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Histoire

tableau du MCG

Musée canadien de la guerre, 19710261-1049

Convoi sur le Saint-Laurent, tableau de Harold Beament.

L’été 1943 : un épisode de la bataille du Saint-Laurent.
Surveillance, défense et propagande

par André Kirouac

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Le 19 juin 1943, le journal La Presse publie, sous la rubrique « Sommes-nous défendus? », un article du journaliste Roger Champoux, qui débute ainsi :

« D’un port du Saint-Laurent, 19[?]. Nous sommes à 510 pieds d’altitude [155 mètres]. Le clocher du village sis au bas de la falaise est un mince fuseau d’argent. Le sol ondule vers le fleuve, qui s’étend ici sur pas moins de 40 milles de largeur [64 kilomètres]. Nous sommes dans la zone secrète de la région gaspésienne où la défense côtière a installé son premier poste d’observation. Puisque nous sommes tenus au secret, il nous est impossible de dire ce qu’il nous est donné de voir. Nous pouvons dire cependant que la science moderne a été mise à contribution et que le service technique de l’armée a doté la région de la plus parfaite installation qui soit. »

Que sont donc ces installations militaires des plus modernes vues et décrites par Champoux? Dans Coastal Defence, Batteries and Radars1, un rapport secret de la Défense nationale, on décrit, au chapitre intitulé « Army Radar Gaspe Area », l’emplacement de dix stations radars de type GL (où GL signifie « Gun Laying ») gérées par l’armée. Selon ce rapport, la première de ces stations radars est installée près de la petite localité de Rivière-Blanche, un peu avant le village de Matane; elle est située à quelque 400 kilomètres à l’est de Québec, sur la rive sud du Saint-Laurent, à exactement 510 pieds d’altitude (155 mètres)! Il est probable que Champoux a devant lui un radar de type GL de l’armée canadienne.Pour bien comprendre la nécessité d’installer des radars le long de la côte gaspésienne du Saint-Laurent lors de la Seconde Guerre mondiale, il faut remonter le cours d’une histoire singulière qui débute par le déclenchement des hostilités, en septembre 1939, et dont certaines données se sont fait sentir pendant des décennies.

Parmi toutes les voies d’accès à l’Amérique du Nord, le Saint-Laurent est indubitablement celle qui permet l’une des percées les plus profondes à l’intérieur des terres. Il n’est donc pas surprenant que, lors de la Seconde Guerre mondiale, les autorités canadiennes aient conçu un plan détaillé prévoyant les meilleures façons de contrer les menaces ennemies et d’assurer la continuité de la navigation sur ce fleuve. Sans faire une présentation exhaustive de tous les événements liés à ce qu’on nomme la bataille du Saint-Laurent, il est important de préciser que, surtout en 1942 et, dans une moindre mesure, en 1944, 15 sous-marins allemands ont navigué dans le fleuve Saint-Laurent et dans le golfe à son embouchure. Huit d’entre eux ont torpillé vingt et un navires marchands et cinq navires militaires, dont quatre canadiens et un américain.

Une Carte

Collection de la RMC

1942

Les principaux affrontements ont eu lieu à l’été et à l’automne 1942. Souvent, les populations côtières assistaient, impuissantes, aux combats des corvettes qui traquaient les sous-marins allemands en lançant des grenades sous-marines.

Tout au long de la saison de navigation, en 1942, Sasseville Roy, député de la région gaspésienne à la Chambre des communes, s’est fait l’écho de ses concitoyens et a abordé le sujet des torpillages. À maintes reprises, il a questionné les ministres concernés sur les mesures prises pour protéger les navires et les populations. Les réponses étaient souvent vagues et laconiques. Les ministres ont conseillé à Roy de se montrer plus discret et de ne rien divulguer dont l’ennemi pourrait tirer parti. Les journaux, quant à eux, ont rapporté du mieux qu’ils le pouvaient les tout premiers torpillages. La censure a rapidement rappelé tous les intervenants à l’ordre, et la population riveraine est demeurée l’unique témoin des torpillages des navires marchands ou militaires.

À la fin de 1942, les personnes informées retenaient surtout que les sous-marins allemands faisaient la pluie et le beau temps dans les eaux canadiennes. C’est encore une idée répandue, bien que de plus en plus de sources révèlent qu’il en a été tout autrement. Recourant aux divers moyens techniques à leur disposition, les officiers canadiens ont très souvent attaqué et contre-attaqué afin de prévenir d’autres torpillages. On sait aujourd’hui que les équipages allemands se savaient traqués et qu’ils avaient de plus en plus de mal à mener leurs attaques à mesure que la saison de navigation avançait. Toutefois, la décision de fermer le Saint-Laurent aux navires transatlantiques à l’automne 1942 a fait croire à bien des Canadiens que leur pays ne pouvait pas lutter efficacement contre les sous-marins allemands. Cette mesure était motivée par une toute autre raison, mais, à l’époque, on l’a associée à une défaite plutôt qu’à sa véritable cause, c’est-à-dire la forte demande en navires pour le débarquement en Afrique du Nord dans le cadre de l’opération Torch. Le Canada ne disposait pas d’une flotte qui lui permettait à la fois de protéger le fleuve et de participer aux opérations outre-mer.

Les rumeurs avaient cependant produit leur effet; le gouvernement canadien devait rassurer la population et montrer qu’il prenait les événements au sérieux. Les autorités militaires ont donc tenu une série de réunions de planification visant à améliorer la protection du Saint-Laurent au cours de la saison de navigation de 1943. D’après les comptes rendus, les militaires qui ont préparé ces rencontres et qui y ont assisté avaient à cœur la protection des eaux intérieures. Cependant, au-delà des considérations militaires, les autorités politiques ne tenaient-elles pas aussi à rassurer la population et à faire taire les critiques après les torpillages de 1942?

Une Carte

Collection de la RMC

1943

Parallèlement aux actions concrètes et souvent ultrasecrète des militaires, certains événements de l’été 1943 indiquent qu’une campagne de propagande bien orchestrée était en cours. Ainsi, le 30 janvier 1943 était publié le premier de deux rapports, intitulé General Review and Report upon Defences in the Gulf and River St.Lawrence Areas by a Committee Formed under the Direction of the Chiefs of Staff Committee2. On y décrivait les mesures à prendre pour contrer les sous-marins et prévenir le débarquement d’espions. Les auteurs présentaient les événements survenus au cours de 1942 et les principales mesures prises par les trois forces pour contrer et prévenir les attaques. Ils laissaient entendre que l’ennemi reviendrait probablement en 1943 et que les autorités militaires canadiennes n’écartaient pas la possibilité que des installations terrestres soient attaquées ou que des mines soient larguées. Un plan détaillé, dont le coût était évalué à plus de un million de dollars, précisait le rôle de la marine, de l’aviation, de l’armée, de la police, du Comité de protection civile et du Service du guet aérien.

Le second rapport3, publié le 18 avril de la même année, répondait à une demande du chef de l’état-major général, lequel jugeait primordial que les trois forces agissent de concert, avec le concours de la Gendarmerie royale du Canada, de la police provinciale et de tous les autres services associés à la protection côtière. Les auteurs formulaient une série de recommandations visant à coordonner et à unifier les mesures de défense côtière qui devraient être prises. Ils présentaient en détail presque toutes ces mesures et prêtaient une attention très particulière aux relations avec les citoyens. Entre autres, ils insistaient sur les bons rapports qu’entretenaient les unités de réserve de l’armée et la population4. Cette bonne entente devait se poursuivre, et les autorités favoriseraient les contacts avec les notables des communautés, qui serviraient de lien avec les citoyens. Les officiers des unités de réserve demeurant dans les villages seraient membres d’office des groupes d’observateurs du Service du guet aérien et seraient chargés de former les nouveaux membres de ces groupes.

Les auteurs du rapport fournissaient des indications claires sur la façon de mobiliser la population. Ainsi, les militaires se rendraient dans les villages côtiers pour rencontrer les habitants et les sensibiliser aux mesures prises par le gouvernement pour défendre les côtes. Il faudrait donc :

  1. lancer les missions, auxquelles participeraient des officiers de l’armée régulière et des officiers de la réserve, le plus tôt possible au printemps;

  2. se rendre sur les côtes du Saint-Laurent, de la baie des Chaleurs et de l’île d’Anticosti;

  3. préparer des itinéraires et projeter des réunions, qui seraient présidées par un membre du clergé, un conseiller municipal ou un notable;

  4. planifier les réunions en misant sur les présentations et les projections;

  5. apposer des affiches en français et en anglais;

  6. s’assurer que les personnes souhaitant participer aux réunions sont informées par les médias.

  7. faire de la publicité éducative sur l’aide que chacun pourrait apporter.

Le Comité de protection civile du Québec préparerait cette campagne en collaboration avec les officiers des affaires publiques des trois forces.

Manifestement, l’année 1943 a été marquée par une sensibilisation importante de la population. Peut-on parler de campagne de propagande plutôt que de campagne de publicité éducative? À en juger par les comptes rendus des médias et par les moyens mis en œuvre au cours de l’été 1943, cette campagne de propagande visant à dissiper les perceptions défaitistes de 1942 a été importante. Outre l’article de Champoux, tous les autres articles parus dans les quotidiens présentaient avec enthousiasme les mesures prises par les militaires. Ils décrivaient les exercices de capture d’espions ou de saboteurs, signalaient la participation des militaires aux fêtes populaires et soulignaient la collaboration des notables gaspésiens. La musique du Royal 22e Régiment a même été invitée à participer aux festivités du centenaire de Grande-Vallée.

Une parade militaire

Collection Firmin Fournier

À l’été 1943, des membres des Fusiliers du Saint-Laurent paradent à Grande-Vallée en Gaspésie lors du centenaire du village.

En juin 1943, des journalistes et une équipe de tournage ont été invités à une tournée bien particulière. Les journaux ont rapporté la visite du brigadier général Edmond Blais, commandant de la 5e région militaire, accompagné du lieutenant-colonel Jos Pinault, commandant du 2e bataillon de réserve des Fusiliers du Saint-Laurent.

On a pris un très grand nombre de clichés illustrant les différentes démonstrations faites par les réservistes. Du fonctionnement du barrage routier de l’Île Verte aux pratiques de tir vers le fleuve, tout a été mis en œuvre pour faire valoir la planification de la défense de la côte gaspésienne. À notre connaissance, l’équipe de tournage a réalisé trois courts-métrages de propagande. L’un d’entre eux, Défense côtière5, décrit sur un ton très patriotique les mesures prises pour fortifier la Gaspésie. Le narrateur parle de la forteresse gaspésienne, où chacun est devenu un observateur et participe à l’effort de défense.

Toutefois, le terme radar ne figure ni dans les deux rapports militaires, ni dans les articles de journaux, ni dans les documentaires. Seul Champoux fait allusion aux radars, et ce n’est que des dizaines d’années plus tard que l’on comprendra de quel type d’installation parlait le journaliste. D’ailleurs, en juillet 1943, les forces canadiennes et américaines échangent des courriers afin de limiter l’emploi du mot radar. Dans une lettre datée du 8 juillet 1943, le chef du service d’examen de l’armée américaine demande à ses collègues canadiens d’éviter d’utiliser ce terme dans les messages et dans les opérations militaires. À cette époque, les pays alliés tenaient à ce que la technologie des radars ne tombe pas entre les mains de l’ennemi. Par exemple, dans un article publié en 1995, R. O. Lafond, un ancien capitaine d’ingénierie de l’armée, écrit :

« Un matin d’avril [1943], je reçois l’instruction de mon commandant, le colonel Richardson, de rencontrer trois ou quatre hauts gradés à Rimouski [peut-être était-ce à Mont-Joli], de les accompagner et de rester à leur disposition. Il me semble, dit-il, qu’un projet secret et important est à l’étude depuis quelque temps à Ottawa; sans plus d’information. Je ne crois pas que le colonel, à ce moment-là, était lui-même au courant de ce projet. On me dévoile enfin le but de ce projet qui, insistent-ils, doit rester ultrasecret. [...] Toutes les données fournies par les officiers d’Ottawa me furent transmises verbalement, rien par écrit, car il fallait garder le tout très secrètement6. »

Ce jour-là, le capitaine Lafond a compris pour la première fois la mission qu’il effectuerait en Gaspésie. L’idée d’installer des radars le long des côtes gaspésiennes semble montrer, d’une part, l’importance que les militaires attachaient au retour probable des sous-marins allemands et, d’autre part, leur volonté de mettre à l’essai une technologie élaborée par les scientifiques des laboratoires du Conseil national de recherches du Canada.

Des radars fabriqués au Canada

Au cours des années 1930, les Américains et les Britanniques7 ont conçu, chacun de leur côté, un dispositif permettant de détecter l’ennemi à distance. Le Canada suivait avec intérêt les progrès des Britanniques, et, en mars 1939, le major général McNaughton a envoyé un émissaire à Londres afin de connaître l’état des recherches. Dans les mois qui ont suivi cette visite, le Conseil national de recherches a lancé un nouveau programme.

Puisqu’une des priorités des militaires était de protéger les côtes canadiennes, un radar de défense côtière a été installé à l’entrée du port de Halifax, à Duncan Cove. Ce type de radar avait déjà été mis à l’essai entre août et septembre 1941 et, durant toute la guerre, il sera sans cesse perfectionné.

Vers la fin de 1941, une fois les budgets approuvés, les chercheurs recrutés et les bâtiments en chantier, le Conseil national de recherches s’est penché sur la mise au point d’un radar perfectionné à micro-ondes de type GL Mark III C (où C signifie « canadien »). Parallèlement à l’utilisation des radars pour la défense côtière, le Conseil national de recherches travaillait assidûment à une version canadienne du radar perfectionné de type GL d’origine britannique. La conception du GL Mark III C exigeait de gros efforts tant sur le plan des effectifs et du matériel que sur le plan financier8. La Grande-Bretagne a fourni au Canada des radars GL Mark I et GL Mark II, à partir desquels les scientifiques ont créé une version canadienne. Il est intéressant de constater que la version Mark III du Canada a été opérationnelle avant celle des Britanniques, bien que ceux-ci aient été les pionniers dans le domaine.

La révolution technologique de ce type de radar est que la détection se fait au moyen de micro-ondes permettant de repérer plus facilement de petites cibles, à une distance supérieure à celle des premiers radars. Un tel appareil pouvait probablement détecter la tourelle d’un sous-marin, ce qui n’a pas échappé aux militaires qui devaient trouver les meilleurs moyens de défendre les côtes canadiennes. D’après une note de service datée du 20 août 1943, les radars de type GL avaient un rayon d’action de 40 000 verges (37 kilomètres); ils pouvaient détecter la tourelle d’un sous-marin à 12 000 verges (11 kilomètres) et son périscope à 8 000 verges (7 kilomètres). L’auteur de cette note rappelle que la distance de détection est courte dans le cas du Saint-Laurent, car une large portion des eaux ne peut être observée; il précise également que ces radars n’ont pas été testés pour la détection de sous-marins.

L’appareillage du GL Mark III C se composait de deux semi-remorques, qui transportaient l’équipement. Le premier véhicule, nommé Accurate Position Finder, permettait aux opérateurs d’émettre des ondes sur l’objectif à suivre et d’en recevoir l’écho. Deux antennes paraboliques étaient montées sur son toit et elles tournaient sur un axe vertical. Le second véhicule, nommé Zone Position Indicator, comprenait l’appareillage nécessaire pour repérer sur une carte la position des bâtiments à surveiller. Outre ces semi-remorques, le parc de véhicules nécessaires à l’utilisation d’un radar comportait une unité diesel et un camion, qui transportait les câbles et les pièces de rechange. Comme toutes les composantes du radar étaient mobiles et facilement transportables par route, le GL Mark III C pouvait être déployé en quelques semaines, voire en quelques jours.

Malgré les nombreux problèmes qu’a pu soulever la mise au point d’un tel appareil, le Canada a réussi, à l’été 1941, à convaincre ses partenaires de commander 660 de ces radars. Cinq ont été construits, et, avant la fin de 1941, le Canada en a envoyé un en Grande-Bretagne et un aux États-Unis afin qu’ils y soient testés. Au fil des mois, le pays a fourni à l’effort de guerre un total de 665 radars GL Mark III C9.

Un bateau

Collection de la RMC

Un U-boat de type VII U quitte sa base sur la côte occidentale de la France.

Bien que ce radar ait été opérationnel et efficace, les scientifiques avaient d’autres plans. Pour le compte de l’Aviation royale canadienne, ils ont mis au point des radars à hyperfréquence de détection lointaine (Microwave Early Warning) conçus pour la détection des avions. Selon les rapports de l’époque10, ce type de radar, dont la fréquence radio était bien supérieure à celle des radars traditionnels, pouvait détecter un appareil volant à une distance de près de 200 milles (322 kilomètres) Pour la détection à grande distance des sous-marins en surface, on a conçu la version anti-sous-marine du radar à hyperfréquence.

La note de service du 18 juillet 1943 précisait que le radar anti- sous-marin de Rivière-au-Renard, opéré par le personnel de l’Aviation, pouvait couvrir toute l’étendue séparant la pointe de la Gaspésie et l’île d’Anticosti. Quoique ce type de radar ait présenté d’indéniables avantages, une question subsistait : les opérateurs pourraient-ils faire, sur l’écran, la différence entre un navire allié et un sous-marin? Malgré tout, et bien que cela ne se soit pas réalisé, les militaires songeaient à installer ce type de radar sur la rive nord du Saint-Laurent, à Pointe-des-Monts, Sept-Îles et Havre-Saint-Pierre11.

Monté sur une tour et non sur des semi-remorques, le radar anti-sous-marin à hyperfréquence de détection lointaine avait été adapté pour la détection des bâtiments navals, notamment des sous-marins en surface. Les militaires ont vite constaté que cette nouvelle arme défensive pouvait être d’une très grande utilité pour balayer la surface des eaux du golfe du Saint-Laurent. L’équipement de ce radar pouvait détecter l’ennemi à distance; qui plus est, sa longueur d’onde permettait de repérer de petits objets, notamment les tourelles ou les périscopes des sous-marins.

Les militaires canadiens avaient donc bon espoir de pouvoir utiliser la technologie des radars pour la défense côtière. À la suite de l’incursion des sous-marins allemands dans les eaux canadiennes en 1942, il était naturel que certains officiers aient décidé d’inclure les radars dans la planification des mesures de défense pour 1943.

Une carte

Musée naval de Québec

L’emplacement des stations radar le long du Saint-Laurent.

Des radars sur les côtes pittoresques de la Gaspésie

Dans une note de service datée du 18 mars 1943, le vice-maréchal de l’air N. R. Anderson, de l’Aviation royale canadienne, présentait ses conclusions et ses recommandations concernant les mesures de défense qu’il faudrait appliquer si des sous-marins allemands revenaient cette année-là. D’après l’information qui lui avait été transmise, les radars étaient susceptibles de détecter les tourelles des sous-marins dans les eaux du Saint-Laurent. Il proposait donc d’installer entre les villages de Matane et de Gaspé un minimum de dix radars, à 10 milles (16 kilomètres) d’intervalle et à une altitude minimale de 200 pieds (60 mètres). Ils devaient tous être opérés par des membres de l’armée12. Toutefois, ce projet ne semble pas avoir reposé sur une connaissance de la portée réelle des radars en question. Deux jours plus tard, le 20 mars, Anderson proposait d’ériger également des stations de radiodétection13 afin de surveiller les détroits de Belle-Isle et de Cabot ainsi que le détroit de Hunguedo, qui sépare la péninsule gaspésienne et l’île d’Anticosti. Sans le dire explicitement, il proposait l’usage de radars anti-sous-marins à hyperfréquence de détection lointaine.

Hormis ces deux notes de service, il est difficile de retracer des documents écrits au sujet de l’installation de radars dans la région gaspésienne. C’est le capitaine à la retraite R. O. Lafond, un ingénieur, qui fournit les détails les plus intéressants à ce propos dans un article publié en décembre 1995 et intitulé « Le sous-marin de Maisonnette et les radars de la Gaspésie14 ».

Localité15

Latitude

Longitude

Altitude
Mesures en pied

(Trois pieds équivalent à un peu moins de un mètre.)

Rivière-Blanche

48° 45’ 40”

67° 40’ 50”

510’

Sainte-Felicité

48° 52’ 15”

67° 23’ 00”

370’

Ruisseau à Sam

48° 00’ 00”

67° 04’ 00”

320’

Cap-Chat

49° 05’ 20”

66° 44’ 15”

310’

Saint-Joachim

49° 09’ 30”

66° 24’ 05”

360’

Ruisseau Arbour

49° 13’ 30”

65° 58’ 05”

710’

Manche d’Épée

49° 15’15”

65° 28’ 30”

810’

Grande-Vallée

49° 13’ 50”

65° 08’ 20”

250’

Chloridorme [sic]

49° 11’ 20”

64° 51’ 50”

190’

Cap Gaspé

48° 45’ 05”

64° 09’ 44”

325’

Localisation des radars GL MARK III C en Gaspésie.

Au printemps 1943, le capitaine Lafond a été affecté à la 5e compagnie de travail du Corps des ingénieurs de la région de Québec. Le quartier général de Québec lui a confié une mission ultrasecrète. Son équipe et lui devaient repérer les meilleurs emplacements pour l’installation de radars entre Matane et Gaspé. Il a donc effectué une tournée de plusieurs jours dans la région. Plus le travail de repérage avançait, plus il apprenait de détails sur sa mission. Lafond et son équipe ont visité un par un les villages gaspésiens et, à intervalles réguliers, ils ont retenu les emplacements qui correspondaient aux demandes de l’état-major de l’armée.

Durant l’été 1943, le capitaine Lafond, accompagné de son équipe de 45 sapeurs, a déblayé, nivelé et installé les radars, dont il ne mentionne jamais clairement l’emplacement. La Gaspésie a été envahie par des militaires qui aménageaient des lignes téléphoniques pour relier les stations radars et les postes des observateurs côtiers, se rendaient dans les villages pour rencontrer la population, tournaient des films documentaires, faisaient de nombreuses simulations de combat ou de capture d’espions, etc.16 Bref, les militaires étaient partout. Est-ce en raison de cette omniprésence qu’aucun Gaspésien ne semble avoir vu les installations de radars, aussi insolites soient-elles? L’hypothèse est plausible, car, même si l’on interroge aujourd’hui les gens qui vivaient dans les villages côtiers en 1943, ils jurent qu’aucun radar n’a été installé dans leur village.

Les travaux ont progressé durant l’été et l’automne, malgré une interruption d’une quinzaine de jours au début septembre17. En décembre, en dépit de la neige et de quelques tempêtes, le dernier radar a été installé à Cap-Gaspé. C’est, semble-t-il, avec soulagement que l’équipe a quitté la Gaspésie.

L’installation des dix stations a pris un peu plus de sept mois, de mai à décembre 1943. Il est donc surprenant de lire, dans un rapport daté du 20 août 1943 : « Soumis pour votre information : outre la station radar de Rivière-au-Renard gérée par l’aviation royale canadienne, il y a maintenant 10 stations G.L. gérées par l’armée dans les localités suivantes18. » Voulait-on impressionner un supérieur ou était-ce dû à l’éloignement des lieux de travail de l’équipe du capitaine Lafond? D’après ce document, la station de Rivière-au-Renard est opérationnelle et elle a fait ses preuves, car, en dépit d’un épais brouillard, les opérateurs ont localisé le passage d’un convoi de navires. Encore là, il est intriguant de lire, dans une note de service datée du 22 mai 194419, que la station de Rivière-au-Renard est partiellement construite et qu’elle devrait être en activité le 1er juillet suivant.

Un bateau

MDN, photo DHH 3-1198

Le NCSM Clayoquot, un solide démineur de la classe Bangor, escortait les convois dans le golfe du Saint-Laurent et le long de la côte atlantique.

Ce qui est étonnant, c’est que, dès le printemps 1944, on a demandé au capitaine Lafond de retourner en Gaspésie pour démonter une à une les stations radars! L’opération a été rondement menée, et seul un incident, qui aurait pu être tragique, est survenu à Cap-Chat. Le travail de démontage et de récupération des remorques des radars a débuté à l’est de la péninsule, à Cap-Gaspé. Lorsque tout le matériel était prêt à partir, on l’ajoutait au convoi, et l’équipe allait démonter l’installation suivante. À Cap-Chat, un convoi de 18 remorques stationnait en bordure de la route pour récupérer un autre radar. La station était érigée à 310 pieds (95 mètres), et l’inclinaison de la voie d’accès avoisinait les 80 %. Il va sans dire que la manœuvre de descente des remorques était délicate. Des câbles avaient été ajoutés pour plus de sécurité; cependant, malgré les précautions prises, l’un des radars a dévalé la pente, s’est renversé et a terminé sa course à peu de distance du convoi. Bien que, apparemment, l’accident n’ait pas été désastreux, les militaires ont mené une enquête auprès du capitaine et de ses hommes pour élucider l’affaire. Personne n’a été sévèrement blâmé.

Durant les 18 mois que le capitaine Lafond et ses hommes installaient et récupéraient les radars de type GL, une autre équipe s’affairait sur le chantier de construction du radar anti-sous-marin à hyperfréquence de détection lointaine, à peu de distance du village de Rivière-au-Loup. Comme les GL Mark III C, le radar anti-sous-marin de Rivière-au-Loup sera démantelé avant la fin de la guerre.

Conclusion

L’invention du radar dans les années précédant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale a permis, pour la première fois dans l’histoire des conflits, la mise au point d’une technologie pour détecter l’avancée de l’ennemi à de très grandes distances. Le radar a été l’un des facteurs déterminants dans la lutte que se livraient les belligérants. L’acquisition de cette technologie était dès lors une priorité pour une nation qui voulait demeurer en lice. Les autorités canadiennes étaient tout aussi déterminées à se servir des radars dans le cadre des opérations militaires que leurs alliés américains et européens. Elles ont même favorisé la recherche dans ce domaine de pointe par l’entremise du Conseil national de recherches du Canada. Les travaux réalisés par les scientifiques canadiens n’avaient rien à envier à ceux des alliés, et on peut affirmer que, dans ce domaine, les Canadiens ont apporté une contribution importante à l’effort de guerre.

Des radars ont été construits pour toutes les utilisations possibles et pour tous les théâtres d’opérations. Ils étaient adaptés au besoin, qu’il s’agisse de détecter des avions, des navires ou des sous-marins en surface. L’équipement était, on l’imagine, rudimentaire, mais, aux yeux des combattants, il avait un effet rassurant pour l’allié et inquiétant pour l’ennemi. Les hauts gradés et les politiciens, qui connaissaient l’existence de cette nouvelle arme, la jugeaient cruciale et souhaitaient la mettre à profit le plus souvent et le plus efficacement possible. À une époque où les avions à long rayon d’action n’existaient pas, le Canada, qui était éloigné des principaux champs de bataille, devait surtout surveiller son littoral. Des radars ont donc été installés à l’approche des principaux ports, particulièrement celui de Halifax. Ailleurs au pays, les radars ont été mis à contribution lors d’opérations secrètes, comme celle qui visait la capture d’un sous-marin allemand dans la baie des Chaleurs, à l’automne 1943.

Il était primordial que l’utilisation des radars soit tenue secrète et il n’est pas surprenant que l’installation de dix d’entre eux le long de la péninsule gaspésienne soit passée inaperçue. En revanche, il est étonnant que leur installation se soit faite dans un laps de temps relativement long et que les radars n’aient pas été utiles, voire exploités. Les travaux menés en 1943 ont été vains, car tous les radars ont été démantelés dès le début de 1944.

Un bateau

Collection de la RMC

Le traversier SS Caribou, le dernier navire civil coulé lors de la bataille du Saint-Laurent en 1942. Le 14 octobre 1942, il a été victime du U-69.136 hommes, femmes et enfants périrent avec lui.

Pourquoi avoir consacré tellement de temps et d’énergie pour un résultat si mince? Craignait-on vraiment à Ottawa que les Allemands attaquent en 1943 comme ils l’avaient fait l’année précédente? Si le seul objectif était de rassurer la population, pourquoi opter pour une technologie secrète qui ne pouvait être divulguée publiquement? On peut émettre l’hypothèse que les autorités militaires devaient démontrer aux instances gouvernementales que le Canada avait les moyens technologiques et la capacité militaire de se défendre. Après les prétendus déboires de l’année 1942, où plus de 25 navires ont été torpillés, les militaires devaient prouver aux autorités qu’ils sauraient désormais contre-attaquer. Dans les officines ministérielles et militaires, on savait que le Canada avait probablement bien réagi à la venue des sous-marins allemands et que, somme toute, il avait probablement évité bien plus de pertes que celles qu’il avait subies. En revanche, l’opinion publique, surtout celle des élus qui représentaient la population, interprétait très différemment les événements. Vus de l’extérieur et avec pour tout renseignement les quelques bribes que la censure laissait filtrer, ces événements semblaient une débâcle pour le Canada. Les militaires devaient donc se battre sur deux fronts : rassurer la population gaspésienne et convaincre les autorités gouvernementales des capacités militaires du pays. Les deux opérations ont été réalisées de front et ont atteint les objectifs visés à l’été 1943.

Toutefois, le mal était fait, et, à plus long terme, un certain défaitisme l’a emporté20. Malgré les articles de journaux et l’utilisation d’une impressionnante technologie de pointe, la majorité de ceux qui s’intéressent de nos jours à la bataille du Saint-Laurent croit encore que le Canada a été défait21.

À la lumière de l’information sur l’opération secrète du capitaine Lafond et de ses hommes en 1943, il est intéressant de constater que le journaliste Champoux a pu, l’espace de quelques lignes, laisser deviner une action militaire ultrasecrète malgré la censure. Encore aujourd’hui, une excursion le long des côtes gaspésiennes peut se révéler fort intéressante pour ceux qui veulent retracer la localisation des stations radars installées par le capitaine Lafond.

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André Kirouac est directeur du Musée naval de Québec. Depuis plus de 25 ans, il travaille au Québec et aux États-Unis dans des musées qui traitent de l’histoire navale ou maritime.

Notes

  1. Dossier no 84/264, archives de la Direction de l’histoire et du patrimoine, Défense nationale, Ottawa.
  2. Dossier no S.22-1-17, archives de la Direction de l’histoire et du patrimoine, Défense nationale, Ottawa.
  3. Second Report upon Defences in the Gulf and River St.Lawrence Areas by a Committee Formed under Direction of the Chiefs of Staff Committee, dossier no 193.009 (D19), CSC Miscellaneous Memoranda, avril-mai 1943, vol. 18, archives de la Direction de l’histoire et du patrimoine, Défense nationale, Ottawa.
  4. Le document fait surtout référence aux bataillons de réserve des Fusiliers du Saint-Laurent.
  5. Les deux autres traitent du centenaire de Grande-Vallée et d’un exercice des Fusiliers du Saint-Laurent, à Gros-Morne
  6. R. O. Lafond, « Le sous-marin de Maisonnette et les radars de la Gaspésie », Revue de la Société historique Nicolas-Denys, décembre 1995, p. 76-77.
  7. W. E. Knowles Middleton, Radar Development in Canada: The Radio Branch of the National Research Council of Canada 1939-1946, Wilfrid Laurier University Press, Waterloo, 1981, p. 8.
  8. Pour de l’information concernant les recherches canadiennes sur les radars, voir Wilfrid Eggleston, Scientists at War, Oxford University Press, Toronto, 1950; voir aussi Middleton, op. cit.
  9. Eggleston, op. cit., p. 45.
  10. Ibid., p. 60.
  11. Coastal Defence, Batteries and Radars, op. cit., section intitulée « Army Radar Stations – Gaspe Area. NOIC to C », C.C.N.A. 20-8-43, 1052-3-1 (1).
  12. Memorandum: R.D.F. Anti-Submarine Measures in the Gulf of St.Lawrence, RG24, vol. 3901, Bibliothèque et Archives Canada, Ottawa, le 18 mars 1943.
  13. Il n’utilise pas, comme il est prescrit, le mot radar.
  14. Lafond, op. cit., p. 74 à 90.
  15. L’orthographe des noms des localités provient de Coastal Defence, Batteries and Radars, op. cit., chapitre intitulé « Army Radar Stations – Gaspe Area. NOIC to C ».
  16. Coastal Defence, Batteries and Radars, op. cit.
  17. Le capitaine Lafond a dû se rendre au Nouveau-Brunswick, car l’armée canadienne avait un urgent besoin de deux radars pour une opération secrète. L’opération à laquelle il a participé est d’une trop grande ampleur pour être décrite dans le présent article. Pour en savoir plus, visitez le site Internet du Musée naval de Québec à l’adresse www.mnq-nmq.org.
  18. Coastal Defence, Batteries and Radars, op. cit. [TCO]
  19. Memorandum: R.C.A.F. Radar Anti-Submarine Measures in Gulf of St.Lawrence Area, N.S. 1037-2-6, archives de la Direction de l’histoire et du patrimoine, Défense nationale, Ottawa, le 22 mai 1944.
  20. Pour une mise en perspective sur ce sujet, la lecture des articles et des ouvrages de Roger Sarty est recommandée, notamment Le Canada et la Bataille de l’Atlantique, Art Global, Montréal, 1998, 167 p. et The Maritime Defence of Canada, Institut canadien des études stratégiques, Toronto, 1996, 223 p.
  21. Pour en savoir plus sur la bataille du Saint-Laurent, visitez le site Internet du Musée naval de Québec à l’adresse <www.mnq-nmq.org>.