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Opinions

La planification opérationnelle : peut-on la rationaliser?

par David J. Bryant

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Introduction

Pour les Forces canadiennes, la planification opérationnelle est la procédure générale que suivent les commandants et leur état-major pour élaborer des plans efficaces. Toutefois, dans le cadre d’une véritable opération sur le terrain, un plan doit se formuler dans les plus brefs délais, et il n’est pas toujours possible de consulter toute la documentation voulue. C’est un véritable dilemme, puisque deux exigences mutuellement exclusives sont alors en jeu. On doit, d’une part, ne rien négliger et agir dans les règles. D’autre part, il faut agir rapidement et avec efficacité. Le processus de planification opérationnelle offre certains principes directeurs, mais y adhérer signifie délais et recherches, deux conditions impossibles dans l’environnement actuel, urgent et complexe de la « guerre à trois volets1 ». Dans le présent article, nous tenterons de concevoir un processus qui serait plus rationnel tout en demeurant un outil de planification efficace.

Le processus de planification opérationnelle

L’énoncé du processus de planification opérationnelle fait partie de la doctrine des Forces canadiennes2 et se retrouve, en partie, dans l’appréciation de la situation et dans la procédure de combat, autres méthodes de planification qu’emploient les forces terrestres3. La figure 1 illustre les cinq principales étapes à suivre selon le processus de planification opérationnelle des Forces canadiennes. Chacune de ces étapes se subdivise en multiples sous-fonctions qui, dans l’ensemble, permettent d’ana-lyser la mission, d’élaborer et d’évaluer les solutions possibles, de choisir la meilleure option et de la structurer en un plan et une série d’ordres. Bien que la planification opération-nelle se présente, dans la doctrine, sous une forme quelque peu linéaire, son application pratique en fait un processus itératif qui se plie à la nature non linéaire des opérations4.

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Figure 1

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Le processus de planification opérationnelle est une de ces démarches analytiques et procédurales en usage dans nombre d’organismes militaires et d’entreprises5. La plupart trouvent leur origine, sous une forme ou une autre, dans les méthodes d’analyse rationnelle, conçues par les psychologues Allen Newell et Herb Simon6, 7, selon lesquelles tout problème peut se résoudre en suivant, point par point, un cheminement linéaire8. Bien que la résolution des problèmes par le mode analytique compte de nombreux adeptes, l’urgence et l’incertitude qui caractérise la conduite de la guerre rendent souvent son application impossible. Une procédure analytique suppose, par exemple, l’existence d’un système fermé et apte à être décomposé. Or, la conduite de la guerre est une activité sujette à de nombreux facteurs dont l’origine peut être entièrement arbitraire, et l’interaction entre les éléments en temps de guerre est tellement complexe qu’il est virtuellement impossible d’en éliminer l’incertitude9. C’est pourquoi, en se fiant au processus de planification opération-nelle, on peut avoir l’impression de se représenter le champ de bataille d’une façon claire et conforme à la réalité, puisque l’on a catalogué tous les facteurs en jeu. À l’opposé, sous l’effet d’une influence non linéaire, le degré d’exactitude des hypothèses de base se détériore petit à petit.

Il n’est donc pas surprenant de voir de nombreuses études10, 11, 12 montrer que le comportement des groupes militaires spécia-lisés respecte la formation que ces spécialistes ont reçue en la matière. Les processus analytiques, comme celui qui fait l’objet de notre examen, se bornent à des conditions pratiques assez rigides au point de vue de la durée, des renseignements et des ressources (surtout s’ils relèvent de la brigade et du bataillon), de sorte qu’ils ne s’appliquent, dans la réalité, qu’à certains domaines complexes. Ils tendent par ailleurs à émousser l’imagination et le sens de l’initiative des planificateurs.

Une autre façon de planifier

En raison des doutes exprimés quant à l’efficacité des processus analytiques, de nombreux chercheurs se sont penchés sur les mérites d’une autre méthode. Reconnue généralement sous l’appellation « prise de décision intuitive13 », cette méthode part d’observations faites par des experts dans des domaines spécialisés tels que le commandement et le contrôle dans la lutte contre les incendies et dans les opérations militaires, pour déterminer comment ces experts s’attaquent aux problèmes complexes, au lieu de se concentrer sur des modèles officiels14. Le prin-cipe de base de la prise de décision intuitive est que le raisonnement et la résolu-tion des problèmes dépendent de processus non officiels fondés sur la reconnaissance, comme la comparaison des formes et la narration libre. Au lieu de chercher diverses solutions et de choisir la meilleure, les experts de la résolution de problèmes élaborent un seul plan d’action et l’évaluent en fonction d’un critère de satisfaction (cette solution est-elle acceptable?), en répétant les étapes de l’évaluation, de la révision et de la réévaluation d’un plan d’action prometteur jusqu’à ce qu’il soit jugé acceptable15, 16.

Selon certaines études sur la planification militaire, non seulement les équipes d’experts sortent-elles du cadre de la planification analytique, mais elles appliquent spontanément des processus qui concordent en fait avec la prise de décision intui-tive17, 18. Dans le cadre de ses travaux, A. J. Athens19 a examiné en détail deux études de cas historiques sur la planification opérationnelle afin de déterminer dans quelle mesure la méthode utilisée se conformait à la procédure doctrinale.

Il est évident que la méthode intuitive s’applique à la planification militaire, les résultats ayant démontré que les experts s’éloignent souvent des procédures officielles. Par exemple, l’équipe de Serfaty, MacMillan, Entin et Entin20 a observé que des officiers qui participaient au déroulement d’exercices simulés de guerre anti-sous-marine faisaient appel à un processus en trois étapes, qui consistait à établir une corres-pondance entre la situation et un ensemble de combinaisons gardées en mémoire, à assembler des renseignements pour élaborer le cas évoqué, puis à lui associer un plan d’action adéquat. D’autres études21, 22, 23 ont démontré que les décisionnaires s’efforcent de tracer un portrait juste de la situation pour arriver à une décision dans le cadre de leur commandement. Et ces conclusions ne se limitent pas au commandement et aux transmissions dans la marine. Les conclusions de Leedom, Adelman et Murphy24 ainsi que celles de Serfaty et ses collabo-rateurs25 confirment que les commandants des forces terrestres engagés dans des missions simulées recourent à la prise de décision fondée sur la reconnaissance.

L’observation de l’état-major d’une brigade

Une étude que nous avons entreprise dernièrement a permis de définir les rôles que remplissent respectivement les processus analytiques et les processus intuitifs dans la planification opérationnelle26. À l’occasion de l’exercice Virtual Ram, qui s’est déroulé du 21 au 25 janvier 2005 à la Base des Forces cana-diennes d’Edmonton, nous avons observé l’état-major de planification du 1er Groupe-brigade mécanisé du Canada. Notre but était d’établir certaines généralités au sujet de l’application sur le terrain du processus de planification opérationnelle.

La mission militaire se déroulait dans un environnement opérationnel mettant en jeu des menaces multiples et faisant intervenir des organismes civils dont la grande majorité affichait une position neutre. Aux fins de l’exercice, les unités de flanc, les états-majors supérieurs et les divers organismes civils étaient simulés par des acteurs situés au « HICON », quartier général en charge de l’exercice; dans le cas présent, il s’agissait du Secteur de l’Ouest de la Force terrestre. Le groupe-cible principal était le 1er Groupe-brigade déployé selon une configuration de campagne. Le groupe-cible secondaire se composait d’unités subordonnées (bataillons et régiments) réparties dans des locaux transformés en postes de commandement. L’exercice consistait à mener une simulation encadrée selon une grille de contrôle reconnue par le Secteur de l’Ouest.

Pendant toute la durée de Virtual Ram, nous avons suivi le commandant, le chef d’état-major, les membres du G3 Plans et du G2 Plans, qui jouaient tous un rôle clé dans la planification. Nous avons observé les activités de ces participants et leurs échanges avec d’autres membres de l’état-major. Afin de mieux comprendre leur façon de planifier une mission, nous les avons enregistrés : leurs actions, leurs raisonnements, leurs prises de décision, la chronologie des événements et leurs interlocuteurs. Nous avons ensuite bâti, à partir de ces données, un graphique détaillé du processus de planification tel qu’il s’est déroulé pendant l’exercice. Pour en assurer l’exactitude, nous avons, après coup, vérifié le résultat auprès des membres que nous avions observés (soit ceux du G3 Plans). Nous avons ensuite comparé les actions réelles aux données officielles contenues dans le processus de planification opérationnelle, tel qu’il est prescrit dans la doctrine de l’Armée de terre.

L’état-major de planification a adhéré au processus de planification opérationnelle pendant toute la durée de l’exercice mais à sa façon, en fonction des conditions précises du scénario. Il a répété le cycle quatre fois, du début à la fin de l’exercice, selon les nouveaux renseignements qui lui parvenaient du commandement supérieur et selon les événements qui ponctuaient l’exercice. Bien que le processus soit raisonna-ble-ment linéaire, chaque cycle ne fait pas forcément appel à toutes les étapes prescrites. L’état-major a sauté certaines étapes et en a abrégé d’autres, qu’il jugeait inutiles ou de moindre importance, selon l’urgence de la situation et les lacunes du renseignement. Il est intéressant de noter que, même au début de l’exercice, l’état-major n’a pas respecté l’ordre dans lequel les fonctions apparaissent dans le processus de planification opération-nelle. Certaines fonctions et sous-fonctions ont été abrégées ou absorbées par d’autres fonctions de niveau supérieur. En outre, l’équipe de planification est parfois revenue en arrière dans le processus, généralement après avoir reçu de nouvelles données.

Nous avons pu constater que les planificateurs sautaient et abrégeaient des étapes dans chacun des quatre cycles, particulièrement celles d’importance secondaire qui s’intègrent aux fonctions principales. En outre, tout au long du processus, les responsables sont souvent revenus sur leurs pas, pour reprendre certaines fonctions qu’ils avaient négligé d’accomplir, généralement en début de processus. Que certaines fonctions inférieures aient ainsi été abrégées, répétées et apparemment regroupées semble suggérer qu’elles forment un tout séquentiel plutôt qu’une succession d’étapes autonomes. Par exemple, il y a eu enchaînement fréquent de la validation d’un plan d’action à l’analyse d’état-major, ce qui semble indiquer que les deux étapes ont lieu non pas indépendamment mais simultanément. De même, l’examen de la situation et l’étude des renseignements de niveau supérieur se sont, de temps à autre, déroulés simulta-nément. Au cours des quatre cycles, nous avons observé les planificateurs faire le relais, jusqu’à cinq fois consécutives, entre différentes étapes telles que l’analyse des facteurs et la déduction, autre preuve que les étapes du processus de planification opérationnelle ne sont pas strictement autonomes.

En général, l’état-major de planification du Groupe-brigade mécanisé du Canada a suivi une technique décisionnelle analytique graduelle pour les fonctions supérieures du processus de planification opérationnelle, tandis que, pour des fonctions individuelles particulières, il a eu recours à un processus plutôt intuitif. Il semblerait que divers membres de l’état-major se sont fiés à leur intuition ou, à tout le moins, à leur propre estimation de la situation, en fonction d’une variété de sources.

Dans l’ensemble, il s’avère que la brigade applique le processus de planification opérationnelle suivant une combinaison de démarches décisionnelles analytiques et intuitives. Il y a lieu de se demander si un processus hybride conviendrait mieux aux conditions militaires de notre époque, alors que tous les éléments d’une « guerre à trois volets » peuvent intervenir simultanément au cours d’une seule mission. En outre, les Forces canadiennes tendent à déployer des unités fonctionnelles moins importantes, telles que la force opérationnelle, capables d’agir sur le terrain avec une plus grande autonomie. Tel qu’il est actuellement formulé, le processus de planification opération-nelle offre certainement un moyen d’arriver à une solution raisonnable, mais il laisse à désirer dans un environnement disparate où il n’est pas toujours clair quels facteurs pourraient varier dans le scénario de planification.

Comment rehausser l’efficacité de la planification opérationnelle?

D’après les conclusions de notre étude, il semblerait que les planificateurs appliquent tout naturellement une technique décisionnelle intuitive. Ils devraient donc pouvoir compter sur un processus qui s’harmonise à leur instinct intellectuel. Cela suppose notamment que le processus accorde une part plus importante à l’expérience individuelle. Le processus de planifi-cation opérationnelle reconnaît déjà que l’expérience est essentielle pour assurer l’efficacité d’une opération27, mais c’est aussi sur l’expérience que repose la méthode intuitive, surtout à l’étape de la reconnaissance d’une situation et du diagnostic des problèmes qui risquent de surgir28. Les conséquences sur l’instruction sont évidentes; l’instruction doit, d’une part, permettre aux commandants militaires d’acquérir une expérience pratique et, d’autre part, leur apprendre comment tirer le meilleur parti possible de cette expérience29.

La planification gagnera aussi en efficacité si l’on accorde un rôle plus important au sens critique. Déceler les problèmes qui résident dans le plan est une fonction importante de la simu-lation mentale30. Les planificateurs doivent explorer toutes les issues possibles afin de déterminer en quoi le plan risque d’échouer, quelles en seraient les conséquences et quelles amélio--rations ils pourraient apporter. Il s’agit là de la raison d’être fondamentale de la planification d’urgence, qui permet d’évaluer les ramifications (que se passerait-il alors?) et de décider de la suite des choses (que faire dans ce cas?)31. Plusieurs procédures de planification militaire ont déjà été conçues pour assurer une éva-luation critique adéquate32, 33. Ces démarches permettent de reconnaître les conjectures et les incertitudes et d’évaluer le rendement du plan.

Il est également important que les planificateurs aient une perspective commune du plan et de l’espace de bataille et notamment qu’ils interprètent de la même façon l’intention du commandant. Le processus de planification opérationnelle énonce dans tous les détails quels renseignements sont nécessaires pour bien planifier. Une bonne partie de ces données doivent être partagées entre nombre de participants, tant à l’intérieur de l’état-major de planification que parmi les unités réparties de la force amie. Malheureusement, même si le partage des renseignements et la synchronisation des forces qui en dépendent sont des principes militaires fondamentaux, ils sont difficilement réali-a-bles dans un espace de bataille complexe et imprévisible34. C’est pourquoi il est indispensable d’avoir des mécanismes de coordination au sein de l’organe de planification pour déboucher sur une entente commune.

Quelques mesures pratiques

Quelles modifications pourrait-on apporter au processus de planification opérationnelle pour l’harmoniser à la prise de décision intuitive?

Réduire le nombre d’étapes. D’après les théories sur lesquelles repose la prise de décision intuitive, les décisionnaires che-vronnés sont au meilleur de leur forme quand ils peuvent éviter toute analyse approfondie et faire plutôt appel à des stratégies de reconnaissance pour évaluer la situation et en tirer un plan d’action35. Il ressort donc de ces théories que la résolution des problèmes et la planification devraient suivre une formule pro-cédurale moins officielle et moins détaillée. Les modèles fondés sur la reconnaissance évoquent un processus de planification où les premières étapes d’analyse de mission et d’élaboration du plan d’action, telles qu’elles se présentent dans le processus de planification opérationnelle actuel, peuvent être simplifiées en éliminant certains échelons à chaque étape. En limitant le fractionnement de l’opération lors de l’étude de facteurs parti-cu-liers et en éliminant l’examen approfondi de chacun de ces facteurs à l’étape de l’évaluation des plans d’action envisa-geables, on allège énormément le processus de planification.

Poursuivre un seul plan d’action. D’après les théories intuitives, il semblerait aussi que les experts ne doivent poursuivre qu’un seul plan d’action, au lieu de trouver des solutions multiples et de les comparer. Il y a plusieurs raisons de penser que cette mesure s’avérerait efficace. Comme l’a fait remarquer S. Whitehurst36, une analyse à attributs multiples doit reposer sur un grand nombre de faits précis pour produire des résultats valables. Dans des domaines où il existe un degré d’incertitude élevé, dû parti-cu-lièrement à l’ambiguïté des données, il n’est simplement plus possible de compter sur des résultats fiables en établissant une comparaison factorielle de toutes les possibilités.

À partir d’une prise de décision fondée sur la reconnaissance, il est raisonnable d’aboutir à un seul plan d’action et d’évaluer son efficacité en fonction de critères satisfaisants, plutôt que de chercher à atteindre un rendement optimal. Dans l’ensemble, les experts observés ont pu tirer des solutions extrê-mement satisfaisantes de leurs premières tentatives de résolution de problèmes, ce qui semble indiquer qu’une méthode axée sur un seul plan d’action pourrait très bien aboutir rapidement à une solution adéquate37, 38. Sur le plan cognitif, il est moins exigeant de simuler mentalement le résultat attendu d’un seul plan d’action et d’en juger la validité que de tourner dans son esprit plusieurs simulations à la fois.

Comparer plusieurs plans d’action possibles est donc inef-fi-cace, car le planificateur doit y consacrer des ressources cognitives excessives et n’est donc pas en mesure de se concen-trer sur le sens de la mission et sur l’adversaire39. La comparaison de plans d’action multiples est également improductive parce que les étapes d’élaboration et d’évaluation y sont séparées. Quand on conçoit trois plans d’action en vue de les comparer, cela signifie que deux d’entre eux ne joueront finalement aucun rôle dans le déroulement de l’opération. Par ailleurs, les plans rejetés n’enrichissent généralement que très peu le plan qui sera retenu. Lorsque l’élaboration et l’évaluation d’un seul plan d’action sont menées presque en simultané, comme c’est le cas dans un processus itératif englobant conception, éva-luation et révision, les idées, au lieu d’être réparties entre plu-sieurs plans d’action, sont regroupées en un seul plan, celui qui sera par la suite mis en œuvre40. Poursuivre un seul plan d’action permet aussi au commandant de mieux diriger le processus d’élaboration et d’apporter son expertise dès la conception41.

Effectuer dès le départ un examen critique des hypothèses. Un des objets de la simulation mentale est d’aider les planificateurs à reconnaître les hypothèses intrinsèques de leur plan42. Cela est nécessaire pour anticiper précisément l’issue du plan et l’évaluer. C’est pourquoi plusieurs auteurs prônent l’adoption d’une étape explicite à la planification qui permettrait d’isoler les hypo-thèses contenues dans chaque plan d’action. Là encore, S. Whitehurst43 recommande que les planificateurs notent leurs hypothèses à mesure qu’elles se présentent pendant l’élaboration d’un plan d’action, pour ensuite en déterminer la validité durant l’évaluation. De même, selon les chercheurs Fallesen et Pounds44, les responsables militaires devraient apprendre à vérifier la pertinence des données dans le cours normal de la planification, activité exigeant la formulation de questions comme « que se passerait-il alors? », qui aident à anticiper les risques associés à un plan d’action ou les situations qui pourraient en altérer le bon déroulement. La vérification de la pertinence des données stimule le sens critique des participants et les aide à approfondir leur conception de la mission et du plan d’action.

L’analyse des hypothèses est utile sur deux plans. Premièrement, en exprimant clairement les a priori du plan, un planificateur en vient à mieux comprendre le sens de la mission et le plan lui-même, d’où une meilleure analyse et une meilleure communication. Deuxièmement, ayant admis clairement ses hypothèses, le planificateur est en mesure d’en évaluer la validité et la constance. Évaluer un plan d’action signifie, dans une large mesure, en déceler les carences, les irrégularités et les contradictions qui émanent des hypothèses et des actions en vue d’y remédier. Par ailleurs, une hypothèse donne une indication importante des renseignements qui seront essentiels à la conduite d’une opération donnée.

Intégrer la planification et l’exécution. Bien que les planifica-teurs militaires tendent parfois à séparer la planification de l’exécution du plan45, il est important d’envisager les deux dans le cadre d’une même démarche46. Les activités énoncées dans le processus de planification opérationnelle ne sont que les premières étapes d’un processus continu d’évaluation et de révision du plan. Pourtant, rien dans ce processus ne conduit les planifi-cateurs à concevoir explicitement un cadre de travail dans lequel le plan serait soumis à une évaluation continue pendant l’opération, soit l’évaluation du plan lui-même47. Ainsi, bien qu’il soit recommandé de mener une analyse approfondie pour déterminer la validité du plan, l’analyse de l’issue du plan choisi est laissée au hasard. C’est pourquoi il conviendrait d’inclure, dans les activités de planification, une étape qui servirait à formuler les résultats attendus et les moyens de les évaluer. Cette évaluation permettrait d’établir dans quelle mesure les résultats attendus ont été atteints, puis de déterminer si le plan s’est déroulé comme il avait été prévu. Un processus d’évaluation doit être intégré au plan d’action et il doit expressément faire état des consé-quences observables des opérations. L’adoption de critères permettant de juger la bonne réalisation des objectifs aiderait aussi les planificateurs à prévenir les échecs ou les problèmes avant qu’ils ne s’aggravent48.

Faciliter l’adoption d’une perspective commune. La reconnais-sance des intentions partagées du commandant est essentielle pour parvenir à une entente commune et pour assurer la synchro-nisation des opérations49. Cependant, on ne s’entend toujours pas sur la meilleure façon de formuler les intentions du commandant et de les disséminer50. En général, l’intention partagée va au-delà de l’expression pure et simple des déclarations d’intention offi-cielles du commandant51. Bien que l’intention explicite soit exprimée par un mode de communication explicite (généralement par des directives transmises verbalement ou par écrit), le partage des intentions implicites dépend d’une activité préparatoire à long terme qui doit avoir l’appui de toute l’organisation militaire. Pour assurer une même compré-hension des intentions implicites, les organisations doivent renforcer l’esprit d’équipe et les inter-actions personnelles dans le cadre des activités officielles, telles que l’éducation et l’instruc-tion relatives à la doctrine et aux procédures52. C’est au cours de telles activités que se transmettent implicitement la connaissance, les attentes et les valeurs qu’une personne intériorisera.

Conclusion

Bien qu’une recherche empirique permettrait de valider les concepts que nous avons évoqués dans le présent article, la synthèse des méthodes de planification intuitives et analytiques semble contenir quelques promesses. Le processus de planification opérationnelle fournit un cadre de travail logique et bien documenté pour la conduite de la planification opérationnelle. Toutefois, les unités que l’on déploie aujourd’hui sont plus réduites et plus souples, et nous nous devons d’examiner de nouveaux concepts de planification. L’intégration des démarches intuitives dans le processus de planification opérationnelle pourrait rehausser l’efficacité et le rendement des activités de planification dans les environnements opérationnels caractérisés par l’urgence et l’incertitude.

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David J. Bryant, Ph. D., mène des travaux scientifiques à Recherche et Développement pour la défense Canada, à Toronto, dans les domaines de la planification opérationnelle, des modèles de déduction associés à l’évaluation des situations et de la compilation de la situation tactique. Il tient à remercier Tab Lamoureux, Lora Bruyn, Lisa Rehak et Robert Vokac, de HumanSystems Inc., pour leur contribution au présent article.

Notes

  1. Gouvernement des États-Unis, département de la Défense, Sustaining the Transformation (MCRP 6-11D), Washington, United States Marine Corps, 1999, [en ligne]. <http://www.doctrine.usmc.mil/signpubs/ r611d.pdf>
  2. Gouvernement du Canada, ministère de la Défense nationale, Manuel de doctrine interarmées (B-GL-005-200/FP-000), Chapitre 5 : Processus de planification opérationnelle des FC, Ottawa, 2002.
  3. L. Bruyn, T. Lamoureux et B. Vokac, Function Flow Analysis of the Land Force Operations Planning Process, rapport commandé (CR-2004-065), Toronto, Recherche et Développement pour la défense Canada, 2004.
  4. Gouvernement du Canada, ministère de la Défense nationale, Land Force. Volume 3: Command (B-GL-300-003/FP-000), Ottawa, 1996.
  5. J. J. Fallesen, « Decision Matrices and Time in Tactical Course of Action Analysis », Military Psychology, vol. 7, no 1, 1994, p. 39-51.
  6. Allan Newell et Herb A. Simon, Human Problem Solving, Oxford, Prentice-Hall, 1972.
  7. Herb A. Simon, « Invariants of Human Behaviour », Annual Review of Psychology, vol. 41, 1990, p. 1-19.
  8. J. Marr, The Military Decision Making Process: Making Better Decisions Versus Making Decisions Better, Fort Leavenworth, Army Command and General Staff College, 2000.
  9. S. Whitehurst, Reducing the Fog of War: Linking Tactical War Gaming to Critical Thinking, Fort Leavenworth, Army Command and General Staff College, 2002.
  10. G. A. Klein, Making Decisions in Natural Environments: Final Report, August 1994-December 1996 (ARI-SR-31), Yellow Springs, Klein Associates Inc., 1997.
  11. H. A. Kievennar, Accelerated Decision Making at the Task Force Level, Fort Leavenworth, Army Command and General Staff College, 1997, p. 98.
  12. K. G. Ross, G. A. Klein et coll., « The Recognition-Primed Decision Model », Military Review, juillet-août 2004, p. 6-10.
  13. D. J. Bryant, R. D. G. Webb et C. McCann, « Synthétiser deux modes d’approche de la prise de décision pour le commandement et le contrôle », Revue militaire canadienne, vol. 4, no 1, printemps 2003, p. 29-34.
  14. Klein (1997), op. cit.
  15. G. A. Klein, « A Recognition-Primed Decision (RPD) Model of Rapid Decision Making », dans G. A. Klein, J. Orasanu, R. Calderwood et C. E. Zsambok (dir.), Decision Making in Action: Models and Methods, Norwood, Ablex Publishing, 1993, p. 138-147.
  16. D. K. Leedom, L. Adelman et J. Murphy, Critical Indicators in Naturalistic Decision Making, présen-tation lors de la quatrième conférence sur la prise de décision intuitive, Warrenton, du 29 au 31 mai 1998.
  17. Fallesen, op. cit.
  18. G. A. Klein, S. Wolf, L. Militello et C. E. Zsambok, « Characteristics of Skilled Option Generation in Chess », dans Organizational Behavior and Human Decision Processes, vol. 62, no 1, 1995, p. 63-69.
  19. A. J. Athens, Unravelling the Mystery of Battlefield Coup d’Œil, Fort Leavenworth, Army Command and General Staff College, 1992, p. 55.
  20. D. Serfaty, J. MacMillan, E. E. Entin et E. B. Entin, « The Decision-Making Expertise of Battle Commanders », dans G. A. Klein et C. E. Zsambok (dir.), Naturalistic Decision Making, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates, 1997, p. 233-246.
  21. Klein, Wolf, Militello et Zsambok, op. cit.
  22. J. A. Cannon-Bowers et H. H. Bell, « Training Decision Makers for Complex Environments: Implications of the Naturalistic Decision Making Perspective », dans Klein et Zsambok (1997), op. cit., p. 99-110.
  23. G. L. Kaempf, G. A. Klein, M. L. Thordsen et S. Wolf, « Decision Making in Complex Naval Command-and-Control Environments », Human Factors, vol. 38, 1996, p. 220-231.
  24. Leedom, Adelman et Murphy, op. cit.
  25. Serfaty, MacMillan, Entin et Entin, op. cit.
  26. L. Bruyn, L. Rehak, B. Vokac et T. Lamoureux, Function Flow Analysis and Comparison of Doctrinal and Applied Operations Planning Process, rapport d’entreprise (CR-2005-144), Toronto, Recherche et Développement pour la défense Canada, 2005.
  27. Gouvernement du Canada, ministère de la Défense nationale (2002), op. cit.
  28. G. A. Klein et C. E. Zsambok, Models of Skilled Decision Making, présentation lors de la 35e assemblée annuelle de la Human Factors and Ergonomics Society, San Francisco, 1994.
  29. K. Neville, J. Fowlkes et T. Strini, Facilitating the Acquisition of Mission Planning and Dynamic Replanning Expertise: Final Report, February-August 2002 (AFRL-HE-AZ-TR-2003-0016), Orlando, Chi Systems Inc., 2003.
  30. G. A. Klein et B. Crandall, Recognition- Primed Decision Strategies: Final Report, November 1988-November 1991 (ARI-RN-96-36), Cambridge, Massachusetts Institute of Technology, 1996.
  31. Whitehurst, op. cit.
  32. M. S. Cohen, J. T. Freeman et B. Thompson, « Critical Thinking Skills in Tactical Decision Making: A Model and a Training Strategy », dans J. A. Cannon-Bowers et E. Salas (dir.), Making Decisions Under Stress: Implications for Individual and Team Training, Washington, American Psychological Association, 1998, p. 155-189.
  33. R. Pliske, M. McCloskey et G. A. Klein, Facilitating Learning from Experience: An Innovative Approach to Decision Skills Training, présentation lors de la quatrième conférence sur la prise de décision intuitive, Warrenton, du 29 au 31 mai 1998.
  34. J. C. DeJarnette, Keeping Your Dog in the Fight: An Evaluation of Synchronization and Decision-Making, Fort Leavenworth, School of Advanced Military Studies, Army Command and General Staff College, 2001, p. 47.
  35. G. A. Klein et R. Calderwood, Investigations of Naturalistic Decision Making and the Recognition-Primed Decision Model: Final Report, July 1985-July 1988 (ARI-RN-96-43), Yellow Springs, Klein Associates Inc., 1996.
  36. Whitehurst, op. cit.
  37. Klein, Wolf, Militello et Zsambok, op. cit.
  38. R. Lipshitz et O. B. Shaul, « Schemata and Mental Models in Recognition-Primed Decision Making », dans Klein et Zsambok (1997), op. cit., p. 293-303.
  39. Whitehurst, op. cit.
  40. Whitehurst, op. cit.
  41. Kievennar, op. cit.
  42. Klein et Calderwood, op. cit.
  43. Whitehurst, op. cit.
  44. J. J. Fallesen et J. Pounds, Identifying and Testing a Naturalistic Approach for Cognitive Skill Training, présentation lors de la quatrième conférence sur la prise de décision intuitive, Warrenton, du 29 au 31 mai 1998.
  45. Bryant, Webb et McCann, op. cit.
  46. D. J. Bryant, Critique, Explore, Compare, and Adapt (CECA): A New Model for Command Decision-Making, rapport technique (TR 2003-105), Toronto, Recherche et Développement pour la défense Canada, 2003.
  47. R. Russell, In Support of Decision Making, Fort Leavenworth, School of Advanced Military Studies, Army Command and General Staff College, 2003.
  48. Ibid.
  49. DeJarnette, op. cit.
  50. D. J. Bryant, R. D. G. Webb, M. L. Matthews et P. Hausdorf (2001), Common Intent: A Review of Literature, rapport de l’Institut de médecine environnementale pour la défense (CR-2001-041), Guelph, HumanSystems Inc., 2001.
  51. R. Pigeau et C. McCann, « Redefining Command and Control », dans R. Pigeau et C. McCann (dir.), The Human in Command: Exploring the Modern Military Experience, New York, Kluwer Academic, 2000, p. 163-184.
  52. Bryant, Webb, Matthews et Hausdorf, op. cit.