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Revue militaire canadienne [Vol. 22, No 4, Automne 2022]
Profession des armes

Force opérationnelle interarmées – Ukraine

En hommage aux Jeux Invictus 2018, qui ont eu lieu à Sydney, en Australie, des membres des Forces armées canadiennes participent à des compétitions contre des représentants d’autres pays au Centre international de sécurité et de maintien de la paix à Lviv, en Ukraine, dans le cadre de l’opération Unifier le 22 octobre 2018.

Le premier maître de 1re classe (à la retraite) Thomas Kent Gregory, CD sert dans la Marine royale canadienne pendant 37 ans à titre de commis aux finances et de commis de soutien à la gestion des ressources, avant de prendre sa retraite en septembre 2021 de son poste de premier maître de la Base des Forces canadiennes Halifax. Dès la retraite, il se joint à l’équipe de Concepts professionnels et développement du leader (CPDL) de l’Académie canadienne de la Défense.

Contribution : Le lieutenant-colonel (ret) William G. Cummings, CD; le capitaine Lee T. Jarratt, CD; Guilherme Martinelli.

La question de savoir si les membres des Forces armées canadiennes (FAC) peuvent être décrits comme des guerriers fait l’objet d’un débat continu, étant donné que ces militaires sont d’abord et avant tout des représentants de la profession des armes. Le terme « guerrier », avec ses connotations positives, motivantes et historiques, trouve une plus grande résonance dans certains sous-groupes des FAC. Néanmoins, on pourrait faire valoir, et à juste titre, que ce terme ne définit pas tous les membres des FAC d’aujourd’hui, car la profession militaire moderne comporte un éventail varié de groupes professionnels et de grades exécutant des tâches comprises dans un vaste spectre allant du travail d’état-major dans l’organisation jusqu’aux tâches de combat sur le terrain. En outre, on pourrait aussi soutenir que l’identité du guerrier cause plus de tort à l’armée qu’il ne lui apporte d’éléments positifs.

Quoique le terme « guerrier » se définisse principalement comme une personne participant à des combats ou ayant l’expérience des combatsNote de bas de page 1, sa signification dans l’univers populaire est plutôt celle-ci : « personne montrant une grande vigueur, un grand courage ou de l’agressivité, par exemple dans le monde des affaires ou du sport ». Compte tenu de cette deuxième définition, d’une portée plus large et ainsi accessible en dehors du domaine des conflits militaires, le terme a été adopté par divers groupes, notamment les premiers répondants, pour servir leurs circonstances particulières. Il a aussi été couramment employé par les médias populaires dans une variété de contextes. En outre, d’autres forces militaires ont des définitions différentes pour ce terme et en ont des expériences diverses.

Pour que le terme « guerrier » puisse se frayer un chemin jusque dans la doctrine officielle et avoir une connotation positive, il doit être défini par un œil critique, et les écarts entre les différentes perceptions doivent être comblés, pour que le sens devienne englobant et qu’il ait une résonance pour quiconque porte l’uniforme militaire canadien.

Éléments et doctrines des FAC

Les divers groupes au sein des FAC ne se définissent pas tous comme des guerriers. Tandis que certains spécialistes des armes de combat dans l’Armée canadienne (AC) et les Forces d’opérations spéciales (FOS) s’identifient fortement comme des guerriers, les membres de la Marine royale canadienne (MRC) et de l’Aviation royale canadienne (ARC), ainsi que les membres des spécialités de soutien de toutes les arméesNote de bas de page 2, ne se perçoivent pas vraiment de cette façon.

Cette fascination constante à l’endroit des guerriers et le désir de se décrire ou de décrire un groupe précis à l’aide de ce terme ne datent pas d’hier. Fait intéressant, l’attrait qu’exerce le terme semble plus fréquemment ressenti chez ceux et celles qui, traditionnellement, combattent sur la terre, soit les membres de l’AC et des FOS. Ces deux organisations recourent au travail d’équipe, mais elles mettent davantage l’accent sur les compétences individuelles, le cas échéant, pour remporter la victoire. La position tenue par le Princess Patricia’s Canadian Light Infantry (PPCLI) sur la cote 677 durant la guerre de Corée n’est que l’un des exemples de cet accent accru sur les compétences et le rendement individuel pour influencer le cours d’une bataille. Les Canadiens, après avoir vu souffrir le Royal Australian Regiment en position adjacente pendant l’assaut des forces chinoises (supérieures en nombre), savaient qu’ils étaient les prochains à devoir affronter cette force écrasante. C’est par l’effort de groupe et l’accomplissement individuel que les Canadiens ont réussi à arrêter l’avance des Chinois; les Canadiens ont ainsi combattu férocement, de nuit, le 24 et le 25 avrilNote de bas de page 3. Les actions individuelles des soldats Wayne Mitchell et Kenneth Barwise contre leurs opposants chinois ont grandement contribué à la victoire canadienne remportée à Kapyong. Ces soldats ont personnifié les glorieuses qualités correspondant à l’image du guerrier moderne.

Il est intéressant de constater que pour les membres de l’ARC et la MRC, il n’est pas aussi important d’être un guerrier. Même s’ils doivent maîtriser l’art de la guerre, quand il s’agit de remporter la victoire, ils travaillent surtout en équipe. Dans l’ARC, on pourrait dire que les « as de l’air » sont des guerriers, étant donné qu’ils doivent recourir à des compétences particulières et faire preuve d’audace face à un aéronef ennemi. Pourtant, l’épithète de guerrier n’a jamais été appliquée au lieutenant-colonel William (Billy) Bishop, le plus remarquable des as de l’air du Canada lors de la Première Guerre mondiale, même si à lui seul il a abattu 72 aéronefs allemands. Par ailleurs, dans la MRC, on insiste encore moins sur le guerrier en tant qu’individu, car il est impossible pour un navire de combattre à l’aide d’un seul individu. Dans un navire, tous les membres de l’équipage doivent travailler de concert, en recourant à l’expertise individuelle comme à l’expertise collective, pour combattre un autre navire et gagner les batailles.

En raison des différences qui existent entre les quatre éléments des FAC sur le plan du combat, il serait difficile de choisir un seul terme ayant la bonne résonance pour toute la variété des individus formant les FAC. Malgré tout, les quatre éléments des FAC ont des valeurs et des attentes communes, ce qui garantit le bien-être et le professionnalisme de tous. Nous disposons déjà de termes pour définir les fonctions propres à chaque élément, soit « soldat », « matelot », « aviateur » et « opérateur ». Ces termes, qui décrivent l’aspect unique de l’armée à laquelle ils sont liés sans pour autant être empreints de grandeur excessive, font déjà partie du vocabulaire de notre doctrine acceptée.

Dans sa doctrine fondamentale, les forces canadiennes adoptent une culture guerrière. La publication Servir avec honneur : La profession des armes au Canada tente de présenter le terme « guerrier » sous un jour favorable, mais sans l’approfondir suffisamment. En effet, le terme n’y est pas défini et il n’est employé que deux fois. Dans Servir avec honneur, on fait la précision suivante : « [d]e nos jours, le militaire professionnel doit non seulement posséder des compétences de guerrier, mais aussi de diplomate et d’universitaire ». Seul le chapitre sur l’éthos fait un lien direct entre l’application de l’éthos militaire et les normes les plus élevées de professionnalisme pour mieux réaliser l’honneur du guerrierNote de bas de page 5. Essentiellement, la publication de 2009 permet de conclure que le statut de guerrier équivaut à vivre selon les règles de l’éthos autant que faire se peut.

La Stratégie de performance intégrée de l’Armée canadienne, appendice 2, annexe A, (publiée en 2015Note de bas de page 6) explique le concept de la « culture guerrière » dans l’Armée canadienne. Autre que simplement reprendre la devise de l’Armée « forts, fiers, prêts », la Stratégie, dans l’explication de son concept du guerrier, n’offre guère plus que Servir avec honneur; d’ailleurs, les éléments abordés dans l’ouvrage de 2009 sont approfondis dans la publication L’éthos des FAC : Digne de servir de 2022Note de bas de page 7. Pour se transformer en combattant idéal, le guerrier doit adopter un éthos qui est associé à la valeur militaire de l’excellence, aux attentes professionnelles du devoir, à l’esprit de combat, à la disponibilité opérationnelle et à la responsabilité illimitée figurant dans Digne de servir. Plus généralement, les principes éthiques et les valeurs militaires de ce dernier ouvrage servent à nouer un lien entre le guerrier idéal et la société, en intégrant à la notion de guerrier des traits de caractère vertueux. Comme ces principes éthiques, valeurs militaires et attentes professionnelles décrivent déjà le guerrier dans sa forme idéalisée, il serait sans doute redondant pour tout élément des FAC de les redéfinir dans une nouvelle publication doctrinale.

Perspectives internationales et universitaires

Au sein des différentes armées et chez les chercheurs, il n’y a pas de consensus sur les perceptions et les effets de l’identité du guerrier. Certains signes indiquent toutefois que les contextes historiques et nationaux influent directement la façon de vivre l’identité du guerrier.

En 2020, l’armée de la Nouvelle-Zélande a souscrit à l’idée que les guerriers constituent un seul groupe unificateur dont le service est guidé par un ensemble de valeurs fondamentales. Dans sa publication Way of the New Zealand WarriorNote de bas de page 8, le rôle du guerrier maori et celui du soldat britannique sont portés à l’avant-plan et jouent un rôle central, tout comme celui du guerrier moderne de la Nouvelle-Zélande. Les raisons historiques qui expliquent pourquoi la notion de guerrier s’adapte bien au contexte national de ce pays dépassent la portée de cet article, mais nous pouvons dire que la plus grande homogénéité des nations autochtones et le fait que le pays n’a qu’une seule entité coloniale font en sorte que le sens du terme « guerrier » y est moins complexe et a possiblement une connotation plus positive.

Les recherches de Pedersen en 2017 sur l’armée danoise révèlent que la notion de guerrier a un sens positif pour les militaires danois. Des travaux d’anthropologie sur le terrain donnent à penser que le statut de guerrier version danoise a été revalidé après les engagements militaires du Danemark en Iraq et en Afghanistan. Les troupes danoises qui se rendaient en Afghanistan avaient l’occasion de se lancer dans une quête existentielle découlant de leur volonté de devenir de « véritables guerriers » et ainsi de se transformer en individus authentiquesNote de bas de page 9. Cela peut s’expliquer par le fait que dans le passé, ils étaient des guerriers vikings, et que leur population est largement homogène. L’article de Pedersen montre que l’idéal que propose l’éthos guerrier peut être un puissant motivateur de croissance personnelle, ce qui explique pourquoi les gens pourraient vouloir se lancer dans une telle quête.

Dans le contexte américain, Christopher Coker (2007) reconnaît que le mythe du guerrier, le scepticisme à l’endroit des guerriers dans la société civile et les menaces technologiques qui guettent les organisations tournées vers la guerre viennent miner les efforts de renouvellement de l’éthos du guerrier, efforts qui seraient vraiment nécessaires face à une longue guerre planétaire contre le terrorismeNote de bas de page 10. Fait notable, le portrait que dresse Coker de l’éthos du guerrier dans son dernier chapitre est entièrement vertueux et il exclut une réflexion critique sur la culture guerrière opérante et ses effets sur l’organisation.

Cpl Braden Trudeau, Forces armées canadiennes

L’adjudantchef du Commandement des opérations interarmées du Canada, l’Adjuc Eric Poissant, s’adresse aux militaires à bord du NCSM Montréal lors de leur déploiement dans le cadre de l’opération Reassurance, à Catane, en Italie, le 6 mars 2022.

Vanessa Brown et Alan Okros (2019) nous permettent de mieux comprendre le contexte militaire canadienNote de bas de page 11. Leurs recherches révèlent que les FAC sont dotées d’une culture opérante de l’hégémonie masculine, laquelle assimile et marginalise les femmes et les groupes minoritaires plutôt que de les intégrer. Cette masculinité militarisée s’axe sur une culture guerrière pouvant causer du tort aux divers groupes minoritaires exclus au sein de l’armée. Comme antidote contre cette identité hypermasculine du guerrier, Brown et Okros proposent que soit menée une analyse critique de la masculinité, afin de comprendre pleinement les conséquences de l’éthos opérant du guerrier. Leur analyse recommande aux FAC de s’éloigner du modèle de la culture figée, étroitement orientée vers les interprétations masculines du comportement des guerriers; les chercheurs recommandent plutôt d’accueillir un modèle de culture perméable, ouverte aux normes sociales, un modèle en vertu duquel personne n’impose ses propres normes, valeurs ou standards. Cette culture flexible permettrait à toutes les identités de genre du guerrier de s’exprimer pleinement et faciliterait grandement l’intégration des femmes et des groupes minoritaires dans le nouvel éthos du guerrier.

Les travaux de recherche de H. Christian Breede et de Karen Davis (2020) montrent que les FAC, dans Servir avec honneur, ont omis de définir d’un œil critique l’éthos du guerrier ; ce manquement a donné lieu aux conceptions contemporaines selon lesquelles l’identité du guerrier repose sur une hégémonie masculine tenue comme certitude. Les chercheurs affirment que ceux qui adoptent un éthos du guerrier s’estiment supérieurs aux non-guerriers : cette situation entraîne la création de groupes inclus et exclus de même qu’un climat propice aux rapports hostiles entre lesdits guerriers et non-guerriersNote de bas de page 12.

Breede et Davis indiquent qu’au nombre des aspects négatifs, il y a aussi l’éventualité que le militaire s’investisse plus dans la mission sur le plan émotionnel et qu’il aborde le combat de façon plus personnelle (plutôt que de garder une distance professionnelle de bon aloi). Les guerriers pourraient tenter d’éviter les relations civilo-militaires et souscrire à une culture où l’on remet constamment en cause ses coéquipiers; résultat : des comportements d’exclusion, même au sein d’équipes de guerriers. Les auteurs ajoutent du poids à l’affirmation de Brown et Okros selon laquelle les femmes et les minorités sont assimilées plutôt qu’intégrées à l’éthos opérant du guerrier, en ce sens que l’éthos du guerrier permet aux femmes d’exprimer leur masculinité, mais non aux hommes d’exprimer leur féminité. Même si les auteurs prétendent que bon nombre des problèmes contemporains liés au personnel au sein des FAC découlent de l’éthos opérant du guerrier, ils admettent qu’une culture du guerrier renouvelée, à laquelle serait greffée une interprétation plus large et plus inclusive, et qui serait alignée avec la culture du soldat professionnel, aurait possiblement sa place dans les FAC. Dans leur réflexion sur le sujet du retour du professionnel, les auteurs présentent un tableau sommaire où figurent les identités militaires en concurrence; on peut y voir les facteurs telles la motivation, la culture, l’application et la concentration dans un spectre comprenant les identités du guerrier, du professionnel et du bureaucrateNote de bas de page 13. Une analyse comparative des éléments du tableau, en particulier les éléments relatifs à l’aspect professionnel, indique qu’ils sont harmonisés dans une grande mesure avec ceux de Digne de servir (inclusion et diversité, recours au jugement, etc.).

L’analyse critique des FAC de Deanna Wilson’s (2021) nous apprend que la violence fondée sur le genre s’est perpétuée pendant des décennies en raison de la culture du masculinisme qui règne dans les FAC, laquelle est imprégnée de l’identité du guerrier. Cette omniprésence de ladite culture a dominé toutes les autres cultures, principalement celles des femmes et des groupes minoritairesNote de bas de page 14. L’analyse de Wilson se base sur des données quantitatives et qualitatives et se penche attentivement sur les causes de la violence fondée sur le genre et sur ses effets néfastes généralisés. Wilson a raison de prétendre que la priorité d’un leader ou d’une leader est de veiller au bien-être de ses subalternes. Elle souligne les problèmes de normes et de générations relatifs à la perpétuation de cette culture que nous devons résoudre et recommande d’adhérer à un style de leadership transformationnel axé sur la compassion pour contrer la violence fondée sur le genre. Ces idées, combinées aux changements à apporter au code de valeurs et d’éthique des FAC et du MDN (ajout de l’équité à titre de valeur) et à l’éthos des FAC (ajout de l’inclusion à titre de valeur), sont des solutions proposées en vue de transformer la culture du masculinisme. Les recommandations de Wilson sont largement reflétées dans l’éthos renouvelé des FAC (qui est présenté dans Digne de servir), nommément l’ajout de l’inclusion comme valeur militaire et une réflexion sur l’importance de l’équité pour les leaders de l’institution. Vu son importance, la notion d’équité a été incorporée du début à la fin dans la publication Digne de servir.

Culture populaire

S’il existe un fossé entre la sphère militaire et la gent universitaire, qui ne peuvent s’entendre sur l’emploi du terme « guerrier » et ses acceptions, de quelle façon les référents actuels de la culture populaire influenceront-ils alors la perception du public à cet égard?

Les référents de la culture populaire influencent la perception du public à l’égard de la notion de « guerrier ». Les FAC sont composées de militaires enrôlés volontairement et provenant de la société. Il est raisonnable de présumer que même les plus jeunes recrues ont été exposées aux référents de la culture populaire, que ce soit dans les films, les jeux vidéo ou les discussions avec les pairs. C’est le monde du divertissement qui a probablement eu la plus grande influence, grâce aux superproductions cinématographiques et aux émissions de télévision, par exemple Troie (2004), 300 (2006), Le royaume des cieux (2005), Vikings (de 2013 à 2020) et Warrior (à partir de 2019); dans le domaine du sport, les Golden State Warriors de la NBA sont dignes de mention.

Les tenants de la notion moderne voudraient parfois nous présenter un guerrier différent de celui perçu dans la culture populaire. Dans le film Troie, on nous montre une version glorifiée d’Achilles, interprété par Brad Pitt. Pour plusieurs, ce sera la seule fois où ils seront exposés à la notion du guerrier telle que la décrit Homère dans l’Iliade. On y voit la figure d’un héros, celle d’un combattant d’une adresse extrême, vénéré par les personnes qui l’entourent, ces dernières étant prêtes à suivre leur héros pour aller faire la guerre. On nous présente un individu qui combat l’ennemi troyen et qui défie le roi Agamemnon sur sa façon de faire la guerre. En fin de compte, il ne livrera plus bataille pour Agamemnon et les Grecs, mais il le fera pour lui-même et pour ses raisons personnelles. Par ailleurs, la série L’ultime guerrier nous offre toute une variété de guerriers : apaches c. gladiateurs, pirates c. chevaliers, yakuzas c. mafia, bérets verts c. Spetznaz, Armée républicaine irlandaise c. talibans, SWAT c. GSG 9, Nazi Waffen-SS c. Viêt-cong, Navy Seal c. commando israélite, U.S. Army Rangers c. forces d’opérations spéciales de Corée du Nord, Légion étrangère c. Gurkhas. La liste est exhaustive. L’offre constante de telles émissions aura sans aucun doute contribué à modeler la perception de la population à cet égard, et cette perception pourrait varier, selon les croyances ou les désirs de chacun quand ils coïncident avec la description présentée. Il sera difficile, voire extrêmement difficile, de changer ces perceptions acquises.

Exemples de culture du guerrier

Dans la réflexion à l’égard du terme « guerrier » et en particulier à l’égard de ses connotations négatives, on cite la plupart du temps des exemples du passé ancien (comme Achilles). Les tenants actuels de l’utilisation du terme, comme Christopher Coker, s’empressent de souligner que ces exemples sont désuets et que le guerrier moderne ne possède pas ces attributs. Ils font également valoir que si nous débattons de l’emploi du terme, nous devons utiliser des exemples modernes afin de garder la discussion dans un contexte contemporain.

Les deux parties au débat sont convaincues, par contre, que toutes les forces militaires ont besoin de combattants extrêmement compétents sur le terrain même des combats. Les combattants doivent maîtriser l’art du combat et posséder une ténacité et une détermination à toute épreuve pour remporter la victoire. Le Canada est très fier de son histoire sur ce plan. Nous avons pu compter sur des individus et des groupes qui ont accepté d’aller combattre l’ennemi lorsque notre pays a eu besoin d’eux. Pendant la Première Guerre mondiale, le Canada, et par ricochet, l’AC s’est rendue de son propre chef à la bataille de la crête de Vimy. Cette somme toute petite armée a saisi des objectifs stratégiques que des armées plus grandes et plus expérimentées n’avaient pu saisir. On peut donc dire que le guerrier canadien moderne est né à cet endroit. Cela n’a toutefois pas empêché les soldats canadiens de tomber dans les excès découlant de l’identité du guerrier. En effet, de nombreux combattants allemands non armés ont été sauvagement passés à la baïonnetteNote de bas de page 15.

L’esprit du puissant guerrier, legs de ce passé, a continué de régner pendant la Deuxième Guerre mondiale. La création, en 1942, de la First Special Service Force (première force d’opérations spéciales) a donné naissance à une force de combat d’élite au Canada. Bien que cette force fut une organisation combinée comptant des Américains et des Canadiens, les membres canadiens continuaient de faire partie de l’AC. Les membres de cette force se sont distingués dans les îles Aléoutiennes, en Italie, à Anzio et en France et ils ont établi leur réputation de combattants par la même occasion. Toutes les forces spéciales du Canada peuvent retracer leur lignée jusqu’à cette première force d’opérations spéciales.

La mise sur pied du Régiment aéroporté du Canada (RAC) remonte au 8 avril 1968, à Edmonton, en Alberta; son rôle principal consistait à fournir une force de réaction rapide pour contribuer à la sécurité nationaleNote de bas de page 16. Bien que n’ayant jamais été officiellement désignés comme tels, les membres du RAC, avec leurs bérets marron distinctifs, n’ont jamais eu de réticence à prôner leur statut de « guerriers d’élite du CanadaNote de bas de page 17 ». Malheureusement, en s’identifiant de la sorte, ils ouvraient la porte à des attitudes très néfastes favorisant l’inclusion et l’exclusion de certains groupesNote de bas de page 18, l’un des principaux pièges de l’identité du guerrier. Cette mentalité n’a pas seulement fait en sorte de séparer le RAC des autres unités de l’AC; elle a aussi provoqué un schisme entre les divers commandos au sein même du RAC. Le 2e Commando (Princess Patricia’s Canadian Light Infantry) s’est investi dans le développement d’une forte sous-culture, enracinée dans une identité rebelle, se dissociant ainsi de la société qu’il devait à l’origine protéger.

Rétrospectivement, nous voyons bien que la catastrophe était inévitable pour le RAC. En effet, le 16 mars 1993, cette culture de guerriers d’élite a été démolie d’une façon extrêmement brutale. Le Cplc Clayton Matchee et le Sdt Kyle Brown ont torturé et tué l’adolescent somalien Shidane Arone. L’idée même que les membres du RAC se considéraient comme étant supérieurs a permis au crime de se produire. Cette mentalité propice aux groupes inclus ou exclus a fait en sorte que les Somaliens ont été déshumanisés aux yeux des membres du RAC, faisant des Somaliens des cibles légitimes constantes, et pas seulement lors d’engagements dans le cadre d’hostilités directes. Il s’agit d’une autre caractéristique négative de la mentalité du guerrier; quand il n’y a aucun ennemi direct à combattre, les guerriers vont chercher leur propre ennemiNote de bas de page 19.

Quand la population et les autorités canadiennes ont appris la mort de Shidane Arone, le RAC s’est mis en mode défensif. Cette culture du guerrier a serré les rangs pour protéger le Régiment. Même les membres du RAC qui comprenaient la nature fautive des actions commises avaient été obligés de se terrer derrière un mur de silenceNote de bas de page 20 tandis que les enquêteurs essayaient d’en apprendre davantage au sujet d’autres graves manquements aux règles de discipline, dont cet incident.

Le RAC a été dissous en novembre 1994 par le premier ministre Jean Chrétien du parti Libéral, et une enquête publique a été mise sur pied pour faire la lumière sur le scandale qui prenait de l’ampleurNote de bas de page 21. L’enquête a permis de découvrir que des officiers avaient tenté de dissimuler de l’information en modifiant le contenu de communiqués destinés aux médias. Il a été constaté que plusieurs officiers supérieurs avaient induit l’équipe d’enquête en erreur dans le but de protéger leurs guerriers d’élite. En 1996, on a mis un terme à l’enquête publique, et son rapport fut diffusé en 1997. Or, ce rapport était incomplet, car le premier ministre avait malheureusement mis fin à l’enquête avant que l’équipe n’ait pu se pencher sur la culture du guerrier qui régnait au sein du RAC.

Le Canada n’est pas le seul pays ayant des difficultés associées à la culture opérante du guerrier. L’Australian Defence Force (ADF) s’est butée à plusieurs des mêmes problèmes au sein de son Special Air Service Regiment (SASR) durant le déploiement de ce dernier en Afghanistan, entre 2007 et 2016Note de bas de page 22. À l’instar des membres du RAC, les membres du SASR, en particulier les sous-officiers, se considéraient comme des guerriers : ils adhéraient à cette culture du guerrier et la cultivaientNote de bas de page 23. Créer une organisation dans laquelle les membres qui la forment apprennent à se sentir supérieurs aux autres, par exemple aux membres de la population afghane, laisse le champ libre aux pires aspects de la culture du guerrier. La mentalité du guerrier-héros suppose que la désignation « spéciale » justifie l’exceptionnalisme au nom duquel les guerriers n’ont pas à se soumettre aux règles et aux mesures de surveillances habituellesNote de bas de page 24. L’enquête a révélé une situation inimaginable pour la plupart des militaires. En effet, les sous-officiers subalternes au sein du SASR agissaient comme des agents de contrôle dans la sélection des officiers subalternes : ils accordaient la préférence à ceux qui n’allaient pas contester la culture opérante prônée par les sous-officiers. Il y eut donc un manque de leadership, particulièrement chez les officiers subalternes, au point où ces derniers perdirent tout leur pouvoir et furent incapables de contenir les impulsions négatives encouragées par leurs sous-officiers subalternes. Les officiers qui tentaient de contester cette culture opérante étaient ostracisés et, dans bien des cas, n’étaient pas soutenus par leur officier supérieur; ce qui a souvent marqué la fin de leur carrière dans les forces spéciales.

Puis, un jour, cette culture du guerrier entraîna les meurtres de 39 AfghansNote de bas de page 25, illégalement perpétrés, durant le déploiement du SASR. Un peu comme dans le cas du RAC, quand la vérité a éclaté, les membres du SASR ont serré les rangs et ont formé un mur du silence pour camoufler leurs activités en Afghanistan. Beaucoup ont pris des mesures délibérées pour ne pas que leurs officiers apprennent les comportements et les actions dont ils étaient les auteurs. L’ADF a ouvert une enquête officielle sous la direction du major général (Mgén) Brereton dans le but de faire le point sur les rumeurs de conduite illégale concernant le groupement tactique d’opérations spéciales en Afghanistan. Pendant l’enquête, l’équipe du Mgén Brereton a déterminé qu’il y avait bel et bien eu conduite illégale de la part du SASR et que cette conduite constituait un crime de guerre.

L’enquête australienne ne s’est pas terminée comme l’enquête canadienne. Non seulement le Mgén Brereton a-t-il enquêté sur les crimes de guerre faisant l’objet de rumeurs, mais il a aussi examiné exhaustivement la culture du guerrier qui régnait dans le SASR. Bien que cette culture eût initialement été fondée sur des qualités vertueuses, ses errements sont devenus manifestes et ont envahi l’espace vertueux. Sous le leadership de ceux qui ont perpétré les actes les plus horribles, la culture du guerrier établie a eu libre cours, et elle s’est développée en laissant derrière elle la culture militaire vertueuse. Le rapport a déterminé que la culture du guerrier en tant que telle était ce qui avait mené aux atrocités commises et a conclu qu’il fallait que les membres de l’ADF soient rééduqués sur leurs croyances et valeurs fondamentales vertueusesNote de bas de page 26. L’élément clé de leur conclusion est que ce type de comportement criminel peut être adopté par quiconque lorsqu’on permet à des comportements malsains de s’enraciner et de corrompre les vertus.

Conclusion

L’emploi du terme « guerrier » dans les FAC demeure problématique, car ce terme n’a jamais été défini sous un œil critique dans Servir avec honneur : La profession des armes au Canada. En l’absence d’une telle définition, la culture masculine dominante a imprégné le sens de ce terme. Les recherches ont montré que cette expression opérante de l’identité du guerrier avait causé un tort considérable, et ce, dans l’ensemble des FAC; malgré tout, les universitaires canadiens prônent l’emploi du terme, mais seulement à la condition de rééquilibrer sa définition.

Quand les Canadiens et les Canadiennes s’enrôlent dans les FAC, ils ont déjà été exposés au sens du terme « guerrier » dans son acception par la culture populaire. Selon leurs référents, que ce soit des films, des émissions, etc., ces expériences influeront notablement sur leur conception du terme tel qu’il est utilisé dans la doctrine, qui ne propose pas de définition critique. Bref, ils devront non seulement apprendre une nouvelle définition du terme, mais ils devront aussi désapprendre leurs notions préconçues. En outre, le manque d’unanimité concernant l’acceptation du terme dans tous les éléments des FAC crée un autre obstacle à son utilisation.

Les FAC ont été ébranlées par les conclusions du rapport Deschamps de 2015, et plus récemment, par le rapport Arbour de 2022. Ces deux rapports valident de nombreux commentaires tirés des recherches universitaires sur le sujet de la culture du guerrier et du tort qu’elle cause. En particulier, le rapport Arbour est très accablant :

« Elles doivent maintenant s’adapter à une nouvelle réalité : les femmes combattantes sont là pour rester. Elles demeureront en s’imposant comme telles, sans cesser de se battre pour obtenir cette véritable égalité à laquelle elles ont droit. Les femmes ne devraient plus se sentir comme des invitées de passage au sein des FACNote de bas de page 27. »
« La façon de faire bien établie des FAC est ancrée dans des impératifs opérationnels qui ne reposent bien souvent que sur des suppositions. L’un des dangers du modèle qu’entretiennent les FAC est la forte probabilité que certains de ses membres ont plus à craindre, au jour le jour, de leurs collègues que des combattants ennemisNote de bas de page 28. »

En ce qui concerne l’aspect du genre, la culture canadienne opérante du guerrier se caractérise surtout par une identité masculine de l’exclusion qu’il serait mieux de reléguer au passé et à l’industrie du divertissement populaire. Cette culture pourrait mettre à mal le travail d’équipe et lui enlever tout son sens. Une telle culture du guerrier requiert une vigilance constante de la part des leaders. Ces derniers ne doivent jamais cesser de surveiller les sous-groupes et tout ce qui concerne les non-guerriers et les perceptions de groupe élite.

Les FAC sentent le besoin de recadrer la culture du guerrier, elles devront faire le point sur la culture opérante actuelle et ses échecs, accepter le constat de son hégémonie masculine et envisager d’adhérer à une culture moins rigide permettant la pleine expression d’un guerrier aux genres diversifiés. De même, pour qu’il puisse y avoir des changements significatifs, cette nouvelle culture guerrière doit s’ancrer dans le professionnalisme et se fonder sur le nouvel éthos des FAC.

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