ÉTUDE CRITIQUE DE LIVRES

Couverture de l’ouvrage

Phil Kelly, Classical Geopolitics: A New Analytical Model, Stanford, CA, Stanford University Press, 2016.

Couverture de l’ouvrage

Tim Marshall, Prisoners of Geography: Ten Maps That Tell You Everything You Need to Know About Global Politics, London, Elliott and Thompson, 2015.

Couverture de l’ouvrage

Robert D. Kaplan, La revanche de la géographie : ce que les cartes nous disent des conflits à venir, Paris, Les Éditions du Toucan, 2014.

Couverture de l’ouvrage

Admiral James Stavridis, USN (à la retraite), Sea Power: The History and Geopolitics of the World’s Oceans, New York, Penguin Press, 2017.

La géopolitique

par Bill Bentley

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La géopolitique, à titre de discipline universitaire distincte d’autres modèles et théories associés aux relations internationales, pourrait découler de deux grands courants qui remontent au début du XXe siècle. Le premier, d’après les travaux de deux Allemands, Freidrich Ratzel et Rudolf Kjellen, reflétait un intérêt germanique pour de supposées lois scientifiques qui régissaient la survie de l’État dans un système international concurrentiel. Cette approche a inévitablement conduit les nazis à accepter qu’il était légitime de prendre aux États plus faibles leur « milieu de vie » (lebensraum) dans la perspective de maximiser la puissance et la croissance de son propre État. Le deuxième courant, mis de l’avant par l’Admiral Alfred Mahan (un Américain), Halford Mackinder (un Britannique) et Nicholas Spykman (un Hollando-Américain), décrit l’emplacement géographique des États et des régions comme un élément qui conditionne les affaires étrangères sans nécessairement les dicter. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’approche de l’Allemagne était entièrement discréditée et l’approche anglo-américaine, largement éclipsée par des théories réalistes, et subséquemment des théories néoréalistes, des relations internationales.

Phil Kelly est professeur de sciences politiques à l’Emporia State University. Dans Classical Geopolitics, il tente de redorer l’image de la géopolitique en tant que discipline. Il entend bâtir un modèle pour démontrer l’utilité de la géopolitique en qualité de théorie viable applicable aux relations internationales. Après avoir examiné les travaux de plusieurs théoriciens géopolitiques de l’après Seconde Guerre mondiale, il fournit ce qu’il appelle une définition « de consensus » : la géopolitique est l’étude des incidences ou de l’influence de certaines positions et caractéristiques géographiques et de l’emplacement de régions, d’États et de ressources, en plus de données sur la topographie, le climat, la taille et la forme des États, de la démographie et de certains éléments culturels, qui influent sur les politiques étrangères et les actions des États et les aident à gouverner. Kelly traite de 60 concepts associés à son modèle géopolitique. La plupart des lecteurs connaissent bien certains de ces concepts, notamment les passages obligés, les États tampons et les voies maritimes de communication. D’autres concepts sont moins connus : espaces d’actions, damiers, droit fluvial et zones d’instabilité (shatterbelts). Considérés dans leur ensemble, ces concepts constituent toutefois un cadre théorique raisonnablement convaincant qui permet d’élaborer de nouvelles hypothèses. Classical Geopolitics est un traité de fond sur la question et ses liens avec la théorie réaliste en matière de relations internationales. Cet ouvrage est d’une utilité considérable aux spécialistes du domaine, mais il est moins pertinent pour les étudiants et les praticiens de la grande stratégie, de la stratégie militaire et des politiques étrangères, qui s’intéressent davantage aux manifestations concrètes de la théorie sous-jacente.

Les trois autres livres, par Kaplan, Marshall et Stavridis respectivement, s’inscrivent bien dans le cadre établi par Kelly, mais ils portent particulièrement sur le monde contemporain. Robert Kaplan et Tim Marshall sont tous deux des journalistes chevronnés; le premier est Américain, le deuxième, Britannique. Kaplan, mieux connu, est l’auteur de treize autres ouvrages, dont deux en particulier se distinguent : Monsoon: The Indian Ocean and the Future of American Power et Balkan Ghosts: A Journey Through History. L’Admiral James Stavridis (à la retraite), de la United States Navy (USN), est un amiral quatre étoiles qui possède une vaste expérience opérationnelle, notamment auprès de l’OTAN, à titre de Commandant suprême des Forces alliées en Europe (SACEUR). Il est le seul officier de marine à avoir occupé ce poste. Il possède également un doctorat et est l’actuel doyen de la Fletcher School of Law and Diplomacy de l’Université Tufts.

Le livre de Tim Marshall est sans aucun doute le plus simple des trois; les dix cartes qu’il a choisies pour expliquer son point de vue sur le monde n’ont rien d’étonnant. Il commence par la Russie, la Chine et les États-Unis et traite ensuite des cartes réunies de l’Europe de l’Ouest, de l’Afrique, du Moyen-Orient, de l’Inde et du Pakistan, de la Corée et du Japon et de l’Amérique latine, pour terminer avec l’Arctique. Marshall nous rappelle judicieusement que différents facteurs qui ont été les moteurs de la mondialisation, tels qu’Internet, les déplacements par avion, l’espace et la circulation mondiale des fonds, ont tous dérogé aux règles d’or de la géographie. En dernière analyse, toutefois, la géographie et l’histoire de l’établissement des nations au sein de cette géographie demeurent essentielles à notre compréhension du monde d’aujourd’hui et de demain. Tous les autres auteurs étudiés ici seraient entièrement d’accord avec ce point de vue.

Robert Kaplan structure son livre de manière bien différente de Marshall, car son travail est davantage axé, comme il l’écrit, sur « […] ce que les cartes nous disent des conflits à venir. » Son livre compte trois parties. La première est une analyse de la littérature géopolitique, particulièrement des théories classiques de Mackinder, de Spykman et de Mahan. Mackinder soutient que celui qui contrôle le Heartland, c’est-à-dire l’Eurasie, pourrait contrôler le monde. Spykman, inversement, affirme plutôt que c’est le contrôle du Rimland entourant l’Eurasie qui prévaudrait. En intégrant à son argument la thèse du commandement de la mer de Mahan, Spykman était convaincu que les États-Unis pourraient maintenir la dominance sur le monde.

Dans la deuxième partie de son ouvrage, Kaplan traite des régions géopolitiques qui sont pour lui les plus préoccupantes : la Russie, la Chine, l’Inde, l’Iran et la Turquie. Au moment où Kaplan écrivait son livre, en 2012, la Corée était un joueur beaucoup moins important en termes de menace potentielle comparativement à ce qu’elle est devenue en 2017, et l’auteur s’y attarde peu. Manifestement, l’Arctique n’était pas perçu comme une source de conflit imminent à l’époque, et l’auteur n’en fait aucune mention. Fait important, l’Admiral Stavridis, dans le livre qu’il a publié en 2017, s’intéresse beaucoup à ces deux régions.

Dans la troisième partie (sur la destinée de l’Amérique), La revanche de la géographie prend une tournure étonnante et se termine par un chapitre intitulé « Braudel, le Mexique et la vision stratégique ». Kaplan va directement à l’encontre de toute proposition antérieure de construire un « mur », en affirmant qu’il est plus important de régler les problèmes du Mexique que ceux de l’Afghanistan et de l’Iraq. Il conclut sa thèse globale en affirmant simplement que les États-Unis doivent constituer une puissance équilibrante en Eurasie et une puissance unificatrice en Amérique du Nord. Plus précisément, le Mexique doit tenir un rôle central dans toute grande stratégie décidée par les États-Unis.

Le livre de l’Admiral Stavridis est un ouvrage d’actualité stimulant réalisé par un officier de marine d’une intelligence et d’une érudition supérieures. Mahanien convaincu, l’auteur nous fait parcourir tous les océans et grandes mers – océans Pacifique, Atlantique, Indien, mer Méditerranée, mer de Chine méridionale et mer des Caraïbes. Cet officier de la marine qui a passé toute sa vie adulte en mer glisse subtilement dans son récit des parcelles de ses expériences personnelles sur chaque océan et chaque mer, depuis l’époque où il était aspirant de marine à la Naval Academy d’Annapolis jusqu’à son travail de commandant « quatre étoiles » au Commandement du Sud. De toute évidence, Stavridis s’est beaucoup investi dans Sea Power, qui reflète son amour de la mer, de l’USN, de son pays et bien entendu, ses préoccupations pour tous les habitants de la terre.

Davantage intéressé par l’évaluation des possibilités et des menaces qui existent dans les océans et autour, pour les responsables des politiques et les géostratégistes, tant militaires que civils, Stavridis aborde la plupart des grandes batailles navales et des voyages d’exploration. Ces évaluations, toujours équilibrées, ne sont jamais belliqueuses ou militaristes. Il demeure engagé envers le multilatéralisme et maintient son appui aux alliés traditionnels. Ses réflexions au sujet de l’océan Indien, en particulier, sont remarquables, ne serait-ce que du fait que cette région est généralement éclipsée par les événements qui se produisent dans le Pacifique, l’Atlantique et la Méditerranée. Bien entendu, comme nous le rappelle l’auteur, la région de l’océan Indien englobe le golfe Persique et ses liens essentiels avec le Moyen-Orient. Au final, Stavridis est convaincu que l’océan Indien prendra davantage d’importance, au XXIe siècle, comparativement aux trois autres. « […] et plus vite les États-Unis le comprendront, mieux on se portera. » [TCO]

L’analyse que fait l’auteur de la région de l’Arctique est particulièrement intéressante du point de vue du Canada. Il est parfaitement conscient de l’importance croissante de cette entité géopolitique – sur les plans économique, environnemental et de la sécurité. En effet, des neuf chapitres du livre, celui qui est consacré à l’Arctique est le plus long. Sans surprise, la Russie occupe une place prédominante dans son analyse; malheureusement, ce n’est pas le cas du Canada! Stavridis souligne typiquement le besoin de collaboration entre tous les membres du Conseil de l’Arctique, c’est-à-dire les membres permanents comme ceux qui ont un statut d’observateur. Quoi qu’il en soit, il conclut que dans un proche avenir, les États-Unis pourraient devoir affecter une flotte numérotée (la 9e) dans l’Arctique.

Stavridis ne se contente pas d’aborder la géopolitique des océans du monde de manière simplement descriptive. Il n’est pas hostile à la prescription; il termine chacun de ses chapitres par des politiques et des stratégies holistiques mûrement réfléchies pour permettre de composer avec l’ensemble des défis et des possibilités.

Il va sans dire que depuis quelques décennies, le sujet de la géopolitique est abordé dans bon nombre d’ouvrages et par bien des auteurs. On pense immédiatement à Harold et Margaret Sprout ainsi qu’à Henry Kissinger. Plus récemment, dans The Big Stick: The Limits of Soft Power and the Necessity of Military Force, Eliot Cohen analyse son sujet d’un point de vue largement géopolitique. Les quatre livres étudiés ici offrent toutefois une excellente base pour comprendre la question et poursuivre l’analyse à l’aide d’autres sources. Ces ouvrages suffisent pour convaincre le lecteur qu’il n’est pas nécessaire d’être un déterministe géopolitique pour comprendre l’importance vitale de la géographie. Plus nous demeurons préoccupés par l’actualité, plus les personnes et leurs choix ont de l’importance; par contre, une fois l’horizon étendu à plusieurs siècles, le rôle de la géographie est révélé dans sa pleine mesure.

Bill Bentley, MSM, CD, Ph. D., est décédé subitement plus tôt cet automne. Important collaborateur de la Revue au fil des années et véritable défendeur du perfectionnement professionnel, Bill était, à sa mort, officier supérieur d’état-major – Concepts professionnels au quartier général de l’Académie canadienne de la Défense, à Kingston, en Ontario.

Gracieuseté d’un collègue du MDN

Bill Bentley, fidèle à lui-même.