Opinions

Sun Tzu, 544 av. J.-C.- 496 av. J.-C., Chine

Sun Tzu
544 av. J.-C.- 496 av. J.-C.
Chine

« L’art de la guerre, c’est soumettre l’ennemi sans combat. »

Getty image 103420365 Chinese School, Bridgeman Art Library

Niccolò dei Machiavelli, 3 mai 1469 - 21 juin 1527, Italie

Niccolò dei Machiavelli
3 mai 1469 - 21 juin 1527
Italie

« Les meilleures résolutions sont celles qu’on cache à l’ennemi, jusqu’au moment de les exécuter. »

Ullstein Bild/The Granger Collection, NYC 0207848

Carl von Clausewitz, 1er juillet 1780 - 16 novembre 1831, Prusse

Carl von Clausewitz
1er juillet 1780 - 16 novembre 1831 Prusse
Prussia

« Poursuivre un but considérable, décisif, avec énergie et opiniâtreté. »

The Granger Collection, NYC 0046391

Rien de nouveau sous le soleil – depuis Sun Tzu : les principes intemporels de l’art opérationnel de la guerre

par le capitaine de frégate Jacques P. Olivier

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Le capitaine de frégate Olivier est un ingénieur naval comptant plus de 27 années de service militaire. Il assume à l’heure actuelle les fonctions de gestionnaire des systèmes de plateforme navale et du programme de changement stratégique, au sein de l’équipe du Directeur général – Gestion du programme d’équipement maritime (DGGPEM), au Quartier général de la Défense nationale (Ottawa).

Introduction

On ne compte plus les auteurs qui, au fil des siècles, ont affirmé comprendre la guerre et la société. Parmi les ouvrages les plus renommés, mentionnons l’astucieux Il Principe du philosophe politique italien Niccolò di Machiavelli, rédigé en 1513 mais publié à titre posthume en 1532, de même que le légendaire Vom Kriege, de 1831, autre écrit posthume, dans lequel le général prusso-allemand Carl Philipp Gottlieb von Clausewitz expose les grandes théories que lui ont inspirées les guerres napoléoniennes. Les ouvrages de ces deux savants de la guerre, et d’autres encore, ne sont pas sans lien avec le traité militaire dont il sera question dans le présent article, l’intemporel Art de la guerre du stratège chinois Sun Tzu, écrit au Ve siècle avant Jésus-Christ.

La doctrine militaire contemporaine ayant évolué sous l’influence des théories transformatrices de la Révolution dans les affaires militaires (RAM) au cours des années 19701 et frayé avec une multitude de concepts épistémologiques de systématisation, nous sommes en droit de nous demander si la nature de l’art opérationnel de la guerre a véritablement connu des changements fondamentaux au fil des deux derniers millénaires. Dans ce court article, nous répondrons à cette interrogation par la négative, et nous nous efforcerons de montrer que les principes de la guerre rejoignent aujourd’hui encore quelques piliers que Sun Tzu aurait été le premier à coucher par écrit : vaincre sans combattre; faute de pouvoir éviter le combat, éviter les points forts et attaquer les points faibles; tout le reste est secondaire et n’est qu’un moyen de servir ce qui précède. Nous expliquerons donc que la guerre – le recours à la violence pour imposer sa volonté – demeure un moyen de réaliser des objectifs politiques, et qu’il faut adopter une approche offensive globale et choisir les modalités les plus efficaces si l’on veut la remporter au coût le plus faible et dans le délai le plus court possible.

Nous commencerons par comparer la perspective globale de Sun Tzu à celle d’autres auteurs, puis à certaines théories de systématisation caractéristiques de la RAM. Ensuite, nous passerons en revue les centres de gravité de Sun Tzu, de même que les facteurs qui motivent la proportionnalité de la force et le type de guerre à mener, compte tenu de la volonté de combattre et des ressources dont on dispose. L’emploi du renseignement, qui rend possible la déception et, ainsi, l’effet de surprise, sera le fil conducteur qui liera tout l’article.

L’approche offensive globale

Dans son volumineux ouvrage Vom Kriege, Clausewitz fait valoir que le moyen le plus expéditif d’atteindre ses objectifs politiques consiste à détruire le centre de gravité de l’adversaire dans une grande bataille décisive. De son côté, dans Il Principe, Machiavelli se concentre sur les politiques intérieures et étrangères, et décrit la meilleure façon d’établir, de gouverner et de préserver un État par tous les moyens nécessaires, en faisant usage de la vertu, de la politique de la force, de la chance, de l’habileté, mais aussi de l’implacabilité et de la cruauté. Là où Clausewitz et Machiavelli s’attachent à des aspects très précis d’un énorme casse-tête, Sun Tzu, dans L’Art de la guerre, propose plutôt une approche globale de la conduite de la guerre, qui comprend non seulement les frappes chirurgicales comme dernier recours, mais aussi un éventail de méthodes non militaires relevant des sphères de la diplomatie, de la politique, de l’économie, de la psychologie et de la morale, qui permettent de gagner sans combattre.

Les incarnations modernes de la stratégie offensive globale de Sun Tzu sont légion dans les écrits sur la RAM. Mais précisons d’abord ce qu’est la RAM :

Toute altération d’envergure se produisant dans la nature de la guerre du fait de l’application novatrice de nouvelles technologies qui, combinée à des modifications considérables apportées à la doctrine militaire et aux concepts opérationnels et organisationnels, transforme fondamentalement le caractère et la conduite des opérations militaires2. [TCO]

Considérons, à titre d’exemple, les approches fondées sur un « système de systèmes », telles que les opérations décisives rapides (ODR) et les opérations basées sur les effets (OBE), qui ont été mises à profit pour la planification et la conduite d’opérations combinant des méthodes militaires et non militaires durant la guerre du golfe Persique, en 1991. S’inscrivant en faux contre l’idée dominante voulant que l’on doive cibler des objectifs en vue de les détruire, les planificateurs et les commandants américains semblent plutôt avoir adopté le principe de Sun Tzu selon lequel « en règle générale, il est préférable de préserver un pays à le détruire3 ». Le Lieutenant Colonel (aujourd’hui Lieutenant General à la retraite) Dave Deptula, de la United States Air Force (USAF), a fait des ODR et des OBE ses concepts doctrinaux directeurs afin de réaliser des effets stratégiques4. Malgré l’évolution des technologies et des méthodes d’application, la nature, la philosophie et les « systèmes » des opérations déployées restent essentiellement ceux que décrivait Sun Tzu il y a 2 400 ans.

Bien que le United States Joint Forces Command ait rejeté catégoriquement cette approche en 20085, celle-ci illustre que l’analyse du système de systèmes proposée par l’approche des OBE tablait sur six principaux systèmes : le politique, le militaire, l’économique, le social, l’infrastructure et l’information. Chacun d’eux comportait des nœuds et des liaisons, les nœuds étant les éléments tangibles comme les personnes, les lieux et les composantes physiques d’un système, et les liaisons étant les rapports physiques, fonctionnels et comportementaux unissant les nœuds des différents systèmes. Les nœuds les plus vulnérables et les liaisons connexes sont ciblés en vue d’actions diplomatiques, informationnelles, militaires et économiques (DIME) ayant pour objet d’influencer ou de changer le fonctionnement du système et les capacités des ressources et, de ce fait, d’ébranler la volonté de combattre de l’ennemi6.

Figure 1 – Approche systémique de la guerre

Figure 1 – Approche systémique de la guerre

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Photo de l’auteur

Essentiellement, cette approche veut que les activités menées dans un système puissent avoir des effets collatéraux de premier, deuxième ou troisième ordre, ou plus encore, sur d’autres systè­mes, permettant ainsi d’anéantir ou de paralyser tout le système de systèmes sans avoir à engager de combat militaire. Après tout, l’approche globale de Sun Tzu a pour prémisse qu’il faut chercher à réaliser les objectifs politiques de l’État sans combattre et en causant le moins possible de destruction. « Être victorieux dans tous les combats n’est pas le fin du fin; soumettre l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin7. »

Cette version antique de l’« approche pangouvernementale » a été reproduite, sous des formes très diverses, au cours des récentes décennies. L’énoncé de politique étrangère de 2005 de l’ancien premier ministre Paul Martin8, par exemple, renfermait l’idée que l’adoption d’un cadre « 3D » (défense, diplomatie et développement) était le meilleur moyen pour le Canada d’influer sur les conflits9.

Centres de gravité

La stratégie offensive globale de Sun Tzu repose sur ses priorités en matière de centres de gravité10. Par ordre de mérite relatif, la priorité consiste en premier lieu à attaquer les plans et les stratégies de l’ennemi dès leur conception, ce qui revient à « gagner par le renseignement ». Viennent ensuite la perturbation et la dissolution des alliances sur le point de se concrétiser, ce que l’on pourrait appeler « gagner par l’intimidation ». En troisième lieu, si les méthodes non violentes ne portent pas fruit, il faut passer à l’attaque de l’armée ennemie, c’est-à-dire « gagner par le combat ». Enfin, s’il n’y a aucune autre voie possible, il faut attaquer les villes, mais il s’agit de la forme d’attaque la plus vile qui soit.

Le recours à la force n’empêche toutefois pas de continuer d’user en parallèle de méthodes non violentes, telles que la diplomatie pacifique et les sanctions économiques. Sun Tzu répète que « [le] grand capitaine soumet les armées sans combat, emporte les places sans en faire le siège, renverse les nations sans campagnes prolongées11. » Pour réussir, cette stratégie offensive doit être planifiée et exécutée de façon à faire un usage considérable du renseignement, de la déception, de l’effet de surprise, de la vitesse, et employer des manœuvres directes et indirectes avec promptitude à tous les niveaux, du politique au tactique.

Une incarnation intéressante du concept des centres de gravité prioritaires de Sun Tzu a été imaginée par le Colonel à la retraite John A. Warden, de l’USAF. La théorie de l’attaque stratégique de Warden est fondée sur cinq cercles ou attributs du système, à savoir le commandement, les éléments organiques/essentiels, l’infrastructure, la population et les forces militaires en campagne. On sait que Sun Tzu traite explicitement du commandement, des éléments organiques/essentiels et de l’infrastructure dans le premier chapitre de L’Art de la guerre, intitulé Supputations, où il expose ses vues sur l’influence morale, le commandement et la doctrine. Il donne en effet une grande importance à l’appréciation de ces facteurs fondamentaux, car qui les maîtrise est victorieux, tandis que celui qui ne les maîtrise pas est défait.

La vertu est ce qui assure la cohésion entre supérieurs et inférieurs [commandement], et incite ces derniers à accompagner leur chef dans la mort comme dans la vie, sans crainte du danger. […] Le commandement dépend de la perspicacité, de l’impartialité, de l’humanité, de la résolution et de la sévérité du général. […] Par organisation, il faut entendre la discipline, la hiérarchie [chaîne de commandement] et la logistique [c.-à-d. les éléments organiques/essentiels et l’infrastructure]12.

Dans la figure 2, nous comparons les théories de Sun Tzu et de Warden et nous les mettons en parallèle avec celle des centres de gravité de Clausewitz13. On y relève des différences, certes, mais surtout des points en commun : contrairement à Clausewitz, Sun Tzu et Warden ne font pas de la destruction de l’armée et des villes de l’ennemi un objectif stratégique principal. Les deux théoriciens visent plutôt à forcer la capitulation en faisant pression sur les éléments DIME14. Signalons que Sun Tzu et Clausewitz percevaient tous deux la nécessité de briser les alliances de l’ennemi afin d’isoler et d’affaiblir ce dernier.

Figure 2 – Centres de gravité

Figure 2 – Centres de gravité

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Il ne fait pas de doute que les centres de gravité de Sun Tzu et leur niveau de priorité demeurent les plus actuels. On n’a qu’à consulter la Charte de l’Organisation des Nations Unies (ONU), qui privilégie la résolution pacifique des conflits par des solutions diplomatiques d’abord, par des sanctions économiques ensuite, puis par l’usage de la force en dernier recours, tout en protégeant les populations et en fournissant de l’aide humanitaire15.

Proportionnalité de la force

Pour les circonstances où les méthodes non violentes échouent et où la situation exige le recours aux forces militaires, Sun Tzu établit des règles de proportionnalité de la force qui occupent encore aujourd’hui une place au cœur même de l’art opérationnel de la guerre, dans la mesure où « force » s’entend des ressources, comme le capital humain (soldats), ainsi que des ressources logistiques comme la technologie, l’énergie, le matériel, les finances et l’infrastructure. Néanmoins, Sun Tzu avance métaphoriquement que si une armée possède dix fois la force de l’ennemi, elle devrait l’attaquer par encerclement, si les généraux sont d’intelligence et de courage équivalents de part et d’autre, et les soldats de compétence et de cohésion égales. Quand une armée possède cinq fois la force de l’ennemi, elle devrait mener un assaut direct à l’aide du tiers de ses forces et, au moyen des deux tiers qui restent, chercher les points faibles, puis lancer une attaque-surprise. Quand la supériorité de la force est de deux pour un, l’armée dominante devrait employer une partie de ses forces pour attaquer directement un point critique des lignes que l’ennemi devra assurément défendre, tout en attaquant par surprise un autre point dans le but de confondre l’ennemi et de le contraindre à diviser ses forces16, 17.

Sun Tzu évoque ici l’emploi déterminant du cheng et du ch’i. À ce sujet, il affirme ce qui suit : « En règle générale, on use des moyens réguliers [cheng] au moment de l’engagement; on recourt aux moyens extraordinaires [ch’i] pour emporter la victoire18. » Le cheng (force normale, orthodoxe, directe) fixe, attire ou distrait l’ennemi, tandis que le ch’i (force extraordinaire, non orthodoxe, indirecte) agit de façon décisive au moment et à l’endroit où les coups ne sont pas attendus et vient ainsi à bout de l’ennemi19.

Adoptant sans réserve ces principes pendant la Deuxième Guerre mondiale, les tacticiens allemands ont créé le Blitzkrieg pour défaire leurs adversaires à l’aide du Nebenpunkt (point d’appui, ou cheng) et la guerre de manœuvre axée sur le Schwerpunkt (point central, ou ch’i). La philosophie du Blitzkrieg fait appel au renseignement, à la vitesse et à l’agilité pour produire de l’ambiguïté, réaliser la déception, exploiter les points faibles et focaliser efficacement la violence20.

L’opération Desert Storm, menée en 1991, nous fournit un exemple plus récent. Les forces de la coalition ont dominé les airs, mais les forces terrestres étaient plus égales. En contrôlant le renseignement, le General H. Norman Schwartzkopf a fait planer la menace d’un assaut amphibie dans l’est (cheng), mais a plutôt exécuté une attaque de blindés contre l’armée irakienne à l’ouest (ch’i), remportant une victoire décisive avec des pertes minimales21. La déception selon Schwartzkopf consistait essentiellement à se montrer à des endroits pour amener l’ennemi à s’y précipiter, puis à quitter ces endroits pour se rendre en toute hâte là où il n’était pas attendu22. Les commandants de la trempe d’Alexandre, d’Hannibal, de Bélisaire, de Genghis Khan et de Tamerlan ont eux aussi connu la victoire grâce à des stratégies empreintes du cheng et du ch’i23.

Par ailleurs, Sun Tzu a aussi écrit que quand la puissance d’une armée est égale ou inférieure à celle de l’ennemi, la voie à suivre consiste, selon l’habileté et la motivation de ses forces, à se dérober habilement à l’ennemi, à battre en retraite discrètement, à renforcer ses défenses, et à scruter patiemment l’ennemi pour déceler ses points faibles et ses vulnérabilités. Ensuite, le général doit dresser des pièges, monter des raids, tendre des embuscades et lancer des attaques-surprises pour confondre, harceler, épuiser et contraindre l’ennemi. C’est ce que l’on appelle la supériorité par le renseignement. Il ne s’agit pas du choc des armées24. On y reconnaît des caractéristiques de la guerre d’insurrection et de la guérilla, voire de l’action terroriste, que Sun Tzu ne propose qu’en dernier ressort, et encore, au prix du déshonneur.

L’insurrection, et par extension la guérilla, est le propre d’un mouvement populaire qui cherche à mettre un terme au statu quo par la subversion, l’activité politique, la sédition, le conflit armé et le terrorisme25. Par terrorisme, on entend la violence appuyée par des motivations politiques perpétrée contre des non-combattants dans le but de contraindre par la peur26. La guérilla ne serait-elle que la mise en œuvre des principes tactiques que Sun Tzu conseille d’appliquer lorsque ses propres forces sont désavantagées sur le plan de la proportionnalité des forces et des ressources?

Types de guerre

À la lumière de ce que dit Sun Tzu au sujet des centres de gravité prioritaires (figure 2) et de son usage des ressources, dans la mesure où les puissances sont proportionnelles, on doit se rendre à l’évidence qu’il avait déjà décrypté ce que nombre de théoriciens tentent encore aujourd’hui de comprendre. Qu’est-ce que la guerre irrégulière, et quand est-elle utile? D’aucuns prétendent qu’elle ne peut avoir aucune caractéristique fixe, car son irrégularité est conditionnée par un contexte historique et culturel déterminé, et qu’elle ne se définit que par opposition à son contraire27. Néanmoins, Sun Tzu avait déjà saisi l’essence de cette proposition dans son discours sur le cheng et le ch’i : « C’est ainsi qu’un général ne cherche pas à rééditer ses exploits, mais s’emploie à répondre par son dispositif à l’infinie variété des circonstances. […] Une armée n’a pas de dispositif rigide, pas plus que l’eau n’a de forme fixe28. »

Ce à quoi Sun Tzu faisait sans doute vraiment allusion, en parlant des types de guerre à mener, tient principalement des notions de volonté et de ressources. La volonté s’entend principalement de la volonté « politique » de combattre, qui est alimentée par la population, les normes sociétales et culturelles, ainsi que les prédispositions psychologiques. Par ressources, Sun Tzu faisait référence à l’ensemble du matériel et des méthodes déjà mentionnés, dont les alliances, les mesures DIME et, bien entendu, le renseignement. Si un État ou un acteur non étatique possède à la fois la volonté et les ressources requises, il aura tendance à s’orienter vers la guerre de confrontation classique (telle qu’elle est pratiquée par ses contemporains); s’il possède la volonté, mais a peu de ressources, il optera plutôt pour la guerre irrégulière, qui peut prendre la forme d’une guérilla. Sinon, la situation se caractérise par la guerre défensive, qui s’apparente à la survie avec des ressources minimales, ou par la guerre d’usure, si l’on dispose d’abondantes ressources.

Même en mode défensif, on n’est jamais totalement passif, car il faut toujours chercher du renseignement afin d’éviter les points forts et d’attaquer les points faibles. Qui plus est, il est mal venu de tenter de distinguer à tout prix la guerre régulière de l’irrégulière, car la plupart des campagnes réussies usent de méthodes qui se trouvent dans le spectre unissant ces deux extrêmes. Comme le dit Sun Tzu, « … bien que le dispositif stratégique se résume aux deux forces, régulières et extraordinaires, elles engendrent des combinaisons si variées que l’esprit humain est incapable de les embrasser toutes29. »

La figure 3 montre le rapport entre les types de guerre et donne quelques exemples de chacun. Soulignons que ce diagramme comporte un facteur temporel, car un conflit donné est susceptible de se transformer, avec le temps, puisque la volonté change et les ressources s’épuisent et s’acquièrent. Gardons aussi à l’esprit que les conflits sont souvent perçus du point de vue d’un seul des belligérants, le plus souvent du vainqueur.

Figure 3 – Types de guerre, selon la volonté et les ressources

Figure 3 – Types de guerre, selon la volonté et les ressources

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Aux deux extrémités du spectre illustré dans la figure 3 (et la figure 2) se trouvent la guerre froide et les attentats du 11 septembre 2001. Les États-Unis ont remporté la guerre froide contre l’Union soviétique en agissant sur l’élément militaire de l’ensemble DIME par la prolifération des armes conventionnelles et nucléaires, tout en épuisant l’élément économique grâce à une concurrence technologique telle que la course à l’espace, qu’il a fallu mener malgré le marasme économique. La crainte de la destruction mutuelle assurée prévenait tout conflit classique, tant direct qu’indirect. La guerre froide a donc été remportée sans combat. En ce qui concerne les attentats terroristes du 11 septembre 2001, al-Qaida, défavorisée démesurément par tous les éléments de l’ensemble DIME, a retourné les ressources de son ennemi contre lui et a attaqué les seuls objectifs qu’elle pouvait toucher cinétiquement : les villes, l’infrastructure et la population. Bien qu’ils soient sans doute condamnables, sur le plan moral, pour un Occidental, les attentats du 11 septembre 2001 sont l’aboutissement d’un plan militaire exécuté avec minutie qui n’a coûté que 19 hommes à al-Qaida, mais a infligé des pertes humaines énormes et détruit des infrastructures comme effets de premier ordre, tout en produisant des perturbations économiques et en semant l’appréhension au cœur même d’un État hégémonique. Al-Qaida a su éviter les points forts et frapper les points faibles.

Aussi controversé puisse-t-il être, l’assassinat d’Oussama ben Laden, fondateur du groupe islamique militant al-Qaida – orchestré par les États-Unis et exécuté au Pakistan le 2 mai 2011 par des Seals du U.S. Naval Special Warfare Development Group à la conclusion d’une opération codirigée par la Central Intelligence Agency –, est une manifestation on ne peut plus réussie de l’art opérationnel de la guerre, par laquelle la volonté politique et les ressources d’un pays ont été mises à profit efficacement dans le but de fragmenter le commandement de l’ennemi.

Conclusion

Les principes de la guerre rejoignent encore indubitablement les piliers que Sun Tzu a érigés il y a 2 400 ans dans son traité intitulé L’Art de la guerre, et qu’il convient de rappeler en terminant : vaincre sans combattre; faute de pouvoir éviter le combat, éviter les points forts et attaquer les points faibles; tout le reste est secondaire et n’est qu’un moyen de servir ce qui précède. La victoire appelle une approche globale, qui s’avère essentielle pour l’emporter au coût le moins élevé qui soit et dans les meilleurs délais. En outre, le choix des modes de conduite de la guerre les plus efficaces exige que l’on tienne compte de la proportionnalité de la force, de la volonté de combattre, ainsi que des ressources dont disposent les forces. L’emploi du renseignement, de la déception et de l’effet de surprise, fil conducteur de l’art opérationnel de la guerre, s’avère crucial.

Abstraction faite des périodes d’harmonie que l’humanité a connues depuis l’Âge de pierre, il va de soi que « notre mémoire collective est [trop souvent] structurée par des crises et des catastrophes, d’abominables injustices et d’effroyables violences que nous nous sommes infligées entre nous30. » Nul ne s’étonnera donc du fait que, comme l’a déclaré Sun Tzu, « [l]a guerre [soit] la grande affaire des nations; elle est le lieu où se décident la vie et la mort; elle est la voie de la survie ou de la disparition. On ne saurait la traiter à la légère31 ». Enfin, « [s]i la nature humaine est matérialiste jusqu’à la moelle – égoïste, utilitariste, hédoniste32 », ce que nie Jeremy Rifkin, il ne fait pas de doute que nous continuerons, génération après génération, d’étudier les théories de la guerre.

Notes

  1. B. J. C. McKercher et Michael A. Hennessy, The Operational Art: Developments in the Theories of War, Westport (Connecticut), Praeger Publishers, 1996, p. 173.
  2. Jeffrey McKitrick et al., « The Revolution in Military Affairs », dans Battlefield of the Future: 21st Century Warfare Issues, Air War College Studies in National Security no 3, Barry R. Schneider et Lawrence E. Grinter (dir.), Montgomery (Alabama), Air University Press, 1995, à l’adresse http://www.airpower.maxwell.af.mil/airchronicles/battle/chp3.html (consulté le 10 janvier 2011).
  3. Mark McNeilly, Sun Tzu and the Art of Modern Warfare, New York, Oxford University Press, 2001, p. 226.
  4. David A. Deptula, Effects-Based Operations: Change in the Nature of Warfare, Arlington (Virginie), Aerospace Education Foundation, 2001, p. 40, à l’adresse http://www.aef.org/pub/psbook.pdf (consulté le 10 janvier 2011).
  5. James N. Mattis, « USJFCOM Commander’s Guidance for Effects-Based Operations », dans Parameters 38 (automne 2008), p. 18-25, à l’adresse http://www.carlisle.army.mil/usawc/Parameters/Articles/08autumn/mattis.pdf (consulté le 10 janvier 2011).
  6. Milan Vego, « Systems Versus Classical Approach to Warfare », dans Joint Force Quarterly 52, no 1 (2009), p. 41-42.
  7. Sun Tzu, L’Art de la guerre, traduit du chinois et commenté par Jean Lévi, Paris, Hachette Littératures, 2000, p. 59.
  8. Canada, Énoncé de politique internationale du Canada 2005, Ottawa, Gouvernement du Canada, 2005, à l’adresse www.dfait-maeci.gc.ca/cip-pic/ips/overview-en.asp (consulté le 10 janvier 2011).
  9. La philosophie qui sous-tendait le cadre « 3D » voulait que le ministère de la Défense nationale (MDN), le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) et l’Agence canadienne de développement international (ACDI) travaillent de concert pour exécuter une stratégie commune. Voir Taylor Owen et Patrick Travers, « 3D Vision: Can Canada Reconcile its Defence, Diplomacy, and Development Objectives in Afghanistan? », dans The Walrus, juillet 2007, à l’adresse http://www.walrusmagazine.com/print/2007.07.Afghanistan-and-Canada/ (consulté le 10 janvier 2011).
  10. McNeilly, p. 226-227.
  11. Sun Tzu, p. 59.
  12. Ibid., p. 53.
  13. Michael I. Handel, Masters of War: Classical Strategic Thought, 3e édition, Portland (Orégon), Frank Cass Publishers, 2001, p. 61.
  14. John A. Warden, « Air Theory for the Twenty-First Century », dans Battlefield of the Future: 21st Century Warfare Issues, Air War College Studies in National Security no 3, Barry R. Schneider et Lawrence E. Grinter (dir.), Montgomery (Alabama), Air University Press, 1995, à l’adresse http://www.airpower.maxwell.af.mil/airchronicles/battle/chp4.html (consulté le 10 janvier 2011).
  15. Organisation des Nations Unies, Charte des Nations Unies, San Francisco (Californie), Nations Unies, 1945, à l’adresse http://www.un.org/fr/documents/charter/(consulté le 10 janvier 2011).
  16. Thomas Cleary, The Art of War: Sun Tzu, Boston (Massachussets), Shambhala Publications, 1988, p. 74-75.
  17. McNeilly, p. 228-229.
  18. Sun Tzu, p. 64.
  19. McNeilly, p. 239.
  20. Grant T. Hammond, The Mind of War: John Boyd and American Security, Washington, Smithsonian Institution Press, 2001, p. 143.
  21. McNeilly, p. 6-7.
  22. Ibid., p. 244.
  23. Hammond, p. 125.
  24. Cleary, p. 76.
  25. 25 David J. Kilcullen, « Countering Global Insurgency », dans Journal of Strategic Studies 28, no 4 (août 2005), p. 603.
  26. Ibid.
  27. Colin S. Gray, « Irregular Warfare: One Nature, Many Characters », dans Strategic Studies Quarterly 1, no 2 (hiver 2007), p. 43.
  28. « La forme d’une armée est identique à l’eau. L’eau fuit le haut pour se précipiter vers le bas, une armée évite les points forts pour attaquer les points faibles; l’eau forme son cours en épousant les accidents du terrain, une armée construit sa victoire en s’appuyant sur les mouvements de l’adversaire. » Voir Sun Tzu, p. 68.
  29. « Elles se produisent l’une l’autre pour former un anneau qui n’a ni fin ni commencement. Qui donc pourrait en faire le tour? ». Voir Ibid., p. 64-65.
  30. Jeremy Rifkin, Une nouvelle conscience pour un monde en crise : vers une civilisation de l’empathie, Paris, Les liens qui libèrent, 2011, p. 10.
  31. Sun Tzu, p. 53.
  32. Rifkin, p. 47.