OPINIONS

Un soldat à bord d’un véhicule utilitaire léger au crépuscule.

Photo du MDN PA-2017-0146-133, par le sergent J.F. Lauzé

Naviguer vers une nouvelle identité : la transition de la vie militaire à la vie civile

par Darryl G. Cathcart

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Vient toujours le moment où les soldats, les marins et les aviateurs doivent se départir de leur uniforme et retourner à la vie civile. Cela est inévitable. On dit de ces guerriers qu’ils redeviennent des civils, mais leur identité de civil vient avec le surnom, que certains perçoivent sans doute comme un fardeau, de vétéran. Les vétérans des Forces armées canadiennes (FAC) se sentent souvent mal à l’aise à l’idée d’endosser cette nouvelle identité. Les organismes bien établis qui les regroupent, comme la Légion royale canadienne et Anciens combattants de l’armée, de la marine et des forces aériennes du Canada, ont constaté que le nombre de leurs membres avait diminué1 au cours des dernières années, même si les organismes susmentionnés offrent aux vétérans la possibilité d’être membres gratuitement pendant un an après leur libération. Quelle est l’incidence du passage de la vie militaire à la vie civile? Quelle image les vétérans ont-ils d’eux-mêmes? Comment les vétérans canadiens font-ils pour retourner dans la société civile et pour se sentir à l’aise avec leur nouvelle identité? Les militaires dont la libération a été imposée en raison d’une blessure ou d’un problème de santé chronique, qui ont donc perdu la possibilité de mettre fin à leur carrière militaire au moment où ils l’auraient voulu, sont plus fortement affectés que les autres par le changement que leur fait vivre le passage du statut de militaire à celui de vétéran à la retraite. Les nouveaux vétérans ont souvent un sentiment de perte et de vide.

Le terme « vétéran » est défini par la loi et interprété de différentes façons par la population, mais nous ne savons pas avec autant d’exactitude par quel chemin les anciens militaires passent dans leur esprit pour en arriver à accepter leur nouveau statut de civil. Essentiellement, le passage à la vie civile se fait de l’une des trois façons suivantes : volontairement, pour une raison d’ordre médical ou en conséquence d’un problème disciplinaire ou administratif. Les libérations pour raison médicale sont les plus importantes à souligner parmi ces portes de sortie, et leur nombre a considérablement augmenté. En effet, 4000 membres de la Force régulière environ ont quitté le service militaire de 2011 à 2014, comme en fait foi le rapport du Bureau de l’ombudsman des vétérans de 20162. Ce qui advient à la suite d’une libération volontaire ou imposée en raison d’un problème disciplinaire étant prévisible, les vétérans qui quittent la vie militaire pour une raison médicale éprouvent souvent des doutes sur leur employabilité future. Certains facteurs compliquent le passage à une nouvelle identité imposé aux militaires libérés pour raison médicale, comme les problèmes de santé (physiques et psychologiques), la stabilité financière, les perspectives, la famille, les amis, les réseaux de soutien social, la nécessité de répondre à des critères sur le plan des études universitaires ou professionnelles ou de suivre une nouvelle formation, de même que les besoins émotionnels généraux et particuliers des vétérans. La présence d’un ou d’une combinaison de ces facteurs a sans doute amené Anciens Combattants Canada (ACC) et le ministère de la Défense nationale (MDN) à conclure dans l’étude qu’ils ont menée conjointement (2011) que 25 p. cent des personnes qui ont participé à l’enquête sur la transition à la vie civile ont eu de la difficulté à s’adapter à la vie civile3.

Un aviateur jette un regard vers l’arrière depuis la plateforme d’un avion cargo en vol.

Photo du MDN IS09-2017-0014-013, par le caporal-chef Gabrielle DesRochers

À leur libération, les vétérans quittent une vie qui leur est familière, qui repose sur une culture unique caractérisée par un langage, des valeurs, un éthos, des traditions et l’obligation de servir de façon désintéressée propres à leur organisation. Ayant découvert que l’institution à laquelle ils appartiennent a décidé qu’ils ne sont plus aptes à exécuter leurs tâches et constaté l’incidence qu’aura une telle décision sur leur emploi, les militaires libérés pour raison médicale ou pour d’autres motifs pourraient se sentir peu enclins à accepter le terme « vétéran ».

Les Forces armées canadiennes commencent à façonner l’identité de leurs membres dès l’enrôlement. Éduqués durant une longue période de familiarisation qui est suivie d’une instruction propre à leur groupe professionnel, les soldats, les marins et les aviateurs consacrent beaucoup de temps à l’apprentissage de la vie militaire et du domaine professionnel qu’ils ont choisi. En fait, ils endossent simultanément deux identités : une identité générale comme membres des FAC, qui est rapidement renforcée par l’identité reposant sur la particularité de l’instruction propre à leur domaine de spécialisation. Au moment de la retraite, les militaires ont vécu une transformation personnelle qui est le résultat de l’influence qu’ont eue sur eux les effets généraux de la vie militaire. En fait, l’esprit militaire finit par faire partie de leur ADN.

La transformation qui s’opère chez les militaires est souvent caractérisée par la maîtrise de soi. Au début, l’appareil militaire présente un ensemble de règles strictes, puis il exige que les soldats les suivent. L’application des directives militaires est assurée par des mesures disciplinaires que tous comprennent bien. La retraite marque la fin de l’influence institutionnelle et de la certitude de pouvoir compter sur la maîtrise de soi de chacun. Cette perte est un autre aspect du passage de la vie militaire à la vie civile, surtout dans le cas des militaires libérés pour une raison médicale, car l’image de soi prend une importance particulière durant une période aussi déroutante. La société canadienne continue souvent d’avoir de grandes attentes à l’égard des anciens membres des FAC, comme l’ont constaté de nombreux chercheurs universitaires dont les études portent sur ce domaine. Selon ces chercheurs, la vie militaire présente un exemple de subculture distincte fondée sur les rôles, qui diffère grandement de la culture qui caractérise la vie civile4. Après leur service militaire, les vétérans sont nombreux à continuer de s’imposer les règles familières auxquelles ils avaient l’habitude de se conformer, comme de porter les cheveux courts et de se raser le visage, mais ceux qui portent les cheveux longs et qui se font pousser la barbe font souvent l’objet de plaisanteries, habituellement inoffensives.

Un marin aux commandes d’une mitrailleuse lourde en mer.

Photo du MDN HS06-0956-287, par le matelot de 1re classe Dan Bard

L’absence de la structure bien établie d’un quotidien où règnent l’ordre et la discipline est ressentie immédiatement au moment de la retraite. Les marques distinctives visibles et reconnues partout dans le monde qui sont portées sur l’uniforme, le salut traditionnel que font entre eux les militaires de divers grades et les insignes indiquant le domaine de spécialisation sont autant d’indications de la hiérarchie qui existe dans la mentalité des FAC, où tout est axé sur la mission. Les vétérans accusent particulièrement le coup de l’absence des éléments structurés familiers que sont le grade, les coutumes militaires et les traditions lorsqu’ils se cherchent un nouvel emploi. Ils doivent s’adapter à de nouveaux aspects, par exemple l’emploi familier du prénom entre collègues, qui remplace le salut entre militaires de divers échelons ou grades, le partage généralisé d’aires communes, comme les salles à manger et de repos, et la vie dans un milieu généralement moins structuré que celui qu’ils connaissaient. En d’autres mots, la liberté associée à la vie civile pourrait être une source importante de conflits, d’anxiété et de frictions pour certains vétérans qui excellaient lorsqu’ils étaient dans un milieu militaire bien structuré. Une étude sur le passage de la vie militaire à la vie civile effectuée aux États-Unis a révélé que certains vétérans faisaient parfois indûment l’objet de critiques dans leur nouveau milieu de travail, parce qu’ils avaient des traits de caractère qui les poussaient à aller au-delà de ce qui était attendu d’eux compte tenu de leur poste5. De telles difficultés relationnelles dans le milieu de travail pourraient causer un sentiment de gêne ou d’incertitude chez les vétérans libérés pour une raison médicale, particulièrement chez ceux qui souffrent d’une blessure ou d’une maladie chronique qui ne se voit pas.

Les nouveaux vétérans, qui quittent une vie militaire axée sur les opérations et souvent stimulante pour passer à un style de vie stable et à un quotidien répétitif, peuvent se sentir enveloppés dans un manteau de brume. Ayant été appelés à vivre des situations transitoires tout au long de leur carrière militaire, ils sont nombreux à se chercher un nouveau lieu pour vivre et une nouvelle collectivité dans laquelle ils pourront créer des liens, et à s’enraciner dans un endroit plutôt qu’à déménager fréquemment, comme ils avaient l’habitude de le faire lorsqu’ils étaient en service. Certains facteurs interviennent dans la décision de déménager après la carrière militaire, comme la nécessité de vivre en milieu urbain pour que le conjoint ou la conjointe puisse se trouver un emploi, d’obtenir des soins médicaux spécialisés ou de participer à un programme de formation choisi. Dans de telles circonstances, le déménagement exacerbe le sentiment d’isolement que bon nombre de vétérans ressentent. Les vétérans se détachent de plus en plus des membres en service actif et des bases des FAC, qui forment un milieu où ils pouvaient au besoin faire appel à des personnes avec qui ils ont établi des liens. De plus, les études qui portent sur les vétérans canadiens ont permis de conclure que la vie avant la carrière militaire et la vie après la carrière militaire présentent souvent des aspects contradictoires difficiles à concilier6, ce qui a pour effet d’accentuer le sentiment de trouble vécu durant le passage à la vie civile et l’incidence du passage au statut de vétéran.

Photo de la Légion royale canadienne DSC _7471

Cavaliers de la Légion royale canadienne sur le point de se mettre en route.

À l’idée de la nécessité d’endosser une nouvelle identité à titre de vétéran se mêle le concept de la « transition réussie » en soi. Ce qui fonctionne pour un militaire ne fonctionnera pas nécessairement pour un autre. Des études effectuées récemment ont permis de découvrir un écart important entre le nombre de militaires ayant indiqué qu’ils avaient eu de la difficulté à s’adapter à leur nouvelle vie, qui représentait en fait presque 38 p. cent de l’ensemble7, et le nombre indiqué dans l’étude susmentionnée menée par Anciens Combattants Canada, qui représentait 25 p. cent de l’ensemble8. En outre, certains chercheurs ont posé comme principe qu’il n’existe pas de définition uniformisée mesurable de ce qui constitue une transition réussie de la vie militaire à la vie civile9. Le nombre annuel de militaires qui obtiennent leur libération des FAC s’élevant à 5 000 environ, il faut s’attendre à ce que 1 900 des nouveaux retraités aient des difficultés à s’adapter à la vie civile pour une raison ou pour une autre, ce qui signifie que le degré de réussite varie après la vie militaire. Chaque militaire qui prend sa retraite doit accepter l’idée qu’il se fait de ce qui l’attend en tant que vétéran et le chemin qu’il prendra pour endosser sa nouvelle identité. Il y aurait lieu d’entreprendre de nouvelles recherches spécifiquement sur l’identité des vétérans canadiens et plus particulièrement sur l’incidence du passage à la vie civile dans le cas des militaires libérés pour raison médicale. Contrairement aux membres des professions autres que la profession des armes, qui une fois à la retraite ont le statut d’ancien professeur, policier ou médecin, les anciens militaires se font appeler vétérans, peu importe la profession qu’ils exerçaient lorsqu’ils étaient en service actif. Qu’un militaire ait été plombier, pilote ou conducteur de char, le terme vétéran lui est fièrement attribué, comme à tous les anciens militaires, mais les vétérans sont nombreux à être peu enclins à accepter les implications qui découlent de leur nouveau statut.

Darryl Cathcart s’est enrôlé dans l’Armée canadienne à titre de soldat au sein du Royal Canadian Regiment et il a pris sa retraite en tant qu’officier supérieur. À l’heure actuelle, il fait sa maîtrise en éducation à l’Université Queen’s et s’intéresse particulièrement à l’éducation des adultes et au leadership. Sa recherche porte sur le processus individuel de prise de décisions lié à un changement de carrière obligatoire qui survient dans la quarantaine. Durant son service militaire, Darryl a été affecté à des missions à l’étranger, soit dans les Balkans à deux reprises, au Kosovo et en Afghanistan. Il a obtenu un baccalauréat avec distinction du Collège militaire royal, un diplôme de l’École de guerre expéditionnaire du Corps des Marines des États-Unis (United States Marine Corps Expeditionary Warfare School) et un diplôme du Programme de commandement et d’état-major interarmées du Collège des Forces canadiennes.

Photo de la Légion royale canadienne DSC_3915

Équipe du relais Sans limites Afghanistan de la Légion royale canadienne.

Notes

  1. Légion royale canadienne, L’adhésion, ça compte!, printemps/été, 2015, à l’adresse http://www.legion.ca/uploads/2015/04/MEMBERSHIP-MATTERS-March-2015-_Fre.pdf.
  2. Bureau de l’ombudsman des vétérans, Soutien aux familles militaires en transition : l’examen, Ottawa, gouvernement du Canada, 2016.
  3. Jim Thompson, Mary Beth MacLean, Linda Van Til, Jill Sweet, Alain Poirier, David Pedlar, Jonathan Adams, Vaugh Horton, Kerry Sudom et Catherine Campbell, Survey on Transition to Civilian Life : Report on Regular Force Veterans, Ottawa, Direction de la recherche, Anciens Combattants Canada et Directeur général – Recherche et analyse (Personnel militaire), 2011, p. 8.
  4. Timothy Black et Chiara Papile, « Making it on civvy street : An online survey of Canadian veterans in transition », dans Revue canadienne de counseling et de psychothérapie, vol. 44, no 4, 2010, p. 383-401.
  5. Kevin Rose, Ann Herd et Stephanie Palacio, « Organizational Citizenship behaviour : An exploration of one aspect of cultural adjustment faced by U.S. Army soldiers transitioning from military to civilian careers », dans Advances in Developing Human Resources, vol. 19, no 1, 2017, p. 14-24.
  6. Susan L. Ray et K. Heaslip, « Canadian military transitioning to civilian life : a discussion paper », dans Journal of Psychiatric and Mental Health Nursing, vol. 18, no 3, 2011, p. 198-204.
  7. Black et Papile, p. 383.
  8. Thompson et coll., p. 8.
  9. Mary Beth MacLean, Linda Van Til, Jim Thompson, Jill Sweet, Alain Poirier, Kerry Sudom et David Pedlar, « Postmilitary adjustment to civilian life : Potential risks as protective factors », dans American Physical Therapy Association, vol. 94, no 8, 2014, p. 1187.