OPINIONS

Des cyclistes participant à une randonnée à vélo sur le pont principal d’Halifax.

Photo du MDN GD2013-0708-24 prise par caporal Jennifer Kusche

Repenser les incitatifs à améliorer sa condition physique dans l’Armée canadienne : une approche fondée sur des données probantes

par Lawrence Glover

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Introduction

Les guides de notation des comités de sélection de l’Armée canadienne (AC) définissent des critères devant favoriser la promotion de chefs équilibrés et intelligents, tant chez ses officiers que chez ses militaires du rang. Cependant, ces guides taisent la nécessité pour ces chefs de conserver une bonne condition physique d’un niveau dépassant le seuil minimal exigé pour l’ensemble des membres de l’organisation. Étant entendu qu’une étude sur l’universalité du service est en cours, ce qui pourrait ultérieurement influer sur les exigences des Forces armées canadiennes (FAC) en matière de condition physique, nous ferons valoir ici, brièvement, en nous fondant sur des recherches existantes dans le domaine de la médecine comportementale, que l’intégration, dans les guides de notation des comités de sélection, de mesures incitant les militaires à conserver une bonne condition physique enrichira notre culture sur ce plan. En outre, nous reviendrons ultérieurement sur l’intégration des mesures incitatives déjà approuvées par le Conseil des forces armées (CFA), aux fins des promotions. Enfin, pour favoriser une discussion équilibrée, nous examinerons les arguments contre l’intégration de mesures incitant à conserver une bonne condition physique, tels que ceux formulés dans un article publié antérieurement dans la Revue militaire canadienne par le major M.J. Draho (vol. 15, no 3). Ce faisant, nous espérons susciter une discussion qui fera progresser notre approche des incitatifs à une meilleure condition physique, car elle pourrait véritablement améliorer le bien-être des membres de l’AC, l’efficacité opérationnelle de cette dernière et celle de toutes les FAC.

La progression des FAC vers l’encouragement à maintenir une bonne condition physique

Une bonne condition physique est et a toujours été indéniablement essentielle à la profession des armes. On peut soutenir qu’elle est la pierre angulaire de la préparation au combat, puisque les opérations militaires nécessitent souvent un effort physique intense durant de longues périodes et avec peu de repos. C’est particulièrement le cas de certains groupes professionnels de l’AC dont les membres assument des rôles, des responsabilités et des tâches nécessitant un niveau très élevé de force et d’endurance musculaire, comparativement à ce qui est exigé d’autres groupes professionnels des FAC. En effet, il existe un fonds de recherche important qui confirme les effets positifs d’une bonne condition physique sur le rendement individuel et collectif. Notamment, des articles fondés sur des études exhaustives fournissent des preuves irréfutables que la bonne forme améliore les chances d’éviter les maladies chroniques et une mort prématurée1. D’autres recherches confirment les effets durables qu’une bonne condition physique peut avoir sur la résilience mentale dans un environnement militaire2. Par ailleurs, des recherches réalisées dans le domaine du comportement organisationnel attestent l’existence de ces avantages directs et indirects de la bonne forme physique et elles établissent même des liens ambitieux avec des retombées financières nettes positives et l’amélioration du rendement de l’organisation.

Le 8 décembre 2015, le CFA a sanctionné sans réserve les recherches existantes et approuvé l’attribution d’incitatifs dès le 1er avril 2017 dans le contexte du programme FORCE; cela comprend les mesures incitatives liées à la promotion et la distribution de récompenses matérielles, telles que des articles de vêtements et des insignes pour les classements exceptionnels aux épreuves d’évaluation de la condition physique. Les FAC ont aussi progressé dans leurs efforts pour procurer à leurs membres des connaissances et des ressources au moyen d’une politique-guide exprimée notamment dans la « Stratégie de performance intégrée de l’Armée canadienne » et dans la « Stratégie de performance physique des Forces armées canadiennes : Équilibre » récemment publiée. Néanmoins, bien que les FAC continuent à faire valoir l’importance de la condition physique et qu’elles viennent de créer les mesures incitatives matérielles susmentionnées, les tentatives proposées d’inclure des éléments liés à la condition physique dans les critères de promotion n’ont encore produit rien de concret. Par conséquent, il nous reste encore à exploiter le véritable potentiel de cette initiative relativement à la santé.

Recherche sur la modification des comportements liés à la santé

Afin d’illustrer l’influence des incitatifs matériels et liés à l’éducation, il suffit de prendre connaissance des résultats de recherches sur la santé publique, par exemple celles menées par les chercheurs Murphy et Breslin à l’École des sports de la Faculté des sciences de la vie et de la santé, au Collège doctoral de l’Université de l’Ulster, en 20143. Lors de cette étude, 68 participants ont exécuté un essai clinique randomisé dans le cadre duquel ils ont été répartis entre trois groupes distincts qui ont ensuite suivi un programme d’exercices de six semaines. Un groupe a servi de groupe de contrôle, tandis qu’un autre s’est vu offrir un incitatif financier (IF) et a bénéficié d’un rabais de 33 p. 100 sur le prix du programme d’exercices; le troisième groupe a profité d’un cours sur l’établissement d’objectifs et sur la planification des activités hebdomadaires et a été appelé « groupe incité à concrétiser ses intentions (ICI) ». À la fin du programme de six semaines, les membres des groupes IF et ICI avaient en moyenne perdu 6,3 et 6,4 kilogrammes, respectivement, tandis que ceux du groupe de contrôle avaient perdu en moyenne 1,6 kilogramme.

Cette étude compte parmi les nombreux exemples qui révèlent les effets des incitatifs matériels et axés sur l’éducation en matière de santé sur la motivation des personnes à faire de l’exercice physique, et elle étaye le modèle actuel des FAC relatif aux mesures incitant au maintien d’une bonne forme physique. Toutefois, cette étude a des limites dues à la petite taille de l’échantillon, et l’adaptabilité de ce modèle est restreinte dans un contexte militaire. En outre, les données probantes existantes dans le domaine de l’économie comportementale révèlent qu’en eux-mêmes, les incitatifs matériels et les efforts d’éducation sont de nature temporaire et que leur portée est souvent limitée à moins qu’ils ne s’accompagnent d’un changement dans les facteurs socioculturels. En fin de compte, le terrain vital pour les FAC, dans leurs efforts pour modifier les comportements en matière de santé, réside dans la transformation des normes sociales. Ce terrain vital peut être saisi par des chefs qui font la promotion de la bonne forme physique, et il est possible de l’expliquer plus en détail au moyen de la théorie sociale cognitive.

Des membres de l’équipage exécutant un entraînement en circuit.

Photo du MDN ET2016-4534-02 prise par un officier des affaires publiques, opération Caribbe

Théorie sociale cognitive

Selon la théorie sociale cognitive, l’acquisition de nouveaux comportements résulte de l’observation de comportements adoptés par d’autres. Les recherches dans ce domaine confirment l’existence d’un lien puissant entre le maintien d’une bonne condition physique par des chefs donnant l’exemple et la modification des comportements en matière de santé4. Dans une étude novatrice exécutée par le chercheur Mark Stevens et ses collaborateurs à l’Université de Stirling, 583 personnes membres d’équipes sportives et de classes d’exercice dans tout le sud de l’Angleterre ont participé à une enquête axée sur le « 15-Item Identity Leadership Inventory » (inventaire en 15 points des qualités de soi en tant que leader). Les résultats ont clairement montré que les chefs qui, aux yeux de leurs subalternes, incarnaient les normes culturelles et l’art de se diriger eux-mêmes dans le contexte de la condition physique suscitaient chez ces derniers des taux de participation nettement accrus et un meilleur rendement global. En outre, comme le titre de l’étude intitulée « Exercise contagion in a global social network » le laisse judicieusement entendre, les chercheurs Sinan Aral et Christos Nicolaides, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), ont prouvé que les habitudes en matière de conditionnement physique sont très contagieuses et que les interventions ciblant ce domaine ont la capacité d’influer considérablement sur la modification des comportements5. En prenant en considération la recherche susmentionnée et un fonds de connaissances important qui démontre clairement l’effet que les chefs peuvent exercer sur la motivation de leurs subalternes, on peut raisonnablement conclure que les chefs en bonne forme physique peuvent provoquer une transformation exceptionnelle chez leur personnel. Cependant, comment pouvons-nous intégrer la bonne forme physique dans le système de promotion et, aspect primordial, comment pouvons-nous le faire d’une façon à la fois efficace et inclusive pour ses membres?

L’avenir et les mesures incitant les militaires à améliorer leur forme physique

Comme les efforts pour intégrer la bonne forme physique dans les critères pris en compte aux fins de la promotion n’ont pas abouti et qu’un régime d’évaluation du rendement très compétitif est employé, les chefs dans l’Armée canadienne sont souvent promus parce qu’ils satisfont à des critères tels que leur maîtrise de la langue seconde (jusqu’à quatre points supplémentaires) et d’autres accréditations professionnelles (jusqu’à trois points supplémentaires). Ces éléments renforcent assurément la capacité intellectuelle des officiers et des sous-officiers de l’Armée canadienne, mais ils n’incitent pas vraiment ces derniers à améliorer leur condition physique. En revanche, on peut rationnellement comprendre que les mesures incitant à améliorer sa condition physique constitueront un puissant facteur de motivation, étant donné que les militaires aspirent à être promus pour de très nombreuses raisons ne se limitant pas à l’expérience professionnelle et aux gains financiers. Par conséquent, l’inclusion de critères de promotion axés sur la condition physique incitera les chefs à demeurer en bonne forme et à donner l’exemple à leurs subalternes à cet égard.

L’approche à adopter pour accomplir cela consiste tout simplement à réexaminer la mise en œuvre des mesures incitatives qui ont déjà été approuvées par le CFA en 2015 dans le cadre du programme FORCE. Elles consistaient à accorder deux points de plus aux fins de la promotion à quiconque atteignait les niveaux platine, or ou argent, et un point supplémentaire aux militaires atteignant le niveau bronze. Cette méthodologie est proposée pour l’épreuve FORCE, car c’est actuellement notre meilleure façon d’évaluer la condition physique des militaires participant aux opérations des FAC, mais il est entendu qu’à mesure qu’évolueront les méthodes d’évaluation, ces incitatifs évolueront aussi pour refléter différents critères de mesure de la condition physique.

Un militaire s’entraînant avec un pneu.

Photo du MDN IS02-2019-0005-018 prise par le sergent Vincent Carbonneau

Examen des arguments contre les mesures encourageant le maintien d’une bonne forme physique

Les arguments contre les mesures incitant à conserver une bonne forme physique seront invariablement axés sur les préoccupations suivantes : la promotion de militaires fondée sur leur condition physique ne vaut pas pour tous les membres des FAC; un haut niveau de forme physique ne garantit pas que le militaire se distinguera par son leadership au niveau des grades supérieurs; les erreurs commises dans les évaluations physiques risqueraient en elles-mêmes d’entraîner la promotion de chefs incompétents, mais en bonne forme physique. Tous ces arguments sont effectivement fondés, et leur confirmation aurait des effets nuisibles sur notre institution. Cependant, l’approche proposée pour encourager les militaires à conserver une bonne forme physique permettrait à ceux qui auraient atteint au moins le niveau bronze de recevoir des points aux fins du classement au mérite. À l’heure actuelle, le niveau d’encouragement « bronze » est basé sur le 50e percentile des membres des FAC. Par conséquent, la moitié de ces derniers aurait droit aux points liés à ce niveau d’encouragement. C’est sûrement là un critère inclusif, si l’on s’en tient strictement au point de vue mathématique. Il importe aussi de souligner que nous ne recommandons pas ici que ces points remplacent l’un ou l’autre des critères existants. Ils s’ajouteraient plutôt tout simplement aux critères de promotion existants, tels que les compétences en langue seconde et les accréditations professionnelles, ainsi qu’aux critères fondamentaux que sont le rendement au travail et le potentiel en leadership, et les renforceraient. Enfin, on peut dissiper les préoccupations relatives à l’administration impartiale des épreuves en examinant les méthodes d’évaluation du programme FORCE, qui limitent l’interprétation des normes par les évaluateurs, et les périodes de repos comparativement aux modèles des épreuves de condition physique employés antérieurement.

Conclusion

Les théoriciens militaires modernes s’entendent presque tous pour dire que l’environnement de sécurité futur comprendra des acteurs étatiques et non étatiques très réseautés et dotés de technologies sans doute supérieures, qui exploiteront tous les éléments du pouvoir pour parvenir aux résultats souhaités. Malgré cette théorie sur la nature changeante de la guerre, la bonne forme physique demeurera essentielle dans les « combats de demain », car on peut s’attendre à ce que la force terrestre demeure essentielle au maintien de la défense nationale et à l’exercice de la souveraineté. C’est ce que traduit le tout dernier concept opérationnel de l’Armée canadienne6. En outre, les avantages de la bonne condition physique ne se limitent pas au domaine tactique, puisqu’ils influent aussi sur la résilience et le bien-être général des forces. C’est pourquoi la bonne condition physique sera toujours importante. Cela étant, que les critères de promotion axés sur la condition physique soient établis au moyen de la méthodologie approuvée antérieurement par le CFA, ou d’une autre façon, ce petit changement servira sans doute d’instrument puissant pour améliorer l’efficacité opérationnelle au cours des années à venir.

Le capitaine Lawrence Glover s’est enrôlé dans les FAC en 2011 et a servi dans le 2e Régiment du génie de combat à titre de commandant de la 5e Troupe et d’officier des opérations du 24e Escadron de campagne. Après cette première affectation, il a été instructeur de tactique à l’École du génie militaire des Forces canadiennes. Depuis l’été 2019, il est retourné au 24e Escadron de campagne pour y faire sa deuxième période de service au sein du Régiment. Il détient un baccalauréat ès sciences en biochimie qu’il a obtenu à l’Université Mount Allison.

Des participants du 5e Groupe-brigade mécanisé du Canada (5 GBMC) à la compétition Iceman 2018 (ski de fond) à la BFC Valcartier, le 28 février 2018.

Photo du MDN VL10-2018-0011-011 prise par Nedia Coutinho

Notes

  1. Warburton, Nicol et Bredin « Health Benefits of Physical Activity: The Evidence », dans le Journal de l’Association médicale canadienne, 2006.
  2. Deuster et Silverman, « Physical Fitness: A Pathway to Health and Resilience », US Army Medical Department Journal, 2013.
  3. Murphy et Breslin, « Using financial incentives to increase physical activity, weight loss and well-being: a randomized control trial », Working Papers in the Health Sciences, 2014.
  4. Stevens et coll., « Leaders Promote Attendance in Sport and Exercise Sessions by Fostering Social Identity », Scandinavian Journal of Medicine and Science in Sports, 2018.
  5. Aral et Nicolaides, « Exercise contagion in a global social network », Massachusetts Institute of Technology (MIT), 2017.
  6. Centre de guerre terrestre de l’Armée canadienne, Engagement rapproché : La puissance terrestre à l’ère de l’incertitude, B-GL-310-001/AG-002.