OPINIONS

John Kellerman/Alamy Stock Photo/E21BWR

Moscou, le Kremlin et la rivière Moskova, de nuit.

Que sont les « techniques des révolutions de couleur » et pourquoi occupent-elles une place aussi prépondérante dans la façon dont la Russie perçoit la menace?

par Mitchell Binding

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Introduction

Au cours des dernières années, les universitaires et les praticiens militaires se sont préoccupés des interventions de la Russie en Ukraine et en Syrie et de ce que cette nouvelle orientation signifie pour la paix et la sécurité mondiales. Afin de mieux comprendre les facteurs sous-jacents à cette situation géopolitique complexe, il faut examiner la façon dont la Russie comprend les « techniques des révolutions de couleur » et voir pourquoi ces dernières occupent une place aussi prépondérante dans la façon dont la Russie perçoit la menace. Dans le présent article, j’explique d’abord ce que sont au juste les « techniques des révolutions de couleur », puis je fournis des exemples de moments et de lieux où la Russie a perçu l’existence de ces techniques. Vient ensuite une analyse des raisons pour lesquelles la Russie voit une menace existentielle pesant sur elle. La conclusion offre une opinion sur la façon dont l’Occident peut aborder ce problème.

De quoi s’agit-il?

Par l’expression « révolutions de couleur », on entend généralement un phénomène par lequel des manifestations populaires aboutissent au renversement du parti au pouvoir. Au-delà de ce constat de base, cependant, la Russie et l’Occident divergent totalement d’opinion sur la question de savoir comment ces révolutions se produisent et quelle en est la raison d’être. En Occident, l’opinion soutient que les révolutions de couleur sont essentiellement des soulèvements organiques qui ont lieu dans les pays dirigés par des régimes corrompus et autoritaires. L’Occident les définit poliment comme étant « des manifestations de masse non violentes visant à changer les gouvernements quasi démocratiques existants au moyen d’élections1 » [TCO]. De même, elles ont été décrites comme étant « des manifestations de masse non violentes dirigées par une contre-élite après des élections frauduleuses2 » [TCO]. Aspect important, les révolutions de couleur sont perçues comme une étape naturelle dans le processus de démocratisation3. Il convient aussi de souligner que, selon les observateurs occidentaux, il n’est pas nécessaire qu’une aide extérieure soit présente (bien qu’elle soit utile) pour qu’une révolution de couleur se produise.

La Russie a un tout autre point de vue sur la question, qui ne peut s’expliquer simplement par un « discours » de contrepartie. Adoptant pour commencer la perspective néo-hobbésienne du monde, à savoir que les puissances mondiales sont en concurrence et qu’il existe inévitablement une rivalité entre elles, la Russie ne voit rien de plus dans le soutien accordé par l’Occident aux révolutions de couleur qu’un levier stratégique utilisé pour accroître son influence4. Ces révolutions sont perçues comme un jeu d’outils que l’Occident emploie pour causer l’effondrement de régimes qui ne lui plaisent pas. En outre, les révolutions de couleur ne se résument pas simplement à l’utilisation d’outils de propagande : elles exploitent l’organisation et l’arsenalisation des manifestations populaires pour provoquer le renversement violent d’un gouvernement au pouvoir « par le peuple ». Cela « légitime » l’intervention même, tout en donnant aux gouvernements étrangers l’occasion d’intervenir et d’appuyer les militants « démocratiques ».

On peut comprendre le point de vue de la Russie sur les révolutions de couleur en soi. L’histoire de ce pays est remplie de périodes d’invasion, de révolution et d’effondrement. Le XXe siècle a été particulièrement traumatisant pour la Russie. « Elle a subi deux guerres mondiales et des pertes humaines et matérielles colossales; elle a vu deux empires s’effondrer; elle a vécu une répression intérieure inimaginable, et elle n’a à peu près jamais eu de relations harmonieuses avec ses voisins ou l’ensemble du monde5 » [TCO]. Cela explique probablement l’opinion du président Vladimir Poutine selon qui « les révolutions sont mauvaises. Nous en avons eu plus qu’assez au XXe siècle6 » [TCO].

Dans cette optique, la Russie observe les révolutions de couleur se produisant partout dans le monde et l’appui inconditionnel que l’Occident leur accorde, et elle craint qu’elles ne voilent des objectifs sous-jacents d’« hégémonie normative » sous le couvert de la défense des droits de la personne7. Cela aide à expliquer la conceptualisation russe des révolutions de couleur qui diffère tellement de celle de l’Occident. Moscou estime que ces dernières sont « orchestrées par les États-Unis et l’Union européenne afin d’isoler la Russie à l’intérieur d’un périmètre de pays hostiles ou d’une zone d’instabilité8 » [TCO]. Sergeï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, a dit des révolutions de couleur qu’elles équivalaient à des « changements de gouvernement inconstitutionnels » [TCO] et a fait valoir qu’elles sont « destructrices pour les pays visés par de telles interventions9 » [TCO]. Valéry Guérassimov, chef de l’état-major général des Forces armées de la Fédération de Russie, a défini les révolutions de couleur comme « une forme de changement de régime non violent dans un pays sous l’effet de manipulations extérieures de la capacité éventuelle de la population de protester, de concert avec l’application de mesures politiques, économiques et humanitaires et d’autres mesures non militaires10 » [TCO]. Ici encore, l’accent est mis sur le fait que les protestations populaires sont suscitées et appuyées par des manipulations extérieures, manifestement à des fins stratégiques étrangères.

Gouvernement russe/Alamy Stock Photo/F54FF9

Le général Valéry Guérassimov, chef de l’État-major général des Forces armées russes, avant une réunion avec les dirigeants du ministère de la Défense et des représentants du complexe militaro-industriel à Sotchi, en Russie, le 12 mai 2015.

La Russie voit l’Occident fomenter ces révolutions de couleur avec des « techniques » particulières. Celles-ci comprennent ce qui suit : « la formation à long terme et le financement, par des intérêts étrangers, d’une opposition interne et de divisions générales dans la société; la création ou le renforcement d’une élite d’opposition; des organisations non gouvernementales (ONG) étrangères et des agents de l’extérieur qui militent pour la « mondialisation » et l’« occidentalisation »; des campagnes à l’appui de la démocratie, et l’exploitation des élections11 » [TCO]. Ces techniques comprennent aussi l’implantation de « centres de coordination professionnels », la conception d’émotions particulières chez les protestataires, le contrôle des médias de masse et de substitution, et le recours à des spécialistes en relations publiques12. Ces méthodes font complément à de vastes guerres de l’information et à l’utilisation d’un discours juridique abondant pour dissimuler les véritables objectifs13. Le général Guérassimov ajoute à cette liste l’entraînement militaire de rebelles par des instructeurs étrangers, l’approvisionnement des forces antigouvernementales en armes et en ressources, l’emploi de forces d’opérations spéciales et de sociétés militaires privées ainsi que le renforcement d’unités de l’opposition avec des combattants étrangers14. Il convient de préciser que la Russie perçoit peut-être ces « techniques » ainsi tout simplement parce qu’elle y reconnaît l’emploi par l’Occident de certaines de ses propres méthodes, par exemple le recours à des « moyens électoraux » tels que les outils médiatiques, et l’application de son propre artifice consistant à prêter des « technologues politiques » aux candidats préférés sur la scène politique nationale des pays visés15.

Précédents historiques

La Russie voit l’Occident déployer de tels efforts pour renverser des régimes politiques légitimes partout où elle porte son regard. À la troisième Conférence de Moscou sur la sécurité internationale tenue en 2014, le général Guérassimov a cherché à démontrer l’intervention de l’Occident dans précisément 25 révolutions de couleur partout au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie centrale et en Europe de l’Est (voir la figure 1 ci-dessous)16. Le présent article ne mettra l’accent que sur quelques révolutions clés qui ont grandement contribué à amener la Russie à percevoir la menace comme elle le fait actuellement. La première a été celle que l’on a surnommée « Révolution des bulldozers », en Yougoslavie, en 1999. Pour de nombreux chefs militaires et politiques russes, ce fut là le grand moment tournant où tout a changé. Le président Poutine a déclaré ce qui suit au Kremlin : « Cela s’est produit en Yougoslavie; nous nous rappelons très bien l’année 199917 » [TCO]. La première révolution de couleur en Eurasie post-soviétique a été couronnée d’un succès inattendu en ayant recours à des manifestations non violentes pour chasser un chef autocratique du pouvoir et elle est dès lors devenue un modèle pour les mouvements ultérieurs18. L’organisation des manifestations de masse a été liée à l’« apprentissage » de méthodes non violentes aux États-Unis et à l’intervention, dans le pays, d’ONG ayant des liens avec l’étranger – ce qui a suffi à la Russie pour voir dans la révolution de couleur en Yougoslavie un phénomène artificiel19.

Utilisée avec la permission de l’auteur Anthony H. Cordesman, Russia and the « Color Revolution »

Figure 1. Photographie d’une diapositive présentée par le général Guérassimov en 201420 Les « révolutions de couleur » sont une forme de changement de régime non violent dans un pays sous l’effet de manipulations extérieures de la capacité éventuelle de la population à protester, de concert avec l’application de mesures politiques, économiques et humanitaires et d’autres mesures non militaires.

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Quelques années plus tard, soit en 2003, la Révolution des roses s’est produite en Géorgie et a fait monter les enchères en éclatant à la porte même de la Russie et en introduisant le phénomène dans la sphère de la Russie post-soviétique. Cette fois encore, la mobilisation massive des protestataires a été appuyée par la mise sur pied de groupes de la société civile dont certains avaient été « formés et financés » par des organisations occidentales21. Comme en Yougoslavie, la situation s’est envenimée en raison de l’incapacité de la Russie de prévenir le mouvement démocratique et de l’installation d’un nouveau chef favorable à l’Occident. Ces circonstances, combinées au désir de rétablir un semblant d’autorité, ont fini par mener à la « Guerre des cinq jours », en 2008, laquelle s’est soldée par une invasion russe et le rétablissement de l’autorité22.

La Révolution orange, qui a eu lieu en 2004 en Ukraine, a particulièrement rendu la Russie furieuse. Il s’agissait d’une autre révolution de couleur dans l’espace post-soviétique, mais cette fois, l’Occident semblait avoir réussi à susciter des manifestations de masse dans un pays jusque-là stable et de plus en plus prospère23. Le caractère inattendu du soulèvement a convaincu la Russie que l’Occident manipulait le processus électoral pour remplacer les chefs en poste par des dirigeants favorables à ses politiques24. En outre, l’échec subi au troisième tour de scrutin non conventionnel, à l’issue duquel le candidat que la Russie voulait voir accéder à la présidence a été vaincu par le candidat appuyé par l’Ouest, a ulcéré Poutine personnellement. La Russie entretenait une étroite relation avec l’Ukraine et elle pensait exercer une forte influence sur sa vie politique; par ailleurs, Poutine s’était personnellement rendu en Ukraine à deux reprises pendant la campagne pour soutenir le président en poste, qui était favorable à l’Est25. Quand le candidat de Poutine a perdu l’élection, non seulement le résultat a réaffirmé la conviction de ce dernier que l’Occident allait trop loin dans son ingérence, mais il y a vu un affront personnel.

Enfin, la révolution de couleur la plus répandue a été celle du Printemps arabe, en 2011. Le président Poutine a encore une fois déclaré au Kremlin réuni que toute une série de « révolutions de couleur » était en cours dans le cadre desquelles l’Occident profitait cyniquement de l’opposition légitime de la population à la tyrannie26. En l’occurrence, « on a imposé à ces pays des normes qui ne correspondaient aucunement à leur mode de vie, à leurs traditions, ou à leur culture. Au lieu de la démocratie et de la liberté, cela a entraîné le chaos27 » [TCO]. La Russie a tiré plusieurs leçons des révolutions de couleur du Printemps arabe, leçons qui ont influé sur sa perception de la menace. Tout d’abord, la capacité des médias sociaux de mobiliser les populations et même de faciliter les changements de régime est devenue très claire28. Ensuite, les chefs militaires ont observé qu’« un État très prospère peut, en quelques mois ou jours, être transformé en une zone de conflits armés farouches, devenir la victime d’une intervention étrangère et sombrer dans le chaos, les catastrophes d’ordre humanitaire et la guerre civile29 » [TCO]. En outre, le général Guérassimov a conclu, à la lumière de ces leçons, que les « règles de la guerre » avaient changé au point que « l’efficacité des outils non militaires pour atteindre des objectifs stratégiques ou politiques s’était accrue et que, dans bien des cas, elle dépassait celle des armes30 » [[TCO]]. Ces leçons ont été entérinées à telle enseigne qu’elles ont modifié la doctrine militaire russe (dont il a déjà été question) et qu’elles ont ensuite été appliquées en Ukraine et en Syrie.

La perception de la menace par la Russie

Les épisodes précédents, qui ont eu lieu au cours des vingt dernières années, ont confirmé aux yeux de la Russie la menace que l’Occident fait peser sur elle. En tant que vecteur permettant d’influer sur le régime russe ou d’en causer l’effondrement, cette menace est perçue comme l’approche la plus probable à adopter pour qu’il soit impossible d’attribuer l’origine d’un conflit à qui que ce soit et pour que ce dernier reste sous le seuil de ceux qui justifieraient des représailles. Voilà pourquoi la doctrine militaire russe de 2014 décrivait la déstabilisation de « certains États et régions » comme étant l’une des principales menaces militaires extérieures pour la Russie, tout comme la déstabilisation interne de la conjoncture politique et sociale chez elle, la provocation de « tensions interethniques et sociales et de mouvements extrémistes » et les opérations d’information influant sur la population, en particulier sur les « jeunes citoyens31 ». Cette crainte est inspirée par les événements ayant composé les révolutions de couleur examinées jusqu’ici, mais surtout par l’idée que l’Occident a sans doute tenté de provoquer une telle révolution en Russie même en 2011 et 2012. Cette tentative a concrétisé les pires craintes du Kremlin, à savoir que l’instabilité politique et les troubles se propageraient depuis le Moyen-Orient, l’Asie centrale et l’Europe de l’Est jusque dans la mère patrie. Après la réélection du président Poutine pour un troisième mandat, les manifestations populaires dénonçant la corruption politique et la fraude éventuelles ont ébranlé le régime russe32. On a enregistré des rassemblements de citoyens protestataires dont le nombre se situait entre 120 000 et 200 000 (plus de 10 % de la population de Moscou), et la Russie a été quasi paralysée pendant des mois33. Le président Poutine et le Kremlin s’étaient bien préparés à une telle éventualité et ils ont réussi à désamorcer les manifestations en recourant à tous les outils à la disposition de l’État, à savoir des moyens tant violents que persuasifs34. Ils ont utilisé les médias de masse et des contre-manifestations pour propager la notion que les protestataires étaient des « révolutionnaires appuyés par des intérêts étrangers » dont l’intention était de renverser le régime et de causer une sanglante guerre civile35.

Marco Saracco/Alamy Stock Photo/HXKA8C

Cathédrale Saint-Basile, sur la place Rouge, à Moscou.

Moscou a pensé que l’Occident avait tenté de provoquer une révolution de couleur en Russie, et cela a eu des conséquences immédiates. Bobo Lo, Ph. D., auteur australien expert de la politique étrangère et ancien diplomate, soutient ce qui suit : « La principale raison expliquant le durcissement de la politique russe à l’endroit de Washington a résidé dans le fait que Poutine s’est senti insulté (obida) personnellement par l’appui que les É.-U. ont accordé aux manifestations publiques contre lui36 » [TCO]. Ces événements ont aussi entraîné le durcissement des perceptions russes à l’égard de la menace et des techniques éventuelles allant de pair avec les révolutions de couleur.

Ces perceptions sont manifestement visibles dans les soupçons dont font l’objet les ONG étrangères, en particulier celles qui sont liées à des sources de fonds occidentales ou qui font la promotion des valeurs occidentales37. Ces suspicions ont motivé l’adoption de la Loi sur les agents étrangers, en 2012, et de la Loi sur les organisations indésirables, en 2015; le gouvernement russe s’est ainsi doté du pouvoir de limiter l’action des organisations qui avaient des liens avec l’étranger et dont il pensait qu’elles appuyaient de vils mouvements démocratiques (p. ex. la National Endowment for Democracy, la Soros Foundation, et ainsi de suite38). D’une façon encore plus concrète, la doctrine militaire russe de 2014 a décrit très clairement les révolutions de couleur comme étant une menace principale, tant dans le pays qu’à l’extérieur. Elle s’en prend aux activités visant à affaiblir « la souveraineté, l’indépendance politique et l’intégrité territoriale des États » et aussi à « modifier par la force le régime constitutionnel de la Fédération de Russie » et à « déstabiliser la conjoncture politique et sociale interne » [TCO]. En réponse à ces menaces, la doctrine militaire la plus récente promet de « neutraliser les dangers et les menaces militaires possibles par des moyens politiques et diplomatiques et par d’autres actions non militaires » et « d’élaborer et d’appliquer des mesures pour accroître l’efficacité de l’endoctrinement patriotique et militaire des citoyens39 » [TCO].

Autre conséquence de ce durcissement de position, la Russie a conclu qu’elle doit faire preuve d’agressivité pour empêcher l’Occident de penser qu’il peut la faire reculer au-delà de la limite. Aux yeux de la Russie, si la non-agressivité est l’axiome justifiant les révolutions de couleur, alors il faut intensifier la violence pour leur faire échec40. C’est pourquoi beaucoup d’observateurs pensent que l’ingérence russe en Ukraine et en Syrie s’apparente précisément à des contre-révolutions; non seulement ces dernières ont déraillé les mobilisations naissantes, mais la Russie (à son point de vue) a emprunté avec succès à l’Occident son propre discours libéral et juridique pour justifier ses actions41. Autre avantage, ces mesures ont suscité un soutien national généralisé en faveur des incursions du président Poutine à l’étranger, ce qui a sûrement atténué chez lui la crainte d’un autre soulèvement42. Cependant, cette contre-révolution de couleur couronnée de succès n’a pas entièrement dissipé le malaise russe. En 2015, le Conseil de sécurité russe a publié son analyse selon laquelle il était « fort possible » que l’Occident tente de nouveau de provoquer une autre révolution de couleur en Russie afin d’évincer le régime politique actuel du pouvoir et de maintenir son hégémonie mondiale43. Le secrétaire du Conseil de sécurité, Nikolaï Patruchev, a ajouté que l’Occident continuait à financer les forces d’opposition tout en imposant des sanctions économiques dans l’espoir d’engendrer des manifestations de masse en Russie44. Le Kremlin qualifie cette menace d’existentielle, étant donné que le régime politique russe est « axé sur les personnes et leurs réseaux, et non sur des institutions en bonne et due forme45 » [TCO]. En fait, on a fait valoir que « depuis la mort de Staline, aucune personne n’a été aussi intimement identifiée avec la politique et le pouvoir en Russie. Le nom de « Poutine « est devenu synonyme de « régime politique de la Russie46». » Cette préparation perpétuelle du Kremlin à faire face à l’ingérence occidentale l’amène à chercher des moyens de répliquer et à créer un bouc émissaire utile pour unifier le peuple russe – qui craint lui-même l’insécurité et l’effondrement au niveau culturel – contre un ennemi commun.

Comment aller de l’avant?

En terminant, il convient de réfléchir aux mesures précises que l’Occident devrait prendre face à la façon dont la Russie comprend et perçoit la menace que représentent pour elle les techniques des révolutions de couleur. Naturellement, il faut supposer que les dirigeants russes auront recours à tous les moyens politiques à leur disposition pour protéger les intérêts de leur pays, y compris l’utilisation de divers discours et contre-discours (opérations d’information) pour convaincre les citoyens de la Russie et la collectivité internationale que leur pays a raison et que l’Occident a tort.

ZUMA Press, Inc./Alamy Stock Photo/DWE2AF

Un présumé véhicule militaire russe en route vers la base militaire ukrainienne assiégée, à Perevalnoye près de Simferopol, en Crimée (Ukraine), le 5 mars 2014.

Néanmoins, l’Occident doit aussi reconnaître que les perceptions de la menace par la Russie et les préoccupations de cette dernière concernant la stabilité de son régime politique et de sa situation sociale sont légitimes. Il convient de chercher des occasions d’établir un dialogue constructif et d’adopter des mesures d’accommodement, même dans le contexte actuel des sanctions et des discours opposés concernant l’intervention russe en Ukraine orientale et l’annexion de la Crimée. Un autre facteur vient compliquer les choses : l’enquête en cours sur « l’ingérence » russe dans les élections de 2016 aux États-Unis (d’aucuns pourraient voir là une tentative faite par la Russie pour déclencher une révolution de couleur). Étant donné la nature très controversée des enjeux de part et d’autre, l’établissement d’un dialogue sera difficile. Certes, il y a lieu de craindre qu’en « cédant un peu de terrain » maintenant, l’Occident risque de « perdre bien davantage » plus tard, en particulier si la Russie et d’autres « constatent » que le comportement actuel débouche sur l’obtention de concessions. Cependant, dans le climat actuel et vu, surtout, que la Russie perçoit les mesures non militaires comme une menace militaire éventuelle, le risque d’une escalade demeure, et il faut éviter cette dernière. Malheureusement, dans l’avenir prévisible, le mieux que l’on puisse faire, c’est sans doute de prévenir une escalade47. D’un point de vue moins optimiste, l’idée que la Russie et les pays occidentaux estiment que, de part et d’autre, chaque partie cherche à déstabiliser et à renverser l’ordre politique et social de son adversaire risque d’empêcher toute forme de coopération; par conséquent, les lignes défensives seront fortifiées, les alliances seront renforcées, et l’escalade sera à prévoir.

Sergii Dmytriienko/Alamy Stock Photo/M0FK2A

Le déploiement d’un système de défense antiaérienne russe de grande et moyenne portée (le C-400 Triumf) dans la région de Sevastopol, en Crimée, le 13 janvier 2018.

Pour conclure cette brève analyse, vu l’état déroutant des affaires mondiales et la multiplication des ingérences anonymes orchestrées par différents acteurs, il importe que les spécialistes et les praticiens de la sécurité en Occident comprennent le point de vue de la Russie relativement aux techniques des révolutions de couleur et la place prépondérante qu’elles occupent dans la perception de la menace par la Russie. Ce point de vue de la Russie repose sur une interprétation hostile des manifestations populaires provoquées dans de nombreux pays – plus précisément en Yougoslavie, en Géorgie, en Ukraine, dans les pays touchés par le Printemps arabe et en Russie même. Une compréhension plus profonde de la part de l’Occident favorisera une meilleure perception de l’environnement de sécurité mondial et de l’évolution des conflits à venir. Elle contribuera également à atténuer les malentendus entre la Russie et l’Occident et à réduire les risques d’affrontements dans l’avenir.

Le capitaine Mitchell Binding est pilote au sein du 408e Escadron tactique d’hélicoptères à Edmonton. Le présent article résulte des recherches qu’il a faites dans le cadre de l’obtention d’une maîtrise en relations internationales et en guerre contemporaines au King’s College de Londres.

Notes

  1. Ieva Berzina, « Color Revolutions: Democratization, Hidden Influence, or Warfare? », National Defence Academy of Latvia Center for Security and Strategic Research, 01/14, 2014, p. 3. Voir le site : http://www.naa.mil.lv/~/media/NAA/AZPC/Publikacijas/WP%20Color%20Revolutions.ashx.
  2. Julia Gerlach, « Mapping Color Revolutions », Color Revolutions in Eurasia, Springer International Publishing, 2014, p. 3. DOI : 10.1007/978-3-319-07872-4_2.
  3. Ieva Berzina, p. 10. Voir le site : http://www.naa.mil.lv/~/media/NAA/AZPC/Publikacijas/WP%20Color%20Revolutions.ashx.
  4. Bobo Lo, Russia and the New World Disorder, Washington, Brookings Institution Press, 2015, p. 40.
  5. Ibid, p. 18.
  6. « Meeting of the Valdai International Discussion Club », President of Russia, 24 octobre 2014. Voir le site : http://en.kremlin.ru/events/president/news/46860.
  7. Richard Sakwa, « The Death of Europe? Continental Fates after Ukraine », International Affairs, vol. 91, no 3, 2015, p. 557-558. DOI: 10.1111/1468-2346.12281. Voir le site : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/1468-2346.12281.
  8. Dave Johnson, « Russia’s Approach to Conflict: Implications for NATO’s Deterrence and Defence », NATO Defence College, no 111, 2015, p. 5. Voir le site : http://www.ndc.nato.int/news/news.php?icode=797.
  9. Sergey Lavrov, « Russia’s Foreign Policy: Historical Background », The Ministry of Foreign Affairs of the Russian Federation, 3 mars 2016. Voir le site : http://www.mid.ru/en/foreign_policy/news/-/asset_publisher/cKNonkJE02Bw/content/id/
    2124391
    .
  10. Anthony H. Cordesman, « Russia and the Color Revolution: A Russian Military View of a World Destabilized by the US and the West (rapport complet) », Center for Strategic & International Studies, 2014, p. 17. Voir le site : https://www.csis.org/analysis/russia-and-%E2%80%9Ccolor-revolution%E2%80%9D.
  11. Dave Johnson, p. 5. Voir le site : http://www.ndc.nato.int/news/news.php?icode=797.
  12. « US “ World Leader ” in Color Revolution Engineering », RT, 25 avril 2012. Voir le site : https://www.rt.com/news/color-revolutions-technology-piskorsky-938/.
  13. Sergey Lavrov. Voir le site : http://www.mid.ru/en/foreign_policy/news/-/asset_publisher/cKNonkJE02Bw/content/id/
    2124391
    ; Roy Allison, « Russian Deniable Intervention in Ukraine: How and Why Russia Broke the Rules », International Affairs, vol. 90, no 6, 2014, p. 1258, https://academic.oup.com/ia/article-abstract/90/6/1255/2326779?redirectedFrom=fulltext.
  14. Anthony H. Cordesman, p. 18. Voir le site : https://www.csis.org/analysis/russia-and-%E2%80%9Ccolor-revolution%E2%80%9D.
  15. Dov Lynch (dir.), « What Russia Sees », EU Institute for Security Studies, Chaillot Paper, no 74, janvier 2005, pp. 13 et 59. Voir le site : https://www.iss.europa.eu/content/what-russia-sees.
  16. Anthony H. Cordesman, p. 17. Voir le site : https://www.csis.org/analysis/russia-and-%E2%80%9Ccolor-revolution%E2%80%9D.
  17. « Address by the President of the Russian Federation », President of Russia, 18 mars 2014. Voir le site : http://en.kremlin.ru/events/president/news/20603.
  18. Julia Gerlach, « Mapping Color Revolutions… », p. 4.
  19. Ibid, p. 5; « October 5, 2000: Flashback to Yugoslavia, West’s First Color Revolution Victim », RT, 5 octobre 2017. Voir le site : https://www.rt.com/op-ed/405771-october-2000-remembering-yugoslavia-nato/.
  20. Anthony H. Cordesman, Russia and the « Color Revolution »: A Russian Military View of a Wold Destabilized by the US and the West (Full report), 28 mai 2014, p. 17. Voir le site : https://www.csis.org/analysis/russia-and-%E2%80%9Ccolor-revolution%E2%80%9D.
  21. Julia Gerlach, « Mapping Color Revolutions… », p. 7.
  22. Ibid, p. 8.
  23. Ibid, p. 9.
  24. Roy Allison, p. 1289. Voir le site : https://academic.oup.com/ia/article-abstract/90/6/1255/2326779?redirectedFrom=fulltext.
  25. Dov Lynch (dir.) « What Russia Sees », EU Institute for Security Studies, Chaillot Paper, no 74, janvier 2005, p. 13. Voir le site : https://www.iss.europa.eu/content/what-russia-sees.
  26. « Address by the President of the Russian Federation », President of Russia, 18 mars 2014. Voir le site : http://en.kremlin.ru/events/president/news/20603.
  27. Ibid.
  28. Keir Giles, « Russia’s “New” Tools for Confronting the West: Continuity and Innovation in Moscow’s Exercise of Power », Chatham House, 2016, p. 29. Voir le site : https://www.chathamhouse.org/sites/default/files/publications/2016-03-russia-new-tools-giles.pdf.
  29. Mark Galeotti, « The “Gerasimov Doctrine” and Russian Non-Linear War », In Moscow’s Shadows (Blog), 6 juillet 2014. Voir le site : https://inmoscowsshadows.wordpress.com/2014/07/06/the-gerasimov-doctrine-and-russian-non-linear-war/.
  30. Ibid.
  31. « Kremlin Publishes New Edition of Russian Military Doctrine », BBC World Monitoring, 1er janvier 2015, par. 12 et 13. Voir le site https://www.nexis.com/auth/checkbrowser.do?t=1532847610433&bhcp=1.
  32. Ieva Berzina, « Color Revolutions: Democratization, Hidden Influence, or Warfare? », National Defence Academy of Latvia Center for Security and Strategic Research 01/14, 2014, p. 17. Voir le site : http://www.naa.mil.lv/~/media/NAA/AZPC/Publikacijas/WP%20Color%20Revolutions.ashx.
  33. Julia Gerlach, « Mapping Color Revolutions… », p. 22; « Russia “Faces Orange Revolution Threat” After Polls », Sputnik International, 21 février 2012. Voir le site : https://sputniknews.com/russia/20120221171440562/.
  34. Ieva Berzina, « Color Revolutions… », p. 17. Voir le site : http://www.naa.mil.lv/~/media/NAA/AZPC/Publikacijas/WP%20Color%20Revolutions.ashx.
  35. « Russia “Faces Orange Revolution Threat” After Polls », dans Sputnik International, 21 février 2012. Voir le site : https://sputniknews.com/russia/20120221171440562/.
  36. Bobo Lo, p. 8.
  37. Andrew Korybko, « Crowdfunding the Color Revolution », Russian Institute for Strategic Studies, 2016. Voir le site : https://en.riss.ru/analysis/19488/.
  38. Ibid.
  39. « Kremlin Publishes New Edition of Russian Military Doctrine… », para 12-13 et 21. Voir le site : https://www.nexis.com/auth/checkbrowser.do?t=1532847610433&bhcp=1.
  40. Ieva Berzina, « Color Revolutions… », p. 13. Voir le site : http://www.naa.mil.lv/~/media/NAA/AZPC/Publikacijas/WP%20Color%20Revolutions.ashx.
  41. Roy Allison, p. 1259. Voir le site : https://academic.oup.com/ia/article-abstract/90/6/1255/2326779?redirectedFrom=fulltext.
  42. Bobo Lo, p. 31.
  43. « Risks are High US May Use Colour Revolution Technique in Russia – Security Council », TASS News Agency, 25 mars 2015. Voir le site : http://tass.com/russia/784857.
  44. « US Hoped to Cause Mass Protests in Russia by Sanctions – Senior Security Official », TASS News Agency, 5 mars 2015. Voir le site : http://tass.com/russia/781118.
  45. Bobo Lo, p. 7.
  46. Ibid.
  47. Margarete Klein, « Russia’s New Military Doctrine: NATO, the United States and the “Colour Revolutions” », German Institute for International and Security Affairs, Comments, 9, 2015, p. 4. Voir le site: https://www.swp-berlin.org/en/publication/russias-new-military-doctrine/; Keir Giles, « Russia’s “New” Tools for Confronting the West: Continuity and Innovation in Moscow’s Exercise of Power », Chatham House, 2016, p. 69. Voir le site : https://www.chathamhouse.org/sites/default/files/publications/2016-03-russia-new-tools-giles.pdf.