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L'Ethique militaire

Le Capitaine Robert Semrau pendant son procès.

Reuters/Chris Wattie/RTR2GJQS

Le Capitaine Robert Semrau pendant son procès.

Est-il justifiable du point de vue moral d’achever un blessÉ par pitiÉ sur le champ de bataille?

par Peter Bradley

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Introduction

Le 19 juillet 2010, le Capitaine Robert Semrau a été reconnu coupable de « conduite déshonorante » par une cour martiale pour avoir abattu un combattant taliban blessé, en Afghanistan, le 19 octobre 2008. Les médias ont qualifié l’incident de geste de pitié à l’endroit d’un combattant. Outre que les reportages ont attiré l’attention nationale sur ce sujet obscur, ils ont révélé que les Canadiennes et les Canadiens ont toute une gamme d’opinions sur la dimension éthique de la question, ce qui atteste toute l’importance de l’enseignement de l’éthique dans les forces armées. Les Forces canadiennes (FC) offrent à leur personnel des cours d’éthique prenant diverses formes, depuis l’instruction donnée aux membres subalternes au niveau des unités jusqu’à la formation universitaire en éthique pour les officiers et les militaires du rang. Pendant ces cours, les militaires apprennent à analyser des problèmes comportant une forte dimension éthique tels que l’acte « d’achever un blessé par pitié ». Dans le présent article, nous nous fonderons sur les trois grands modèles décisionnels abordés pendant cette formation pour faire valoir qu’achever un blessé par pitié sur le champ de bataille n’est pas un acte justifiable, du point de vue moral.

La situation

Selon les témoignages entendus pendant le procès du Capitaine Semrau devant la cour martiale, le combattant taliban avait été grièvement blessé et était à l’agonie, après avoir tendu une embuscade à une patrouille afghane. À ce moment-là, le Capitaine Semrau faisait partie de la patrouille et commandait une petite équipe de mentors (conseillers) canadiens détachée auprès de l’Armée afghane. La patrouille était sur le point de laisser le blessé sur place et de poursuivre sa route quand le Capitaine Semrau a tiré deux coups de feu sur le combattant gravement blessé1.

Le Capitaine Semrau n’a pas témoigné au cours de son procès militaire, de sorte que nous ignorons bien des choses au sujet de cet incident. Nous ne savons pas pourquoi il a agi comme il l’a fait (il se peut, toutefois, qu’il ait voulu abréger le supplice du blessé)2. Nous ne connaissons pas les propos qui ont été échangés entre le Capitaine Semrau et le commandant de la patrouille, un capitaine afghan, au sujet des soins médicaux à prodiguer au combattant taliban blessé. Le Capitaine Semrau a-t-il essayé de conseiller son homologue afghan sur la bonne façon de traiter un ennemi blessé? Nous ignorons si le commandant de la patrouille ou le Capitaine Semrau a demandé l’évacuation du blessé par hélicoptère, de quelles ressources médicales les membres de la patrouille disposaient et quelle assistance médicale ils ont fournie au blessé. Cependant, la vidéo qui a été projetée pendant le procès devant la cour martiale et qui montrait des soldats afghans projetant de la poussière sur le blessé avec leurs pieds et crachant sur lui peut être révélatrice. Enfin, nous ne savons pas pourquoi la patrouille n’est pas restée sur place pour s’occuper du combattant à l’agonie.

Des points de vue contradictoires

Avant et pendant le procès devant la cour martiale, les médias ont diffusé des opinions qui approuvaient ou condamnaient les actes du Capitaine Semrau. Peter Worthington, chroniqueur au Toronto Sun et auteur du livre Scapegoat: How the Army Betrayed Kyle Brown, qui porte sur l’inconduite de soldats canadiens en Somalie en 1993, a dit du Capitaine Semrau qu’il « s’était conduit avec honneur, compassion et décence »3, et le Major-général (ret.) Lewis MacKenzie, commandant canadien expérimenté ayant accompli de nombreuses périodes de service opérationnel, a déclaré à la presse que les actes du Capitaine Semrau avaient été « opportuns »4. En outre, plus de 8 000 personnes souscrivaient au site Internet « Support the Freedom of Captain Robert Semrau » pour appuyer le Capitaine Robert Semrau en date du 19 juillet 2010.

L’ambiguïté s’est accrue quand la cour a déchargé le Capitaine Semrau des accusations de meurtre au deuxième degré, de tentative de meurtre et de négligence dans l’exécution des tâches militaires, tout en le reconnaissant coupable de conduite déshonorante. Certains observateurs se sont demandé de quelle conduite déshonorante il pouvait bien s’agir si le Capitaine n’avait commis aucun meurtre, n’avait pas tenté d’en commettre un ou n’avait pas fait preuve de négligence dans l’exécution de ses tâches militaires. Christie Blatchford, reporter au Globe and Mail, a donné à entendre que la décision de la cour avait peut-être été un exemple d’invalidation du jury, situation qui se produit quand un jury croit que la peine à laquelle le prévenu fait face est trop sévère par rapport au crime. En pareil cas, le jury « invalide » les directives juridiques qu’il a devant lui et innocente le prévenu ou le reconnaît coupable d’un crime moindre. Selon Blatchford, les jurés « [...] ont trouvé une discordance entre la sévérité de la peine et le crime (dans le cas d’un meurtre au deuxième degré, la peine est l’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle avant 10 ans), ou entre la loi et la moralité, ou peut-être les deux »5.

Tout le monde n’a pas accepté les actes du Capitaine Semrau. Michael Byers, expert en droit international et auteur du livre War Law: Understanding International Law and Armed Conflict, a jugé opportune la condamnation imposée par le jury en disant que « le Capitaine Semrau avait passé outre aux règles du droit humanitaire international [...] et qu’il avait plutôt choisi de suivre son propre code moral »6. Dans le même esprit, le Brigadier-général Dennis Thompson, parlant au nom des dirigeants des FC au stade du prononcé de la sentence par la cour martiale, a décrit les actes du Capitaine Semrau comme étant « ... tout à fait inacceptables », et il a recommandé sa libération des FC7.

Analyse d’un cas hypothétique où un blessé est achevé par pitié

Les conventions de Genève8 et le Code de conduite des FC9 sont clairs en ce qui concerne l’acte consistant à achever un blessé par pitié : cela est mal. Cet acte est également interdit par le Code criminel du Canada, et le personnel des FC est assujetti aux lois du Canada pendant qu’il sert à l’étranger10. Quoi qu’il en soit, vu les opinions crédibles exprimées pour approuver et dénoncer les actes du Capitaine Semrau et vu les questions posées sur les motifs de la décision rendue par le jury, les aspects éthiques de cet incident risquent de paraître obscurs à certains et ils portent à s’interroger sur ce que les soldats canadiens devraient faire en présence d’un soldat ennemi gravement blessé sur le champ de bataille. Une façon d’analyser les dimensions éthiques de cette question consiste à imaginer un cas hypothétique (semblable à l’affaire Semrau) où un blessé est achevé par pitié, puis à l’évaluer à l’aide des modèles décisionnels actuellement enseignés dans les cours d’éthique des FC. Imaginons donc que nous faisons partie d’une patrouille des FC qui trouve un combattant ennemi grièvement blessé. Ce dernier semble être à l’article de la mort, et les membres de notre patrouille n’ont pas les ressources médicales nécessaires pour soigner convenablement ses blessures; par ailleurs, ils ne sont pas capables de l’évacuer vers une installation médicale. Notre patrouille n’est pas en contact direct avec des forces ennemies à l’heure actuelle, et aucune menace immédiate ne semble peser sur elle. Mettant de côté les aspects juridiques de ce cas, qu’il vaut mieux laisser aux experts en droit, je vais maintenant faire une « analyse éthique » des circonstances.

L’analyse sera axée sur quatre éléments que je décrirai en détail plus loin mais que je peux résumer en formulant quatre questions fondamentales:

  1. Quels intervenants les actes que nous choisissons de faire toucheront-ils?
  2. Quelles sont nos options et quelles conséquences positives et négatives chacune risque-t-elle d’avoir, raisonnablement parlant?
  3. Quels principes devraient guider notre conduite dans cette situation et quelles obligations avons-nous envers les intervenants?
  4. Quels sont les valeurs, les vertus et les motifs sous-jacents aux actes que nous envisageons de poser?
Les soldats pendant une patrouille en Afghanistan

MDN, photo AR2010-0223-41, prise par le Sergent Daren Kraus

Les intervenants

Peu importe l’acte que l’on pose dans un dilemme éthique, il touchera quelqu’un; par conséquent, pour que notre comportement respecte l’éthique, les intérêts des intervenants doivent être pris en compte. Donc, qui subira les effets des choix que nous pourrions opérer dans le cas qui nous occupe ici? Pour commencer, il y a le combattant ennemi blessé, car sa vie en dépend. Les autres soldats membres de notre équipe et nos supérieurs militaires qui nous ont envoyés en patrouille risquent eux aussi d’être touchés par ce que nous ferons en fin de compte. Nous pouvons aussi affirmer que certains dirigeants politiques et militaires de notre pays et le public canadien pourraient être concernés dans une certaine mesure. Comme certains des choix possibles risquent d’influer sur notre avenir dans les forces armées, nous pourrions dire également que les membres de notre famille dont la sécurité financière dépend de nous font partie des intervenants à prendre en compte. De toute évidence, les actes que nous pourrions poser dans ce cas risquent d’avoir des conséquences pour un certain nombre de personnes.

Trois façons d’aborder les problèmes d’éthique pour les résoudre

Le pilier principal du programme d’enseignement de l’éthique professionnelle dans les FC est un cours sur « le leadership et l’éthique » que les officiers subalternes doivent suivre et terminer avec succès et que de nombreux militaires du rang suivent également aux fins de leur perfectionnement professionnel. Un cours équivalent fait partie du programme d’études obligatoire des élèves-officiers au Collège militaire royal du Canada (CMR). Dans les deux cours, les stagiaires ou les étudiants analysent trois processus débouchant sur la prise de décisions respectueuses de l’éthique. Dans l’une des démarches, ils examinent les conséquences probables des options envisagées; une autre met l’accent sur les obligations et les principes moraux qui entrent en jeu, et la troisième porte sur les valeurs, les vertus et les motifs pertinents11. Dans le reste du présent article, nous emploierons chacun des modèles évoqués pour répondre à la question suivante : Que doit faire une patrouille canadienne qui trouve un combattant ennemi blessé sur le champ de bataille, quand elle ne dispose pas de ressources médicales suffisantes pour lui prodiguer des soins appropriés ou pour l’évacuer et qu’il n’y a personne d’autre dans le secteur qui serait à même de fournir une aide?

Les conséquences

Cette façon de régler les problèmes d’éthique est souvent qualifiée d’utilitaire; elle repose sur la philosophie morale de John Stuart Mill12, de Jeremy Bentham13 et d’autres encore. Le décideur examine les résultats que chacune des options existantes pourrait raisonnablement produire et il choisit celle qui aboutira vraisemblablement au bien le plus grand, ou, si aucun bien n’est probable, aux moindres torts. Dans le cadre de cette démarche, on commet couramment l’erreur d’évaluer les options en fonction de ce qui vaut mieux pour soi (ou pour ses collègues et son unité), plutôt que pour le plus grand nombre possible d’intervenants.

Examinons les quatre options dans le contexte de notre cas hypothétique. (a) Option 1: fournir à l’ennemi blessé tous les soins médicaux à notre portée et continuer à s’en occuper et à l’installer le plus confortablement possible jusqu’à ce qu’il expire ou qu’il soit évacué par aéronef ou véhicule vers une installation médicale. (b) Option 2: fournir à l’ennemi blessé tous les soins médicaux à notre portée, puis l’emmener avec nous (par exemple, pour le transporter dans un endroit plus sûr ou permettre à notre patrouille de poursuivre sa mission originale). (c) Option 3: fournir à l’ennemi blessé tous les soins médicaux à notre portée, puis l’abandonner à son sort. (d) Option 4: tuer le blessé pour accélérer l’inévitable. Il existe peut-être d’autres options dignes de mention, par exemple confier le blessé à des civils qui se trouveraient dans le secteur, ou laisser derrière quelques membres de notre patrouille pour s’en occuper, mais les quatre options formulées ci-dessus suffisent pour illustrer comment le processus décisionnel fonctionne et elles nous permettront d’examiner la moralité de l’acte consistant à tuer un blessé par pitié, ce qui constitue l’objet premier du présent article.

Laquelle des quatre options produira le plus vraisemblablement le bien le plus grand, ou le moindre tort? Dans le cadre de la démarche utilitaire, nous répondons à cette question en examinant les conséquences négatives et positives qui pourraient raisonnablement découler de chaque option. Comme nous le verrons, certaines conséquences sont avantageuses pour certains intervenants, mais non pour d’autres, de sorte que le défi consiste à trouver l’option qui aboutit aux meilleurs résultats possibles pour tous (ou aux moindres torts pour tous).

Option 1. Les conséquences négatives les plus probables de cette option résident dans le fait que le blessé mourra bientôt en raison de la gravité de ses blessures, que la patrouille sera retardée et qu’elle ne pourra sans doute pas terminer sa mission originale. Sur un plan positif, les forces amies (les FC et l’Armée nationale afghane) pourront dire que leurs troupes ont tout fait pour respecter leurs obligations en vertu du droit international. Les soldats des FC et de l’Armée nationale afghane auront un exemple professionnel à suivre sur ce que l’on attendra d’eux s’ils se trouvent dans une situation semblable. Tout dépendant de la publicité dont l’incident fera l’objet en dehors des milieux militaires canadiens, les FC et les forces de la coalition en Afghanistan seront perçues comme s’étant comportées conformément au droit international et aux conventions morales applicables.

Option 2. Dans le cas de cette option, les conséquences négatives les plus probables sont les suivantes: la mission sera retardée, voire annulée, car la patrouille sera ralentie du fait qu’elle devra s’occuper du blessé et le transporter; par ailleurs, elle sera plus exposée aux attaques ennemies que si elle n’avait pas le blessé avec elle. En outre, les secousses dues au transport aggraveront sans doute les blessures du combattant ennemi. Sur le plan positif, nous aurons rempli nos obligations en vertu du droit international si nous déplaçons le blessé pour en garantir la sécurité.

Option 3. Si nous choisissons l’option 3, le blessé mourra sûrement; cependant, si nous abandonnons ce dernier, il souffrira sans doute davantage à cause de la météo ou des animaux présents dans le secteur. Dans ce contexte, notre patrouille et les FC prêteraient le flanc à la critique pour n’avoir pas respecté leurs obligations aux termes du droit international, et cette critique serait particulièrement vive de la part de la communauté musulmane qui a déjà l’impression que les soldats occidentaux accordent une moindre valeur à la vie des musulmans. Cette option donnerait aussi aux soldats canadiens et afghans un mauvais exemple de la façon de traiter un ennemi blessé. En outre, en abandonnant le blessé à son sort et sans soins médicaux appropriés, nous inciterions l’ennemi à maltraiter nos blessés, si la situation était inversée. (Il y a eu des cas, dans des guerres antérieures, où des soldats ont commis des atrocités contre des ennemis blessés et des prisonniers parce que l’ennemi avait fait de même contre les leurs. Hall14 décrit des cas où, pour se venger, des soldats australiens ont tué des ennemis de cette façon au Vietnam.) Sur le plan positif, l’option 3 permet à la patrouille d’accomplir sa mission originale.

Option 4. Les conséquences négatives de l’option 4 s’apparentent à celles allant de pair avec l’option 3, sauf que les violations du droit international et des normes morales seraient alors beaucoup plus graves. Au Canada et à l’étranger, on accuserait avec virulence les FC d’avoir adopté une conduite non professionnelle et commis un crime de guerre, et les membres de la patrouille concernés feraient l’objet de poursuites au criminel. Tout soldat qui aurait participé à l’assassinat et sa famille risqueraient de souffrir également (stress ultérieur, syndrome de stress post-traumatique, etc.). Sur le plan positif, la patrouille pourrait poursuivre sa mission originale sans retard. En outre, c’est cette option qui abrégerait le plus les souffrances du blessé.

Cette évaluation des conséquences probables liées aux quatre options semble montrer que l’option 1 produit le plus de résultats positifs et le moins de suite négatives pour la majorité des intervenants. L’option 2 est elle aussi justifiable du point de vue moral si nous déplaçons le blessé pour le faire bénéficier d’une protection plus grande. Nous reviendrons là-dessus plus loin. L’option 4 semble être celle qui atténue le plus les souffrances du combattant blessé, mais il est difficile de mesurer le niveau des souffrances parce que les membres de la patrouille ne sont sans doute pas qualifiés pour statuer sur cette question. Nous en reparlerons plus tard. Même si nous acceptons que l’option 4 est celle qui réduit le plus les souffrances du blessé, elle entraîne d’autres torts plus généralisés, comme nous l’avons précisé plus haut. Pour établir si l’issue envisagée respecte les intérêts défendus par nos dirigeants militaires et politiques, il faut s’appuyer dans une certaine mesure sur le but original de notre patrouille. Par exemple, si cette mission consistait à porter secours à plusieurs otages en danger imminent de perdre la vie, on pourrait dire que l’exécution de la patrouille importait davantage, du point de vue utilitaire, que la prestation de soins au combattant blessé. Comme nous ignorons le but de la mission originale, nous devons supposer que nos dirigeants militaires et politiques seraient probablement satisfaits, en l’occurrence, des effets positifs ayant découlé du fait que nous avons respecté les normes juridiques et morales relatives au traitement des blessés ennemis.

Les forces de l’Armée nationale afghane (ANA) retiennent un homme soupçonné de faire partie des Talibans

MDN, photo IS2007-0666, prise par le Caporal-chef Robert Bottrill

Les forces de l’Armée nationale afghane (ANA) retiennent un homme soupçonné de faire partie des Talibans tout en patrouillant dans le District de Zhari, en Afghanistan.

Les principes et les obligations

La démarche axée sur les principes qui est employée pour régler les problèmes d’éthique nous vient du domaine de l’éthique déontologique et elle est grandement influencée par les travaux d’Emmanuel Kant15. Tout comme l’approche utilitaire, ce système comporte un examen de chacune des options existantes, mais il met l’accent sur la nature des actes envisagés et non sur les conséquences probables. Dans ce cadre de pensée, nous évaluons chaque option possible à l’aide de deux critères. Le premier s’appelle « critère de la finalité », en termes kantiens. Il exige que les intervenants soient traités comme des « fins » et non comme des « moyens », de manière que la dignité de personne ne soit flétrie par l’acte envisagé. On pourrait poser la question suivante : Comment traitons-nous un blessé ennemi avec dignité et respect? Tout d’abord, nous lui prodiguons tous les soins médicaux nécessaires en vertu du droit international et des normes morales; en d’autres mots, nous le soignons comme s’il s’agissait d’un soldat canadien. Ensuite, autant que possible, nous devons le faire participer à la prise des décisions qui influent sur sa vie. Le deuxième critère, soit celui de l’« universalisabilité », établit si, placés dans une situation semblable, toutes et tous seraient moralement autorisés à poser l’acte envisagé. S’il est possible, à la lumière de ce critère, d’universaliser l’acte envisagé, il devient une obligation morale.

Option 1. L’acte envisagé ici consiste à fournir au blessé ennemi tous les soins médicaux à notre portée jusqu’à ce qu’il expire ou que son évacuation vers une installation médicale devienne possible. Cette option satisfait au critère de la finalité, car en prodiguant au combattant ennemi blessé tous les traitements médicaux dont nous disposons, nous le traitons avec dignité et respect, comme nous le ferions à l’endroit d’un soldat canadien blessé. En appliquant le deuxième critère, nous devons établir s’il est possible d’universaliser l’option 1 de manière que quiconque se trouverait dans une situation semblable serait moralement autorisé à en faire autant. Pour cela, nous transformons l’option en un principe qui, en l’occurrence, pourrait s’énoncer comme suit: chaque fois qu’une équipe au combat trouve un ennemi qui est mortellement blessé et qu’il n’y a pas de ressources médicales suffisantes pour le traiter, elle doit lui fournir tous les soins médicaux à sa portée jusqu’à ce qu’il expire ou que son évacuation soit possible. Pouvons-nous faire de ce principe une loi universelle applicable à tous les soldats au combat? Oui, nous le pouvons, car ce principe va dans le sens des conventions juridiques et morales pertinentes, telles que les Conventions de Genève et le Code de conduite du personnel des FC. L’article 3 commun aux Conventions de Genève, qui régit le comportement des soldats en pareilles circonstances, précise que «[...] les blessés et malades seront recueillis et soignés »16. De même, la Règle 7 du Code de conduite du personnel des FC demande au personnel militaire «[...] de recueillir tous les blessés et malades et de leur offrir le traitement exigé par leur état, qu’il s’agisse d’amis ou d’ennemis »17. L’option 1 satisfait donc aux critères de la finalité et de l’universalisabilité.

Option 2. En prodiguant à l’ennemi blessé les soins médicaux à notre portée, puis en l’emmenant avec nous si nous ne pouvons pas l’évacuer, nous satisfaisons peut-être au critère de la finalité, ou non, tout dépendant de la raison pour laquelle nous le prenons avec nous. La question ici est la suivante: nous servons-nous du combattant ennemi blessé comme d’un moyen pour parvenir à une fin? En emmenant le blessé avec nous, nous répondons au critère de la finalité si nous agissons ainsi pour le transporter en un lieu plus sûr et mieux le soigner jusqu’à ce qu’il expire ou qu’il soit évacué. Cependant, si nous le faisons uniquement pour pouvoir poursuivre notre mission originale, nous ne satisfaisons pas au critère de la finalité, car nous utilisons le blessé pour achever notre mission. Le raisonnement qui nous conduit à emmener le blessé avec nous influe aussi sur le critère de l’universalisabilité. Le principe envisagé ici s’énonce comme suit: chaque fois qu’une équipe au combat trouve un ennemi mortellement blessé et que les ressources médicales existantes sont insuffisantes pour le soigner, les soldats doivent lui prodiguer tous les soins qui sont à leur portée, puis l’emmener avec eux s’il n’est pas faisable de rester sur place. Le déplacement du blessé répond au critère s’il est trop dangereux de le laisser sur place, mais non si nous l’emmenons avec nous uniquement pour pouvoir poursuivre l’exécution d’autres tâches.

Option 3. En fournissant au blessé ennemi tous les soins médicaux à notre portée, puis en l’abandonnant à son sort, nous ne répondons pas au critère de la finalité. En lui prodiguant les soins, nous appliquons le principe de la finalité, qui exige que nous traitions tout le monde avec dignité et respect, mais en le laissant seul ensuite, nous faisons le contraire. Qui sait ce qui lui arrivera s’il est laissé tout seul? En outre, qu’adviendra-t-il de son corps quand il mourra? En laissant le blessé mourir seul, sans aucun soin médical, nous ne le traitons pas avec dignité et respect et nous ne satisfaisons donc pas au critère de la finalité. Si nous appliquons le critère de l’universalisabilité, nous pouvons formuler comme suit le principe sous-jacent à l’option 3: chaque fois que des soldats au combat trouvent un ennemi mortellement blessé et qu’il n’existe pas de ressources médicales suffisantes pour le traiter ou l’évacuer, ils doivent lui prodiguer tous les soins médicaux dont ils disposent, puis le laisser là et l’abandonner à son sort. Pouvons-nous faire de ce principe une loi universelle à laquelle seraient assujettis tous les soldats au combat? Non, car ce principe viole les conventions juridiques et morales (mentionnées plus tôt) guidant la conduite des soldats au combat. Par ailleurs, on ne saurait universaliser ce geste, car en abandonnant ainsi l’ennemi blessé, on le laisse exposé à des dangers éventuels tels que les conditions météorologiques ou les animaux prédateurs. Il ne nous est donc pas possible d’affirmer que quiconque se trouverait dans une situation semblable devrait suivre ce principe. L’option 3 ne satisfait ni au critère de la finalité, ni à celui de l’universalisabilité.

Option 4. L’option 4 consiste à achever l’ennemi blessé pour accélérer l’inévitable. Il est difficile de voir comment, ce faisant, nous le traiterions avec dignité et respect, surtout si nous ignorons ses vœux à cet égard. On pourrait faire valoir que ce geste abrège les souffrances du blessé, étant donné que la douleur le tenaille et qu’il mourra sans doute bientôt, mais la définition des expressions telles que « souffrances » et « mourir bientôt » fait problème. Qui sait à quel point le blessé souffre? Il se peut que le combattant blessé soit en état de choc ou inconscient et qu’il ne souffre pas autant que nous le pensons. Le soldat moyen en patrouille est-il à même de savoir quand quelqu’un est en proie à des souffrances insupportables? Comment définissons-nous ce dernier mot? La notion selon laquelle l’ennemi blessé mourra bientôt fait elle aussi problème. Qui sait qui va mourir et quand? S’il va mourir bientôt de toute façon, pourquoi ne pas attendre qu’il succombe à ses blessures? L’évacuation médicale n’est peut-être pas possible maintenant, mais si nous nous occupons du blessé et prolongeons sa vie de quelques heures, l’évacuation deviendra peut-être possible. Étant donné toutes ces questions, cette option soulève trop de problèmes pour que nous puissions dire qu’elle répond au critère de la finalité. Relativement au critère de l’universalisabilité, le principe pourrait s’énoncer comme suit: chaque fois que des soldats trouvent un ennemi mortellement blessé et qu’il n’y a pas de ressources médicales pour le soigner ou l’évacuer, ils doivent l’achever. Ce principe viole la troisième Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, la Règle no 7 du Code de conduite du personnel des FC sur le traitement des blessés et le Code criminel du Canada. Par conséquent, on ne saurait en faire une loi universelle qui serait imposée à tous les soldats au combat. L’acte envisagé dans le contexte de l’option 4 ne satisfait à aucun des deux critères.

Après avoir examiné toutes les options avec la démarche axée sur les principes, nous constatons que l’option 1 est justifiable du point de vue moral, car elle satisfait aux deux critères. L’option 2 fait de même et est moralement justifiable dans la mesure où le blessé est déplacé pour sa propre sécurité, mais elle ne l’est pas s’il est emmené avec la patrouille pour que celle-ci puisse accomplir ses autres tâches. Si la patrouille déplace le blessé de manière à pouvoir poursuivre sa mission, elle agit avec efficacité, mais sa conduite n’est pas justifiable sur le plan moral. En vertu des options 3 et 4, nous ne traitons pas le blessé avec dignité et respect, de sorte qu’il n’est pas possible d’en faire des obligations morales applicables à tout le monde dans la situation étudiée.

Le Sergeant Dave Gratto avec des membres de la Police afghane en uniforme

MDN, photo IS2008-9153, prise par le Caporal David Cribb

Le Sergent Dave Gratto, un membre de la police militaire des Forces canadiennes, enseigne aux membres de la Police afghane en uniforme les bonnes techniques de recherche et les procédures d’arrestation.

Les vertus

Le modèle fondé sur les vertus est issu des écrits d’Aristote18 et, des trois proposés ici, c’est sans doute le plus difficile à utiliser pour résoudre des dilemmes d’éthique. Il est axé sur les valeurs, les vertus et les motifs et il fait appel aux émotions et aux sentiments, de sorte qu’il peut paraître moins rationnel que les deux autres modèles. C’est un excellent outil pour orienter les programmes d’enseignement de la morale, mais pour ce qui est de régler des problèmes moraux, il vaut mieux s’en servir parallèlement au modèle utilitaire ou à celui axé sur les principes. Il y a trois façons de résoudre un problème d’éthique avec le modèle fondé sur les vertus. La méthode la plus courante consiste à choisir une personne que nous admirons en raison de ses vertus et à nous demander quelle option elle suivrait dans la situation étudiée ici. Cette démarche comporte plusieurs problèmes dont le moindre n’est pas de trouver quelqu’un qui soit suffisamment vertueux. Une autre solution serait d’imaginer une personne vertueuse, de lui attribuer les valeurs, les vertus et les motifs qu’elle est censée posséder, selon nous, et de nous demander quelle option elle choisirait dans la situation étudiée. Une troisième possibilité consisterait à évaluer chacune des options existantes en fonction des valeurs, vertus et motifs pertinents.

Il est difficile de faire la distinction entre les valeurs et les vertus, mais ces dernières sont essentiellement des valeurs doublées d’une dimension morale. Le personnel militaire du Canada peut trouver la liste des vertus liées à la profession militaire dans des documents tels que le manuel de doctrine des FC intitulé Servir avec honneur (devoir, loyauté, intégrité et courage)19, le parchemin de commission des officiers (loyauté, courage, intégrité, devoir et obéissance) et l’Énoncé d’éthique de la Défense (intégrité, loyauté, honnêteté, équité et responsabilité)20. Les membres de l’Armée de terre peuvent aussi consulter les ouvrages intitulés L’Armée de terre du Canada (devoir intégrité, discipline et honneur)21 et Servir avec discernement22.

Les motifs sont peut-être encore plus difficiles à utiliser que les vertus. Comme ils traduisent des besoins internes qui ne sont pas toujours apparents aux observateurs, il est difficile d’évaluer les motifs d’autrui. Nous pouvons évaluer nos propres motifs, mais seulement dans la mesure où nous sommes honnêtes envers nous-mêmes; or, il existe (malheureusement) de nombreux ouvrages montrant que nous nous trompons souvent sur nos propres motifs23. Pour ces raisons, une très grande prudence s’impose quand nous évaluons nos propres motifs et ceux des autres.

Option 1. Les actes décrits dans l’option 1, soit fournir à l’ennemi blessé les soins médicaux à notre portée, s’occuper de lui et l’entourer d’attention jusqu’à ce qu’il expire ou que l’évacuation soit possible, semblent correspondre aux valeurs militaires énumérées plus haut. En adoptant cette option, nous serions fidèles aux idéaux militaires définis dans la doctrine militaire professionnelle du Canada et dans le droit international de la guerre, et nous manifesterions le courage moral, le sens du devoir et l’obéissance dont il est question dans les lois et codes moraux pertinents. Nos motifs risquent d’être plus difficiles à évaluer. Il se peut que nous voulions suivre l’option 1 parce que nous estimons tout simplement que c’est la bonne chose à faire; c’est là un motif faisant écho aux vertus militaires que sont la loyauté, le sens du devoir et l’obéissance. Que dire du cas où nous adoptons l’option 1, même si nous favorisons une autre option, moins justifiable, car nous ne voulons pas nous attirer des ennuis en posant le mauvais geste? Les deux motifs aboutissent aux bons gestes, mais l’un est plus vertueux que l’autre. Dans le premier cas, la morale nous persuade de faire la bonne chose et, par conséquent, notre motif est plus vertueux que dans le deuxième cas, où nous agissons dans notre propre intérêt afin d’éviter toute punition. Dans une certaine mesure, il s’agit là d’un débat théorique, car les deux motifs peuvent aboutir aux résultats moraux. Cependant, le cas montre à quel point il est difficile d’évaluer les motifs et il renforce la recommandation antérieure selon laquelle il vaut mieux employer le modèle axé sur les vertus parallèlement au modèle utilitaire et à celui qui est fondé sur les principes.

Option 2. Tout dépendant de nos motifs, l’option consistant à prodiguer des soins médicaux au combattant ennemi blessé, puis à l’emmener avec nous peut être moralement justifiable. Par exemple, si nous agissons de la sorte parce que cela vaut mieux pour le blessé, nos motifs vont dans le sens des vertus militaires que sont la loyauté, le sens du devoir et l’obéissance et ils sont donc conformes à la morale. D’un autre côté, si nous décidons de l’emmener avec nous parce que cela est plus pratique, nos motifs ne correspondent pas à ces qualités militaires et ils ne sont donc pas vertueux. Toutefois, si nous prenons le blessé avec nous pour répondre à une autre obligation dont la valeur morale est égale ou supérieure à celle de l’acte consistant à s’occuper du blessé, nos actes sont vertueux.

Option 3. On n’adopte pas un comportement vertueux en fournissant des soins médicaux à l’ennemi blessé, puis en l’abandonnant à son sort. En fait, nous devons renoncer aux valeurs militaires que sont la loyauté (au code professionnel), le sens du devoir et l’obéissance pour agir de la sorte. Quels motifs pourraient bien inciter des soldats à accepter cette option? Les membres de la patrouille veulent peut-être laisser le blessé là de manière à pouvoir poursuivre leur mission originale, en croyant que la démarche la plus vertueuse serait de contribuer à l’exécution du grand plan de combat en suivant les ordres reçus plus tôt. Ce pourrait être le cas (comme nous l’avons déjà mentionné) si la mission originale revêtait une valeur morale plus grande que la prestation de soins au combattant blessé; sinon, les soldats membres de la patrouille passeraient outre aux vertus militaires qui exigent de prodiguer un traitement convenable aux blessés ennemis.

Option 4. L’option consistant à achever le blessé par pitié contrevient aux vertus militaires que sont la loyauté au code professionnel, le sens du devoir et l’obéissance, et il est difficile d’imaginer un motif qui conférerait à cette option un caractère vertueux. Envisageons cinq motifs possibles pour abattre le blessé par pitié, dans le présent cas : (1) pour abréger ses souffrances; (2) pour atténuer la détresse psychologique ou morale d’autres membres de la patrouille qui assistent à l’agonie du blessé; (3) pour éviter les difficultés qui pourraient survenir plus tard si quelqu’un d’autre trouvait le combattant blessé et nous accusait de ne pas l’avoir soigné correctement; (4) pour terminer la mission sans plus attendre, de manière que notre patrouille puisse passer à autre chose; (5) pour nous venger de l’ennemi qui a perpétré des actes semblables antérieurement. Lesquels de ces motifs pourraient être considérés comme étant vertueux?

Au premier coup d’œil, le premier motif (abréger les souffrances du blessé) peut paraître vertueux, mais des questions difficiles et importantes se posent en l’occurrence. Qui sait à quel point le blessé souffre effectivement? Qui est qualifié pour prendre une telle décision? Qui a le pouvoir de la prendre? Lors du procès du Capitaine Semrau, les médias ont évoqué l’idée d’un « pacte du soldat », c’est-à-dire une entente implicite entre les combattants selon laquelle les soldats conviennent d’achever tous ceux et celles d’entre eux qui souffriraient après avoir été mortellement blessés24. En fait, un tel pacte, s’il en existe effectivement un, soulève un certain nombre de problèmes. Tout d’abord, à quel point l’entente selon laquelle les soldats peuvent compter les uns sur les autres pour s’achever s’ils souffrent trop de leurs blessures est-elle répandue parmi les soldats? Michael Friscolanti, journaliste au magazine Maclean, a demandé à deux anciens combattants canadiens qui avaient été blessés pendant le conflit en Afghanistan ce qu’ils pensaient d’un tel pacte : l’un d’eux a rejeté cette idée, et l’autre l’a endossée25. Ensuite, comment savoir si le combattant blessé agonisant devant nous a souscrit au pacte? En outre, y souscrit-il encore? Faute d’avoir le consentement du soldat blessé, quiconque l’achève par pitié commet tout simplement un meurtre.

Les motifs 2, 3, 4 et 5 ne sont pas vertueux, car ils visent à répondre à des besoins des membres de la patrouille, et non à ceux du combattant blessé.

Après avoir examiné les quatre options à la lumière de l’éthique de la vertu, nous constatons que l’option 1 est justifiable du point de vue moral, tout comme l’option 2 à condition que notre conduite ait pour objet d’assurer la sécurité du blessé et non de servir nos intérêts. Les options 3 et 4 sont contraires aux vertus militaires canadiennes.

Un soldat canadien pendant une patrouille en Afghanistan

MDN, photo AR2008-T125-106

Achever quelqu’un par pitié, ce n’est pas justifiable moralement

Les trois modèles décisionnels éthiques étudiés dans le présent article nous amènent à rejeter l’option consistant à achever un moribond par pitié. La démarche utilitaire nous a montré que cette option entraîne beaucoup de résultats négatifs pour de nombreux intervenants, bien qu’elle délivre immédiatement le combattant blessé de ses tourments. En appliquant la méthode fondée sur les principes, nous n’avons pas pu établir une règle morale qui obligerait tous les soldats à tuer un combattant grièvement blessé s’ils se trouvaient dans une situation semblable au cas hypothétique. Enfin, le régime fondé sur les vertus a fait voir qu’aucun des motifs possibles invoqués pour achever un blessé par pitié ne concorde avec les vertus militaires canadiennes.

En outre, il serait peut-être utile de prendre en compte ce que les philosophes moralistes ont à dire sur le sujet. La mise à mort par pitié est un thème qui a attiré l’attention des éthiciens, bien que leur intérêt pour la question ait été axé sur des malades gravement handicapés dans le contexte des soins de santé, et non sur des soldats blessés sur le champ de bataille. Dans le cas des malades gravement handicapés ou comateux, il existe souvent un doute quant au temps qu’il leur reste à vivre, de sorte que l’argument typique en faveur de la mise à mort par pitié dans ce contexte veut que les victimes « [...] ne soient alors pas des êtres humains au sens propre [...] mais plutôt de simples organismes »26. Les arguments habituels contre un tel geste sont courts et précis : la victime n’a pas donné son consentement; par conséquent, mettre fin à ses jours par pitié équivaut à commettre un meurtre prémédité.

Revenons à notre cas hypothétique où un blessé est achevé par pitié sur le champ de bataille: la solution la plus respectueuse de l’éthique qui transpire de notre analyse est l’option 1, soit fournir à l’ennemi blessé tous les soins médicaux à notre portée et continuer à s’en occuper et à l’installer le plus confortablement possible jusqu’à ce qu’il meure ou qu’il soit évacué vers une installation médicale. Cette option procure les avantages les plus nombreux (et aboutit aux moindres torts) pour les intervenants quand nous appliquons la méthode utilitaire; elle satisfait aux critères de la finalité et de l’universalisabilité, dans le contexte de l’analyse fondée sur les principes, et elle va plus dans le sens des vertus militaires canadiennes que les autres options. L’option 2 est justifiable elle aussi, tout dépendant de nos motifs, mais les options 3 et 4 ne sont pas acceptables du point de vue moral, étant donné la nature de notre cas hypothétique. Or, qu’en serait-il si la situation était légèrement différente?

Il existe des circonstances où il serait justifiable de laisser des blessés derrière soi (option 3). En l’espèce, citons le raid sur Dieppe exécuté le 19 août 1942, quand des soldats et des marins ont laissé des soldats canadiens blessés sur les plages de Dieppe, car ils n’avaient pas assez d’embarcations pour les évacuer tous; par ailleurs, en insistant pour évacuer les blessés sous les tirs intenses des défenseurs allemands, ils auraient subi d’autres pertes27. Une analyse utilitaire de l’évacuation à Dieppe aurait montré que l’on pouvait réduire les torts en laissant les blessés sur la plage, et la moralité de cette décision aurait été confirmée davantage par la conviction que les Canadiens blessés recevraient sans doute des soins médicaux de la part des Allemands qui les auraient faits prisonniers et du personnel médical canadien resté lui aussi sur les plages. Dans le contexte de notre cas hypothétique, une analyse utilitaire aurait aussi révélé qu’il aurait été acceptable d’abandonner le blessé si notre patrouille avait dû partir pour exécuter une tâche d’une importance morale plus considérable, par exemple sauver un nombre plus grand de personnes. Une analyse utilitaire autoriserait également l’abandon du blessé si notre patrouille était attaquée par des forces ennemies si puissantes qu’elle ne pourrait tenir sa position sans subir des pertes humaines: en effet, l’abandon du blessé entraînerait des torts moindres.

Que dire du cas où un quartier général supérieur ordonne à notre patrouille d’abandonner le blessé afin d’aller exécuter d’autres tâches? Le commandant de la patrouille devrait alors choisir entre l’obligation professionnelle de s’occuper du blessé et celle d’obéir aux ordres. Il pourrait trouver la réponse morale à ce dilemme en évaluant ses options à l’aide du processus analytique que nous avons employé dans le cas hypothétique étudié dans le présent article.

On pourrait aussi demander s’il y a des circonstances où la mise à mort d’un blessé serait justifiable moralement. Du point de vue de l’éthique, l’acte consistant à achever un blessé par pitié pourrait être jugé justifiable si la victime demandait qu’on le tue, mais (et ici, les choses se compliquent) elle devrait être capable de décision et rationnelle28, et, quels que fussent les mérites éthiques d’un tel acte, il demeurerait illégal.

Conclusion

Dans le présent article, nous avons essayé de montrer que la mise à mort d’un blessé par pitié sur le champ de bataille n’est pas justifiable du point de vue moral quand on analyse ce geste à la lumière des modèles décisionnels enseignés dans le programme d’études des FC sur l’éthique. L’analyse a aussi montré comment la compréhension de concepts d’éthique clés (appliqués depuis des siècles) peut nous aider à mieux saisir la logique sous-jacente aux conventions juridiques et morales qui réglementent la conduite des soldats au combat. Certes, les problèmes éthiques sont complexes, et les émotions qu’ils engendrent les rendent encore plus difficiles; cependant, le processus décisionnel employé dans le présent article révèle que la prise de décisions éthiques n’est pas obligatoirement surcompliquée. Le processus repose sur quatre questions évidentes (Qui sera touché par mes actes? Quelles sont les conséquences probables de mes choix? Quelles sont mes obligations professionnelles? Quels sont mes motifs?). Avec la pratique et l’expérience, le personnel des forces armées peut apprendre ce système au point d’en arriver à l’appliquer automatiquement, tout comme il le fait avec tant d’autres procédures militaires.

Le soldats canadiens en Afghanistan

MDN, photo IS2007-0709, prise le Caporal-chef Robert Bottrill

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Le Lieutenant-colonel (ret.) Peter Bradley, CD, Ph.D., enseigne la psychologie et l’éthique au Collège militaire royal du Canada. Il a pris sa retraite des Forces canadiennes en 2004, après 33 ans de service dans les Branches de l’infanterie et de la sélection du personnel.

Notes

  1. Michael Friscolanti, « A soldier’s choice », dans le magazine Maclean, 24 mai 2010, p. 20-25; Michael Friscolanti et John Geddes, « A stern message about battlefield ethics and the “soldier’s pact” », dans le magazine Maclean, 2 août 2010, p. 28-30.
  2. Friscolanti, p. 20.
  3. Peter Worthington, « Semrau breaks silence », dans The Toronto Sun, 21 juillet 2010. Voir le site http://www.torontosun.com/comment/columnists/peter_worthington/2010/07/21/1478443.
  4. Bryn Weese, « Mercy killings on battlefield ‘rare,’ but do happen », dans The Kingston Whig Standard, 20 juillet 2010, p. 9.
  5. Christie Blatchford, « For jury in Semrau case, penalty didn’t fit crime », dans The Globe and Mail, 20 juillet 2010.
  6. Richard J. Brennan et Bruce Campion-Smith, « Capt. Robert Semrau found not guilty of murder », dans The Star.com, 19 juillet 2010. Voir le site http://www.thestar.com/news/canada/afghanmission/article/837505--capt-robert-semrau-found-not-guilty-of-murder.
  7. Andrew Duffy, « Semrau should be kicked out of Forces; General », dans The National Post, 26 juillet 2010. Voir le site http://www.nationalpost.com/news/Semrau+should+kicked+Forces+General/
    3323857/story.html
    .
  8. Paragraphe 3(2) de la Convention (III) relative au traitement des prisonniers de guerre, Genève, 12 août 1949. Voir le site http://www.icrc.org/web/fre/sitefre0.nsf/html/genevaconventions.
  9. Canada, Ministère de la Défense nationale (sans date), Code de conduite du personnel des FC. Voir le site http://www.forces.gc.ca/jag/publications/Training-formation/CFCC-CCFC-fra.pdf.
  10. Loi sur la défense nationale, articles 130 et 132. Voir le site http://www.canlii.org/fr/ca/legis/lois/lrc-1985-c-n-5/derniere/lrc-1985-c-n-5.html.
  11. Ces trois modèles sont décrits dans les textes produits pour le cours par Louis Pojman et James Fieser, Ethics: Discovering Right and Wrong, 6e édition, Belmont (Californie), Wadsworth, Cengage Learning, 2009.
  12. John Stuart Mill, Utilitarisme, 1861. [Sources multiples]
  13. Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, 1789. [Sources multiples]
  14. Robert A. Hall, Combat Battalion: The Eighth Battalion in Vietnam, Sydney (Australie), Allen et Unwin, 2000, p. 200-202.
  15. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785. [Sources multiples]
  16. Article 3 de la Convention de Genève (III).
  17. Code de conduite du personnel des FC.
  18. Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction, notes et bibliographie par Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2008.
  19. Canada, Ministère de la Défense nationale, Servir avec honneur : la profession des armes au Canada, 2004, p. 30-31. Voir le site http://www.cda.forces.gc.ca/cfli-ilfc/doc/dwh-fra.pdf.
  20. Énoncé d’éthique de la Défense. Voir le site http://www.dep-ped.forces.gc.ca/dep-ped/about-ausujet/stmt-enc-fra.aspx.
  21. Canada, Ministère de la Défense nationale, L’Armée de terre du Canada : Nous protégeons nos foyers et nos droits (sans date), p. 37-38.
  22. Canada, Ministère de la Défense nationale, Servir avec discernement : Directives du Chef d’état-major de l’Armée de terre sur l’éthique dans les opérations. Voir le site : http://www.army.forces.gc.ca/land-terre/aep-peat/duty-servir/introduction/index-fra.asp.
  23. Carol Tavris et Elliot Aronson, Les erreurs des autres : l’autojustification, ses ressorts et ses méfaits, Genève, M. Haller, 2010.
  24. Friscolanti et Geddes, p. 30.
  25. Friscolanti, p. 23.
  26. Jacques P. Thiroux et Keith W. Krasemann, Ethics: Theory and Practice, 9e édition, Upper Saddle River (NJ), Pearson Prentice Hall, 2007, p. 248.
  27. Terence Robertson, Dieppe : journée de honte, journée de gloire, Paris, Presses de la Cité, 1963, p. 339.
  28. Lewis Vaughn, Doing Ethics: Moral Reasoning and Contemporary Issues, 2e édition, New York, W.W. Norton & Company, 2010, p. 232-238.