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Critiques de livres

Clausewitz’s Puzzle: The Political Theory Of War

par Andreas Herberg-Rothe

Oxford, Oxford University Press, 2007
208 pages, 72 $ US (livre relié)
ISBN-13 : 978-0-19-920269-0

Compte rendu de Bill Bentley

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Couverture de livreCes dernières années, deux chercheurs éminents, le premier un historien et le second un politologue, ont remis en question, dans le contexte des conflits contemporains, l’œuvre de Carl von Clausewitz et tout particulièrement sa théorie de la guerre telle qu’elle est énoncée dans son ouvrage le plus connu, De la guerre (1831). Ces critiques suscitent la polémique, car elles surviennent à un moment où l’étude de Clausewitz connaît un regain d’intérêt, regain amorcé par la publication, en 1976, de la traduction anglaise du célèbre ouvrage par Michael Howard et Peter Paret. L’intérêt s’est aussi accru au lendemain de la défaite des États-Unis au Vietnam, alors que des Américains cherchaient chez Clausewitz quelque explication à leur échec. Aujourd’hui encore, bien des universitaires et des praticiens de l’art de la guerre estiment que la théorie de Clausewitz peut s’avérer particulièrement utile face aux conflits complexes, non linéaires et hautement politisés de ce début du XXIe siècle.

L’historien John Keegan, par contre, est d’avis que non seulement Clausewitz n’a-t-il aucune pertinence, mais que sa théorie est en réalité dangereuse, car elle déforme du tout au tout la nature et les causes de la guerre. Selon Keegan, la guerre n’est pas « le simple prolongement de la politique par d’autres moyens », comme l’affirme Clausewitz, mais bien un phénomène culturel antérieur au système étatique moderne. John Keegan est d’avis que les politiques doivent rester, mais que la guerre doit être abolie. Cela peut devenir possible, en théorie, si on appréhende la guerre à travers un prisme culturel.

Le politologue Martin Van Creveld soutient, pour sa part, que la guerre peut très bien avoir été un prolongement des politiques des États-nations, mais qu’au XXIe siècle on assiste au déclin de l’État. Par conséquent, la définition « trinitaire » que propose Clausewitz de la guerre, soit qu’il s’agit d’une alliance du peuple, des forces armées et de l’État, ne tient plus et s’avère sans aucune pertinence.

Le livre de Andreas Herberg-Rothe est en grande partie une réfutation de ces deux points de vue, d’où son sous-titre qui évoque la théorie politique de la guerre. S’appuyant sur une argumentation à la fois dense et rigoureuse, il réussit à maintenir la pertinence de Clausewitz, même en cette époque de conflits tant internes qu’interétatiques.

De toute évidence, ce livre ne s’adresse pas aux néophytes. Ceux qui n’ont pas lu Clausewitz attentivement et en y réfléchissant bien (peut-être même deux fois plutôt qu’une) auraient intérêt à faire connaissance avec sa pensée par d’autres moyens. Les débutants pourraient par exemple s’initier à Clausewitz en lisant Reading Clausewitz de Beatrice Heuser ou On Clausewitz: A Study of Military and Political Ideas de Hugh Smith, ou encore Relire De la guerre de Clausewitz de Benoit Durieux. Ceux qui s’intéressent sérieusement à Clausewitz et qui comprennent très bien sa théorie, par contre, trouveront que cet ouvrage de grande valeur est stimulant et qu’il pousse à la réflexion.

Clausewitz a servi dans l’armée prussienne (et brièvement dans l’armée russe) tout au long des guerres napoléoniennes. Il a participé à plusieurs batailles et campagnes de son époque et en a analysé autant d’autres. À son expérience militaire personnelle de 1792 à 1815 s’est ajoutée son étude approfondie de l’histoire militaire pour donner naissance à ce que le philosophe britannique W. B. Gallie qualifie, à ce jour (1991), de premier et seul ouvrage d’envergure intellectuelle exceptionnelle au sujet de la guerre.

Andreas Herberg-Rothe articule son livre autour de trois campagnes militaires qui lui servent de modèles pour pénétrer au cœur même de la pensée de Clausewitz sur la guerre. Il fait tout d’abord la distinction entre les différentes périodes de développement intellectuel de Clausewitz, puis décrit quatre contradictions fondamentales qui s’expliquent par les leçons que le Prussien a tirées de la bataille de Jena (1806), de la campagne de Russie (1812) et de la bataille de Waterloo (1815).

Ces quatre contradictions sont : la primauté de la force militaire par opposition à la primauté de la politique; la guerre existentielle par opposition à l’instrumentalisation de la guerre; le principe de destruction par opposition à la primauté de la guerre circonscrite; et la promesse de victoire décisive par opposition à la défense comme plus puissante forme de guerre.

Selon M. Herberg-Rothe, la bataille de Jena, qui a anéanti l’armée prussienne et qui a failli entraîner l’effondrement de l’État prussien, a fait prendre conscience à Clausewitz que sa théorie de la guerre devait tenir compte du premier élément de chacune de ces contradictions; la campagne de Russie et la bataille de Waterloo l’ont par la suite convaincu que le deuxième élément méritait le même traitement. Le problème auquel Clausewitz se trouvait confronté était de résoudre ou de concilier toutes ces questions dans le cadre d’une théorie unitaire de la guerre. Il y est parvenu en se servant de la pensée dialectique et en maintenant la tension dynamique au sein de toutes les paires contradictoires grâce à la suprématie de la raison dans l’abstrait, grâce à la politique dans le monde réel. Il en découle une théorie selon laquelle il existe deux sortes de guerre – illimitée et limitée –, chacune animée des attributs de la guerre dans l’abstrait, la « guerre absolue ».

L’auteur de Clausewitz’s Puzzle réussit très bien à situer le théoricien militaire prussien dans le contexte intellectuel de son époque. Il soutient que les principales influences qui ont agi sur Clausewitz sont les courants rationnels du siècle des Lumières, de l’idéalisme et du romantisme ainsi que les découvertes des sciences naturelles. On peut même dire, comme le souligne M. Herberg-Rothe, que Clausewitz flotte dans le flux créé par ces quatre courants de pensée, chacun le stimulant mais aucun ne pouvant être retracé comme étant la seule source de sa propre position.

C’est ici que je diffère d’opinion, cependant, car il me semble plus probable que Clausewitz a été profondément influencé par la façon dont les romantiques, et plus particulièrement les romantiques allemands, ont interprété l’héritage du siècle des Lumières, l’idéalisme de Kant, Schelling et Fichte de même que la nature de la science. Selon Dietrich von Engelhardt dans Romanticism in Germany, le romantisme allemand est universel, encyclopédique dans un sens précis; il combine le tout et l’individu, l’empirisme et la métaphysique, l’histoire et le présent. Clausewitz connaissait bien plusieurs figures dominantes du romantisme allemand, notamment Auguste Schlegel et Georg Hegel. Mais le romantisme inhérent à son œuvre n’est pas né de ses contacts personnels; il est plutôt foncièrement textuel, profondément philosophique.

Au cœur de la philosophie romantique se trouvent trois éléments : une conception organique plutôt que mécaniste de la réalité et de la nature, appelée naturphilosophie; le thème épistémologique de l’insoluble tension entre le sujet et l’objet, la pensée et le monde, l’homme et la nature; et l’ontologie idéaliste des romantiques qui conçoit la réalité comme étant l’identité de l’absolu et du particulier.

Le premier élément apparaît explicitement tout au long de l’ouvrage De la guerre. Se démarquant des théoriciens militaires de son époque, Clausewitz voit la guerre comme une activité organique plutôt qu’inorganique et mécanique. Le second élément est le fondement même de sa méthode d’analyse philosophique, la dialectique. Et le troisième constitue l’explication la plus probable de la distinction que fait Clausewitz entre la « guerre absolue » et la « guerre réelle ».

Dans la science et la philosophie romantiques allemandes (Schlegel, Hegel, Schelling, Goethe), le concept, Begriff, Urphanomen ou Urpflanze étaient tous des termes servant à désigner l’absolu idéal. Le concept est le premier authentique, et les choses sont ce qu’elles sont par l’action même du concept immanent qu’elles renferment et qui se révèle à travers elles.

Autrement dit, une chose en particulier (la guerre dans le monde réel) tient le premier rang dans l’ordre des choses car, pour affirmer l’existence d’une chose, il faut avoir des détails à propos de cette chose précise ou déterminée. De fait, si l’universel existe, il ne peut exister qu’à travers les choses particulières. Un universel (la guerre absolue) arrive en premier dans l’ordre d’explication car, pour savoir ce qu’est une chose, on doit être capable de préciser quelques-unes de ses propriétés, certaines caractéristiques qu’elle partage avec d’autres choses.

Ces thèmes romantiques et bien d’autres – l’historicisme, par exemple – se retrouvent tout au long de la théorie de Clausewitz. De toute évidence, Andreas Herberg-Rothe n’a pas examiné le puzzle de Clausewitz à travers le prisme du romantisme ou bien il a implicitement rejeté cette approche. Quoi qu’il en soit, son analyse reste perspicace et elle rend la pensée de Clausewitz aussi pertinente qu’elle ne l’a jamais été, peut-être même davantage dans le contexte de sécurité que nous connaissons aujourd’hui, avec la menace terroriste, la guerre asymétrique et ce que certains appellent la guerre de quatrième génération.

Clausewitz’s Puzzle suscitera sans doute d’autres sains débats dans les communautés militaires et de sécurité. Ce serait également un excellent manuel à proposer dans les collèges militaires et les programmes de deuxième cycle en relations internationales, en études sur la sécurité, en histoire militaire et même en philosophie.

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Le lieutenant-colonel à la retraite L. William Bentley, MSM, CD, Ph. D., est chef de la section de la Théorie du leadership à l’Institut de leadership des Forces canadiennes, qui relève de l’Académie canadienne de la Défense.