OPINIONS

Ian Spreadbury, Ph.D.

Manège militaire et quartier général du Princess of Wales Own Regiment (PWOR), à Kingston, en Ontario.

Sacrifier la culture au nom de la stratégie : l’importance des manèges militaires de la Milice

par Dan A. Doran

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Le manège militaire… j’entendais rarement parler de cet endroit et je n’y pensais guère jusqu’à mon transfert au sein de la Milice du Canada après huit années de service à titre d’officier de la Force régulière. Ce terme – ou Armoury, son équivalent anglais – est peu, voire jamais utilisé pour décrire les bâtiments du 5e Régiment du génie de combat (5 RGC) et du 2e Régiment du génie de combat (2 RGC), les unités auxquelles j’ai été affecté.

Les bâtiments qui abritent les unités de la Force régulière telles que le 5 RGC et le 2 RGC sont conçus de façon pragmatique et leurs dessins de conception sont simples, fonctionnels et sans qualités stylistiques particulières : ils ne sont pas destinés à enrichir un patrimoine architectural, mais à offrir un milieu de travail adéquat pour le personnel qui doit exécuter des tâches bien précises. Ces bâtiments ne sont pas les demeures originales des régiments qu’ils accueillent, et ils ne seront probablement pas les derniers à les héberger. Les unités de la Force régulière sont mobiles; c’est-à-dire qu’elles doivent périodiquement s’installer dans un bâtiment plus récent de la base lorsque le leur devient inutilisable ou obsolète.

Malgré leur mobilité, les unités de la Force régulière garnissent les murs de leurs bâtiments à l’aide de leurs faits d’armes : murs commémoratifs, portraits d’anciens commandants ou de sergents-majors régimentaires, artefacts régimentaires uniques obtenus dans le cadre d’opérations à l’étranger, etc. Ces éléments de décoration confèrent une pertinence culturelle aux locaux des unités, même si elles sont séparées de la demeure traditionnelle qui leur prêtait un contexte physique supplémentaire et une signification plus profonde – c’est un peu comme si le Jugement dernier de Michel-Ange avait été enlevé et exposé autre part que sur le mur de l’autel de la chapelle Sixtine.

Au fil de ma carrière de réserviste, manège militaire est devenu un mot synonyme de ma nouvelle vie de milicien. Petit à petit, je me suis rendu compte que le terme revêt plusieurs sens qui s’enrichissent au fur et à mesure que l’on passe du temps dans la demeure traditionnelle d’une unité. Pour les jeunes sapeurs, le manège militaire est le lieu qui les accueille dans le cadre de l’instruction militaire de base et qui abrite le mess des caporaux et soldats, où ils rencontrent leurs pairs et leurs amis proches. Il s’agit d’un endroit où les souvenirs sont partagés pour la première fois dans un environnement un peu sacré, et où les vieilles histoires des beaux jours de la Milice sont transmises à la jeune génération par les militaires plus âgés.

Pour ces derniers, le manège militaire constitue une partie de leur identité; une deuxième maison où ils retrouvent leur seconde famille. Il s’agit de l’endroit où le cheminement de carrière des militaires est reflété par les bureaux qu’ils occupent, dans le même ordre que ceux qui les ont précédés. Le manège militaire est un monument habité par un régiment, un musée vivant et un vaisseau pour l’histoire, la culture et l’identité d’une unité.

Pour les militaires retraités, le manège militaire devient un point de contact entre le présent et le passé; un sujet de conversation qui permet aux aînés d’établir des liens avec les jeunes sur la base des expériences qu’ils y ont vécues. Cet endroit incarne les valeurs collectives d’une famille régimentaire de manière tangible et concrète.

Malheureusement pour les réservistes, ces particularités des manèges militaires ne se traduisent pas facilement en considérations modernes et pragmatiques en matière d’infrastructure. De nombreux manèges militaires du Canada datent de l’après-Confédération; ils sont donc coûteux à entretenir, et encore plus à moderniser. En outre, les facteurs patrimoniaux ne constituent que l’un des quatre éléments que le bureau du sous-ministre adjoint (Infrastructure et environnement) [SMA(IE)] examine de près lorsqu’il évalue une infrastructure militaire en vue d’un transfert ou d’une vente éventuelle1. En apparence, cela tombe sous le sens; le SMA(IE) est responsable auprès de la population canadienne et est donc habilité à prendre des décisions selon une approche qui lui permet d’évaluer l’importance de facteurs concurrents. Cette approche présente toutefois une lacune dans le cas des manèges militaires de la Milice : les réservistes ont rarement leur mot à dire tout au long du processus, même lorsque le sort de leur manège militaire est en jeu. Le plus souvent, des représentants de la Force régulière parlent en leur nom, mais cette stratégie est inadéquate, du moins en partie, parce qu’elle suppose que les membres de la Force régulière connaissent bien la culture organisationnelle de la Réserve et son lien symbiotique avec les manèges militaires.

Les dirigeants de la Force régulière ont toutes les raisons de croire qu’ils agissent dans l’intérêt fondamental de la Force de réserve. Ils peuvent notamment s’appuyer sur les rôles de la Milice, tels que ceux-ci ont été résumés par le vice-amiral (à la retraite) Bruce Donaldson, ancien vice-chef d’état-major de la Défense :

Le premier est opérationnel. C’est-à-dire que les réservistes sont qualifiés et prêts à intervenir lorsqu’une catastrophe s’abat sur la communauté. [Les FAC sont organisées sur le plan opérationnel] de manière à pouvoir rapidement mobiliser les réservistes dans leurs communautés et mettre les relations en place avant l’éclatement d’une crise, pour permettre aux réservistes de réagir avec efficacité, en cas de crise.
Deuxièmement, la Réserve représente les Forces canadiennes et ses propres régiments dans les communautés.
Enfin, les réserves sont un excellent exemple pour les jeunes, mais aussi un excellent exemple de citoyenneté, de leadership et d’engagement envers le pays. Elles apportent à leurs communautés quelque chose que très peu d’autres organisations leur apportent2.

Du point de vue des « militaires à temps plein », ces rôles opérationnels ne sont pas particulièrement liés aux infrastructures : les soldats ont simplement besoin d’un point de départ, n’importe quelle structure fait l’affaire. Toutefois, il est fautif de ne pas reconnaître que la capacité opérationnelle de la Réserve est associée à la stratégie de gestion des ressources humaines (en réalité, cette capacité opérationnelle ne peut être atteinte sans l’existence de réservistes dévoués); or, le manège militaire stimule le dévouement en renforçant le sentiment d’inclusion et d’appartenance, ce qui favorise de meilleurs résultats opérationnels.

J’ai eu le privilège d’être membre de la Force régulière (8 ans) et de la Milice (10 ans), et je crois avoir compris l’une des composantes du clivage culturel entre ces deux éléments constitutifs qui explique, au moins en partie, les divergences d’opinions quant à l’importance de préserver l’architecture historique des manèges militaires de la Milice : les officiers de la Force régulière mènent une vie beaucoup plus nomade que celle des miliciens. À tout le moins, ces deux cultures et perceptions de la vie professionnelle (et personnelle) sont diamétralement opposées. Les membres de la Force régulière ont tendance à considérer les milieux de travail et de vie comme éphémères, comme de simples bureaux ou bâtiments. Les miliciens perçoivent ces deux éléments comme permanents et prééminents et, à ce titre, s’engagent envers eux dans une mesure qu’un membre de la Force régulière risque de ne pas pleinement comprendre. Cela résume les lentilles opposées à travers lesquelles le dilemme architectural actuel est visualisé et exprimé par chaque partie.

Le premier défi à relever afin d’assurer la préservation des manèges militaires de la Milice est d’accorder moins de poids à l’avis des membres de la Force régulière dans le cadre des discussions à ce sujet. Indépendamment de leur volonté, ces militaires peuvent nuire à la Réserve en donnant leur opinion sur une question sans avoir la compréhension contextuelle requise pour saisir les liens intrinsèques entre l’architecture, la culture et l’identité d’un régiment de la Milice. Cela découle de la nature même du cheminement de carrière des officiers de la Force régulière, lequel les conduit d’un bout à l’autre du pays, et même à l’étranger. Les membres de la Force régulière ne peuvent pas comprendre qu’il est possible d’assumer des fonctions dans le même manège militaire pendant 35 ans (ou encore plus pour de nombreux militaires qui s’y rendent depuis qu’ils sont cadets) et de vouloir y retourner une fois retraité afin de participer à différentes activités sociales… et comment pourraient-ils comprendre? Ils n’ont jamais eu l’occasion de ressentir un tel attachement puisqu’ils se déplacent sans cesse depuis l’âge de dix-huit ans.

Une fois ce premier obstacle surmonté, le deuxième défi consiste à faire valoir l’importance des manèges militaires, tant au niveau des unités que dans un contexte national plus large, ainsi que leur influence sur la culture et la société canadiennes. Il devient donc impératif pour le SMA(IE) et les Forces armées canadiennes (FAC) d’accorder la priorité à leur préservation en tant qu’artefacts fonctionnels, sans quoi personne d’autre ne le fera.

Les manèges militaires représentent bien plus qu’un simple moyen de loger les unités de la Milice; ils constituent un « symbole de l’État3 » durable dans tout le pays. Ainsi, ils incarnent à bien des égards une déclaration publique d’identité collective qui « contribue à donner de la valeur et de l’importance aux activités de l’État4. » [TCO] Ce point est extrêmement important dans un pays aussi vaste et à la population aussi dispersée que le Canada où, dans de nombreux cas, les manèges militaires de la Milice constituent l’une des seules représentations du gouvernement fédéral à l’exception du service postal.

En plus de symboliser l’État, les manèges militaires racontent l’histoire du Canada de manière purement pragmatique. Nombre d’entre eux datent du début du XXe siècle et témoignent de la nature ambitieuse d’un jeune pays appelé à évoluer dans un monde qui semble de plus en plus petit. Ils confirment visuellement l’affirmation de Sir Wilfrid Laurier, alors premier ministre, selon laquelle « le XXe siècle sera le siècle du Canada5 » [TCO]. Dans son ouvrage de référence intitulé A Short History of Canada, le professeur Desmond Morton décrit M. Laurier comme « l’architecte6 » de la prospérité canadienne, laquelle était intimement liée aux infrastructures, publiques et privées. Qu’il s’agisse de l’emblématique bâtiment Sun Life de Montréal ou de la façade du manège militaire du Black Watch de la rue Bleury, ces édifices évoquent les débuts du Dominion, lorsque le Canada a commencé à se libérer de l’identité coloniale qui lui était imposée.

Les liens qui unissent l’architecture et l’identité nationale ne datent pas d’hier. « Les bâtiments acquièrent un sens par association et en raison de leur disposition officielle. L’architecture est – et a toujours été – utilisée, tant de façon intentionnelle qu’involontaire, afin de définir les relations entre les individus, les groupes d’intérêt, les villes et les nations7. » [TCO] De telles affirmations sont valables non seulement pour les structures imposantes comme la gare Union de Toronto, mais aussi pour celles qui sont discrètes et modestes, comme le manège militaire du Hastings and Prince Edward Regiment, dans le sud-est de l’Ontario.

OneLook Productions Inc.

Le manège militaire du Hastings and Prince Edward Regiment à Picton, en Ontario.

L’éminent auteur canadien Farley Mowat décrit la façon dont le manège militaire du Hastings and Prince Edward Regiment reflète ces liens et insiste (bien que parfois de façon sardonique) sur leur importance dans The Regiment, l’un de ses ouvrages. Son récit de l’histoire du Hastings and Prince Edward Regiment – dont le manège militaire est situé à Picton – se déroule dans une municipalité qui évoque le cœur rural du Canada, où la Milice et son manège militaire ont joué un rôle important en temps de conflit. L’auteur y souligne la résilience de ce régiment de miliciens et précise que « le pays a de la chance que les unités de miliciens aient si bien surmonté des décennies de négligence et de mauvaise foi nationale. En outre, le fait que l’esprit de l’ancienne milice ait imprégné si profondément les affaires des hommes est doublement positif8. » [TCO] Il souligne également, bien qu’ironiquement, l’importance du manège militaire au sein de la communauté : « [le manège militaire était utilisé] lorsque les habitants avaient besoin d’un espace pour organiser des danses, des rassemblements à thématique de poulet ou toute autre activité importante de la vie rurale9. » [TCO]

Collection numérique de l’Université McGill à https://digital.library.mcgill.ca/
warposters/english/

Figure 1 – Affiche de la Première Guerre mondiale, « Enrôlez-vous dans les Canadian Grenadier Guards ». Le manège militaire des Canadian Grenadier Guards est visible à l’arrière plan de cette affiche de recrutement, ce qui souligne l’importance du bâtiment.

Il va sans dire qu’en matière d’architecture à portée historique, les bâtiments ne sont pas tous égaux : les manèges militaires ne sont pas simplement la toile de fond des événements qui se déroulent entre leurs murs, mais « des constructions cognitives au sein desquelles les identités (nationales, communautaires et individuelles) peuvent être négociées de manière créative au-delà des frontières culturelles10. » [TCO] Les conceptions architecturales des manèges militaires de la Milice qui datent du début du siècle étaient destinées à transcender la simple forme esthétique et la fonction opérationnelle; elles revêtaient une « fonction éthique en tant que cadre de pensée heuristique11. » [TCO] Elles devaient marquer l’esprit des occupants des manèges militaires et de la communauté environnante et, ce faisant, jouer un rôle beaucoup plus important « dans les processus de construction culturelle et nationale12 » que le bâtiment en lui-même.

Les manèges militaires jouent un autre rôle important, lequel n’a pas forcément été pris en compte dans les années qui se sont écoulées entre la guerre de Corée et la guerre en Afghanistan. Ils constituent un baume pour les anciens combattants qui, au retour d’un conflit, ont besoin de repères dans leur vie afin de surmonter les épreuves qu’ils ont traversées. Au fil du temps, le manège militaire est « devenu, par association, une forme de sanctuaire13 » [TCO] pour les réservistes qui, après avoir effectué un service de classe C dans le cadre de guerres et de missions à l’étranger, retournent à leur vie de réserviste à temps partiel. Cette transition est traumatisante à bien des égards, comme pour les membres de la Force régulière, mais elle est différente en ce sens qu’il n’y a pas de réseau de soutien « quotidien » bien rodé en milieu de travail. Lorsque les réservistes terminent leur service de classe C, ils retournent à leur emploi civil où, généralement, ils sont les seuls militaires, ce qui engendre un sentiment de solitude qui transcende la vie professionnelle et la vie familiale, laissant le militaire très vulnérable sur le plan émotionnel. Le manège militaire représente une « bouée de sauvetage » pour certains de ces soldats, car il renferme les souvenirs de toutes leurs années de service et, ce qui est tout aussi important, l’histoire de leurs prédécesseurs.

Ce point est particulièrement pertinent étant donné le faible pourcentage de miliciens qui participent réellement à un déploiement. Ces soldats ont bien souvent du mal à partager leur vécu avec les autres membres de leur unité, et c’est le manège militaire qui, en partie, les aide à trouver leur place au sein des FAC et à bénéficier du soutien d’une poignée d’anciens militaires qui reviennent visiter l’unité pour les mêmes motifs. Le manège militaire devient une structure de soutien intime pour ce sous-ensemble de soldats de la Milice.

En somme, les réservistes s’enrôlent, mènent une carrière militaire et sont libérés des FAC pour une multitude de raisons; toutefois, ceux qui choisissent de rester au sein de l’organisation le font principalement en raison d’un sentiment d’appartenance et d’une propension à servir la communauté et le pays. Une part importante de ce sentiment est liée au manège militaire. C’est pourquoi la fermeture de ces derniers, sous prétexte que des gains d’efficacité seront réalisés grâce à une meilleure répartition des effectifs, n’a guère de sens. Cette hypothèse suppose que les réservistes suivent les unités au gré de leur déplacement pour s’installer dans un nouveau bâtiment comme si rien n’avait changé. Elle suppose que les réservistes sont des ressources qui, tout comme les militaires de la Force régulière, peuvent être délogées et déplacées sans conséquence.

À ce stade, on peut m’accuser d’être mélodramatique – bien souvent, ces déplacements impliquent de déménager un peu plus loin sur la route – prolongeant (ou réduisant potentiellement) le déplacement vers le bureau de quelques minutes – alors où est le problème?

Le problème est que, dans la Milice, le facteur identitaire est ce qui retient les gens, et l’identité se trouve intégrée au tissu culturel complexe fondé sur le manège militaire. Cet effet psychologique est bien décrit par Francesca Lanz, Ph. D., titulaire d’une bourse individuelle Marie Sklodowka-Curie de la faculté des arts et de la culture de l’Université de Newcastle :

Les identités sont formées par les corrélations et les interdépendances entre les lieux et les personnes. Une fois les interrelations rompues, un lieu perd sa signification et les gens perdent leur sentiment d’appartenance envers celui-ci. Les lieux incarnent traditionnellement l’identité des gens et constituent le socle solide des actions et de la vie de ceux-ci, la condition préalable à la création de cultures, de compétences et d’économies. L’identité fondée sur un lieu fait référence à la construction de l’identité pour et par les peuples tout en étant fondée sur un lieu. Elle construit également l’identité d’un lieu sur la base de sa matérialité : morphologie, formes architecturales, espaces, objets, artefacts, à savoir le patrimoine matériel qui constitue un territoire. [TCO]14

Cet élément psychosociologique de la culture organisationnelle de la Milice a été récemment mis de l’avant par C. P. Champion dans Relentless Struggle : Saving the Army Reserves (1995-2019), un ouvrage informatif et détaillé. M. Champion y décrit l’ignorance des dirigeants de la Force régulière quant à cette dimension de la culture de la Milice dans le cadre de la stratégie permanente des FAC qui vise à fusionner les régiments afin de former des unités moins nombreuses, mais plus importantes, tout en réduisant les coûts liés aux infrastructures et au personnel supérieur d’état-major (c.-à-d. en faisant en sorte qu’il y ait moins de commandants et de sergents-majors régimentaires).

Auteur

Figure 2 – Illustration du rôle central que jouent les manèges militaires auprès des divers éléments constitutifs de la Milice et de la communauté locale.

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À la défense des dirigeants de la Force régulière, les fondements de cette stratégie ne sont pas malveillants; ils découlent de la volonté d’améliorer l’efficacité opérationnelle par la création d’unités qui, en raison de leur envergure, bénéficieront d’une plus grande profondeur institutionnelle, et donc, d’une plus grande déployabilité et fiabilité inhérentes. Cette hypothèse pourrait sembler vraie, si ce n’était de l’affirmation de Peter Drucker, consultant en gestion, éducateur et auteur très distingué, selon laquelle « la culture ne fait qu’une bouchée de la stratégie15. » [TCO]

En outre, l’importance culturelle des manèges militaires de la Milice est confirmée par l’expérience, car certains d’entre eux ont déjà été fusionnés. Toutefois, il s’est avéré que les calculs opérationnels n’ont pas abouti aux résultats escomptés. Cette réalité a été bien résumée par le lieutenant-colonel (à la retraite) Peter Hunter, ancien commandant (et, par après, lieutenant-colonel honoraire) du Governor General’s Horse Guards et vice-président, Affaires générales de la Citibank16, dans le cadre du témoignage sur la restructuration des réserves qu’il a présenté devant la sous-commission sénatoriale en 1995 :

L’histoire nous a appris que la fusion des unités est généralement contre-productive. En principe « deux plus deux font quatre ». Lorsque des unités de la Milice sont fusionnées, le plus souvent « deux plus deux égalent deux ». En d’autres termes, lorsque deux unités sont fusionnées, l’unité ainsi formée connaît initialement une croissance importante de ses effectifs; lesquels diminuent ensuite rapidement pour finalement se stabiliser à un niveau équivalent à celui de l’une des deux anciennes unités17. [TCO]

Ce constat est renforcé par la déclaration ci-dessous, formulée par le lieutenant-colonel (à la retraite) Wynand Van Der Schee, ancien officier de la Force régulière et commandant du King’s Own Calgary Regiment, au cours d’une présentation sur le soutien des systèmes d’information de combat en 199818 :

Il était presque ridicule […] [de] croire que les membres du 19th Alberta Dragoons, qui éprouvent un profond sentiment d’appartenance renforcé par le fait d’être les seuls occupants d’un petit manège militaire [c.-à-d. le manège militaire Connaught; mise en évidence ajoutée par l’auteur] situé au sud d’Edmonton allaient [à la suite de la dissolution de leur régiment] accepter de traverser la rivière Saskatchewan Sud pour intégrer le Loyal Edmonton Regiment, dont le manège militaire se trouve sur les battures de la Rivière, ou le 20e Régiment d’artillerie de campagne, situé plus au nord, dans le manège militaire Prince of Wales. Dans un cas tel que celui-ci, un plus un équivaut généralement à environ 1,2, voire moins19. [TCO]

Par conséquent, la théorie et l’expérience pratique semblent communiquer le même message à ceux qui veulent tirer des leçons des experts et du passé respectivement : les manèges militaires jouent un rôle essentiel dans le maintien et la préservation de la culture organisationnelle de la Milice, qui, à son tour, contribue au taux de recrutement et de maintien en poste des unités visées. Ces deux éléments sont directement liés à la santé générale des unités et au niveau d’efficacité opérationnelle le plus élevé que celles-ci peuvent atteindre, au besoin. Contrairement à la Force régulière, ce ne sont pas les besoins opérationnels qui déterminent la planification des infrastructures, mais la culture organisationnelle – car les réservistes s’enrôlent et poursuivent leur carrière dans la Milice pour des raisons fondamentalement différentes de celles des membres de la Force régulière.

Les miliciens ne peuvent qu’espérer que le SMA(IE) et les FAC, les gardiens de ces structures, finiront par tenir compte des particularités et des besoins de la Milice afin d’en préserver l’identité. Pour ce faire, il faut aller au-delà des calculs froids associés à l’efficacité opérationnelle et aux coûts objectifs, ainsi que reconnaître la valeur intrinsèque et extrinsèque de ces édifices; c’est-à-dire qu’il faut comprendre que le patrimoine architectural de la Milice est une composante importante de son identité et témoigne de son histoire20. Cette démarche ne sera pas facile, dans la mesure où deux solitudes doivent généralement atteindre une compréhension mutuelle afin de résoudre un déséquilibre culturel fondamental.

Pour conclure, la meilleure analogie serait peut-être de comparer les manèges militaires de la Milice aux scotches single malt. Les manèges militaires jouent le même rôle que les tonneaux de bourbon en chêne que l’on utilise dans le cadre du processus de maturation du whisky écossais. Alors que ceux-ci confèrent une délicieuse douceur, un parfum de vanille et des saveurs de miel doré au scotch en cours de maturation, les manèges militaires transmettent aux jeunes soldats l’histoire, les traditions, les récits et la culture d’un régiment, tout comme les musées de l’unité, les décorations intérieures, les ornements architecturaux, les associations destinées aux anciens combattants, les activités communautaires et une myriade d’autres petites choses qui, à première vue, peuvent sembler insignifiantes.

Les manèges militaires sont encore la demeure de tous ces soldats et constituent le fût dans lequel mûrissent tous les événements et les histoires d’une unité. La dissolution d’un manège militaire provoque la fuite du tonneau ancestral, laissant le contenu original se répandre et s’évaporer au fil du temps jusqu’à ce qu’il n’en reste que très peu, voire plus du tout.

Le major Dan A. Doran, MMM, CD, membre du génie de combat, détient un baccalauréat en génie civil du Collège militaire royal du Canada, une maîtrise du programme de consolidation de la paix et de sécurité humaine de l’Université Royal Roads et une maîtrise en administration des affaires de l’École de gestion John-Molson. Il a assumé les fonctions de chef adjoint du génie de la Force opérationnelle (Op ATHENA), d’observateur militaire de l’ONU (Mission des Nations Unies au Soudan) et de chef de projet de la Force (mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo). Actuellement réserviste, il occupe les fonctions de commandant adjoint du 34e Régiment du génie de combat, à Montréal, au Québec. Dans sa vie civile, il agit en qualité de directeur de projet au sein de WSP Global inc. une firme d’experts-conseils en génie.

Notes

  1. https://www.canada.ca/en/department-national-defence/services/transfer-sale-defence-properties.html
  2. Pamela Wallin et Roméo Dallaire, Répondre à l’appel : le rôle de la Première réserve du Canada dans l’avenir : Rapport provisoire du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense, décembre 2011, p. 35. http://publications.gc.ca/collections/collection_2011/sen/yc33-0/YC33-0-411-4-fra.pdf
  3. Lawrence Vale, Architecture, Power and National Identity, 2nd edition, Abingtton, RU : Routlege Press, 2008, p. 7.
  4. Ibid., p. 52.
  5. Desmond Morton, A Short History of Canada, 5th edition, Toronto, McClelland and Stewart, 2001, p. 158
  6. Ibid., p. 158.
  7. Jane C. Loeffler, Book Review: Architecture, Power, and National Identity, Cambridge, MA, Harvard University Graduate School of Design News, 1993, édition de l’automne.
  8. Farley Mowat, The Regiment, Toronto: McClelland and Stewart, 1989, p. 35
  9. Ibid., p. 24.
  10. Peter Scriver, Placing In-between: Thinking through Architecture in the Construction of Colonial-Modern Identities, National Identities, vol. 8, no. 3, septembre 2006), p. 207.
  11. Ibid., p. 207.
  12. Ibid., p. 221.
  13. Nelson Goodman, How Buildings Mean, Goodman and Catherine Elgin, Reconceptions in Philosophy, Hackett, 1988, p. 33.
  14. Francesca Lanz, Perspective Re-Inhabiting. Thoughts on the Contribution of Interior Architecture to Adaptive Intervention: People, Places, and Identities, Journal of Interior Design, 43(2), 2018, p. 6.
  15. Emad Rizkalla, Why Corporate Culture Eats Strategy for Breakfast, Washington, DC, Huffington Post Press, 2016.
  16. C.P. Champion, Relentless Struggle – Saving the Army Reserves: 1995-2019, Durnovaria, UK, NP, 2019, p. 51.
  17. Ibid., p. 100.
  18. Ibid., p. 82.
  19. Ibid., p. 101.
  20. Antoine L. Lahoud, The role of cultural (architecture) factors in forging identity, National Identities, vol. 10, no4, décembre 2008, Routledge, p. 389.