HISTOIRE MILITAIRE

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La bataille de Thiaumont, près de Verdun.

Intention de destruction : la stratégie allemande à Verdun en 1916

par Barton J. Turner

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Basé à Petawawa, en Ontario, le sergent B.J. Turner est chef d’équipe de pièce au 2Régiment, Royal Canadian Horse Artillery. Il est actuellement à la Division des études permanentes du Collège militaire royal du Canada où, fort de l’appui de son épouse Candace, il poursuit un baccalauréat ès arts en sciences militaires.

Introduction

Dès le début de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne avait prévu une stratégie de manœuvre rapide contre la France et la Grande-Bretagne avec le « plan Schlieffen » pour encercler les forces ennemies dans un grand mouvement tournant. Ce plan conçu par le maréchal Alfred von Schlieffen, chef du Grand État-Major général allemand avant la Première Guerre mondiale, a été mis en œuvre par son successeur, le général Helmuth von Moltke [Moltke le jeune – Éd.]. Le plan se révélait en effet prometteur, mais il a été stoppé lors de la bataille de la Marne en septembre 1914. Le plan Schlieffen s’appuyait sur la mobilité, et lorsque les forces allemandes s’arrêtèrent avant de réussir à atteindre leur objectif, von Moltke, qui n’était pas parvenu à garder le contrôle de ce mouvement décisif, fut remplacé comme chef du Grand État-Major général allemand par le général Erich von Falkenhayn. Par la suite, le front de l’ouest devint essentiellement statique, ne se déplaçant même que de quelques mètres dans certains secteurs, tandis que les combattants subissaient des pertes incroyables. Heureusement pour l’Allemagne, ses fronts de l’est et de l’ouest s’étaient stabilisés à la fin de 19151.

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Le général Erich Georg Anton von Falkenhayn, Chef de l’état-major général allemand entre septembre 1914 et le 29 août 1916.

Falkenhayn informa alors l’empereur Guillaume II qu’une percée massive des lignes ennemies était au-dessus des moyens de l’Allemagne2. Falkenhayn pensait toutefois que s’il parvenait à diviser les ennemis de l’Allemagne, il remporterait la victoire, quand bien même celle-ci serait négociée. Falkenhayn voyait la Grande-Bretagne comme le véritable ennemi juré de l’Allemagne, se servant de la Russie et de la France comme ses armes projetées sur le continent européen3. Il arriva à la conclusion qu’affronter la Grande-Bretagne et la France sur le terrain s’inscrivait dans la stratégie de Lord Kitchener d’une « guerre d’usure4 » [TCO], ce que l’Allemagne souhaitait éviter. Pour vaincre la Grande-Bretagne, Falkenhayn devait d’abord diriger ses forces contre l’un des alliés. Pensant que les luttes internes en Russie allaient contraindre celle-ci « à céder dans un court laps de temps5 » [TCO], Falkenhayn concentra donc son attention sur la France. En attaquant la France séparément pour la forcer à quitter la guerre, il supposait que la Grande-Bretagne seule ne serait pas à la hauteur de l’Allemagne, et que celle-ci pourrait alors chasser son ennemi de l’Europe continentale. Cibler la France était vu comme désarmer le Royaume-Uni de sa « meilleure épée6 ».

La stratégie de Falkenhayn consistait à contraindre la France à négocier la paix, indépendamment du Royaume-Uni. Pour y parvenir, il envisage donc une zone d’abattage d’une ampleur sans précédent, assurée par une concentration massive d’artillerie. Comme on l’avait constaté lors des batailles précédentes, les opérations offensives étaient rarement en faveur des attaquants en termes de rapport entre territoires gagnés et pertes de vies. Les troupes en position défensive jouissent d’un avantage et peuvent infliger d’énormes pertes même avec des moyens limités. Falkenhayn en vint à conclure que l’Allemagne devait donc amener la France à attaquer des positions défensives qu’il préparerait afin de permettre à l’Allemagne d’obtenir un taux de pertes à son avantage. Pour cela, la ville de Verdun a été choisie pour des raisons politiques, culturelles et historiques, sans compter qu’elle était située à proximité de la voie ferrée de Metz sous contrôle allemand, ce qui assurait qu’une bataille dans ce secteur serait bien approvisionnée7. En fin de compte, Falkenhayn voyait Verdun comme un objet « ...pour la rétention duquel l’étatmajor français serait contraint de mobiliser tous ses hommes8 » [TCO]. En menant une guerre d’attrition, Falkenhayn souhaitait anéantir le plus grand nombre possible de soldats français pour convaincre le pays à renoncer à sa cause. La France se retirant des combats, l’Allemagne pourrait alors concentrer toutes ses ressources restantes contre la Grande-Bretagne. Mais en raison de croyances stratégiques contraires et institutionnalisées, la guerre d’attrition menée à Verdun n’a pas amené la France à négocier de paix séparée, essentiellement en raison du dédain de la 5e Armée allemande pour le plan d’attrition prévu, de la croyance erronée de Falkenhayn que la République française était sur le point de s’effondrer, et du sacrifice opiniâtre des Français dans la défense de Verdun.

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Carte de la bataille de Verdun, 1916/Front de l’ouest.

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Discussion

L’intention première de Falkenhayn de « ...saigner la France à blanc » n’était pas partagée par ses officiers subalternes de la 5e Armée, la formation choisie pour mener à bien cette tâche. Le prince héritier Guillaume, commandant de la 5e Armée, était « mal à l’aise » avec la détermination de Falkenhayn de « saigner » l’Armée française9. Tant le prince héritier que le chef d’état-major de la 5e Armée, Constantin Schmidt von Knobelsdorf, ont tenté de prendre leurs distances dans les années qui ont suivi par rapport à la véritable intention de Falkenhayn de procéder à une guerre d’attrition à Verdun. Pourtant, tous deux dans leurs écrits reconnaissent que Falkenhayn utilisait le terme d’« exsanguination » tout au long du processus de planification et qu’il était catégorique sur le fait que ce concept était au cœur même de sa stratégie10. Les hauts responsables militaires de la 5e Armée comprenaient clairement l’objectif visé par Falkenhayn, mais ils ont néanmoins redéfini leurs objectifs prioritaires, ce qui allait en fin de compte à l’encontre de la valeur stratégique de l’opération. Ces officiers n’ont pas tenu compte de l’intention de Falkenhayn, parce que sa stratégie allait à l’encontre de la pensée bien établie au sein de l’Armée allemande. Depuis des décennies en effet, les chefs d’état-major allemands se préparaient à une guerre de courte durée et s’appuyaient sur celle-ci, basée sur une stratégie d’anéantissement et sur le principe selon lequel un vainqueur clair se dégagerait en un ou deux affrontements décisifs. Mais en raison de l’industrialisation des combats pendant la Première Guerre mondiale, une nouvelle stratégie d’attrition s’imposait par nécessité. L’Armée allemande a échoué dans cette nouvelle ère de guerre, car elle s’en est tenue à sa théorie de recherche et d’engagement pour une victoire décisive11. De plus, les commandants subalternes de Falkenhayn avaient du mal à accepter une bataille sans objectifs territoriaux clairement définis, et c’est pourquoi ils préféraient développer leurs propres objectifs.

La bataille commença le 21 février 1916 par un pilonnage massif exécuté par plus de 1 200 pièces d’artillerie. Falkenhayn ordonna l’envoi de patrouilles pour vérifier ce qui restait des lignes françaises une fois le barrage d’artillerie terminé. Au lieu de cela, les officiers de la 5e Armée ont exacerbé les pertes allemandes en envoyant leurs hommes s’emparer du territoire, encore une fois au mépris du processus prévu. Le général von Zwehl, commandant du Corps de réserve westphalien, « n’avait pas tenu compte des ordres » et a envoyé toutes ses forces au front12. Ayant vent de l’avance de Zwehl ce soir-là, Knobelsdorf « enleva toute limite » imposée par Falkenhayn à la 5e Armée en ce qui concerne son avance13.

Dans ses mémoires d’après-guerre, Falkenhayn envisageait que les troupes allemandes à Verdun puissent être « [...] libres d’accélérer leur mouvement ou de se retirer de [leur] offensive, de l’intensifier ou de l’interrompre de temps à autre, selon le but14 » [TCO]. De tels mouvements étaient cruciaux pour « vendre » le piège aux Français et les encourager à poursuivre leurs attaques. La tromperie était tellement importante pour la réussite de l’opération que Falkenhayn garda le but de la bataille vague, ne partageant la vérité qu’avec ses plus hauts gradés. Si les Français avaient compris le véritable objectif de la bataille, ils ne seraient sûrement pas tombés dans le piège. Falkenhayn détermina donc que ses soldats joueraient mieux leur rôle s’ils pensaient sincèrement qu’ils étaient envoyés pour capturer Verdun15. En raison de la discrétion du Grand État-Major général et du mépris de l’intention par les commandants de corps, les troupes ont manœuvré dans le vrai sens du terme, plutôt que dans un but de tromperie. La 5e Armée s’est fixé pour objectif d’occuper le territoire et de repousser la ligne de front, renonçant du coup à son rôle d’appât en tentant de procéder à une véritable conquête. Fait important à signaler, Falkenhayn considérait la prise de Verdun en elle-même comme non pertinente. Son seul objectif était d’attirer et d’annihiler les troupes françaises16. En présentant le plan au Kaiser, Falkenhayn annonça que si jamais la France n’engageait pas de troupes dans la bataille, l’Allemagne prendrait alors tout simplement Verdun, infligeant du coup une énorme défaite morale aux Français et donnant à l’Allemagne une raison de célébrer17. Mais puisque les Français avaient l’intention de défendre la ligne de front, Falkenhayn n’avait aucunement l’intention de capturer Verdun, car une telle tentative aurait risqué de piéger ses propres troupes. Dans le but de limiter ses pertes potentielles et de s’assurer que sa stratégie d’attrition était suivie, Falkenhayn ordonna que « ....tous les plans d’attaque, de redéploiement et éventuellement de retrait » soient soumis à son approbation18. En dépit de cela, le 4 mars, le prince héritier ordonna tout de même à la 5e Armée de s’emparer de la ville de Verdun. Ses troupes furent soumises à un « barrage intensif » de l’artillerie française, et ne parvinrent pas même à atteindre les faubourgs de la ville19. C’est là une preuve supplémentaire que les subalternes de Falkenhayn continuaient d’ignorer tant son intention que ses ordres. S’ils s’étaient engagés à suivre son plan stratégique, ils auraient fait battre leurs troupes en retraite afin d’attirer plus de soldats français à portée de l’artillerie allemande en attente.

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Verdun en ruines.

L’intention de Falkenhayn était continuellement minée parce que le corps des officiers allemands avait été formé aux enseignements du feld-maréchal Alfred von Schlieffen qui se concentraient sur des stratégies de percée massive, de manœuvres d’encerclement et de victoires décisives20. Falkenhayn n’était pas un disciple des stratégies de Schlieffen, n’ayant servi que peu de temps sous l’ancien chef du Grand État-Major général allemand. Cela a contribué à nourrir la vision du corps des officiers qui considérait Falkenhayn comme une personne de l’extérieur non digne de confiance21. Wilhelm Heye, officier de l’état-major allemand néanmoins partisan de Falkenhayn, écrit : « ....ce qui est apparu immédiatement évident, même pour nous, jeunes officiers d’état-major, c’est qu’il n’avait pas suivi la formation en opérations du génial Schlieffen. » Heye conclut en se disant non étonné que les méthodes opérationnelles de Falkenhayn à Verdun aient été « peu acceptées » par les commandants subalternes22.

Le plan de Falkenhayn pour exténuer les Français à Verdun reposait sur une
« erreur de calcul » selon laquelle les efforts de guerre de la France étaient sur le point de s’effondrer et qu’ils pouvaient être « convaincus de s’asseoir à la table de négociation23 » [TCO]. Les Français faisaient face en effet à des pénuries de troupes et avaient « subi d’énormes pertes », deux réalités que Falkenhayn considérait comme devant affaiblir encore plus leur détermination. Dans ses mémoires d’après-guerre, il relate que « ... la pression sur la France [avait] presque atteint le point de rupture » et que sa stratégie serait l’élément pour les pousser au-delà24. Il était en outre convaincu du déclin de la France du fait des rapports des services de renseignements allemands. En août 1915, l’un de ces rapports déclarait qu’en raison du nombre de pertes françaises survenues à la guerre jusque-là, le gouvernement français « ...sera confronté à la question de savoir si, malgré toute l’aide venant de l’extérieur, la fin de la résistance ne serait pas une voie plus appropriée pour l’avenir de la nation25 » [TCO]. De tels rapports alimentaient l’impression de Falkenhayn que la France jetterait l’éponge une fois qu’elle aurait perdu des milliers de soldats supplémentaires, à tel point même que seulement neuf divisions furent attribuées à la 5e Armée allemande au début de la bataille. Cela aurait été certes plus que suffisant pour exécuter la feinte que Falkenhayn avait l’intention d’exécuter, mais pas assez pour mener une véritable attaque contre une position fortifiée comme Verdun. Pour « contraindre » les Français à abandonner, Falkenhayn comptait sur la puissance de feu dévastatrice de son artillerie26. Une énorme quantité de pièces d’artillerie et de munitions fut donc massée avant la bataille, les Allemands tirant environ un million de projectiles lors du premier pilonnage seulement, rasant pratiquement tout dans la zone d’abattage27. Falkenhayn n’alloua pas de divisions supplémentaires, car il voulait que ce soit l’artillerie qui inflige les pertes alors que ses troupes se contenteraient d’attirer plus de Français dans le piège. Si une longue résistance éprouvante avait été prévue, il aurait fallu plus de troupes dès le début de la bataille. L’Armée française, secouée par le barrage d’artillerie préalable, n’offrit en fait qu’une résistance limitée dans quelques secteurs seulement. Tandis que la bataille continua de faire rage dans les mois qui suivirent, Falkenhayn ne vit dans la résistance française tenace qu’un effort dramatique de dernière minute qui ne pourrait que succomber devant la puissance militaire allemande. Il avait supposé, à tort, que la volonté de la France ne s’amoindrirait pas « lentement et visiblement », mais qu’elle « casserait » plutôt d’un coup. Pour lui, ces « actes de résistance des plus acharnés » étaient les « derniers soubresauts » de l’État français mourant28. Ce « dernier souffle » faussement perçu par Falkenhayn, s’est avéré extrêmement dangereux et coûteux pour l’Allemagne. Supposant à chaque élan de résistance renouvelé que le point de rupture des Français était enfin atteint, les soldats allemands se sont retrouvés projetés à plusieurs reprises dans le « broyeur » avec l’assurance qu’ils étaient sur le point de remporter la victoire. Malheureusement pour ces soldats, qui étaient consumés par cette guerre d’attrition voulue, la France était loin d’avoir atteint son point de rupture. En fait, les soldats français se serraient les coudes et leur détermination à se battre ne cessait de se renforcer. Ils savaient très bien qu’ils subissaient de lourdes pertes, mais Falkenhayn avait eu raison en voyant en Verdun un symbole que la France s’efforcerait de conserver.

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Le général Joseph Joffre et le général Philippe Pétain visitent le front à Verdun, en France, en 1916.

Falkenhayn reconnaît dans ses mémoires que les Français ont enduré des difficultés considérables « avec une dévotion des plus remarquables29 » [TCO]. Le fait que leur ennemi ait reconnu leur détermination démontre à quel point les Français étaient engagés pendant cette période de la Première Guerre mondiale. Ironiquement, malgré la nature symbolique de la ville, la défense de Verdun en elle-même n’avait guère de sens sur le plan stratégique. Après le début de l’attaque allemande, le maréchal Joseph Joffre, commandant en chef de toutes les forces françaises sur le front occidental, proposa d’abord l’abandon de la ville, afin que de meilleures positions défensives puissent être établies en terrain plus favorable, et ainsi maintenir les Allemands en place30. En fait, les forts autour de Verdun étaient considérés comme des vestiges du passé, Joffre allant même jusqu’à faire retirer des dizaines de pièces d’artillerie et plus de cent mille obus du secteur de Verdun en 1915 pour les utiliser ailleurs sur le front de l’ouest. Lorsque le commandant local, le général Frédéric-Georges Herr, émit des inquiétudes au sujet de ces déplacements, Joffre lui répondit que ces places fortes n’avaient plus de rôle à jouer, et que Verdun ne devait « en aucun cas être défendue pour elle-même31 » [TCO]. Tandis que l’état-major français considérait Verdun comme un « handicap », le Premier ministre français Aristide Briand insistait pour sa part auprès de Joffre pour que la ville soit tenue, « ... croyant que le moral national et la survie de son gouvernement étaient en jeu32 » [TCO]. Six jours après le début de l’offensive, le général Philippe Pétain prend le commandement de la 2e Armée, et partant, de toutes les forces à Verdun. Il donne immédiatement des ordres pour interdire strictement les contre-attaques. Malgré les sentiments du premier ministre Briand à l’égard de Verdun, Pétain partageait le même sentiment envers la ville que celui de son supérieur, Joffre. Pétain prévoyait même évacuer Verdun si les Allemands ne pouvaient être arrêtés. Mais en grande partie à cause de l’amélioration notable du moral des soldats français à Verdun, les Allemands ont été stoppés et la ville n’a finalement pas été évacuée33. C’est en grande partie l’arrivée de Pétain à Verdun qui en est la cause, car il était perçu par les soldats comme un général qui valorisait leurs vies et ne les mettrait pas en jeu sans raison. Comprenant également les effets de la puissance de feu de l’artillerie, il regroupa un grand nombre de pièces d’artillerie dans ses défenses afin de paralyser toute avancée allemande34. Avec l’arrivée de Pétain, les Allemands se retrouvent donc écrasés sous le poids de son artillerie.

Une autre source de fierté au sein de l’Armée française était la façon dont les approvisionnements atteignaient le secteur éprouvé. Les Allemands avaient détruit toutes les lignes ferroviaires reliées à Verdun, mais un tronçon de route de campagne isolé de 70 kilomètres de long surnommé la voie sacrée, subsistait toujours entre la ville et le reste de la France. Pétain employait une petite armée juste pour maintenir cette route et s’assurer que les camions, passant jour et nuit dans les deux sens toutes les quatorze secondes, puissent circuler sans encombre le long du parcours35. Des centaines de milliers de soldats ont ainsi pu entrer et sortir par camion par cette route vitale, ainsi que des milliers de tonnes de munitions en approvisionnement36. Sans cette artère donc, les soldats n’auraient jamais pu être déployés à Verdun aussi rapidement, et on peut en dire autant des blessés évacués. En raison du pilonnage constant mené par les Allemands, des lance-flammes et du gaz phosgène, les soldats français se sont vus infliger un nouveau type d’enfer sans aucun doute des plus éprouvants. Pour s’assurer que les unités ne soient pas complètement épuisées, Pétain institua alors un système de rotation des unités afin de « ...permettre à l’armée française d’endurer des pertes massives au combat sans céder37 » [TCO]. Cette politique permet certes à la France de continuer à se battre, mais elle signifie aussi que, pour le meilleur ou pour le pire, les horreurs de Verdun sont partagées par la majorité de l’Armée française. La douleur et la souffrance étant réparties sur de nombreux soldats, celle-ci revêt même un effet unificateur pour les Français, consolidant du coup leur détermination.

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Munitions françaises de gros calibre pour la bataille de Verdun. Photographie tirée de la revue L’Illustration, 74e année, no 3810, 11 mars 1916.

Conclusion

La bataille de Verdun s’est avérée l’une des plus longues et des plus coûteuses de l’histoire, tant en termes de vies humaines que de ressources matérielles. La vérité poignante qui se cache derrière cette bataille est qu’elle a été délibérément conçue pour rassembler des troupes et les exterminer dans l’intention de faire pression sur la France pour qu’elle poursuive la paix. Falkenhayn ne voyait en Verdun qu’un moyen pour « ...vider de leur sang les forces françaises38 » [TCO], et il n’a jamais eu l’intention de s’emparer de la ville même39. Ses commandants subalternes avaient du mal à accepter ses vues, car sa logique était étrangère à la façon de penser qui avait été établie par Schlieffen dans le corps des officiers allemands. Falkenhayn venait de l’extérieur et n’a jamais été accepté, tant par le corps des officiers que par le prince héritier. Les idées préconçues des commandants de corps d’armée en matière de bataille ont détourné la vision que Falkenhayn nourrissait pour Verdun, tandis que ce dernier a fait peu d’efforts pour « corriger » leur interprétation erronée de la tâche à accomplir40. En ce qui concerne l’idée que la France avait atteint son point de rupture, de nombreux signes avant-coureurs pouvaient certainement donner cette impression. L’Armée française avait été bien malmenée. Elle était épuisée physiquement et elle commençait à manquer de nouvelles recrues. Falkenhayn avait eu raison de choisir un objet d’attention pour lequel la France serait prête à se battre. Mais il avait eu tort de supposer qu’il serait capable de pousser le pays au-delà de son point de rupture. La résolution de la France en 1916 était encore assez forte pour poursuivre le combat. Ses soldats ont prouvé leur dévouement en défendant Verdun, même s’il aurait peut-être été plus judicieux, stratégiquement, de simplement se replier sur des positions défensives mieux préparées.

Verdun sera toujours synonyme de guerre d’attrition. Pendant la Première Guerre mondiale, cette stratégie présentait un paradoxe pour les Allemands. En évitant les batailles décisives et en mettant en œuvre des stratégies d’attrition, l’Allemagne s’imposait une guerre prolongée qu’elle ne pouvait se permettre elle-même, en raison de ses limites économiques et en ressources, tant matérielles qu’humaines. L’Allemagne ne pouvait pas non plus mener de bataille décisive parce que cela était au-dessus de ses moyens41. Pour d’autres pays, la guerre d’attrition allait s’avérer faisable grâce aux contributions de leurs colonies sous forme de troupes et de matériel. En fait, les Forces de l’Entente ont elles aussi préparé par la suite de telles « machines à saigner » sur le front occidental, notamment lors de la bataille de la Somme, cinq mois après Verdun, et qui aida à enlever une partie de la pression sur les Français [bien qu’à grands frais – Éd.]42. Après juillet 1916, la capacité des Allemands à poursuivre leurs actions à Verdun diminue. Le secteur de la Somme était alors source de grandes inquiétudes dans l’Armée allemande et, le 11 juillet, Falkenhayn ordonna à ses troupes de mettre fin à toute opération offensive à Verdun et de rester sur des positions de « défensive stricte » afin de transférer des troupes dans la Somme43. La bataille de Verdun aura un effet durable pour tout le restant de la guerre. En raison du nombre d’obus d’artillerie qu’ils ont tirés à Verdun, les Allemands ont tellement épuisé leurs stocks de munitions, notamment en obus au phosgène, qu’ils ont dû se rabattre sur des projectiles de qualité inférieure tandis que leur système d’approvisionnement s’efforçait de suivre le rythme. De plus, les deux camps ont dû revoir la conception de leurs opérations en raison de la diminution du nombre de soldats qu’ils pouvaient aligner. Les Français avaient à l’origine prévu un nombre de troupes beaucoup plus important que ce qu’ils ont fini par envoyer à l’offensive de la Somme, tandis que les Allemands, qui même s’ils avaient perdu moins d’hommes que les Français, n’étaient plus vraiment en mesure d’organiser d’offensives réussies à grande échelle pour tout le reste de la guerre. Au total, environ trente pour cent de l’Armée allemande a combattu à Verdun, contre soixante-quinze pour cent de l’Armée française. Pour la France, cette bataille aura un effet profond sur ses soldats, qui utiliseront son nom comme cri de ralliement et symbole de solidarité lors des mutineries de 191744.

Une fois la bataille commencée, les zones d’abattage créées pour détruire les forces françaises ont également aspiré les soldats allemands. La destruction planifiée et délibérée des troupes à Verdun a certes fonctionné, mais malheureusement pour les forces allemandes, cellesci ont fini par en souffrir presque tout autant que les Français. Les champs de bataille autour de Verdun gardent encore des traces des trous d’obus cent ans plus tard. On pense qu’il s’agit du site le plus pilonné de l’histoire, les deux camps y ayant tiré plus de trente millions d’obus. Ce pilonnage a rayé de la carte neuf villages qui n’ont jamais été reconstruits45. Falkenhayn avait certes planifié l’attrition, mais rien ne pouvait contenir les destructions qui en ont résulté et qui ont marqué tant l’Allemagne que la France.

Thierry Grun – Aero/Alamy Stock Photo/FW32JB

Des cratères d’obus marquent encore le champ de bataille de Verdun, 100 ans plus tard.

Notes

  1. Holger H. Herwig, « The First World War: Germany and Austria-Hungary, 1914-1918 » (Londres, Arnold, 1997), p. 179.
  2. Erich von Falkenhayn, « General Headquarters 1914-1916 and its Critical Decisions » (Londres, Hutchinson, 1919), p. 217.
  3. Ibid, p. 214.
  4. Herwig, p. 179.
  5. Falkenhayn, p. 216.
  6. Peter Simkins, Geoffrey Jukes et Michael Hickey, The First World War: The War to End All Wars, (Oxford, Royaume-Uni, Osprey, 2013), p. 79.
  7. Charles R. Fisher, « The Mill on the Meuse: Verdun, 1916 » dans History Today, mai 1976, vol. 26, numéro 5, p. 283.
  8. Herwig, p. 182.
  9. Ibid., p. 180.
  10. Robert Foley, « The Battle of Verdun and German Strategy in 1916 » dans Defence in Depth: Research from the Defence Studies Department, King’s College London https://defenceindepth.co/2016/02/15/the-battle-of-verdun-and-german-strategy-in-1916/, publié le 15 février 2016 (consulté le 2 novembre 2016).
  11. Robert Foley, German Strategy and the Path to Verdun: Erich von Falkenhayn and the Development of Attrition, 1870-1916, (Cambridge, Royaume-Uni, Cambridge University Press, 2005), p. 5.
  12. Simkins, Jukes et Hickey, p. 81.
  13. Fisher, p. 286.
  14. Falkenhayn, p. 218.
  15. Yogil Henkin, « A Cauldron of Blood and Fire: 100 Years since the Battle of Verdun » dans Academia https://www.academia.edu/29106239/A_Cauldron_of_Blood_and_Fire_100_Years_
    Since_the_Battle_of_Verdun
    , publié à l’origine le 21 juillet 2016 en hébreu sur APDD http://goo.gl/pIwxf8 (consulté le 4 novembre 2016), p. 7.
  16. Herwig, p. 182.
  17. Falkenhayn, p. 217.
  18. Ibid., p. 193.
  19. Herwig, p. 184.
  20. Roger Chickering, compte rendu de « German Strategy and the Path to Verdun: Erich von Falkenhayn and the development of Attrition, 1870-1916 » par Robert Foley, dans American Historical Review, supplément de décembre 2005, vol. 110, p. 1619.
  21. Foley, « German Strategy and the Path to Verdun » p. 90.
  22. Ibid.
  23. Michael Geyer, « German Strategy in the Age of Machine Warfare, 1914-1945 » dans Makers of Modern Strategy: From Machiavelli to the Nuclear Age, Peter Paret (éd.), (Princeton, NJ, Princeton University Press, 1986), p. 535.
  24. Falkenhayn, p. 217.
  25. Robert Foley, « Verdun: The Killing Field » dans History Today, septembre 2016, vol. 66, numéro 9, p. 34.
  26. Fisher, p. 285.
  27. Henkin, p. 7.
  28. Robert Chamberlain, « The Mud of Verdun: Falkenhayn and the Future of American Landpower » dans Military Review, juillet-août 2016, vol. 96, numéro 4, p. 83.
  29. Falkenhayn, p. 217.
  30. Hew Strachan, « The Strategic Consequences of the World War » dans The American Interest http://www.the-american-interest.com/2014/06/02/the-strategic-consequences-of-the-world-war/, publié le 2 juin 2014, (consulté le 4 novembre 2016).
  31. Fisher, p. 284.
  32. David Stevenson, Cataclysm: The First World War as Political Tragedy, (New York, Basic Books, 2004), p. 133.
  33. Fisher, p. 288.
  34. Ibid.
  35. Stevenson, p. 133.
  36. Herwig, p. 190.
  37. Foley, « Verdun: The Killing Field » p. 36.
  38. Herwig, p. 182.
  39. Herwig, p. 182.
  40. Hew Strachan, European Armies and the Conduct of War, (Londres, Routledge, 2001), p. 146.
  41. Strachan, « The Strategic Consequences of the World War. »
  42. Fisher, p. 291.
  43. J.H. Johnson, Stalemate! The Real Story of Trench Warfare, (Londres, Rigel, 2004), p. 77.
  44. Foley, « Verdun: The Killing Field » p. 37.
  45. David Reynolds, « Twenty thousand soldiers under our feet » dans New Statesman, février 2016, vol. 145, numéro 5301, p. 29.