CRITIQUES DE LIVRES

Couverture de l’ouvrage « The Road Not Taken: Edward Lansdale and the American Tragedy in Vietnam »

The Road Not Taken: Edward Lansdale and the American Tragedy in Vietnam

par Max Boot
New York, Liveright Publishing Corporation, 2018
598 pages, 35 $ US (Couverture rigide)
ISBN : 978-0-87140-941-6

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Critique de Robert Davidson

C’était un des hommes les plus fascinants du monde : étudiant collégial décrocheur, publicitaire d’entreprises, officier militaire, agent provocateur, faiseur de rois. Pour examiner la vie et l’époque d’Edward Lansdale, l’auteur Max Boot emprunte un chemin tout à fait nouveau pour en arriver à mieux comprendre celui que l’on a appelé le « Laurence d’Asie ».

Boot, auteur applaudi par les critiques et analyste au Council of Foreign Relations, revient à la jungle de la guérilla avec son tout dernier livre. Auteur faisant autorité sur les thèmes de la contre-insurrection et sur la politique étrangère américaine, il fait ici fond sur ses succès de librairie antérieurs War Made New et Invisible Armies. Dans The Road Not Taken, Boot met l’accent sur Lansdale et se sert des expériences de l’espion aux Philippines et au Vietnam pour formuler un commentaire sur la stratégie nationale des États-Unis de l’époque et d’aujourd’hui.

Cherchant à dépasser les limites de la biographie, Boot met en lumière les campagnes lancées par Lansdale pour gagner « les cœurs et les esprits », les opérations psychologiques (OPSPSY) et les luttes contre une bureaucratie mal préparée à la contre-insurrection. Boot vante les succès remportés par Lansdale aux Philippines et au Vietnam d’avant l’intervention américaine, excuse ses échecs à Cuba, déplore sa période de stagnation à Washington et pose en définitive une simple question à ses lecteurs : Que serait-il arrivé si les dirigeants américains avaient écouté Edward Lansdale? Cette question nous amène à l’argument central de l’auteur, à savoir que les méthodes de Lansdale, par opposition à la guerre conventionnelle, auraient mieux servi les États-Unis, qui cherchaient à enrayer la propagation du communisme pendant la guerre froide.

Boot ramène ses lecteurs à la fin des années 1940 et aux tout débuts de la Central Intelligence Agency (CIA), une organisation dont la philosophie s’apparentait alors plus à celle d’une entreprise en démarrage de la Silicon Valley qu’à celle du vaste réseau du renseignement d’aujourd’hui. Avec pour toile de fond les intrigues politiques de Washington, l’agression soviétique et les troubles sociaux sévissant aux États-Unis, l’ouvrage The Road Not Taken révèle l’expansion de la CIA au-delà de sa charte et dans l’inconnu.

C’est quand il commence à parler de Lansdale à son arrivée dans les jungles philippines du milieu des années 1940 que Boot trouve son rythme. Se fondant sur des documents récemment déclassifiés et sur une correspondance personnelle non étudiée auparavant, Boot commence à présenter son argument en faveur des méthodes peu orthodoxes utilisées par Lansdale pour lutter contre le communisme. Au début de la guerre de Corée, les Philippines sont dans un état particulier : un pays instable et fin prêt à la mainmise communiste, mais sans importance stratégique suffisante pour susciter une intervention américaine digne de mention.

C’est aux Philippines que Lansdale, muni de ressources quasi inexistantes, cherche à introduire les idéaux de la démocratie et à établir un modèle de gouvernement pour lequel les Philippins seraient prêts à combattre et à mourir. Armé uniquement d’un harmonica et d’un vif sens de l’humour, Lansdale s’aventure en quête d’un leader au cœur des violentes zones rebelles communistes du Hukbalahap. Après avoir failli être tué par les Huks, Lansdale revient de la région déchirée par la guerre pour travailler aux côtés de l’intrépide Ramon Magsaysay, commandant de l’Armée anticommuniste des Philippines. Le fait que Lansdale ait réussi à lui seul à faire élire l’incorruptible Magsaysay et à stabiliser ainsi le pays appuie la thèse de Boot. Cependant, les documents déclassifiés racontant comment, dans les coulisses, la CIA a fait des paiements et commis des crimes de guerre dans l’ombre affaiblissent l’argument selon lequel l’idéologie de Lansdale a pu à elle seule faire la différence.

Dans son style anecdotique, Boot décrit les OPSPSY et les manœuvres politiques de haut niveau qui mettent en évidence la créativité de Lansdale et ses prouesses axées sur la guerre non conventionnelle. Cependant, les Philippines n’étaient que le premier acte du drame : la crise menaçant au Vietnam, Lansdale est mandé de l’autre côté de la mer de Chine méridionale.

C’est dans le contexte du Vietnam sous contrôle français du milieu des années 1950 que les interprétations de Boot semblent plus problématiques. Dans la foulée de sa réussite aux Philippines, Lansdale arrive à Saigon pour chercher un leader solide semblable à Magsaysay afin de renforcer le pays. Il finit par trouver Ngo Dinh Diem, un catholique qui a des relations, mais plutôt terne dans un pays principalement bouddhiste et taoïste. Diem, qui correspond au type idéaliste de Lansdale, a survécu à des coups d’État militaires et à des tentatives d’assassinat avant d’aider à stabiliser le Vietnam du Sud en tant que président. Outre que Diem est loin de ressembler à l’intrépide Magsaysay, la nature sociopolitique du Vietnam (alors divisé en deux pays) allait constituer un obstacle encore plus grand sur le chemin de Lansdale. Le deuxième succès, nuancé, de Lansdale dans ses efforts visant à installer un chef démocratique étaye ici aussi la thèse de Boot. Cependant, ses méthodes laissent beaucoup à désirer. Les preuves que la CIA a soutenu des attaques de la milice, que les élections ont été truquées et que les accords de Genève ont été violés ternissent les efforts de Lansdale et minent en définitive l’argument de Boot. Une fois encore, le style de Boot illumine les récits de guerre urbaine, de sabotage ennemi et les mauvais calculs exaspérants de Washington.

Les triomphes de Lansdale aux Philippines et au Vietnam du Sud ont engendré la légende du maître-espion qui allait être immortalisé dans des œuvres littéraires telles que Le vilain Américain, On les disait les meilleurs et les plus intelligents et L’innocence perdue : un Américain au Vietnam, et ils ont servi de base à des personnages au cinéma comme dans le film JFK d’Oliver Stone et dans celui de Joseph L. Mankiewicz intitulé Un Américain bien tranquille (dont le scénario a été réécrit par Lansdale lui-même). Mais l’ouvrage The Road Not Taken ne s’arrête pas là. Max Boot s’aventure jusque dans le Bureau ovale, dans les couloirs du Congrès et dans les stations de radio financées par la CIA à Miami avant de revenir en fin de compte au Vietnam (désormais transformé par l’escalade américaine sous un tapis de bombes). Contrairement à Washington, dont la foi en Lansdale a flanché, Boot continue de croire mordicus que les méthodologies de Lansdale auraient produit un meilleur résultat en Indochine.

Les actions de Lansdale, bien qu’ayant été couronnées de succès aux Philippines mais torpillées prématurément au Vietnam, sont difficiles à concilier avec la définition du mot « idéaliste », compte tenu des preuves qui existent sur les machinations de la CIA. Boot a raison d’affirmer que Lansdale a été un pionnier, mais il lui arrive de passer outre aux variables qui ont fait du bourbier vietnamien un conflit impossible à gagner dans n’importe quel scénario de guerre limitée. La croyance de Boot dans les trois « L » du lansdalisme (Listen, Like et Learn, c’est-à-dire Écouter, Aimer et Apprendre) est prenante et a une application pratique dans les conflits modernes menés par les États-Unis. Ce sont là les raisons pour lesquelles ce livre mérite d’être lu. The Road Not Taken profiterait à tout officier supérieur chargé d’élaborer des politiques de contre-insurrection et à tout militaire à qui l’on demanderait de gagner « les cœurs et les esprits ».

Edward Lansdale a utilisé un harmonica à l’époque des mitrailleuses, et la diplomatie, à l’époque des faucons. Il a taillé sa propre voie idéaliste dans la jungle, pendant que ses homologues se frayaient un chemin à coups de bombes. Que serait-il arrivé si les dirigeants américains avaient écouté Edward Lansdale? Malheureusement, nous ne connaîtrons jamais la réponse à cette question, car, dans l’histoire du Vietnam, la voie d’Edward Lansdale n’a jamais été empruntée.

Le major Robert Davidson est navigateur dans les forces d’opérations spéciales de la United States Air Force; il a été déployé en Irak, en Afghanistan et en Afrique et poursuit actuellement des études de maîtrise ès sciences (Analyse de la défense) à la United States Naval Postgraduate School.