LE LEADERSHIP ET LE COMMANDEMENT

Consultation entre un officier général de l’ARC et un subordonné.

MDN, photo IS2012-2003-062, caporal-chef Marc-André Gaudreault

Un modèle de commandement équilibré

par Gordon Bennett

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Le major Gordon Bennett est officier de la logistique dans l’Armée canadienne. Il dirige actuellement le Centre d’excellence de l’Armée canadienne en matière de logistique à Borden, en Ontario, en sa qualité de conseiller principal de l’instruction en logistique de l’Armée de terre. Il est issu du milieu des affaires et détient un doctorat en administration des affaires avec concentration en affaires mondiales et en leadership. En outre, il vient de terminer le Programme de commandement et d’état-major interarmées au Collège des Forces canadiennes à Toronto (Ontario).

Introduction

Les modèles de commandement actuellement employés dans les Forces armées canadiennes (FAC) et enseignés au Collège des Forces canadiennes forment le fondement de la doctrine canadienne en matière de commandement. Le premier modèle enseigné est le modèle de Pigeau et McCann; il a été élaboré par Ross Pigeau et Carol McCann, chercheurs canadiens bien connus dans les domaines du commandement et du leadership. Ces chercheurs mettent l’accent sur la compétence, l’autorité, la responsabilité et l’intention. Le deuxième modèle appliqué dans les FAC a été conçu par David Alberts et Richard Hayes, deux chercheurs qui participent activement au programme américain de recherche sur le commandement et le contrôle; ils sont aussi connus à l’échelle internationale pour leur travail dans le domaine du commandement. Leur modèle, qui porte leurs noms, décrit une organisation dont le pouvoir est distribué à la périphérie (Power to the Edge) et qui est axée sur l’agilité, la concentration et la convergence. Le troisième modèle employé dans la doctrine canadienne du commandement est celui d’Eliot Cohen et de John Gooch. Eliot Cohen est un professeur très apprécié au niveau international et un ancien conseiller du département d’État des États-Unis, et John Gooch est professeur émérite d’histoire à l’Université de Leeds. Ces experts mettent l’accent sur l’incapacité d’apprendre, de prévoir et de s’adapter. Les stagiaires qui ont fréquenté ou qui fréquentent maintenant le Collège des Forces canadiennes ainsi que les universitaires qui s’intéressent à la recherche sur le commandement devraient bien connaître ces modèles, car les principes que sous-tendent ces derniers imprègnent la doctrine des FAC. Cependant, si nous examinons ces modèles et leurs applications de plus près, ils semblent ne pas avoir répondu à certaines questions sur la nature holistique du commandement.

But

Le présent article vise à fournir un modèle de commandement général qui cerne mieux la nature du commandement en faisant fond sur les modèles existants. Nous l’appellerons « modèle de commandement équilibré », car il établit un équilibre entre quatre composantes clés essentielles à la réussite du commandement. Le modèle s’appuiera sur les travaux ayant donné lieu aux modèles existants, mais il comportera trois différences distinctes. Tout d’abord, le modèle de commandement équilibré servira de guide aux commandants souhaitant se perfectionner ainsi qu’à leurs subalternes aspirant à devenir commandants. Ensuite, il abordera divers facteurs qui influent sur le commandement et la façon dont ceux-ci doivent être équilibrés pour produire des résultats favorables qui ne sont ni inférieurs à la norme ni dangereux. Enfin, le modèle offrira une approche holistique du commandement au lieu de porter exclusivement sur un élément particulier ou spécialisé du commandement. La présente analyse n’a pas pour objet d’infirmer les modèles actuellement utilisés, mais plutôt de présenter une gamme plus large d’applications pratiques à l’intention des commandants d’aujourd’hui.

Contexte

Afin de comprendre comment le modèle de commandement équilibré s’inscrit dans la théorie contemporaine du commandement, il convient de passer rapidement en revue la doctrine canadienne en vigueur en matière de commandement. Chacun des trois modèles actuellement employés dans le contexte de la théorie du commandement offre un point de vue différent sur le commandement, qu’il y a lieu d’examiner à des fins de comparaison et d’apprentissage. Ce survol rapide a pour objet de renseigner le lecteur sur les aspects fondamentaux de chaque modèle et de l’encourager à les étudier plus en profondeur, étant donné que chacun comporte des éléments valables.

Le modèle de Pigeau et de McCann met en lumière trois volets clés du commandement : la compétence, l’autorité et la responsabilité (CAR)1. Ces éléments sont combinés pour créer ce que ces chercheurs appellent l’« enveloppe équilibrée du commandement ». Si l’autorité, la responsabilité et la compétence sont élevées, Pigeau et McCann font valoir que le commandement sera efficace. Si ces trois composantes ne sont pas harmonisées, cela entraînera un commandement dangereux ou incompétent.

Dans ce modèle, la compétence comporte des volets physique, intellectuel, émotif et interpersonnel. L’autorité est à la fois juridique et personnelle, et la responsabilité fait intervenir des compétences de commandement intrinsèques et extrinsèques. La responsabilité permet alors divers degrés de commandement de mission et l’application de l’intention sans que soit défini un niveau optimal de commandement de mission.

Le modèle d’Alberts et de Hayes envisage le commandement comme une série de systèmes2 qu’il définit par les termes agilité, concentration et convergence. En l’occurrence, l’agilité correspond à la souplesse dans tout le spectre des opérations. La concentration est la capacité d’un commandant de percevoir la situation dans son ensemble et d’orienter ses efforts vers le but visé, au moyen du commandement de mission – il y a là un lien direct avec la stratégie de l’Armée de terre intitulée Engagés vers l’avant3. Par « convergence », les acteurs définissent les résultats à mesure que la situation évolue. Dans ce modèle, l’organisation idéale emploie le commandement en attribuant beaucoup de droits, en diffusant largement l’information et en ne restreignant pas les interactions. Ces éléments sont ensuite intégrés dans une organisation qui distribue le pouvoir à la périphérie et qui vise à employer un commandement décentralisé afin de réagir avec souplesse à toute une gamme de situations complexes. Ce modèle met fortement l’accent sur l’information et la décentralisation.

Le modèle de Cohen et de Gooch examine les incapacités4, à savoir l’incapacité d’apprendre, l’incapacité de prévoir et l’incapacité de s’adapter. Les chercheurs analysent ensuite les échecs du commandement par rapport à ces trois incapacités, du niveau stratégique au niveau tactique, afin de déterminer comment le commandant aurait dû agir dans une situation donnée.

Chacun de ces modèles de commandement présente le commandement sous une perspective propre qui peut être utile dans diverses circonstances. Cependant, ces modèles ne répondent pas à plusieurs questions de fond. Si ces modèles étaient employés exclusivement comme outils doctrinaux, les questions suivantes se poseraient encore :

Que devraient faire les FAC pour former les futurs commandants?

Ces modèles réunissent-ils tous les éléments nécessaires pour faire d’un militaire un commandant qualifié?

Existe-t-il un système plus vaste et plus complexe faisant d’un commandant un chef à tous les égards?

Comment devrait-on établir un équilibre entre les divers facteurs du commandement à différents niveaux de commandement?

Le modèle de commandement équilibré présenté ici répond à ces questions et met en lumière une approche plus inclusive du commandement en s’appuyant sur les atouts des modèles mentionnés plus haut. Ce modèle aidera les praticiens, tant les supérieurs que leurs subalternes, à se perfectionner pour commander de petites organisations tactiques et à progresser au point de pouvoir commander l’institution tout entière.

Le modèle de commandement équilibré

Le modèle de commandement équilibré détermine les éléments qui créent et soutiennent les commandants et il fait voir comment ces éléments prennent de l’ampleur à mesure que les commandants passent d’un poste de commandement de niveau hiérarchique inférieur au poste de commandant de toute l’institution.

Ce modèle comprend quatre composantes. La première est constituée des éléments contrôlés à l’interne et illustrés par les quatre losanges. La deuxième est représentée par les quatre flèches noires faisant voir que le commandant est tourné vers les intervenants externes (concentration). La troisième est la circulation des communications et la réponse qui leur est donnée, ce qui équivaut à un flux interne et externe combiné à la synthèse de l’information et à l’apprentissage. Enfin, le commandement n’est pas complet sans la quatrième composante, soit celle de la responsabilité. Les anneaux de couleur vont du commandement tactique de niveau inférieur au commandement institutionnel à l’extérieur, à mesure que les capacités du commandant s’accroissent par l’instruction et l’expérience, en équilibre avec les autres facteurs.

Le modèle de commandement équilibré est conçu pour intégrer les caractéristiques essentielles des commandants efficaces. Comme le soulignaient Alberts et Hayes, il importe que le modèle conceptuel soit simple si l’on veut qu’il soit efficacement appliqué5. Le modèle de commandement équilibré répond à ce critère.

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Figure 1 – Le modèle de commandement équilibré.

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Importance de l’équilibre

On ne saurait trop insister sur l’importance de l’équilibre au sein du commandement; or, c’est un concept qui n’a pas encore été intégré aux théories contemporaines du commandement. Les commandants qui manifestent de solides qualités dans un domaine ne sont peut-être pas aptes à commander aux niveaux supérieurs si leur approche n’est pas équilibrée. Un commandant expert tacticien qui ne possède pas les qualités personnelles voulues ou la capacité de synthétiser les renseignements dans des environnements de plus en plus complexes n’est pas qualifié pour assumer le commandement à un niveau supérieur.

La pensée asiatique – confucéenne, en particulier – relative à l’équilibre influe sur l’élaboration du présent modèle6. Les praticiens ne possédant ne serait-ce que des notions limitées sur la pensée asiatique concernant l’harmonie et l’équilibre trouveront des thèmes semblables au cœur du présent modèle. L’auteur encourage les lecteurs à parcourir des ouvrages sur les leaders asiatiques qui se fondent sur l’équilibre, et à acquérir ainsi un point de vue plus large sur l’équilibre du commandement.

Les méthodes actuellement employées pour choisir les commandants au moyen de comités de planification de la relève supposent généralement la recherche d’un équilibre; pourtant, on peut soutenir que ces méthodes ne permettent pas d’officialiser souvent, d’ajuster chaque année, ou de créer une doctrine approfondie concernant les caractéristiques nécessaires, encore moins sur les éléments avec lesquels les équilibrer. Les méthodes et les critères actuels de sélection peuvent varier d’une année ou d’une armée à l’autre, ou différer d’un groupe professionnel à l’autre.

Au Canada, le système des rapports d’appréciation du personnel (RAP) permet d’examiner certains des facteurs personnels en vue des promotions. Grâce au modèle de commandement équilibré, on peut mieux cerner les éléments nécessaires pour occuper un poste de commandement, éléments qui pourraient fort bien différer de ceux qui servent à attribuer les promotions. Ce modèle peut servir de fondement à la planification de la relève quand l’état-major supérieur sélectionne les commandants, étant donné qu’il permet d’officialiser et de normaliser les éléments essentiels aux commandants, au lieu d’exiger la définition annuelle de critères qui changent d’une fois à l’autre. L’établissement d’un équilibre entre les quatre volets du modèle peut aider à mieux choisir les futurs commandants.

Dans leur modélisation du commandement et du contrôle, Alberts et Hayes mettent en lumière les éléments qualitatifs du commandement7. Le modèle équilibré de commandement suppose que l’on recherche la qualité dans tous les aspects du commandement, qu’ils soient autodirigés ou projetés vers l’extérieur. Dans ce modèle, la qualité est engendrée par l’accent mis sur les capacités personnelles du commandant et la contribution de l’institution, laquelle est conçue pour perfectionner le commandant. C’est la personne qui parfait ses compétences en vue d’accéder à un poste de commandant; l’institution favorise ce perfectionnement en indiquant aux futurs commandants ce que l’on attendra d’eux dans un poste de commandement, de même qu’en fournissant de l’instruction aux commandants en poste et aux futurs commandants ainsi que des occasions de mettre en pratique leurs compétences. Ces occasions donnent lieu à l’acquisition d’une expérience pratique, comme l’illustre la figure 2.

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Figure 2 – Interaction entre l’institution et la personne.

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Facteurs internes

Les facteurs internes forment le cœur du modèle, sur lequel les autres éléments doivent reposer. Ils sont fonction des qualités personnelles du commandant. Sans une solide base personnelle, le commandement s’effondrerait tout simplement. Les caractéristiques internes subissent l’influence directe du commandant; elles sont contrôlées par lui, mais elles sont dynamisées par l’institution qui aide à les façonner et à les développer. Ces facteurs personnels comprennent l’éthique et les valeurs, la compétence, les attributs personnels ainsi que l’art de diriger et l’intention.

L’éthique et les valeurs sont influencées par la société, la culture, la primauté du droit et les normes institutionnelles, mais elles sont intérieurement contrôlées par le commandant. Celui-ci peut choisir de respecter l’éthique et les valeurs comme les normes l’exigent, ou à un niveau supérieur ou inférieur à ces dernières. Si le commandant décide de ne pas adhérer rigoureusement aux normes, il en résultera un commandement dangereux, même si le commandant en question adhère à tous les autres éléments du modèle à un niveau supérieur. L’équilibre est donc nécessaire. Faute de fondement éthique et de valeurs bien ancrées, le commandant supérieur ne peut pas exercer ses responsabilités sans risquer d’entraîner des conséquences négatives et de prendre des décisions de commandement dangereuses. Le général vietnamien Giáp épousait des valeurs communistes à un niveau profond et il les faisait respecter par d’autres. L’Occident ne partageait pas ses valeurs et les normes organisationnelles existantes, contrairement à ses supérieurs qui, eux, lui ont confié un grand nombre de responsabilités et de pouvoirs.

La compétence est issue de l’instruction, de l’expérience et de talents innés. Ces éléments sont en équilibre avec l’attribut personnel qu’est la capacité d’apprendre et ils aident à former une réaction au flux de l’information, dont il sera question plus loin. Sans la compétence, les éléments tournés vers l’extérieur, à savoir le leadership, l’autorité, la délégation de pouvoirs et le recours à des spécialistes auxquels on confie des responsabilités, ne peuvent fonctionner. Comme dans le cas des autres facteurs fondamentaux, le degré de compétence d’un commandant limite le niveau de commandement qu’il peut exercer efficacement.

Les attributs personnels comprennent ce qui suit : l’intelligence émotionnelle, la maîtrise de soi, la perspicacité, l’humilité dans l’exercice du commandement, le sens de l’équité, l’empathie, l’intelligence sociale, les habitudes d’apprentissage, l’intelligence pure et simple et la capacité du commandant à jouer le rôle que l’organisation lui a confié selon sa culture. Ces éléments sont traités de façon approfondie dans d’autres ouvrages, car le sujet est trop vaste pour être étudié ici. Par conséquent, cette liste ne sera abordée que brièvement dans le présent article.

L’art de diriger et l’intention figurent dans le modèle comme des éléments clés de la nature personnelle du commandant. La mesure dans laquelle un commandant communique son intention peut varier d’un commandant à l’autre. La notion d’intention englobe le degré auquel le commandant s’attend à ce que son intention implicite soit comprise, la mesure dans laquelle l’intention explicite est nécessaire et l’équilibre entre les deux. Le commandement de mission reposera sur la façon dont l’intention implicite et l’intention explicite seront exprimées et reçues, d’où la composante de l’art de diriger8. Les commandants qui mettent à profit les facteurs personnels pour communiquer leur intention et former ainsi une culture axée sur la compréhension commune réussiront plus facilement à assumer le commandement de mission. La doctrine de l’armée de terre américaine sur l’intention et l’art de diriger énonce ce qui suit : « il s’agit de l’exercice de l’autorité et de l’art de diriger par le commandant qui se sert d’ordres de mission pour permettre une initiative disciplinée dans les limites de l’intention du commandant, de manière à habiliter des leaders qui font preuve de souplesse et qui sont capables de s’adapter à mener des opérations terrestres unifiées »9 [TCO]. L’art de diriger est nécessaire pour déléguer des fonctions, exercer le leadership et utiliser des spécialistes, et il dépend de la capacité de recueillir des renseignements et d’agir en conséquence en recourant aux autres facteurs personnels pour les filtrer et réagir selon l’évolution de la situation.

Chronicle/Alamy, photo G39JBE

Le Feldmarschall Erwin Rommel (à gauche) avec quelques-uns de ses subordonnés de l’Afrika Korps, dans le désert nord-africain.

Les facteurs internes doivent être en équilibre afin de créer un contexte de commandement efficace. Si un commandant possède une grande compétence mais un faible sens de l’éthique, par exemple, il risque d’engendrer une situation de commandement dangereuse en prenant des mesures non harmonisées avec la culture de la société ou de l’institution, ce qui ternirait la réputation de l’organisation et risquerait d’entraîner un échec au niveau opérationnel, même si des victoires tactiques étaient remportées. Les commandants qui ont eu recours à la torture au cours de la bataille d’Alger faisaient partie de cette catégorie. Les actions de Rommel en Afrique du Nord ont tout d’abord été couronnées de succès en raison de sa compétence tactique à court terme. Hitler l’a porté aux nues à cause de ses attributs personnels et des succès qu’il avait remportés auparavant en recourant à sa compétence tactique. Cependant, son image de « vedette » n’était pas en équilibre avec le recours aux spécialistes, et c’est ainsi qu’il a mal utilisé son autorité pour poursuivre les Alliés à l’encontre des directives et des conseils fournis par les autorités supérieures. Le déséquilibre entre les attributs personnels propres à Rommel, vantés par Hitler lui-même, et les éléments externes relatifs à l’utilisation de spécialistes et de l’autorité a mené à l’échec du commandement10.

De même, si un commandant ne peut pas exprimer clairement ses ordres ou son intention, ses subalternes ne sauront pas comment agir, autrement qu’en suivant leur propre perception de la situation, bien qu’ayant à leur tête un commandant compétent sur le plan technique et possédant de solides attributs personnels. En l’absence d’une intention clairement exprimée, les subalternes prendront des décisions d’eux-mêmes, au risque de ne pas comprendre la situation au niveau supérieur, ou encore toute l’organisation s’immobilisera.

Afin d’éviter les conflits internes avec les subalternes, le commandant se doit de recourir judicieusement à ses attributs personnels. Si le commandant est arrogant ou s’il est incapable de faire preuve d’intelligence émotionnelle ou d’entregent, il engendrera des frictions inutiles, la méfiance s’installera entre lui et ses subalternes, ceux-ci finiront par éprouver du mépris pour le commandant et par ne pas lui donner leur appui, ou ils se limiteront à suivre ses ordres « à la lettre », sans plus.

Cet équilibre entre les quatre facteurs personnels internes est essentiel à la réussite du commandement. Si le commandant ne comprend pas la nécessité de l’équilibre entre les facteurs internes, plusieurs problèmes risquent de surgir, notamment les suivants : une situation de commandement dangereuse; l’inaction quand l’action s’impose; l’adoption de mesures par des subalternes ne bénéficiant pas d’une image globale de la situation; le mépris pour les ordres, voire la mutinerie.

En outre, il faut un équilibre entre les facteurs internes et les trois autres éléments du modèle. Par exemple, le statut de « vedette » d’un commandant peut être avantageux aux fins de la propagande ou des messages s’il existe un équilibre entre lui et les trois autres éléments du modèle. Faute d’un tel équilibre, le commandant et la chaîne de commandement risquent de se heurter à d’importants problèmes ultérieurement sous la forme d’erreurs de jugement au niveau opérationnel ou d’un appareil de commandement en marge ou dangereux illustré jusqu’à un certain point par l’exemple de Rommel cité plus haut.

Apprentissage, adaptation et rôle de l’information

L’apprentissage et l’adaptation forment le pont entre l’information, la communication et les attributs personnels du commandant. Le cheminement de l’information est bilatéral, en ce sens que le commandant diffuse des renseignements et que des sources externes et internes en recueillent. À mesure que de nouveaux éléments d’information sont réunis, le commandant doit les assimiler soit en les décodant, soit en leur donnant suite, soit en les rejetant. Pour décoder et comprendre les renseignements ou les rejeter, il faut des qualités personnelles, telles que la compétence, qui peuvent être renforcées par l’expérience. Une fois les éléments d’information décodés, le commandant doit en apprendre l’importance, adapter ses décisions en conséquence, puis communiquer son plan d’action et son intention dans ses ordres.

Le processus consistant à recueillir des renseignements, à apprendre, à s’adapter puis à agir s’apparente à la méthode décisionnelle américaine connue sous le nom de « boucle OODA » (observation, orientation, décision, action) dans le contexte des situations tactiques. Cependant, au niveau stratégique, ou quand on songe à l’approvisionnement ou à la planification à long terme, la rapidité du processus décisionnel n’est pas aussi primordiale que la nécessité de comprendre l’information et d’apprendre en vue de s’adapter à long terme. La nécessité de la rapidité, à un niveau particulier, diffère de ce que prévoit la boucle OODA, mais un praticien peut facilement intégrer cette dernière au modèle, car elle concerne le commandement. Une validation plus poussée de la similitude entre les composantes du modèle et la boucle OODA est un aspect qu’il y aurait lieu d’examiner plus en profondeur, mais cela dépasse la portée du présent article. On pourrait faire valoir que le général Giáp a utilisé un cycle décisionnel à court terme semblable à la boucle OODA, tout en se servant d’un cycle décisionnel à plus long terme pendant la mise sur pied ses forces. Il avait appris de quelle façon agissaient les Japonais et les Français et il a réagi rapidement en appliquant les méthodes liées à la boucle OODA. Toutefois, il a cherché parallèlement à acquérir la légitimité à long terme de concert avec Ho Chi Minh, tout d’abord avec l’OSS et les Chinois. Ses interventions tactiques contre les Japonais et les Français ressemblaient à ce que préconisait la boucle OODA, tandis que sa planification à long terme en tant que commandant aux niveaux opérationnel et stratégique s’apparentait davantage à la perspective à long terme du modèle de commandement équilibré, en ce sens que la mise sur pied des forces et les victoires stratégiques ont exigé beaucoup plus de temps que les interventions tactiques et qu’elles ont nécessité un degré plus élevé de patience et de persistance. Cet exemple illustre fort bien en quoi consistent l’apprentissage et l’adaptation, l’art de diriger et l’intention qui forment un équilibre avec les attributs personnels.

World History Archive/Alamy, photo F7NRKY

Le général Võ Nguyên Giáp et ses subordonnés lors d’une séance de planification.

L’apprentissage est nourri par l’information et la communication, et les comportements s’adaptent ensuite en conséquence. Le perfectionnement professionnel et l’instruction sont conçus pour améliorer les facteurs personnels, y compris la compétence, l’éthique, la communication et les attributs personnels.

L’apprentissage et l’adaptation en fonction des renseignements existants sont essentiels. Un commandant qui suit une démarche mal équilibrée ne réussit ni à recueillir ni à synthétiser les renseignements en question, ni à s’adapter à une situation donnée à la lumière de l’information dont il dispose. Même si le commandant manifeste de façon équilibrée les qualités intérieures voulues, plusieurs résultats problématiques surgiront encore s’il ne sait pas comment filtrer l’information et en gérer le cheminement interne et externe, comment réagir de la bonne façon et comment distinguer ce qui est vital et essentiel de ce qui n’a pas d’importance. Cela entraîne d’abord une situation de commandement dangereuse lorsque le commandant n’est pas en mesure ou refuse d’accepter ou d’analyser des renseignements de sources internes et externes. Une situation de commandement dangereuse se produit également si le commandant refuse d’apprendre et de s’adapter11. L’adaptation va à l’encontre de la mentalité de celui qui agit en fonction de ce qui « s’est passé l’an dernier ». Dans ce cas, l’adaptation s’apparente au modèle de Cohen et de Gooch.

Par ailleurs, le commandant peut crouler sous le poids d’abondantes quantités de renseignements, au point de ne plus pouvoir les filtrer et les synthétiser; il entre alors dans une sorte de paralysie décisionnelle ou il prend des décisions en se fondant uniquement sur un groupe de données gérables. Une surcharge d’informations pourrait aussi plonger un commandant inexpérimenté dans un état de panique, ce que la force ennemie pourrait exploiter12. Cela peut également mener à la paralysie décisionnelle ou à une demande continue d’explications supplémentaires adressée au quartier général supérieur (demander d’autre renseignement ou espérer que quelqu’un d’autre se charge du problème). La surcharge informationnelle est en train de devenir un problème important. En effet, les progrès de la technologie entraînent des difficultés de filtrage des renseignements ou des retards parce que l’on attend toujours de meilleures informations13. Il devient de plus en plus difficile pour le commandant de gérer et de synthétiser le flux d’informations, mais ces fonctions sont nécessaires. Comme d’autres auteurs mènent des recherches sur ce problème, cet aspect ne sera pas traité en détail ici.

Au chapitre de l’information, le troisième risque est celui que l’on court à compliquer la situation à l’excès. La capacité d’examiner une situation complexe, de la décortiquer en ses diverses composantes, de s’attaquer à chacune de ces dernières, puis de reconstituer la situation en formulant une réponse globale adaptée, avant de communiquer celle-ci, voilà qui constitue tout un défi. Ce travail se situe à l’extrémité opposée du spectre de la paralysie analytique ou des problèmes de filtrage. La façon dont le commandant doit savoir recueillir et traiter l’information, puis fournir une réponse judicieuse et adaptée ferait l’objet d’un document de recherche en soi, car il existe une multitude de moyens d’y arriver. Faute d’espace, ces moyens et les restrictions connexes ne seront pas expliqués de façon exhaustive dans le présent article14.

Des commandants ont réussi à trouver l’équilibre entre l’information, l’apprentissage et l’adaptation; mentionnons ici le commandant des forces insurgées au Vietnam, le général Giáp, les commandants britanniques en Malaisie dans les années 1950, la campagne de désinformation menée contre les Allemands avant le jour J, et le général Schwarzkopf pendant l’opération Desert Storm.

Département de la Défense des États-Unis, photo 810475-H-AA047-100

Le général H. Norman Schwarzkopf (à gauche) et des subordonnés lors de l’opération Desert Shield, le 1er avril 1992.

Responsabilité et niveaux de commandement

Quiconque occupe un poste de commandement doit avoir reçu des responsabilités. Sans mandat défini dans les limites de son niveau de commandement particulier, le commandant risque de devenir un commandant dangereux. Laisser un commandant sans une description de ses responsabilités équivaut essentiellement, pour un État, à lui laisser carte blanche. Les responsabilités augmentent au fil du temps, à mesure que le commandant subalterne manifeste les atouts personnels nécessaires pour progresser et fait preuve d’une capacité de synthétiser les facteurs et les influences orientés vers l’extérieur.

L’apprentissage du commandement commence à un niveau hiérarchique inférieur, soit celui du peloton ou d’une unité équivalente dans le cas des officiers. À mesure que cet officier acquiert de l’expérience et suit de l’instruction, il se voit confier des responsabilités de plus en plus grandes, à l’image du Pentagone, si l’on adopte une analogie américaine, au sein duquel les commandants franchissent les cercles concentriques que représentent les niveaux de commandement. Les qualités personnelles fondamentales de l’officier se développent également, sans pour autant dévier de sa personnalité propre. À mesure que le commandant gravit les échelons du commandement, le niveau de ses responsabilités s’accroit. Cependant, afin de former de nouveaux commandants, il faut à l’occasion faire franchir le niveau de commandement supérieur à l’officier qui exerçait le commandement au niveau immédiatement inférieur. Deux raisons expliquent cette démarche. Tout d’abord, à mesure que les commandants sont remplacés sur le champ de bataille pour diverses raisons, le commandant du niveau immédiatement inférieur doit être prêt à assumer les responsabilités de son prédécesseur. En garnison, par exemple, le commandant adjoint assume le rôle du commandant quand celui-ci s’absente ou des officiers sont mis en charge de projets particuliers pour les amener à dépasser leurs limites. Sur le champ de bataille, des remplacements de ce genre peuvent être dus aux pertes subies dans la chaîne de commandement. À titre officieux, dans les forces armées occidentales, le perfectionnement des commandants s’effectue lorsqu’on leur confie un poste temporaire à titre intérimaire ou la direction de projets spéciaux.

Pour que les commandants puissent en former d’autres, les commandants subalternes doivent assumer le commandement au prochain niveau et manifester les compétences propres à un commandant de ce niveau. Le perfectionnement d’un commandant suppose qu’on lui confie des responsabilités dépassant celles de son propre niveau de commandement. Par conséquent, les responsabilités ne correspondent pas directement à un niveau de commandement donné, mais elles s’accroissent au-delà de celles que l’officier assumait auparavant. Cet accroissement des responsabilités offre au commandant subalterne des possibilités de perfectionnement, et au commandant en poste, la chance d’évaluer son subalterne.

Au cours de l’histoire, quelques commandants subalternes se sont distingués en remportant de grands succès, mais on peut faire valoir que ce n’est pas la norme. Si l’on accorde trop de responsabilités à un commandant sans qu’il ait acquis la capacité équilibrée d’employer des éléments tournés vers l’extérieur, de synthétiser les flux d’informations ou de montrer qu’il possède un ensemble équilibré de qualités personnelles convenant au niveau de commandement visé, cela fera de lui un commandant dangereux ou incompétent. Un commandant trop inexpérimenté apprendra-t-il dans de telles circonstances? Probablement, et sans doute rapidement, mais ce raccourci risque de s’accompagner d’un coût financier et humain énorme si l’équilibre des capacités de ce commandant n’est pas présent d’emblée et qu’il n’est pas suffisant au niveau de commandement en question.

Consultation entre le commandant de l’Armée canadienne et un officier subordonné.

MDN, photo WT01-2016-0030-054, caporal-chef Malcom Byers

Éléments tournés vers l’extérieur et réussite du commandement

Les quatre sources d’influence, c’est-à-dire l’autorité, la délégation, le leadership et le pouvoir, de même que le recours aux spécialistes, sont catégorisées comme des éléments exerçant une influence sur l’extérieur, étant donné qu’elles touchent des entités extérieures. Les effets et l’emploi de ces éléments s’élargissent à mesure que le commandant est promu dans des postes aux responsabilités plus grandes. Le chef d’état-major de la défense ou un commandant d’armée assumera une gamme de fonctions plus large que le commandant d’un peloton au niveau tactique. Les commandants subalternes ont un pouvoir d’agir limité, car ils sont encore en apprentissage, et la portée tactique de leur emploi est restreinte. Les commandants d’armée ont un pouvoir d’agir sensiblement plus grand. Par conséquent, il est raisonnable de dire que l’accroissement de l’autorité correspond à une augmentation des niveaux de commandement.

Tout commandant doit posséder des pouvoirs et le sens du leadership. Idéalement, on doit adopter le modèle du leadership transformationnel15 : un commandant commence par diriger des personnes, puis il progresse jusqu’au moment où il est appelé à diriger l’institution. Le pouvoir peut être informel et formel16. Il faut aussi que des pouvoirs soient associés au poste confié à un commandant. Cette nécessité explique pourquoi les forces armées organisent des cérémonies de passation de commandement, dont l’objet est de montrer concrètement qui occupe le poste de commandement. Cependant, la capacité d’un commandant de recourir à d’autres formes de pouvoir lui permet d’assumer un commandement plus équilibré, car il est en mesure de s’adapter au contexte dans lequel il exerce ses pouvoirs en appliquant divers styles de leadership et diverses méthodes pour assurer son autorité : encore une fois, l’accent est mis sur l’équilibre.

À mesure que les commandants assument des responsabilités accrues, ils doivent aussi recourir davantage aux spécialistes. Le commandant d’un commandement interarmées misera beaucoup plus sur les conseils des services juridiques et des experts en politiques, sur l’aide d’autres ministères du gouvernement, sur des entrepreneurs et sur d’autres intervenants que le commandant d’une compagnie. Rommel a connu un échec logistique en Afrique du Nord. Cela s’explique en partie par le fait qu’il n’a pas tenu compte des conseils des autorités supérieures en matière de logistique, qui lui avaient déconseillé d’étirer autant ses lignes de communications.

De la même façon que le commandant mise sur les spécialistes, il doit recourir à la délégation des tâches et des pouvoirs. Un commandant ne peut pas commander sans subalternes; si ceux-ci sont nombreux, il doit déléguer les tâches et les pouvoirs en faisant appel à l’art de diriger et de communiquer son intention, ce qui donne lieu au commandement de mission. Un commandant qui ne sait pas déléguer finira par s’épuiser ou sera inefficace. La délégation nécessite un suivi, lequel s’accompagne d’une délégation de l’autorité et des responsabilités17.

Enfin, l’autorité doit être équilibrée avec l’emploi de la délégation et des pouvoirs ainsi que le recours aux spécialistes. Sans autorité, les spécialistes hésitent à agir. Sans autorité, le commandant ne peut pas vraiment donner des ordres à ses subalternes ou déléguer des tâches, car il n’existe alors aucun autre moyen que la force personnelle pour assurer le suivi des tâches attribuées ou pour assurer le respect de la discipline et l’exécution des tâches. La délégation de l’autorité officielle par une instance supérieure est le moyen légitime d’exercer le commandement.

Dans le présent modèle, l’autorité personnelle n’est pas appliquée, car elle est implicite dans la compétence et les qualités personnelles et elle n’est pas l’apanage d’un commandant : en effet, elle peut être attribuée à n’importe quel membre de l’organisation. Un soldat qui est très compétent dans son domaine et possède de solides attributs personnels peut détenir une autorité personnelle en tant qu’expert dans le domaine en question, mais cela ne fait pas de lui un commandant. Comme dans le cas du soldat, l’autorité personnelle renforce l’autorité officielle du commandant, mais l’autorité personnelle ne lui est pas propre, contrairement à l’autorité juridique en bonne et due forme.

Restrictions

Le modèle de commandement équilibré compte plusieurs restrictions. D’abord, notons l’influence des cultures nationales et militaires. Certains pays, en vertu de leur culture propre, ne recourent pas autant à la délégation que les forces armées occidentales axées sur le commandement de mission. Dans ces pays, l’exercice de l’autorité et des responsabilités dans le cadre du processus décisionnel est plus restreint. En outre, les principes du leadership et de l’exercice du pouvoir enseignés dans certains pays n’ont rien à voir avec ceux du leadership transformationnel. Le débat en vue de déterminer quel style de leadership convient le mieux à telle ou telle culture dépasse la portée du présent article, mais il conviendrait de l’envisager avant d’appliquer le modèle dans tous les pays et tous les contextes culturels.

En raison de la taille de certaines forces armées et des rôles nationaux qu’elles jouent, il se peut qu’elles misent moins sur l’emploi de spécialistes, car certaines fonctions spécialisées exercées au sein des organisations militaires au Canada et aux États-Unis risquent, dans certains pays, d’être remplies par d’autres ministères du gouvernement ou de ne pas exister tout simplement (p. ex. opérations psychologiques, coopération civilo-militaire, et ainsi de suite).

Le modèle à l’étude ne vise pas à définir ce qui est respectueux de l’éthique et ce qui ne l’est pas. Les normes d’éthique varient d’un pays à l’autre et, dans certains pays, elles risquent d’être écartées dans une grande mesure. Toutefois, on pourrait soutenir que chaque pays et chaque force armée possèdent un ensemble de valeurs. Les pays communistes ont un ensemble de valeurs très différent de celui de l’Occident, dont les valeurs diffèrent sensiblement de celles de certains pays africains ou des normes culturelles asiatiques. Toutefois, dans toutes ces situations, les leaders militaires sont censés respecter les valeurs de leur organisation ou les dépasser. Un ensemble de valeurs l’emportera-t-il sur un autre pour créer une force plus considérable quand deux groupes de valeurs opposées entreront en contact l’un avec l’autre? C’est possible, mais c’est là un aspect qui n’est pas nécessaire au modèle, et ce pourrait être le thème d’une autre étude. En ce qui concerne les forces armées occidentales, l’éthique actuellement enseignée satisfait à ce facteur. Dans toutes les forces armées, le traitement humain d’autrui devrait constituer au minimum un élément fondamental du commandement.

Pigeau et McCann mettent en lumière la compétence physique dans leur modèle CAR. Cet élément n’a pas été inclus dans le modèle de commandement équilibré, car les compétences physiques sont nécessaires à tous les militaires et ne sont pas réservées aux commandants. En outre, l’allure physique est également assujettie à des limites, car les normes physiques varient d’un pays à l’autre et d’une culture à l’autre. L’image d’un guerrier grand et mince est sans doute bien acceptée dans certaines cultures, alors qu’un commandant « rondelet » sera perçu comme connaissant le succès matériel dans une autre culture. Répondre à la norme attendue fait partie du modèle, car cela contribue à la crédibilité personnelle; cependant, il n’existe aucune apparence physique type qui vaille dans toutes les situations et toutes les cultures.

Il ne faut pas considérer le modèle de commandement équilibré comme une méthode holistique pour déterminer qui seront les futurs commandants. Il devrait faire partie des éléments fondamentaux qui serviront à définir les critères par rapport auxquels on jugera les commandants éventuels, mais il devrait aussi comprendre des systèmes de collecte des renseignements tels que la rétroaction tous azimuts.

On a intentionnellement fait abstraction du profil linguistique dans le modèle, parce que les compétences linguistiques se rapportent aux fonctions, et non au commandement. De plus, de nombreux pays, y compris des alliés du Canada, ont des commandants unilingues qui excellent tout de même dans leurs fonctions. Certains commandants alliés sont polyglottes en plus d’être d’excellents commandants. Le profil linguistique ne fait pas d’un militaire un commandant. Le multilinguisme ajoute aux compétences nécessaires à un poste ou dans une situation donnée. En incluant la nécessité d’une langue seconde dans les conditions préalables pour devenir commandant, on donnerait à entendre que les commandants alliés unilingues sont d’une certaine façon inférieurs aux commandants canadiens dans un contexte occidental. Tel n’est tout simplement pas le cas. Le multilinguisme est un outil dans un poste donné, mais non un critère essentiel au commandement.

Certains commandants apprennent et se perfectionnent plus vite que d’autres, de sorte que l’âge ne devrait pas entrer en ligne de compte quand on choisit un commandant. Les commandants peuvent avoir acquis leur expérience en dehors de leur groupe professionnel, de leur armée et même de l’organisation militaire18. L’expérience acquise en dehors des régimes normaux axés sur la planification de la relève peut apporter de la diversité à une organisation et favoriser la réussite de cette dernière. Le choix doit reposer sur la capacité du commandant à maîtriser l’équilibre entre les quatre éléments du modèle de commandement et à l’intérieur de chacun d’eux, plutôt que sur une évaluation s’en tenant exclusivement à l’ancienneté dans le grade ou à l’expérience acquise dans une armée en particulier ou dans un groupe professionnel donné.

Perfectionnement du commandement

Consultation entre deux officiers supérieurs de la Marine.

MDN, photo ET2015-5075-001, caporal Stuart MacNeil

Le modèle de commandement équilibré sert d’outil de perfectionnement de l’art de commander. En décortiquant en ses diverses composantes l’exercice fructueux du commandement, les commandants peuvent plus facilement cerner les aspects qu’ils doivent perfectionner chez leurs subalternes et en eux-mêmes pour se préparer à occuper des postes dans l’avenir. Le modèle ne décrit aucune démarche progressive montrant en détail comment faire des subalternes de futurs commandants, mais il présente les aspects appropriés du perfectionnement. La présente étude ne se prête pas à un examen détaillé de ces aspects, mais celui-ci pourrait contribuer à des recherches ultérieures plus approfondies sur la question.

MCG 19710261-0539, collection d’art militaire Beaverbrook, Musée canadien de la guerre

Lieutenant-général sir Arthur Currie, par Sir William Newenham Montague Orpen.

Conclusion

Le modèle de commandement équilibré règle les problèmes existants inhérents aux modèles de commandement contemporains et il favorise une compréhension claire des compétences nécessaires au commandement. Il crée une base sur laquelle fonder la doctrine, qui peut servir à planifier la relève, qui fait voir les aspects à perfectionner et qui aide à encadrer les futurs commandants.

Le présent article a présenté quatre domaines clés qui se conjuguent pour former le modèle. Ces domaines sont axés sur quatre facteurs personnels développés selon la portée des responsabilités confiées au commandant. Les éléments tournés vers l’extérieur, à savoir le recours aux spécialistes, le leadership, le pouvoir, l’autorité et la délégation, se manifestent à partir de ce fondement. Les commandants qui exploitent à fond les flux d’information et de communication, qui synthétisent les renseignements ainsi obtenus et qui conçoivent une réaction adaptée contribuent à la concrétisation du modèle.

L’adoption du modèle de commandement équilibré aidera les leaders d’aujourd’hui à encadrer et à évaluer les commandants de demain, tout en les aidant à poursuivre leur perfectionnement de façon autonome. L’établissement d’un mode de commandement équilibré aidera à prévenir la nomination de mauvais commandants en fonction de leur expertise dans des domaines particuliers sans que les autres facteurs aient été pris en compte. En utilisant le modèle comme outil pour planifier la relève et nommer des commandants dans divers postes, on aidera à normaliser le processus de sélection des titulaires des postes de commandement en éliminant les conjectures ou les partis pris éventuels qui pourraient se perpétuer d’une année à l’autre, d’une personne à l’autre et d’un groupe professionnel à l’autre. Ce modèle permet de normaliser la sélection des commandants.

Le présent article a visé à combler les lacunes laissées par les modèles de commandement doctrinaux actuels en offrant une méthodologie du commandement qui est équilibrée et que l’on peut appliquer immédiatement au perfectionnement du commandement. Certes, il y a encore du travail à faire pour préciser divers aspects du modèle, mais je crois que cette analyse a permis de contribuer au savoir sur le commandement, tout en cherchant à présenter des arguments pertinents et pratiques.

Notes

  1. Ross Pigeau et Carol McCann, « Une nouvelle conceptualisation du commandement et du contrôle », Revue militaire canadienne, vol. 3, no 1, 2002, p. 53-63.
  2. David S. Alberts et Richard E. Hayes, « Power to the Edge: Command and Control in the Information Age », Information Age Transformation Series, chapitre 8 – Agility (p. 123-159), chapitre 9 – Power and the Edge (p. 165-177) et chapitre 12 – The Power of “Power to the Edge” Organizations (p. 213-221).
  3. Engagés ver l’avant : la stratégie de l’Armée, 3e édition, p. 9.
  4. Eliot A. Cohen et John Gooch, Military Misfortunes: the Anatomy of Failure in War, New York, Free Press, 1990.
  5. David S. Alberts et Richard E. Hayes, Understanding Command and Control, Command and Control Research Program : voir le site http://www.dodccrp.org/files/Alberts_UC2.pdf.
  6. Chris Rowley et David O. Ulrich (sous la dir. de), dans leur livre Leadership in the Asia Pacific: A Global Research Perspective (London, Routledge, 2014), décrivent le commandement de type asiatique et le rôle de l’équilibre.
  7. Alberts et Hayes.
  8. Concevoir l’armée de terre canadienne de demain, p. 53.
  9. US Army ADP 6.0. : voir le site http://usacac.army.mil/sites/default/files/misc/doctrine/CDG/adp6_0.html.
  10. En l’occurrence, les spécialistes comprendraient au minimum les commandants de l’appareil logistique. Le fait que Rommel n’ait pas su utiliser et comprendre les opérations logistiques a grandement contribué à son échec dans le théâtre.
  11. Ce problème a engendré de nombreuses situations désastreuses pendant la Première Guerre mondiale, par suite de décisions prises par le commandement. Il en est résulté des pertes humaines massives et tout à fait inutiles.
  12. Une réflexion sur la panique et l’expérience sous cet angle pourrait aider quiconque voudrait lancer une attaque contre des commandants et des soldats moins bien organisés et moins expérimentés, y compris dans le cadre d’une lutte contre des insurgés. On peut soutenir qu’une surcharge informationnelle intentionnelle ou l’évocation de la présence d’une force écrasante, comme on l’a vu pendant l’opération Desert Storm, a aidé les forces alliées à chasser rapidement les forces irakiennes du Koweït. Dans de nombreuses batailles historiques, on parle de troupes mises en déroute par une force supérieure, par la vue des forces adverses ou par l’information. Le principe est le même, qu’il s’agisse de la vue d’une force ou de l’information, et il se prête bien aux opérations d’information.
  13. Thom Shanker et Matt Richtel, « In New Military, Data Overload Can Be Deadly », New York Times. Voir le site http://www.nytimes.com/2011/01/17/technology/17brain.html?pagewanted=all&_r=0.
  14. Pour lire un point de vue intéressant et la description d’un bon moyen d’envisager cet aspect, voir le document de Livingood (série des InterAgency Papers) intitulé Systems Theory and Military Leadership, février 2014, no 12W, à l’adresse http://cdm16040.contentdm.oclc.org/cdm/ref/collection/p16040coll1/id/55.
  15. A-PA-005-000/AP-003 Le leadership dans les Forces canadiennes : doctrine.
  16. Pour en savoir plus, voir le livre de Northhouse qui fournit un excellent aperçu sur le pouvoir et le leadership : Leadership: Theory and Practice, 7e édition, ISBN : 978-1-4833-1753-3.
  17. Le terme « autorité » est employé ici, car l’autorité supérieure pourrait bien ne pas être un commandant militaire. Des « commandants » civils travaillent dans certaines organisations telles que l’ONU et la FMO.
  18. Le général Sir Arthur Currie est un exemple de commandant remarquable ayant acquis son expérience dans la milice et la société civile, et non en servant activement et à temps plein dans les forces armées.