STRATÉGIE, DÉVELOPPEMENT DES CAPACITÉS ET APPROVISIONNEMENT

MDN, photo BN2013-0056-233

Une paire de CF-18 Hornets survole l’Islande lors de l’opération Ignition 2013.

La prise de décisions dans le processus de développement des capacités et règlement des problèmes organisationnels au sein du ministère de la Défense nationale

par Martin Rivard

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Le major Martin Rivard s’est enrôlé dans la Réserve des communications en 1993, puis il a été muté dans la Force régulière en 2000. Il a occupé divers postes d’état-major et de commandement dans l’Armée canadienne et des postes d’état-major interarmées au sein du Groupe du matériel et du Groupe de la gestion de l’information. Jusqu’à tout récemment, il était directeur du projet du Commandement et contrôle de réseau – Capacité intégrée de connaissance de la situation (C2 réseau CICS). Il étudie au Collège militaire royal du Canada en vue de l’obtention d’une maîtrise en administration publique. Le major Rivard est diplômé de l’Université de Sherbrooke et du Collège de commandement et d’état-major de l’Armée canadienne.

Introduction

Les médias ont fait état à plusieurs reprises de projets d’approvisionnement avortés ou controversés en matière de défense1, comme les projets de remplacement du CF-18 Hornet, d’achat de quatre sous-marins de la classe Upholder et de remplacement des véhicules logistiques de l’Armée canadienne, pour n’en nommer que trois. Il s’agit d’exemples particulièrement désastreux, mais un bien plus grand nombre de projets ratés ou difficilement réalisables ne suscitent aucun intérêt chez les médias. Nous avons depuis longtemps l’habitude de « montrer du doigt » les personnes qui gèrent les projets inachevés, soit les gestionnaires et les directeurs de projet, mais nous pourrions nous demander si l’organisme qui porte le projet est en fait responsable de l’échec. Les probabilités que le ministère de la Défense nationale (MDN) soit incapable de mener à bien ses projets d’approvisionnement sont fort élevées étant donné le type d’organisation et le processus de prise de décisions stratégiques en place, comme en font foi les trois exemples susmentionnés.

Un certain nombre de facteurs sont à la source des résultats décevants obtenus. Le premier se rapporte à la capacité d’innover et d’apprendre; le MDN ne semble capable de faire ni l’un ni l’autre. Les chefs, tant militaires que civils, ont beau discuter des lacunes sur tous les tons, l’organisme et ses processus ne sont pas conçus de façon à favoriser l’innovation. Le deuxième facteur se rapporte à l’absence de correspondance entre notre stratégie et nos processus d’approvisionnement. Le problème réside en partie sur la durée de vie de nos systèmes par rapport à nos stratégies. La majeure partie de nos aéronefs, véhicules et navires sont en service durant quinze à vingt ans [ou plus longtemps – rédacteur en chef], tandis que nos stratégies demeurent souvent inchangées tant que le gouvernement en place reste au pouvoir, si jamais elles sont même publiées. Enfin, des facteurs suscitant une réaction irrationnelle ont une incidence sur l’emploi des méthodes de prise de décision rationnelle utilisées pour le programme de développement des capacités du MDN. L’auteur du présent article définit le contexte et l’espace de problème relatif à chacun des facteurs contributifs défavorables et présente les options et les techniques d’atténuation qui pourraient contribuer à résoudre certains des problèmes.

À propos de l’innovation

Comme nous l’avons déjà mentionné, le MDN ne semble pas être organisé d’une manière qui favorise l’innovation en matière d’approvisionnement en nouvelles capacités. L’absence d’innovation se rapporte au matériel qu’il faut acquérir et au mode d’approvisionnement. Le présent article expose la question de l’absence d’innovation : il décrit d’abord ce qu’est un organisme novateur ou apprenant, puis il fait ressortir les différences entre un tel organisme et le ministère de la Défense nationale.

Qu’est-ce qu’un organisme apprenant? Dans un organisme apprenant, les éléments sont structurés selon une approche horizontale et non pas verticale, afin de faciliter le déroulement des tâches et la circulation de l’information2. Ce modèle organisationnel permet à l’organisme de continuellement expérimenter, improviser et accroître ses capacités3. À l’heure actuelle, le ministère de la Défense nationale et les Forces armées canadiennes (FAC) sont constitués d’un certain nombre d’organismes de « niveau un »; l’Armée canadienne, la Marine royale canadienne et l’Aviation royale canadienne relèvent directement du chef d’état-major de la défense, tandis que d’autres organismes de niveau un relèvent directement du sous-ministre. Le sous-ministre adjoint (Gestion de l’information), le sous-ministre adjoint (Matériel) et le sous-ministre adjoint (Services ministériels) jouent un rôle essentiel par rapport au processus d’approvisionnement. Chacun de ces organismes et gestionnaires de niveau un est responsable d’un domaine fonctionnel particulier au sein du MDN. Le Ministère suit le modèle de rendement efficace proposé au XIXe siècle par l’ingénieur mécanicien états-unien Frederick Winslow Taylor, qui cherchait une solution qui allait permettre aux industries d’améliorer leur rendement. Depuis, l’industrie automobile emploie ce modèle pour la gestion de ses chaînes de production. Il s’agit d’un modèle d’entreprise à intégration verticale dont le contrôle est assuré centralement, à un niveau élevé. Ce modèle favorise l’officialisation des rôles dans le milieu de travail, de même que la spécialisation des tâches et la hiérarchisation des pouvoirs. L’officialisation des rôles réside dans le système d’appréciation du personnel, qui dicte la forme que prennent les descriptions de travail et les appréciations du personnel. Les deux autres éléments se rapportent au système de gestion de l’approvisionnement et des finances, dans lequel les titulaires de postes et de niveaux ou grades précis sont autorisés à approuver des dépenses, selon les pouvoirs que le sous-ministre leur a délégués4.

Un organisme à intégration verticale n’est pas nécessairement incapable d’innover. Lorsque la façon dont il est organisé ne lui permet pas de résoudre un problème donné, il peut établir des groupes de travail ou des équipes multifonctionnelles qui s’en chargeront. Il peut ensuite intégrer et officialiser l’approche de résolution de ce problème dans l’une de ses fonctions organisationnelles. Toutefois, dans le cas du MDN, c’est en fait le processus même d’intégration et d’officialisation qui rend l’innovation presque impossible. Les demandes d’approvisionnement de nouvelles capacités sont présentées tous les trois ans au Conseil du Trésor, à partir du Plan d’investissement (PI), aux fins de l’obtention de l’approbation du gouvernement5. Lorsqu’un nouveau besoin se présente, il faut normalement attendre trois ans avant qu’il ne soit pris en compte dans le plan étalé sur 20 ans présenté dans la Stratégie de défense Le Canada d’abord (SDCD) ou dans toute politique de défense subséquente. Dans un tel contexte, une technologie actuelle dont on aurait pu envisager l’emploi pour répondre à un besoin donné aurait le temps d’être implantée deux fois en attendant que le besoin puisse être examiné. Ce point est essentiel pour ce qui est des systèmes de commandement et contrôle ou d’exploitation du renseignement et de surveillance, car ces systèmes dépendent largement des technologies de l’information. Le délai peut donc être vu comme une occasion ratée de répondre à un besoin essentiel. Que le besoin puisse être pris en compte dans le Plan d’investissement du Ministère, le cas échéant, ne signifie pas que les fonds nécessaires seront fournis. Pour que cela se produise, il faut passer par un processus qui comporte de nombreuses étapes. La figure 1 illustre le processus général de gestion des investissements en matière de capacités; les cases correspondant au processus de planification des investissements sont de couleur orange. La figure 1 décrit la méthode employée et les organismes qui interviennent dans le processus de détermination des besoins. Un nombre limité d’organismes participent à cette étape : l’organisme qui agit à titre de parrain du projet, représenté par le directeur de projet (DP) et par le chef de projet (CP), soit le premier niveau des cadres supérieurs qui interviennent, et les organismes de niveau un qui n’ont aucun intérêt direct à l’égard du besoin auquel il faut répondre. Le Chef – Programme (C Prog), représenté par le Directeur – Coordination du programme de la Défense (DCPD) et le Directeur – Planification des forces de la Défense (DPFD) doivent veiller à ce que l’instauration des projets passe par les processus établis et doivent fournir les documents requis aux fins d’examen avant que les décideurs acceptent ou approuvent les projets. Dans ce contexte, ils sont les gardiens désignés de la logique du bien-fondé de l’investissement pour les capacités au sein du MDN. Les membres de ces organismes perçoivent leur rôle à cet égard comme une façon d’être de « bons intendants » de l’argent des contribuables.

Il faut prévoir 30 jours pour le processus d’approbation des propositions de modification du Plan d’investissement (PMPI) et de l’analyse des incidences des changements apportés au Plan d’investissement (AICPI) en vue de l’acceptation de l’énoncé de projet (identification) [EP (ID)] par le Chef – Programme, et plus de 100 jours pour le processus de présentation de base, avant que l’intervention d’organismes de l’extérieur, comme le Conseil du Trésor ou le Cabinet, ne soit envisagée6.

Directive d’approbation des projets du MDN, chapitre 13

Figure 1 – Processus d’approbation des PMPI et de l’AICPI en vue de l’acceptation de l’EP (ID).

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Dans l’industrie, la vitesse à laquelle il faut innover correspond habituellement au besoin de mettre en marché ses produits avant ses concurrents ou de réduire le coût de ses produits plus que ses concurrents. Dans sa situation, le MDN doit développer ses capacités plus rapidement que ses adversaires éventuels, tant sur le plan technique que sur le plan de l’effectif. La plupart des concurrents du MDN sont des États-nations dont l’armée repose aussi sur une structure à intégration verticale. Dans ce contexte, la lenteur du processus n’empêche pas le MDN de compter parmi les innovateurs, car le développement des capacités se fait sensiblement de la même façon dans les autres États-nations, avec plus ou moins de succès. Cette lenteur devient problématique lorsqu’il faut prendre en compte la possibilité que des acteurs non étatiques utilisent de nouvelles technologies pour influer sur le déroulement des conflits. Elle est particulièrement inquiétante dans les domaines du renseignement et de la cyberguerre, comme en témoigne la pénétration sur le marché des véhicules aériens sans équipage (UAV). Ces acteurs non étatiques sont depuis longtemps structurés en cellules dont l’organisation ressemble à celle des équipes multifonctionnelles des organismes novateurs, au sein desquels les structures fonctionnelles ont été remplacées par un modèle fondé sur l’emploi d’une matrice ou sur un modèle hybride7.

Chaque case de la figure 1 représente une unité fonctionnelle responsable d’actions précises et ayant des pouvoirs particuliers par rapport au processus d’approbation. Toutes les propositions doivent être approuvées à chaque jalon, avant que leur traitement ne passe à l’étape suivante. Même lorsqu’une équipe chargée d’un projet réunit des représentants de divers domaines fonctionnels, les responsables de chacun de ces domaines fonctionnels conservent leurs pouvoirs, qui ne sont pas délégués à leurs représentants au sein de l’équipe du projet. Ce mode de fonctionnement rend l’équipe du projet vulnérable aux facteurs suscitant une réaction irrationnelle. Nous reviendrons sur ce sujet plus loin. La structure à intégration verticale du ministère de la Défense nationale signifie aussi que les décisions relatives à l’amélioration des capacités sont prises par la haute direction. Le tableau 1 décrit certaines des responsabilités de la haute direction relativement au programme d’acquisition d’immobilisations. La figure 2 reproduit un modèle de gouvernance simplifié qui oriente la prise des décisions relatives aux investissements.

Gestionnaire Responsabilités
Min DN
  • Présenter des recommandations financières à ses collègues et au Conseil du Trésor, selon les besoins
  • Informer ses collègues des intentions du SM et du CEMD, s’il y a lieu
  • Présenter à ses collègues et au Conseil du Trésor des propositions en lien avec l’AAP et le PI, au besoin
  • Fournir une orientation et un encadrement en matière de politiques au SM et au CEMD
SM et CEMD Le SM préside le CGIR. Le SM et le CEMD coprésident le Comité de direction stratégique de la Défense. Le SM et le CEMD coprésident le Comité de gestion de la Défense.
  • Cadre financier pour le PI et changements sur le plan du financement
  • Affectations financières
  • Réaffectations financières
  • Stratégie et plan ministériels
  • Approbation du PI
  • Gestion du plan stratégique
  • AAP
  • Modification du PI en fonction des programmes
VCEMD Le VCEMD préside le CGP. Le VCEMD préside le CCD.  
  • Gestion du PSD approuvé
  • Formulation de recommandations sur les modifications à apporter au PSD (et au PI)
  • Gestion des attentes
  • Recommandation du Plan des capacités de la force
  • Formulation de recommandations à l’intention du SM et du CEMD sur les modifications à apporter à l’AAP
Conseillers de N 1
  • Le SMA(Fin SM), à titre de DPF, est le conseiller du SM au sein du CGIR et du VCEMD au sein du CGP
  • Tous les conseillers de N 1 conseillent le VCEMD au sein du CGP
  • Tous les conseillers de N 1 conseillent le VCEMD au sein du CCD
  • Tous les conseillers de N 1 conseillent le SM et le CEMD au sein du CGC

Directive d’approbation des projets du MDN, chapitre 15

Tableau 1 – Responsabilités des cadres supérieurs.

La plupart des comités et des conseils se réunissent un nombre déterminé de fois par année, et la plupart des projets de développement des capacités proposés doivent faire l’objet de discussions durant les réunions de ces comités et conseils avant de pouvoir passer à l’étape suivante. Le Conseil de gestion de programme doit discuter de tous les projets proposés8. Le Ministère fonctionne selon le principe de la direction « descendante » en ce qui concerne l’orientation; le sous-ministre et le chef d’état-major de la défense jouent un rôle de premier plan lorsqu’il faut déterminer ce qui doit être fait et approuver des plans en vue de l’atteinte d’objectifs ministériels9.

Directive d’approbation des projets du MDN, chapitre 15

Figure 2 – Modèle de gouvernance de la Défense pour la prise de décisions en matière d’investissements.

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Les organismes novateurs mettent aussi à profit des programmes ou des approches de recherche d’idées afin de faire appel au savoir collectif de tout leur personnel10. L’Armée des États-Unis en a fait l’expérience, en établissant le site ArmyCoCreate. Grâce à ce site, elle exploite l’externalisation ouverte, qui lui donne la possibilité de recevoir les idées que lui communiquent ses membres, à tous les niveaux, ainsi que des organismes de l’extérieur11. La mise en commun d’idées nous permettrait de développer notre capacité d’obtenir ou d’élaborer des technologies dans des domaines où la demande est forte de la part de travailleurs de première ligne. En ce qui concerne le développement de ses capacités, le MDN doit faire valider les idées que lui transmettent les intervenants de première ligne par des intermédiaires, du niveau de l’unité au niveau des commandements d’armée/gestionnaires de niveau 1, avant même d’envisager de prendre en considération les solutions proposées au moment d’établir son plan. Un autre moyen que prennent les organismes novateurs est de promouvoir l’innovation en tant que valeur organisationnelle et d’en faire un sujet à l’étude dans le programme de perfectionnement professionnel des chefs12. Au sein du MDN, le perfectionnement professionnel des chefs passe principalement par l’apprentissage de processus solidement établis basés sur la doctrine et d’une marche à suivre déterminée pour l’accomplissement des tâches. Les personnes qui s’écartent de cette marche à suivre ne sont généralement pas récompensées. En outre, l’analyse après action repose souvent sur le principe selon lequel il faut suivre la doctrine.

Le processus lent et méthodique qu’utilise le MDN pour obtenir de nouvelles capacités est peu propice à l’innovation. Cela s’explique surtout par la structure fonctionnelle officielle qui assure l’efficacité. Le MDN diffère radicalement des organismes hautement novateurs, car il ne fait pas la promotion de l’innovation et il n’a pas mis la créativité au cœur de sa culture. Il se distingue aussi des organismes novateurs qui ont tendance à compter sur l’esprit d’innovation et de créativité de leurs travailleurs de première ligne et à récompenser ceux qui en font preuve. À moins que le MDN ne soit déterminé à revoir ces processus de développement des capacités et qu’il en soit capable, il a peu de chances de devenir un organisme novateur.

L’absence de correspondance stratégique

L’énoncé de stratégie devrait être vu comme le document clé d’un organisme. Mis en correspondance avec l’énoncé de mission et la vision, il définit sa raison d’être. Il constitue le lien en vertu duquel les décisions de haut niveau deviennent une stratégie, c’est-à-dire que « lorsque des décisions successives prises dans un domaine donné s’inscrivent dans une même logique au fil du temps, il faut conclure qu’une stratégie s’est dessinée13 » [TCO]. Le temps est un facteur à considérer lorsqu’il faut déterminer s’il s’agit d’une stratégie ou d’un nouveau type de décision de haut niveau14. L’élément du temps établit un lien avec la stratégie militaire, qui est depuis longtemps axée sur ce qui doit être fait pour « gagner la guerre », tandis que le niveau tactique est axé sur le besoin de « gagner la bataille ». Par conséquent, le gouvernement du Canada (GC) établit la politique de sécurité nationale et il détermine, du même coup, comment les FAC seront employées15.

La SDCD respecte les critères susmentionnés, car elle indique comment les FAC seront employées ainsi que les objectifs à long terme en matière de sécurité et les achats de biens d’équipement qui seront faits pour permettre l’atteinte de ces objectifs. Elle est fondée sur la vision du GC en matière de défense et sur l’analyse des menaces. Elle indique les capacités militaires requises pour contrer les menaces cernées. La SDCD décrit trois grands objectifs et six missions essentielles qui définissent les activités opérationnelles et tactiques devant être menées. Pour être aligné sur la stratégie, l’achat des biens d’équipement doit répondre aux besoins liés à au moins une des missions décrites16.

La SDCD décrit également les programmes particuliers qui permettent d’obtenir les nouveaux grands équipements requis. Elle cadre avec les programmes d’approvisionnement en vertu desquels la livraison de biens d’équipement est déjà en cours. Certains des achats ont été effectués pour donner suite à des recommandations présentées dans le Rapport Manley sur le rôle du Canada en Afghanistan (2008), à propos des hélicoptères CH-47 Chinook17, mais la plupart des achats ont servi à remplacer de l’équipement rouillé (CC-130H Hercules et camions de modèle militaire réglementaire)18. Si le GC cherche à faire correspondre la stratégie à l’acquisition d’immobilisations qui n’étaient pas censées être achetées en vertu de cette stratégie, il risque de mettre sur pied des programmes d’achat d’équipement qui n’ont pas grand-chose à voir avec les objectifs stratégiques globaux qu’il a établis. La SDCD indique les cinq nouveaux types d’équipements devant être achetés en vertu du programme de remplacement des navires, aéronefs et véhicules19. Nous traiterons plus loin du remplacement des navires de surface, des chasseurs et des véhicules et systèmes de combat terrestre (VSCT).

Dans le document sur la conception stratégique qu’elle a publié, l’Armée canadienne indique que son rôle doit cadrer avec la SDCD et qu’elle doit donc respecter certaines contraintes sur le plan de la planification20. Son rôle s’inscrit dans la SDCD, mais il est aussi axé sur les opérations internationales. Ces opérations étant souvent plus exigeantes que les autres types d’opérations, les capacités mises sur pied en vue de leur exécution permettront à l’Armée canadienne de mener à bien les opérations s’inscrivant dans le cadre des autres missions essentielles21. Le programme de développement des capacités de l’Armée de terre tient généralement compte des contraintes devant être respectées. Les programmes d’acquisition de biens d’équipement sont établis en fonction de la vision stratégique de l’Armée, mais ils ont souvent bien peu, sinon rien, à voir avec la SDCD.

La stratégie de la Marine royale canadienne (MRC) cadre bien avec les trois thèmes principaux de la SDCD22. En effet, elle établit le lien entre la mission de la MRC, qui consiste à protéger le Canada et à exercer la souveraineté dans nos eaux nationales, et l’achat de navires de patrouille pour l’Arctique prévu dans la SDCD23. Pour la mission qui consiste à prévenir les conflits et à consolider les partenariats, elle justifie l’achat de destroyers et de frégates prévu dans la SDCD. Toutefois, rien n’indique que la MRC fait un lien entre son programme d’acquisition de biens d’équipement et sa stratégie.

© Les Chantiers maritimes Irving Inc., 2015

Représentation du modèle d’un navire de patrouille extracôtier et de l’Arctique (NPEA) faisant route au large des côtes de la Nouvelle-Écosse.

L’Aviation royale canadienne (ARC) a aussi publié un document de planification stratégique dans lequel elle reconnaît le rôle général qui lui est confié en vertu de la SDCD24. Le plan de campagne de l’ARC établit de façon précise le lien entre la stratégie de l’ARC et la SDCD : il indique que le NORAD est un élément essentiel à la production de la puissance aérienne25. Ce lien se rapporte aux deux premiers thèmes susmentionnés de la SDCD. Toutefois, une fois encore, ni le document de planification ni le plan de campagne ne sont liés au programme d’acquisition de biens d’équipement et à la SDCD.

Parmi les trois services, l’Armée canadienne est la seule à avoir lié son programme d’acquisition de biens d’équipement, de façon directe à sa stratégie et de façon indirecte à la SDCD. N’ayant pas assuré la correspondance entre leur propre stratégie et leur programme d’acquisition, la MRC et l’ARC risquent d’obtenir de l’équipement qui ne leur permet pas de répondre aux besoins découlant de la stratégie du GC et qui, de surcroît, ne correspond pas à leur stratégie. Cela s’est produit dans le cas des aéronefs de recherche et sauvetage à voilure fixe décrits dans la SDCD, dont la livraison devait commencer en 2015, et des chasseurs, dont la livraison devait être faite en 201726.

Dans la SDCD, on mentionne les véhicules et systèmes de combat terrestre (VSCT), tandis que l’Armée canadienne parle de la famille des systèmes de combat terrestre (FSCT) pour son programme d’immobilisations27. La FSCT est un cadre qui facilite la conception des besoins pour les plateformes, les unes par rapport aux autres. L’Armée canadienne indique que la vulnérabilité des plateformes d’appui au combat est un problème majeur qui doit être résolu à l’étape de l’évaluation des plateformes et non pas après leur livraison28. L’analyse de rentabilisation préparatoire effectuée pour le projet des véhicules blindés d’appui tactique (VBAT) est terminée; il est vrai qu’elle témoigne de l’engagement du gouvernement à appliquer sa stratégie pour moderniser les FAC, mais elle ne permet pas d’établir un lien entre la capacité et l’un ou l’autre des thèmes principaux ou l’une ou l’autre des six missions dont la SDCD fait état29. La SDCD prévoit clairement le remplacement d’une partie importante des systèmes de la FSCT et, pourtant, le projet n’en est qu’à la phase d’identification du processus d’approbation des projets du MDN30. Cela signifie que le financement n’a toujours pas été accordé. Si le projet était vraiment aligné sur la SDCD, nous pourrions nous attendre à ce qu’il avance et à ce qu’il nous permette d’obtenir les capacités correspondant à la stratégie. Il devrait mener à la livraison d’une plateforme qui pourra être en service de 2020 à 205031. La première plateforme n’aura alors été livrée que 12 ans après l’officialisation de la stratégie. En 12 ans, le gouvernement au pouvoir pourrait être remplacé trois fois, et une nouvelle politique étrangère et de la défense pourrait être produite à chaque changement…

La SDCD prévoit aussi le remplacement des chasseurs. L’analyse de rentabilisation effectuée pour le projet des avions de chasse de la nouvelle génération va plus loin que celle qui a été faite pour le projet des VBAT. En effet, le lien est fait entre les objectifs militaires et les missions essentielles32. Le processus d’approbation ministériel témoigne de la primauté de la SDCD, car il dénote l’engagement du GC à maintenir une capacité pouvant produire un effet aérospatial, et il a mené à l’approbation de l’achat d’une capacité polyvalente en vue du retrait graduel des CF-18 devant s’échelonner de 2017 à 202033. Toutefois, le lien ne tient plus lorsque le temps et l’espace sont pris en compte. Lorsque le Comité des capacités interarmées requises a approuvé le remplacement des aéronefs, en 2008, il n’a pas tenu compte des problèmes technologiques liés à la maturité des chasseurs de la cinquième génération ni du fait que les aéronefs qui devaient être fournis dans le cadre du programme de production des États-Unis n’allaient pas être livrés à temps pour permettre le retrait progressif des CF-18 au moment prévu. Dans le cas de ce programme particulier, c’est avant tout la stratégie qui a perdu de sa pertinence à la suite de l’élection d’un nouveau gouvernement, qui a produit sa propre liste d’objectifs prioritaires.

Les projets de la MRC posent un ensemble différent de problèmes. Les plateformes qui devaient être remplacées dans le cadre de ces projets avaient été déterminées avant la publication de la SDCD, y compris les destroyers, qui font partie de la liste des « nouveaux remplacements des grands équipements » figurant dans la SDCD34. Le projet de remplacement des destroyers a été officiellement établi le 12 juillet 2007, soit environ un an avant que le gouvernement ne présente la SDCD35. C’est aussi le cas pour le projet des navires de patrouille extracôtiers et de l’Arctique (NPEA) (19 juin 2007)36 et pour le projet des navires de soutien interarmées (NSI) qui devaient remplacer les pétroliers ravitailleurs (12 mai 2004)37. Dans le cas de la MRC, il semblerait que ce sont les projets qui ont dicté la stratégie.

L’absence d’un lien facilitant solide entre la stratégie et le programme d’immobilisations s’explique principalement par le fait que l’équipement mentionné dans la stratégie sert en grande partie à remplacer des capacités déjà en place. Aucun changement majeur n’est indiqué dans la SDCD en ce qui concerne les rôles et les responsabilités du MDN et des FAC. N’ayant pas à modifier de façon importante les missions qu’elles doivent accomplir, les FAC poursuivront les démarches entreprises pour obtenir l’équipement requis en fonction des besoins établis avant la mise en application de la SDCD. D’aucuns pourraient avancer que les opérations en Afghanistan ont davantage changé le cours de l’acquisition de biens d’équipement que la SDCD; certes, l’achat d’aéronefs de transport stratégique CC-177 Globemaster III et d’hélicoptères de transport de charges lourdes CH-47F Chinook vient appuyer cette thèse.

MDN, photo AE2014-197-347, caporal Arthur Ark

Un hélicoptère CH-147F Chinook survole le lac Hazen, sur l’île d’Ellesmere.

La courte période pour laquelle un gouvernement est élu par rapport au temps requis pour assurer la livraison des grands équipements constitue un autre problème. La durée du mandat d’un gouvernement majoritaire est de cinq ans, mais un projet d’immobilisations d’envergure s’échelonne normalement sur dix à quinze ans, de la phase d’identification à la clôture. Par conséquent, la stratégie de défense du GC pourrait changer trois fois durant la période requise pour assurer la livraison d’une capacité dont la nécessité a été reconnue par un gouvernement précédent. En ce qui concerne la SDCD, les projets de la MRC constituent un bel exemple de ce phénomène.

L’absence de correspondance entre la stratégie et le programme d’immobilisations s’explique aussi par la décision d’un ministère de changer l’ordre de priorité des objectifs à un moment donné. Si nous examinons la liste des objectifs prioritaires en vigueur de 2014 à 2018, l’acquisition de biens d’équipement n’en fait pas partie38. Ces objectifs correspondent aux piliers mentionnés dans la SDCD, sauf pour ce qui est de l’équipement39. N’ayant pas considéré les biens d’équipement comme étant prioritaires, la haute direction du Ministère n’a en effet pas aligné l’approvisionnement sur la SDCD.

La bureaucratie

La définition d’un processus de prise de décisions rationnelles diffère selon le point de vue. Pour les besoins du présent article, nous nous pencherons sur les décisions prises par des organismes plutôt que par des personnes. Les analyses du fonctionnement de l’organisme national de sécurité des États-Unis effectuées par le politologue Graham Allison, le spécialiste des affaires publiques Philip Zelikow et le spécialiste renommé des politiques étrangères et publiques Morton Halperin sont des modèles d’excellentes approches pour ce qui est de l’examen des décisions prises dans le contexte organisationnel. Ces experts ont examiné les relations entre les différents services de l’armée relativement au développement des capacités et durant la crise des missiles de Cuba. Selon le modèle de politique bureaucratique, les décisions ne sont pas prises par un intervenant agissant seul, mais par un groupe d’organismes gouvernementaux et leurs dirigeants, qui sont dirigés par des chefs politiques40. Ce modèle tient compte des différences qui existent dans un organisme regroupant un certain nombre de personnes dont les plans sont parfois incompatibles. Ces personnes font des choix en fonction de leur façon de voir la sécurité nationale, les intérêts de leur organisme ou même leurs intérêts personnels41. L’expression « être un bon intendant de l’argent des contribuables », souvent employée au MDN, illustre cette approche. L’interprétation que chacun en fait dépend de l’élément de la bureaucratie auquel chacun appartient. Pour certains, il s’agit de réduire au minimum les dépenses, et pour d’autres, de maximiser les résultats pour le groupe qu’ils représentent. Ce dernier point est d’un intérêt particulier en ce qui concerne les organismes militaires, car il se rapporte souvent à leurs rôles particuliers ou à leur « raison d’être ».

L’une des différences primordiales se rapporte à la logique du cheminement menant à la prise d’une décision. Lorsqu’une personne prend une décision, elle réfléchit généralement au résultat pour déterminer si sa décision est logique et rationnelle. Lorsqu’un organisme prend une décision, c’est la manière dont il s’y est pris pour la prendre qui prime. Il s’agit de la logique du bien-fondé, selon laquelle le choix des actions est dicté par la reconnaissance de la situation et par l’application d’une solution qui convient à cette situation42. Ce concept est particulièrement important pour ce qui est de l’analyse du programme de développement des capacités du MDN, dont nous traiterons plus loin par rapport aux organismes ayant la mission d’être de « bons gestionnaires », mission qu’ils se sont souvent donnée.

L’acquisition et le développement de capacités (effectif, processus et technologies) au sein du MDN et des FAC sont définis dans la Directive d’approbation des projets. La Directive décrit le cadre de projet normalisé employé au MDN et le processus général d’identification, d’élaboration et de mise en œuvre des projets d’investissements qui correspond au cadre stratégique publié par le Conseil du Trésor43. Au sein du Ministère, tous les projets sont mis en place dans le respect de cette directive. La figure 3 illustre les étapes à suivre pour la mise en place de projets d’immobilisations dont la valeur dépasse cinq millions de dollars. Ce processus particulier servira de base pour le présent article, car il est plus facilement perturbé par les effets de réactions irrationnelles que le processus employé pour des projets de moindre envergure.

Directive d’approbation des projets du MDN, p. 10

Figure 3 – Étapes de projet standard – Activités.

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À chacune de ces étapes, certains organismes interviennent au sein du MDN, de l’organisme agissant à titre de parrain, qui détermine le besoin, à celui qui agit en tant que responsable de la mise en œuvre, qui fournit ou élabore une solution répondant au besoin déterminé. Ces deux organismes sont les intervenants principaux de la prise de la décision d’acquérir ou de remplacer des capacités. Un certain nombre d’autres organismes participent aussi au processus décisionnel. Officiellement, leur rôle est d’aider les décideurs à faire progresser le projet vers l’étape suivante.

Le Comité des capacités de la défense (CCD) et le Conseil de gestion de programme (CGP) forment le groupe des décideurs pour ce qui est de l’achat de nouvelles capacités militaires, qu’il s’agisse de pièces d’équipement ou d’installations; ils sont composés de cadres de direction du MDN (commandants de service et sous-ministres adjoints) et présidés par le vice-chef d’état-major de la défense (VCEMD). C’est au sein de ces deux organes que les premières réactions irrationnelles peuvent surgir. Au sein du CCD, par exemple, un commandant de service pourrait hypothétiquement faire avorter un projet d’investissement dans des capacités qu’aurait proposé un autre chef de service ou de groupe. Son refus de remédier à une lacune sur le plan des capacités s’expliquerait par la crainte que le rôle (ou la « raison d’être ») du service qu’il dirige soit profondément modifié44. Il pourrait donc être impossible de procéder à l’achat des capacités demandées tant que le problème n’est pas résolu. Dans le même ordre d’idées, nous pourrions imaginer, par exemple, que l’ARC, dont le rôle essentiel est de faire voler des aéronefs, serait peu encline à proposer ou à accepter un projet d’achat de véhicules aériens de combat autonomes sans équipage qui remplaceraient des chasseurs avec équipage, même si l’achat de ces véhicules permettait au Canada de jouir d’un avantage stratégique à long terme sur le plan technologique ou économique. Dans ce cas, l’approche de l’ARC serait différente de celle de la Marine des États-Unis, par exemple, qui examine la possibilité de remplacer ses capacités de ravitaillement aérien par des aéronefs sans équipage45.

Le résultat du processus décrit à la figure 1 est l’affectation par le MDN de ressources, de personnel et de fonds aux fins de la mise en place d’une nouvelle capacité46. Selon le type d’achat, les dirigeants politiques pourraient avoir besoin d’intervenir ou en sentir le besoin. Leur intervention est particulièrement importante lorsque la politique gouvernementale en vigueur ou le cadre ministériel établi en vertu de la Loi sur la défense nationale ne prévoient rien pour remédier à une lacune sur le plan des capacités. L’intervention de dirigeants politiques passe habituellement par la présentation d’un mémoire au Cabinet47, par lequel le Ministère demande l’autorisation de procéder à l’achat. La « raison d’être » de l’organisme concerné pourrait aussi être à la source d’une réaction irrationnelle si le Cabinet décidait de modifier le rôle des FAC ou de l’un de leurs services pour en confier les responsabilités à un autre ministère48.

À mesure que le projet avance, les organismes sont de plus en plus nombreux à avoir participé à la prise de la décision d’affecter de nouvelles ressources afin que le besoin déterminé au départ puisse être comblé. La figure 4 illustre l’évolution du processus. À l’étape de la définition, le MDN affecte des ressources substantielles sous forme de fonds pour les dépenses de capital plutôt que de puiser dans les fonds prévus au budget de l’organisme qui parraine le projet. Le groupe du dirigeant principal des finances (DPF) participe à la confirmation du calcul des coûts de revient des capacités proposé par le bureau de projet en procédant à la validation des coûts. Il confirme aussi la disponibilité des fonds requis pour exécuter le projet et pour assurer le maintien en place de la capacité jusqu’à l’arrêt de production de la capacité. La question portant sur les moyens financiers (en avons-nous les moyens?) est la même que celle que se posent d’autres organismes, mais conjuguée à un examen qualitatif des coûts du projet, la recherche de la réponse fait parfois ressortir de graves problèmes qui pourraient faire obstacle à l’investissement. Par exemple, cette situation particulière s’est produite dans le cas du projet du Commandement et contrôle de réseau – Capacité intégrée de connaissance de la situation (C2 réseau CICS) : l’examen qualitatif a permis d’établir qu’il fallait prévoir une augmentation des coûts de l’ordre de plus de trente millions de dollars pour la mise en place de la capacité49. L’augmentation des coûts mise en évidence au cours d’une révision pourrait signifier que la capacité requise sera en fin de compte trop coûteuse compte tenu des fonds disponibles, à moins que l’achat d’autres capacités ne soit mis de côté. Si le MDN ou les FAC estiment que le besoin est suffisamment grand, d’autres services pourraient ne pas pouvoir obtenir les capacités dont ils souhaiteraient disposer, et les responsables pourraient prendre des décisions irrationnelles justifiées par leur besoin de protéger la « raison d’être » de leur propre service, pour ne pas affaiblir leur position50. Une fois encore, si cette situation se produisait, certaines des activités exercées par ordre du QGDN (p. ex. activités se rapportant à l’éthique, formation sur la diversité, patrouilles de surveillance des pêches) pourraient être restreintes ou reléguées au deuxième rang aux fins du maintien des activités de base, comme l’entraînement tactique et les opérations aériennes.

Directive d’approbation des projets du MDN, p. 28

Figure 4 – Processus d’approbation pour passer à la phase de définition.

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Le processus d’approbation précédant la phase de définition du projet donne lieu à la première mise à contribution officielle de dirigeants politiques, dans le cadre de la production d’une présentation ministérielle. La soumission de cette présentation est requise chaque fois que le Ministère doit obtenir l’autorisation du ministre de la Défense nationale ou d’un groupe de ministres (comme le Conseil du Trésor ou le Cabinet). Le document, les modèles, les modalités et le processus lié aux présentations ministérielles relèvent du Directeur – Soumissions ministérielles et ententes financières (DSMEF), au sein du groupe du DPF51. Les présentations ne peuvent être soumises au ministre que si le DPF les approuve. Cela signifie que le DPF décide de la façon dont l’information sur la capacité demandée sera présentée aux dirigeants politiques. Si le DPF ou son personnel craint la mise en place de la capacité proposée ou s’il a un point de vue politique qui s’oppose à celui de l’organisme qui parraine le projet d’achat de la capacité, le projet pourrait être mis de côté jusqu’à ce que le « jeu politique » prenne fin. Une fois encore, il suffit qu’un chef de service ou de groupe craigne que son service ou son groupe perde sa « raison d’être » pour que le projet prenne une autre direction que celle qu’aurait souhaitée le parrain. Le processus d’approbation est répété en vue de la phase de mise en œuvre du projet. Les règles à suivre sont plus strictes que celles qui s’appliquaient au processus menant à la phase précédente, même si les étapes sont les mêmes, car une fois la phase de mise en œuvre amorcée, il est presque impossible d’y mettre fin étant donné qu’aucun mécanisme ne fait obstacle à la prise de nouvelles décisions et qu’il y aurait peu de raisons d’en créer un à tous les échelons de l’organisme.

C’est au cours du processus d’approbation menant à la phase de définition que les ministères entrent en scène pour les projets d’approvisionnement militaire. Innovation, Sciences et Développement économique Canada (ISDEC) est un ministère de premier plan qui influe de manière importante sur la façon dont une capacité sera mise en place. Il collabore avec des Canadiens de tous les secteurs de l’économie et de toutes les régions du pays afin de favoriser un climat favorable à l’investissement, de stimuler l’innovation, d’accroître la présence des Canadiens sur les marchés mondiaux et de créer un marché équitable, efficace et concurrentiel. En vertu de son mandat, il peut enjoindre à d’autres ministères d’accorder des marchés à des entreprises pour favoriser le développement régional et maximiser les retombées industrielles52. Ce qui signifie, par exemple, que la préférence pourrait être accordée à une entreprise qui construira une usine dans une province ayant un taux de chômage élevé ou dont la présence permettra de répartir les activités de l’industrie aérospatiale dans l’ensemble du pays plutôt que de les concentrer au Québec et en Ontario. Une telle approche pourrait mettre les FAC dans une situation où elles obtiennent de l’équipement ne correspondant pas à celui qu’elles auraient souhaité se procurer et ne répondant pas entièrement à leurs besoins, en raison de certains facteurs, comme le manque d’expérience du fournisseur choisi.

Comme nous l’avons vu, les effets de réactions irrationnelles, qui peuvent prendre la forme de « jeux politiques » opposant divers chefs de service ou de groupe, peuvent perturber le processus de développement des capacités du MDN. Quels moyens pourrions-nous prendre pour éliminer ou du moins atténuer ces effets afin de maintenir le niveau d’efficacité des FAC? Le processus décisionnel est censé suivre son cours rondement, à une allure régulière, selon une orientation officielle et promptement, mais il semble se dérouler de façon sporadique, sans compter qu’il n’est pas dicté par des directives précises et qu’il s’étire en longueur53. Les forces armées sont un fournisseur de service et non pas un fabricant de biens, mais elles doivent obtenir de l’équipement pour fournir des services en matière de défense. À l’image des constructeurs d’automobiles qui se procurent la machinerie dont ils ont besoin pour construire les automobiles qu’ils vendent, les FAC achètent des aéronefs, des chars et des navires de guerre pour soutenir le gouvernement du Canada lorsque l’application de sa politique étrangère nécessite une intervention militaire.

Pour éviter les « jeux politiques », nous pourrions resserrer la partie du processus se rapportant aux décisions sur les investissements qui sont prises à un échelon inférieur au plus élevé54. Lorsque le CCD a déterminé que les FAC ont besoin d’une capacité donnée, il faudrait peut-être que les décideurs principaux de cet échelon cessent de participer à la prise des décisions portant sur la façon de répondre à ce besoin. Le degré d’information et d’expertise utilisées en aval serait le même, mais la négociation prendrait moins de place, et la prise de décisions en serait facilitée. La nouvelle approche serait alignée sur les processus employés dans l’industrie pour la prise des décisions portant les investissements de capitaux faits pour la mise à niveau de l’équipement55. Elle pourrait être appliquée de façon optimale lorsqu’il faut remplacer des capacités en place, par exemple le CF-18 par un autre type de chasseur avec équipage, mais elle pourrait aussi être utilisée dans les cas où il faut obtenir de nouvelles capacités. L’achat de nouvelles capacités pourrait changer considérablement le rôle et la mission de l’organisme concerné s’il s’agissait, par exemple, de remplacer les CF-18 par des véhicules aériens de combat sans équipage, et il faudrait accorder beaucoup de place à la négociation avant que les hauts dirigeants se retirent du processus d’approbation. Toutefois, nous pourrions encore réduire la marche à suivre officielle si nous ne conservions que deux des étapes du processus d’approbation, soit les étapes de recherche de réponses aux questions qui suivent. Avons-nous toujours besoin de cela pour remplir nos obligations aux termes de la politique du GC? Avons-nous les moyens financiers d’acheter cette capacité ou pouvons-nous nous permettre de ne pas remplacer celle que nous avons déjà? La réponse à la première question pourrait se trouver dans l’approbation du Comité des capacités de la Défense et la réponse à la deuxième question, dans l’approbation du Comité de gestion des investissements et des ressources (IRMC).

Le MDN pourrait modifier son processus décisionnel interne, mais il pourrait difficilement empêcher ISDEC d’influer sur le processus général de développement des capacités, car les considérations qui entreraient alors en ligne de compte auraient sans doute une incidence politique majeure du point de vue du gouvernement. Le remplacement de grands équipements (CF-18, frégates, véhicules de combat) par le MDN a une incidence politique plus importante que, par exemple, le remplacement relativement simple de voitures de la Gendarmerie royale du Canada. Pour le remplacement de grands équipements, le processus de prise de décisions à l’échelon du gouvernement deviendrait compliqué et comporterait de multiples facettes. Au mieux, il pourrait se dérouler plus rondement qu’à l’heure actuelle si une méthode normalisée était établie pour réduire l’étendue des négociations et pour officialiser le rôle des décideurs, mais cette solution serait difficilement applicable, car le gouvernement peut changer tous les quatre ans, et les grands équipements ne sont que très rarement remplacés, au plus tous les dix ou quinze ans dans le cas d’une capacité donnée. Il est aussi presque impensable de voir de la même manière le remplacement de frégates et le remplacement de chars, ou le remplacement de chasseurs et le remplacement de voitures de police. Cela dit, il serait sans doute possible d’établir une méthode normalisée si la politique de compensation industrielle du Canada ne s’appliquait pas aux marchés militaires. Un accord de compensation, qui s’inscrit dans un accord commercial, oblige le fournisseur à exercer dans la région indiquée par l’acheteur une partie des activités correspondant à une valeur donnée du marché56.

Conclusion

Il n’existe aucune solution facile pour faciliter la tâche d’approvisionnement en nouvelles capacités au sein du MDN. La solution relève en partie d’un ministère donné, mais la majeure partie relève du gouvernement. La concurrence entre les groupes pour l’obtention des ressources requises et le fait que chacun d’eux choisit comme il l’entend les rôles qu’il croit devoir jouer dans l’intérêt national auront toujours une incidence sur le choix des capacités qui seront acquises, sur l’établissement des besoins relatifs à l’effectif et, dans une moindre mesure, sur le choix du mode d’approvisionnement. Toutefois, le MDN peut prendre des mesures pour améliorer la situation. S’il simplifiait le processus décisionnel qu’il utilise pour le remplacement de capacités déjà en place, il pourrait mieux soutenir l’application efficace de la politique étrangère, car il disposerait des meilleures capacités possible, dont la livraison aurait été assurée par le meilleur moyen qui soit. Si nous admettions que le remplacement des capacités n’est pas lié à la stratégie du GC, nous pourrions accroître la vitesse et l’efficacité du processus menant à la livraison des capacités requises, car nous éliminerions une autre couche de « jeux politiques » du processus décisionnel ou nous aurions une stratégie qui survit au changement de gouvernement. Nous n’y parviendrons que si nous pouvons entreprendre des négociations sérieuses non seulement avec le gouvernement au pouvoir, mais aussi avec des élus de l’opposition, afin d’assurer au moins un certain degré de consensus bipartisan au regard d’une solution à long terme. Notre processus de développement des capacités doit refléter notre sérieux et notre maturité si nous voulons que notre pays puisse continuer de jouer son rôle à titre d’allié : un pays sur qui l’ensemble des alliés peut compter et un adversaire devant être pris sérieusement.

MDN, photo du premier maître de 2e classe Shawn M. Kent

Le NCSM Windsor de passage au port d’Halifax en prévision du programme Leaders canadiens en mer, le 14 décembre 2017. En toile de fond, le pont MacDonald.

Notes

  1. Dans le présent contexte, le terme « avorté » est employé dans son sens le plus large : il s’agit de projets qui n’ont pas été réalisés, dont les coûts ont été dépassés, qui ne répondaient pas aux exigences, pour lesquels les échéances établies pour l’achat ou la mise en œuvre n’ont pas été respectées ou dont la présentation dans les médias nationaux pourrait laisser une mauvaise impression.
  2. Richard L. Daft, Organization Theory and Design, 9e, Mason, Ohio, Thomson South – Western, 2007, p. 31.
  3. Ibid, p. 30.
  4. Le ministère de la Défense nationale et les Forces canadiennes, Matrice de la délégation des pouvoirs de signature en matière financière, à l’adresse http://cfo.mil.ca/assets/FinCS_Intranet/docs/fr/politiques-procedures/delegation-des-pouvoirs-matrice.pdf, document consulté le 20 février 2016.
  5. Directive d’approbation des projets, à l’adresse http://collaboration-admpa.forces.mil.ca/sites/DI/Gestion%20ministrielle/projet-dap.pdf, document consulté le 20 décembre 2017.
  6. Ibid.
  7. Robert D. Behn, Creating an Innovative Organization:  Ten Hints for Involving Frontline Workers, à l’adresse http://govleaders.org/behn-innovation.htm, document consulté le 20 février 2016.
  8. Directive d’approbation des projets, à l’adresse http://collaboration-admpa.forces.mil.ca/sites/DI/Gestion%20ministrielle/projet-dap.pdf, document consulté le 20 décembre 2017.
  9. Ibid.
  10. David Burkus, 10 Practices from the Most Innovative Organizations, à l’adresse http://www.creativitypost.com/business/10_practices_from_the_most_innovative_
    organizations
    , document consulté le 20 février 2016.
  11. CoCreate, à l’adresse http://www.ref.army.mil/news3_cocreate.html, document consulté le 20 février 2016; Rapid Equipping Force launches website for innovations, à l’adresse https://www.army.mil/article/114923/rapid_equipping_force_launches_website_for_
    innovations
    , document consulté le 20 décembre 2017.
  12. David Burkus, 10 Practices from the Most Innovative Organizations, à l’adresse http://www.creativitypost.com/business/10_practices_from_the_most_innovative_
    organizations
    , document consulté le 22 février 2016.
  13. Henry Mintzberg, mai 1978. Patterns in Strategy Formation, p. 935, à l’adresse http://www3.uma.pt/filipejmsousa/ge/Mintzberg,%201978.pdf, document téléchargé le 14 juillet 2016.
  14. Ibid.
  15. Publication interarmées des Forces canadiennes, PIFC 3.0, Les opérations, à l’adresse http://cjoc-coic.mil.ca/sites/_resources/CFWC/Index/JD/CFJP%20-%20PDF/CFJP%203-0/CFJP_3_0_Ops_Updated_FR_2011_09.pdf , p. 1-2.
  16. Gouvernement du Canada, Stratégie de défense Le Canada d’abord, Ottawa, 2008, p. 10.
  17. Groupe d’experts indépendant sur le rôle du Canada en Afghanistan, 2008, p. 38.
  18. Stratégie de défense Le Canada d’abord, p. 12.
  19. Ibid.
  20. Direction – Concepts et schémas de la Force terrestre, Concevoir l’armée de terre de demain. Une publication sur les opérations terrestres 2021, MDN, 2011, p. 46.
  21. Ibid, p. 47.
  22. Le Canada dans un nouveau monde maritime : POINT DE MIRE 2050, p. iv.
  23. Ibid, p. 13-16.
  24. Vecteurs de la Force aérienne, résumé, 2014, p. 1.
  25. Plan de campagne de l’ARC, version 2.0, 16 novembre 2015, p. 12.
  26. Stratégie de défense Le Canada d’abord, p. 17.
  27. Direction – Concepts et schémas de la Force terrestre, Concevoir l’armée de terre de demain. Une publication sur les opérations terrestres 2021, MDN, 2011, p. 61.
  28. Ibid, p. 63.
  29. Major C.C. Renahan, Preliminary Business Case Study, Armoured Combat Support Vehicle, 16 mai 2012, p. 3/16.
  30. L’information à ce sujet a été obtenue dans le cadre d’une recherche effectuée dans la base de données sur les investissements en matière de capacités, le 21 décembre 2016.
  31. Ibid.
  32. Business Case, Next Generation Fighter Capability, Definition Phase, 14 octobre 2011, p. 6.
  33. Ibid, p. 10.
  34. Stratégie de défense Le Canada d’abord, p. 12.
  35. Synopsis Sheet (Identification), Destroyer Replacement Project, p. 4/4.
  36. Project Charter, Arctic/Offshore Patrol Ship project, p. 18/18.
  37. Synopsis Sheet Preliminary Project Approval, Joint Support Ship, p. 10/10.
  38. Defence Priority and Risks, 16 décembre 2013.
  39. Stratégie de défense Le Canada d’abord, p. 14.
  40. Graham Allison et Philip Zelikow, Essence of Decision, Explaining the Cuban Missile Crisis, p. 143.
  41. Graham T. Allison et Morton H. Halperin, « Bureaucratic Politics:  A Paradigm and Some Policy Implications », dans World Politics, vol. 24, 1972, p. 43.
  42. Ibid, p. 146.
  43. Directive d’approbation des projets, MDN, p. 1.
  44. Morton H. Halperin, P. Clapp et A. Kanter, Bureaucratic Politics and Foreign Policy, Brookings Institution Press, 1974, p. 28.
  45. Unmanned Carrier-Launched Airborne Surveillance and Strike, à l’adresse https://en.wikipedia.org/wiki/Unmanned_Carrier-Launched_Airborne_Surveillance_and_Strike, document consulté le 20 décembre 2016.
  46. Directive d’approbation des projets, MDN, p. 19.
  47. Ibid, p. 21.
  48. Halperin, Clapp et Kanter, p. 40.
  49. Je connais bien la situation, car j’étais le directeur de ce projet, qui passe actuellement de la phase de l’analyse des options à celle de la définition.
  50. Halperin, Clapp et Kanter, p. 40.
  51. Ibid, p. 74.
  52. Site Web de la législation (Justice), Loi sur le ministère de l’Industrie, L.C., 1995, chap. 1, à l’adresse http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/I-9.2/page-1.html#h-3, document consulté le 5 décembre 2016.
  53. David J. Hickson et Richard J. Butler, « Decision and organization – Processes of Strategic Decision Making and their Explanation », dans Public Administration, vol. 67, no 4, 1989, p. 379.
  54. Ibid.
  55. Ibid, p. 381.
  56. Accord de compensation, à l’adresse https://en.wikipedia.org/wiki/Offset_agreement, [information en français à ce propos : https://fr.wikipedia.org/wiki/Compensation_industrielle], document consulté le 21 décembre 2016.