert Borden, chacun pour une dimension précise de la conduite de la guerre, que bien que l’offensive des Cent-Jours menée par le Canada ait été réussie sur le plan tactique et, dans une moindre mesure, sur le plan opérationnel, elle était loin d’être un succès sur le plan stratégique, même si on ne peut parler d’un échec complet. L’application du modèle employé pour mesurer le succès de l’offensive des Cent-Jours aux fins de l’analyse de l’intervention du Canada dans des conflits contemporains, par l’examen des actions menées par les acteurs ayant joué un rôle majeur pour chacune des dimensions de la conduite de la guerre, pourrait bien nous permettre d’obtenir une évaluation beaucoup plus complète et exacte du succès ou de l’échec des opérations, selon le cas.
Je souhaite remercier Allan English, professeur et chercheur-boursier du Collège militaire royal du Canada et de l’Université Queen’s, qui m’a offert un soutien extraordinaire et m’a guidé durant toute la rédaction du présent article.
~Ryan Goldsworth
NOTES
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J. L. Granatstein, « Conscription in the Great War », dans Canada and the First World War, David Mackenzie (éd.), Toronto, University of Toronto Press, 2005, p. 73.
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Howard Coombs, « Dans le sillage d’un changement de paradigme : le Collège des Forces canadiennes et la dimension opérationnelle de la guerre (1987-1995) », dans la Revue militaire canadienne, vol. 11, no 2, à l’adresse http://www.journal.forces.gc.ca/vol10/no2/05-coombs-fra.asp, site consulté le 11 novembre 2010.
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Tim Cook, Shock Troops: Canadians Fighting in the Great War 1917-1918, Toronto, Penguin Group, 2008, p. 498.
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Tim Cook, The Madman and the Butcher: The Sensational Wars of Sam Hughes and General Arthur Currie, Toronto, Penguin Group, 2010.
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Pour obtenir une analyse en profondeur du rôle joué par le ministère des Forces militaires d’outre-mer par rapport au général Currie et à l’offensive des Cent-Jours, voir Desmond Morton, A Peculiar Kind of Politics: Canada’s Overseas Ministry in the First World War, Toronto, University of Toronto Press, 1982, p. 155-179.
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Desmond Morton, « Junior but Sovereign Allies: The Transformation of the Canadian Expeditionary Force, 1914-1918 », dans Journal of Imperial and Commonwealth History, no 8, octobre 1979, p. 64.
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Tim Cook, Clio’s Warriors: Canadian Historians and the Writing of the World Wars, Vancouver, University of British Columbia Press, 2006, p. 27 et 29.
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Cook, Clio’s Warriors: Canadian Historians and the Writing of the World Wars, p. 34.
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Robert J. Sharpe, The Last Day, the Last Hour: The Currie Libel Trial, Toronto, University of Toronto Press, 1988, p. 26.
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Pour obtenir quelques exemples de faits témoignant de la volonté du général Currie d’apprendre des erreurs commises dans le passé, voir : John Swettenham, To Seize the Victory: The Canadian Corps in World War I, Toronto, Ryerson Press, 1965,p. 216, et Cook, The Madman and the Butcher, p. 256.
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E. K. G. Sixsmith, Douglas Haig, Londres, LBS Publishers, 1976, p. 107.
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Ian Malcolm Brown, British Logistics on the Western Front 1914-1919, Westport, Connecticut, Praeger Publishers, 1998, p. 197.
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Robin Prior et Trevor Wilson, Command on the Western Front: The Military Career of Henry Rawlinson, 1914-1918, Oxford, Basil Blackwell, 1992, p. 350.
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Gerard J. De Groot, Douglas Haig 1861-1928, Toronto, HarperCollins Canada, 1988, p. 387.
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Robert Craig Brown, « Sir Robert Borden, The Great War and Anglo-Canadian relations », dans Character and Circumstance: Essays in Honour of Donald Grant Creighton, John S. Moir (éd.), Toronto, Macmillan, 1970, p. 204.
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Robert Borden, Robert Laird Borden: His Memoirs II, Toronto, Macmillan, 1938, p. 854.
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Thomas Socknat, Witness against War: Pacifism in Canada, 1900-1945, Toronto, University of Toronto Press, 1987.
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Frederic Soward, Robert Borden and Canada’s External Policy 1911-1920, Toronto, University of Toronto Press, 1941, p. 81.
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Le Parti conservateur a finalement été dissous en 1942, avant d’être reformé. Voir : Terrence Crowley et Rae Murphy, The Essentials of Canadian History: Canada Since 1867, New York, Research and Education Association, 1993, p. 55 et 56.
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Par exemple, voir John English, Robert Borden: His Life and World, Toronto, McGraw-Hill Ryerson, 1977; J. M. Beck, Pendulum of Power: Canada’s Federal Elections, Scarborough, Ontario, Prentice Hall of Canada, 1968, p. 150-168; Cowley et Murphy, p. 35.
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La Presse Canadienne, « Harper hails Libya mission as "great military success" », dans The Globe and Mail, 24 novembre 2011.