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La guerre contre le terrorisme

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HIP/Art Resource, New York

Pirates Attacking a British Navy Ship – 17th Century. 

La guerre au terrorisme : est-ce possible?

par John Scott Cowan

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NDLR : Voici le discours prononcé à la clôture de la Septième Conférence canadienne sur la dimension éthique du leadership. Cette conférence s’est tenue les 28 et 29 novembre 2006 au Collège militaire royal du Canada, sous les auspices de l’Institut de leadership des Forces canadiennes, du Programme d’éthique de la Défense, de l’Académie canadienne de la Défense et du Collège lui-même. Le thème de cette septième conférence était « Comportement éthique dans un environnement complexe et chaotique ».

Contexte

Le titre que j’ai choisi pour mon allocution, La guerre au terrorisme : est-ce possible?, ne signifie pas que j’ai aujourd’hui l’intention de parler de la guerre que le président Bush mène contre le terrorisme, sauf peut-être de façon indirecte. Et aussi j’aimerais mieux passer outre une foule de questions techniques. Je sais que, de l’avis des avocats, on ne peut en principe faire la guerre à une technique ou à une activité, mais à un adversaire humain définissable. Par conséquent, l’utilisation du terme guerre dans ce sens constitue une sorte d’hyperbole, un effet de style, alors que la bonne formulation serait plutôt « campagne visant à réduire ou à éliminer la terreur ». Aux États-Unis comme ailleurs, on utilise de telles formules pour rendre la chose plus frappante, comme la fameuse « guerre au cancer » de Nixon ou l’interminable « guerre à la drogue ».

Je n’ai pas non plus l’intention de m’attarder outre mesure sur l’absence de définition internationalement reconnue du terrorisme. Encore une fois, les avocats s’élèvent contre l’emploi du mot terrorisme pour désigner des actes commis ou sanctionnés par des États, car ils voient dans ces actes des « crimes de guerre »; pourtant, on n’hésite pas à parler d’États ou de proto-États qui commanditent, abritent ou aident des terroristes. Pour le moment, je suis prêt à m’accommoder d’une définition sommaire du terrorisme qui comprend les trois caractéristiques suivantes : 1) elle n’exclut pas que ses auteurs puissent être associés à des États; 2) les actes sont dirigés contre des non-combattants; 3) les objectifs visés sont « politiques » dans le sens le plus large du terme. Pour simplifier les choses, j’adopte la définition du terrorisme énoncée par le secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, dans son discours du 10 mars 2005 au Sommet de Madrid :

« Tout acte constitue un acte de terrorisme si son intention est de causer la mort ou de blesser gravement des civils et des non-combattants dans le but d’intimider une population ou de contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir un acte ou à s’abstenir de le faire. »

À mon avis, il existe au moins un précédent historique qui s’approche assez bien de ce que l’on appelle la « guerre au terrorisme ». Il vaut peut-être la peine qu’on se penche sur cette analogie pour en tirer des leçons applicables à l’élaboration d’une campagne antiterroriste qui ait des chances de réussir. Je pense ici à la longue guerre contre la piraterie, qui a connu du succès au début des années 1850.

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Collection de l’auteur

Le rapport entre le terrorisme et la piraterie

La piraterie et le terrorisme présentent plusieurs caractéristiques communes. La piraterie était dirigée contre des civils ou des non-combattants dans l’intention de faire du mal. Pendant longtemps, elle a été sanctionnée par certains gouvernements et utilisée comme méthode de guerre irrégulière. Ceux qui la pratiquaient étaient en outre appelés corsaires plutôt que pirates, et bien des pays leur offraient refuge. Quelques-uns de ces pays sont même devenus, à un moment ou à un autre de leur histoire, des États pirates, la piraterie étant leur principale activité. Au cours de leur carrière, bon nombre de pirates s’adonnaient à leurs occupations avec ou sans la bénédiction des autorités gouvernementales. Même dans ces derniers cas, certains pays tiraient des avantages politiques des actes de piraterie. Au début, quelques opposants à la piraterie affichaient toutefois leur ambivalence.

Les pirates employaient des méthodes très semblables à celles des terroristes modernes. Leurs armes étaient des versions rudimentaires, plus ou moins improvisées, des systèmes d’armement dont disposaient les pays et les populations qui étaient leur proie. Ils n’étaient pas des créateurs de nouvelles technologies, mais simplement des utilisateurs audacieux, excentriques et sans scrupules – selon les normes du jour – de techniques primitives facilement accessibles à l’époque. Ils achetaient leurs biens ou, plus souvent, ils les volaient à leurs adversaires et marchandaient plus cher à l’instar du fameux « gars qui troque son trombone rouge » sur Internet. Les pirates cherchaient rarement les navires les plus lourds, car ceux-ci étaient trop lents pour les tactiques qu’ils avaient mises au point, fondées sur la vitesse et la surprise. Ils étaient peu enclins à se mesurer à des forces navales ou terrestres traditionnelles, à moins qu’une telle confrontation ne soit inévitable. Les organisations et les cellules terroristes d’aujourd’hui s’arment et fonctionnent de manière semblable.

Il est cependant arrivé un moment dans l’histoire où, pour les pays développés, la conjonction de quatre facteurs a fait de la piraterie une activité inacceptable, déclenchant ainsi une ultime et intense campagne d’éradication.

  • À la fin du XVIIIe siècle, les corsaires agissant sous l’autorité d’une lettre de marque ou d’une lettre de représailles avaient perdu leur utilité comme moyen d’accroître les capacités militaires des pays développés. Bien peu de lettres de ce genre ont été délivrées après 1790; les toutes dernières datent de 1827.

  • La piraterie nuisait au commerce international, qui était devenu immensément plus important qu’auparavant pour la santé économique de toute la population des pays développés.

  • Un plus grand nombre de personnes issues de classes sociales de plus en plus diverses voyageaient maintenant par la mer; la perception du danger que représentaient les pirates était donc plus répandue, d’où les pressions pour que cette menace soit supprimée.

  • Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, ce qui importait le plus était la question des droits humains. La piraterie était étroitement liée au trafic des esclaves; plus souvent qu’autrement, les survivants d’un acte de piraterie devenaient des esclaves. En fin de compte, des lois ont été adoptées, faisant du transport d’esclaves par la mer une forme de piraterie. C’est ainsi que la montée de l’antiesclavagisme a donné naissance à un mouvement antipiraterie, s’accompagnant d’un intérêt profond et moral à abolir tout acte de piraterie.

En trois générations, la piraterie est passée d’une façon irrégulière, plus ou moins acceptée, de faire la guerre à une activité considérée comme louche et menée en marge de la société, pour finalement disparaître complètement. Enfin, cette pratique n’a pas tout à fait disparu, mais elle est devenue si marginalisée que tout acte de piraterie provoque encore un choc chez les citoyens. Dans des endroits autres que le détroit de Malacca et le long des côtes d’États en déroute, cette activité ne se pratique guère plus de nos jours. Il n’existe plus de culture de la piraterie bien établie à l’échelle internationale. Cette sorte de grande fraternité criminelle d’inadaptés et de voyous – certains ayant des objectifs politiques, mais d’autres se contentant d’être des hors-la-loi – a disparu. C’est maintenant si loin de nous que hisser le pavillon à tête de mort ne constitue qu’une plaisanterie de mauvais goût, et le costume de pirate n’est plus qu’un déguisement d’Halloween.

Il se peut que le terrorisme en soit aujourd’hui au même point où se trouvait la piraterie vers 1800. Le phénomène n’est pas nouveau. Dans sa manifestation la plus horrible, c’est une forme de génocide ou de nettoyage ethnique qui se pratique depuis des millénaires. Les actes terroristes commis par des individus et des petits groupes motivés par des idéaux politiques ne sont pas nouveaux non plus. On en dénote une flambée particulièrement importante à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le plus connu de ces actes étant l’assassinat qui a déclenché la Première Guerre mondiale. Des pays développés ont soutenu le terrorisme, et certaines actions des résistants qui bénéficiaient de l’appui des Alliés durant la Seconde Guerre mondiale sont comprises dans la définition du terrorisme énoncée par M. Annan. J’aimerais rappeler une déclaration faite par le distingué scientifique et romancier britannique Charles Percy Snow (devenu ensuite Lord Snow) lors des Conférences Godkin, qui se sont tenues à Harvard, en 1960. Dans cet exposé, qui a plus tard été publié sous le titre Science and Government, Charles Percy Snow explique que le conseil qu’a donné Frederick A. Lindeman (plus tard Lord Cherwell) à Winston Churchill et à son cabinet de guerre, et qui a conduit à la campagne de bombardements alliés, constituait en partie un ciblage exprès des quartiers résidentiels de la classe ouvrière ennemie plutôt que des cibles militaires comme telles. Et les avis contraires de Sir Henry Tizard et du physicien Patrick Blackett n’étaient pas fondés sur des considérations d’ordre moral, mais bien sur des estimations plus précises de l’efficacité de ces bombardements et sur leur inquiétude de voir l’effort de guerre détourné de certaines autres activités importantes. On pourrait aussi dire que certaines tactiques américaines au Viêtnam étaient une forme de terrorisme, tout comme la dépendance, pendant une bonne partie de la guerre froide, envers des armes atomiques et thermonucléaires capables de tuer des villes entières pourrait être considérée comme un terrorisme planifié sanctionné par l’État.

Mais tout cela a peut-être changé. La fin de la guerre froide, en 1989, marque dans une certaine mesure la fin du pacte avec le diable, en vertu duquel ces méthodes étaient acceptées par deux grandes alliances formées d’« États westphaliens » qui découpaient le monde en deux camps à la fois très développés sur le plan technologique et implacablement opposés. Ce pacte n’exigeait pas seulement l’acceptation du « terrorisme », mais, dans le but de créer un système de sécurité internationale, il adhérait aussi à une définition extrême de la nature sacro-sainte de l’État-nation voulant que rien, pas même un génocide, ne peut justifier une intervention extérieure. Depuis lors, l’importance croissante que l’on accorde aux droits humains a entraîné un durcissement progressif des attitudes à l’égard des États ou autres acteurs qui infligent intentionnellement du mal à des non-combattants.

Pendant ce temps, grâce au progrès technologique, on peut plus souvent éviter ou réduire les dommages gratuits aux non-combattants, même dans les conflits graves. Il est de bon ton de se montrer sceptique quant à l’efficacité des missiles à guidage de précision. Cependant, l’absence de perfection ne signifie pas pour autant que ces missiles ne fonctionnent pas. Les missiles à guidage de précision réduisent effectivement et très sensiblement le danger auquel les non-combattants sont exposés dans un théâtre de conflits. Il est ainsi plus facile de faire la distinction entre les dommages collatéraux qu’on n’a pas réellement voulu infliger et les dommages résultant d’actes intentionnellement dirigés contre des non-combattants ou témoignant d’un mépris inconsidéré pour la sécurité des non-combattants.

Par conséquent, il n’est peut-être pas faux de dire que 1989 constitue une année charnière au chapitre de l’approbation du terrorisme par les États, au même titre que 1790 a été marquante en ce qui a trait à la piraterie sanctionnée par les États. Quelques pays seulement, et souvent les moins puissants, soutiennent encore le terrorisme, tout comme naguère seul un petit nombre de pays sans grand pouvoir ont mandaté des corsaires jusqu’à la fin des années 1820. Si cette analogie historique tient la route et s’il est possible de mener la guerre au terrorisme, alors cette « longue guerre » devrait durer jusqu’en 2050.

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Photo de la NASA

La ville de New York, le 11 septembre 2001, vue de l’espace. 

Comment on a vaincu la piraterie

Comment cette « longue guerre » de 60 ans contre la piraterie a-t-elle été gagnée? Et quelles leçons peuvent s’appliquer à la conduite d’une « guerre au terrorisme » qui ait au moins quelques chances de succès?

Il y a eu des tentatives isolées de mettre la piraterie en échec bien avant cette période de 60 ans que j’ai caractérisée de « guerre à la piraterie ». Ces premiers efforts n’ont pas eu d’effets durables pour plusieurs raisons, même s’ils comportaient des éléments qui allaient s’avérer efficaces plus tard, lorsqu’ils seraient employés de manière concertée au début du XIXe siècle.

La première campagne d’envergure contre les pirates de Barbarie a lieu en 1390, lorsque les Génois s’assurent le concours de l’Angleterre et de la France. Le commandant anglais, Henri de Lancastre, deviendra le roi Henri IV. Le siège de deux mois, pas tout à fait efficace, se conclut par une paix négociée qui aura un effet limité. La situation s’aggrave après 1492, lorsque les Maures sont chassés d’Espagne et se retrouvent sans terre; nombre de ces réfugiés deviennent alors pirates. Il se produit également une internationalisation de la piraterie en Afrique du Nord, et de nombreux renégats européens y jouent un rôle important. Les deux Barberousse sont des frères d’origine grecque. On verra chez les pirates plusieurs Sardes, Corses et Calabrais, sans compter quelques Vénitiens, Hongrois et Albanais, de même que des Anglais et des Danois. Jusqu’en 1570, les frères Barberousse et leurs successeurs règnent en souverains locaux sur Alger et sa région, sous l’autorité du sultan ottoman de Constantinople. Entre 1533 et 1544, le cadet des Barberousse, Khayr al-Din, alors amiral de la flotte turque du sultan Soliman Ier, dit le Magnifique, défait à deux reprises l’amiral et homme d’État génois Andrea Doria.

Au XVIe siècle surviennent quelques petits développements qui laissent présager les futurs changements de politiques. Les rois Henri VIII d’Angleterre et Louis XII de France signent un traité antipiraterie. Selon ce traité, les deux rois interdisent la pratique de la piraterie par leurs propres sujets et s’assurent que leurs côtes en sont débarrassées. En 1536, Henri VIII adopte la première loi contre la piraterie, créant le poste de vice-amiral côtier.

Dans la région de la Méditerranée, la situation évolue peu au cours du XVIIe siècle. En 1634, dans la seule ville d’Alger, on estime à 25 000 le nombre d’esclaves chrétiens, la plupart ayant été enlevés par des pirates, et 8 000 autres victimes se seraient converties à l’islam après leur capture. Si l’on exclut le grand raid ordonné par Cromwell et mené par Robert Blake, les expéditions contre les pirates d’Afrique du Nord manquent de détermination. Voir les pirates d’Alger, de Tunis et de Tripoli s’attaquer sans relâche à la marine marchande d’États rivaux fait l’affaire de bien des États.

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HIP/Art Resource, New York

Un pirate réel : Sir Henry Morgan (1635-1688), boucanier gallois, corsaire et gouverneur de la Jamaïque. 

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Collection de la Revue militaire canadienne

Un pirate fictif : le capitaine Jack Sparrow, vers 2007. 

Même si le XVIIe siècle marque le début de l’âge d’or des boucaniers du Nouveau Monde, les événements survenus vers la fin sont un présage de l’avenir. On décide par exemple d’accueillir dans ses rangs, pour s’en assurer la coopération, les chefs pirates les plus sains d’esprit. C’est le cas du célèbre pirate gallois Henry Morgan. En 1671, ses exploits monstrueux, tolérés par le gouverneur de la Jamaïque Thomas Modyford, provoquent la colère de l’Angleterre, qui réagit en envoyant un nouveau gouverneur pour arrêter Morgan et Modyford. Au retour des deux hommes en Angleterre, Modyford est emprisonné à la Tour de Londres. Morgan accepte alors de retourner sa veste; il est fait chevalier et, en 1675, il est renvoyé en Jamaïque à titre de lieutenant-gouverneur, avec pour instruction de réprimer la piraterie. À partir de ce moment-là et jusqu’à sa mort, en 1688, y compris pendant les deux ans où il sera gouverneur par intérim, Morgan connaîtra quelque succès dans ce rôle, ce qui aura pour effet de réduire considérablement les actes de piraterie dans la région. Le deuxième changement important survenu au cours de ce siècle est l’adoption d’une autre loi contre la piraterie. Cette loi vise à instituer des tribunaux maritimes en Amérique du Nord et dans les Antilles, ce qui élimine les longs délais entre l’arrestation des pirates et leur procès. Jusque-là, les frais engagés pour envoyer les prisonniers et les témoins en Angleterre avaient souvent entraîné l’abandon des poursuites.

Quand arrive la fin du XVIIIe siècle, cependant, le monde est tout à fait préparé à mettre définitivement fin à la piraterie. On ne délivre pratiquement plus de lettres de marque ni de lettres de représailles. Les corsaires ont disparu. Oui, bien sûr, ils renaissent brièvement de leurs cendres durant la guerre de 1825-1827 entre le Brésil et l’Argentine, alors que ces deux pays émettent un grand nombre de ces lettres. Dès 1829, toutefois, la nouvelle classe de pirates ainsi créée – et qui échappe à tout contrôle pendant deux ans une fois la guerre terminée – sera vaincue et matée. La fin des corsaires signifie qu’il n’y a plus de vaisseau ni de base navale qui puisse servir d’écoles sanctionnées par les autorités pour former de nouveaux pirates, futurs hors-la-loi destinés à écumer les mers pour leur propre compte.

Cela fait un bon moment que l’on reconnaît l’étroite relation qui existe entre la traite des esclaves et la piraterie, et ce lien tient à plusieurs facteurs. Premièrement, les esclaves eux-mêmes constituent une des plus précieuses « marchandises » à voler. Deuxièmement, les équipages et les passagers capturés peuvent se revendre à bon prix comme esclaves. Troisièmement, dès le début du XIXe siècle, on commence à rendre le commerce des esclaves progressivement illégal; les hors-la-loi marins qui pratiquent déjà des activités illégales sont naturellement attirés par cette autre activité maritime prohibée. En 1807, la Grande-Bretagne interdit la traite des esclaves. En 1808, l’importation d’esclaves aux États-Unis devient illégale, et leur trafic y est déclaré « acte de piraterie ». Pendant des années, on ne fera pas respecter cette loi, mais elle sera néanmoins en vigueur. Au Congrès de Vienne, Lord Castlereagh convainc les quatre principaux pays qui font la traite des esclaves, soit la France, la Hollande, l’Espagne et le Portugal, d’acquiescer en principe à son abolition. En 1824, la Grande-Bretagne adopte une loi en vertu de laquelle un sujet britannique qui, en haute mer, emmène quiconque comme esclave est coupable de piraterie. Déjà, un siècle plus tôt, une loi de 1721 avait élargi les règles concernant la piraterie à ceux qui faisaient du commerce avec les pirates.

La table était mise pour une importante campagne contre la piraterie. Même la jeune république américaine se met de la partie. Après 1785, les États-Unis, qui viennent d’accéder à l’indépendance, se voient obligés de payer tribut aux pirates de la Méditerranée. En 1798, le consul américain à Tunis, M. Eaton, préconise toutefois la résistance dans sa correspondance avec ses supérieurs. Le dey (chef du gouvernement) d’Alger offre sa « protection » aux Américains en échange d’une frégate. Le bey (souverain) de Tunis veut aussi quelque chose, tout comme celui du Maroc. Le 14 mai 1801, Yousouf de Tripoli pose un geste symbolique en abattant le mât de drapeau du consulat américain. Les États-Unis réagissent alors vivement, ce qui donne lieu aux prouesses héroïques des commodores Edward Preble et Stephen Decatur, mais les opérations qu’ils mènent n’auront aucun effet sur les pirates.

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Photo de la US Naval Historical Center

Le commodore Stephen Decatur de la marine américaine était un héros de la guerre contre les pirates de Tripoli au début du XIXe siècle. 

En août 1816, une gigantesque expédition menée par Lord Exmouth contre la grande base pirate d’Alger connaît plus de succès. Cette opération est menée à la suite de l’échec des négociations avec le dey d’Alger visant la libération d’esclaves chrétiens. Malgré ses 128 morts et 690 blessés, la flotte britannique parvient à libérer 1 642 esclaves.

Puis, en 1824, le blocus britannique et la menace de bombardements à longue portée ramènent le dey à la raison le 26 juillet. Le 24 octobre, il accepte l’offre des Britanniques d’agir également comme médiateur avec la Sardaigne. Peu après, l’escadre britannique parvient à convaincre le bey de Tunis de ne plus permettre la vente d’esclaves chrétiens. En 1828, Tanger est à son tour sous le coup d’un blocus. En 1830, les Français exaspérés occupent Alger puis, progressivement, une bonne partie de l’Afrique du Nord.

La fin des États pirates d’Afrique du Nord ne marque cependant pas la fin de la piraterie. De 1808 à 1848, au prix d’immenses efforts, la Marine royale n’a réussi à libérer qu’environ un huitième des esclaves envoyés d’Afrique au Brésil. Au cours de la seule année 1848, quelque 60 000 esclaves y sont débarqués, malgré la décision du gouvernement britannique, en 1845, d’autoriser la Marine royale à capturer, même vides, les navires brésiliens faisant le transport des esclaves. En 1849, le secrétaire aux affaires étrangères de la Grande-Bretagne, Lord Palmerston, étend cette politique aux eaux territoriales brésiliennes. En 1850, il permet aux navires britanniques d’entrer dans les ports du Brésil pour faire appliquer cette décision. La clé du succès viendra toutefois des partis politiques à l’intérieur du Brésil qui s’opposent à la traite des esclaves : en 1850, le nouveau gouvernement brésilien décide de faire appliquer son propre traité de 1826 interdisant ce commerce. Par conséquent, seulement 800 esclaves seront importés en 1852. L’étalage de la force, combiné à des démarches politiques et diplomatiques efficaces, réussit là où l’absence de telles démarches a échoué.

On tirera les mêmes leçons de la situation de Cuba. Malgré leurs nombreux raids contre les pirates cubains, les Britanniques et les Américains n’obtiennent aucun succès durable avant le milieu des années 1820, lorsque les autorités espagnoles commencent à coopérer. Il est intéressant de noter que c’est la première fois que les Britanniques et les Américains collaborent aussi étroitement, deux générations seulement après la guerre de l’Indépendance. 

À la fin des années 1820, même les pirates grecs ont considérablement ralenti leurs activités. En Amérique du Nord, les aventures du Panda, ce clipper pirate de Baltimore capturé en 1832 au large des côtes africaines par le brick britannique Curlew, représentent le chant du cygne des pirates, si l’on exclut les trafiquants d’esclaves. Ces derniers poursuivent leur commerce et, en 1859, on compte encore 15 000 esclaves débarqués aux États-Unis. En 1861, le vapeur américain Mohican arraisonne le négrier Erie avec 937 esclaves à son bord. Le capitaine, Nathaniel Gordon, sera jugé et trouvé coupable de piraterie, puis pendu à Portland, au Maine, le 8 mars 1862. Il s’agit du dernier pirate à être ainsi jugé aux États-Unis pour trafic d’esclaves.

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Collection de la Revue militaire canadienne

Exécution du marchand d’esclaves Nathaniel Gordon. 

En Extrême-Orient, la chronologie de la guerre contre la piraterie est légèrement décalée. Dans les années 1840, les pirates amiraux chinois possèdent des jonques de 500 tonneaux comptant, à leur bord, un équipage d’environ 100 marins capables d’armer jusqu’à 18 canons, dont certaines pièces de dix-huit livres. Entre 1843 et 1851, les navires de guerre britanniques arraisonnent ou détruisent près de 150 jonques et touchent des primes pour la capture ou l’exécution de 7 500 pirates. En septembre et octobre 1849, le pirate Shap-ng-tsai a dû affronter le capitaine Sir John Dalrymple Hay au cours de ses grands raids. Au terme des combats, 58 des 64 jonques de Shap-ng-tsai seront détruites, et le pirate aura perdu 1 700 hommes. Par contre, les Britanniques ne perdent aucun bâtiment. Bien que son adjoint ait été capturé, le pirate amiral Shap-ng-tsai, lui, finira ses jours dans la fonction publique chinoise. Cette année 1849 s’avérera déterminante dans la lutte contre la piraterie chinoise, mais il faudra au moins un autre quart de siècle pour y mettre définitivement fin, et cela, grâce aux campagnes soigneusement orchestrées des Britanniques, des Hollandais et d’autres alliés.

Certains observateurs croient à tort que c’est la technologie qui a eu raison de la piraterie. Évidemment, un jour ou l’autre, les progrès tels que l’avènement des cuirassés et des communications rapides en seraient venus à bout. Mais c’est en 1849, onze ans avant que ne soit armé le cuirassé HMS Warrior, que l’homme d’État britannique Richard Cobden a déclaré la piraterie bel et bien morte. La piraterie est née à l’âge des voiliers de combat et elle a disparu avant l’expiration de ce contexte technologique.

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Collection de l’auteur

Jonque de guerre chinoise. 

La longue guerre à la piraterie a duré trois générations. Elle a réussi là où avaient échoué les efforts précédents parce que :

  • les pays développés ont cessé de s’en servir comme moyen commode;

  • il s’agissait d’un effort multilatéral fondé sur la notion, partagée par les citoyens et par les dirigeants, que la piraterie devait être éradiquée;

  • seul, l’étalage de la force n’était pas efficace, mais combinée à une diplomatie intensive, à la cooptation et même à la subornation, alors la force réussissait;

  • les lois importaient, mais les lois que les gouvernements choisissaient de ne pas faire respecter n’aidaient guère.

L’applicabilité aujourd’hui

Ces leçons peuvent peut-être s’appliquer aujourd’hui à l’élaboration d’une guerre au terrorisme. Il ne faut pas s’étonner de constater que la désaffection des Américains pour le multilatéralisme se soit avéré contre-productif. Le multilatéralisme est encombrant; il nécessite des négociations et des compromis constants. C’est un processus lent mais essentiel à la fermeture des refuges abritant les terroristes. Rien d’étonnant non plus à ce que la plus grande victoire des États-Unis, à ce jour, dans la guerre au terrorisme soit, à mon avis, d’avoir réussi à suborner ou coopter la Libye pour qu’elle se retire de cette activité. La Libye a renoncé aux armes de destruction massive le 21 décembre 2003 et a pris toutes les mesures raisonnables afin de ne plus être un havre pour les terroristes. Si la menace d’usage de la force a certainement joué, elle n’a cependant pas été le facteur crucial.

La guerre au terrorisme n’est pas une campagne militaire. C’est un exercice politique, diplomatique, économique et social au cours duquel la force militaire doit toujours être disponible et occasionnellement employée.

D’aucuns diront que, cette fois-ci, c’est différent parce que la plupart des attaques terroristes sont le fait d’un mouvement révolutionnaire à l’intérieur de l’islam et que cette mouvance est peu susceptible de répondre aux subtilités d’une telle approche. Ce point de vue mérite d’être pris en compte. Il ne fait aucun doute qu’une âpre lutte pour le contrôle de l’âme de l’islam fait actuellement rage et que cette lutte doit se résoudre au sein même de l’islam. Nous tous à l’extérieur, dans ces régions où l’islam ne domine pas et que les musulmans appellent dar al-harb, nous sommes plus que de simples spectateurs. Mais nous ne sommes pas non plus au cœur des enjeux de cette querelle. Il nous faudra nous battre pour tenir nos positions si nous voulons empêcher cette lutte de ruiner nos vies, et il nous faudra tenir jusqu’à ce que la communauté islamique parvienne à résoudre ce conflit interne.

Le mouvement révolutionnaire en question croit foncièrement en un retour à cet âge d’or imaginaire de 29 ans qui a suivi la mort du prophète Mahomet, de 632 à 661, et qui correspond au règne des Rashidun, les quatre califes vertueux Abu Bakr, Omar, Uthman et Ali. Ce mouvement n’appartient pas à l’orthodoxie islamique ordinaire qui a appris à vivre avec des structures politiques, et il se révèle particulièrement utile à certains hommes dénués de principes œuvrant au sein de dar al-Islam. On y adhère à certaines valeurs que la plupart des gens de l’extérieur considèrent comme antihumaines. Ce sont justement ces attitudes extrêmes et choquantes qui risquent de le faire échouer, en fin de compte, et qui pourraient permettre à d’autres théologies islamiques plus adaptables de prendre le dessus. Les avis diffèrent quant aux origines de ce mouvement révolutionnaire. Il y en a qui croient qu’une telle mouvance a toujours existé de manière implicite. La plupart des Américains semblent penser qu’il s’agit d’un rejeton de la branche austère des disciples sunnites de Mohammed ibn Abd al-Wahhab, né de l’alliance de ce dernier avec Mohammed ibn Saoud en 1744. D’autres, comme moi, associent davantage ce mouvement révolutionnaire aux Frères musulmans, une association fondée en Égypte par Hassan al-Banna en 1928. Mais en réalité, peu importe, car personne ici ne verra la fin de cette lutte interne.

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Collection de l’auteur

Un des suspects de la tentative d’attentat à la bombe du 21 juillet 2005 dans le métro de Londres, capté par une caméra de sécurité au moment où il entrait dans la station. Cet événement est survenu deux semaines seulement après les attaques terroristes qui ont fait 52 morts et 700 blessés dans les transports en commun londoniens. 

Le terrorisme n’est pas essentiel à ce conflit. Tout au plus en est-il l’outil de prédilection. De la même façon que la fin de la guerre froide et l’engouement pour les droits de la personne ont tout récemment amené les pays développés à rejeter le terrorisme, je crois qu’il est possible, en y mettant du temps, de persuader le reste du monde que la terreur n’est pas la solution.

Il importe toutefois de convaincre bien plus de gens que les seuls dirigeants des États-nations. Si les oulémas, ces leaders théologiques et intellectuels de l’islam orthodoxe, pouvaient être persuadés que le terrorisme est un outil inadéquat et foncièrement inapproprié pour les croyants, alors les dirigeants intégristes les plus radicaux se mettraient à chercher d’autres moyens de mener leur jihad.

Il peut aussi y avoir d’autres leviers pour contrer le terrorisme. Durant la première moitié du XIXe siècle, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, pour la piraterie, a été son association avec la traite des esclaves, qui suscitait un fort sentiment d’indignation morale. Les lois établissant une équivalence entre les deux crimes ont tôt fait d’étouffer les derniers élans de sympathie pour les pirates. Depuis quelque temps, Elie Wiesel et d’autres personnalités s’efforcent de convaincre les chefs d’État de la planète de s’entendre pour faire du terrorisme suicide une forme de crime contre l’humanité. Cette définition pourrait peut-être s’élargir, avec le temps, de manière à ce que tous les actes terroristes puissent être considérés comme des crimes contre l’humanité. Non seulement ceux-ci entraînent-ils les plus lourdes sentences, mais, depuis une soixantaine d’années, le monde a appris à manifester une indignation de bon aloi à propos de ces crimes. Le fait de lier ces deux infamies pourrait bien être la version contemporaine de cette équivalence créée au XIXe siècle entre la piraterie et la traite des esclaves.

Pour convaincre les protagonistes, qu’ils soient ou non associés à des États, que le moment est venu de répudier le terrorisme, il faudra recourir à des techniques semblables, à la fois multiformes et musclées, qui ont fait de la piraterie une activité marginale peu importante. La lutte pour l’âme de l’islam peut très bien s’avérer violente jusqu’au moment où elle aboutira, mais les tactiques terroristes – aussi déplaisantes qu’immorales – peuvent être rejetées par tous les intervenants bien avant que ne soient résolues les grandes questions fondamentales qui secouent l’islam. Nous devons donc nous employer à accroître les pressions et les motivations qui mèneront à un abandon de ces pratiques. Et la longue guerre à la piraterie nous donne la marche à suivre.

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John Scott Cowan, Ph. D., est recteur du Collège militaire royal depuis 1999. Il est également conseiller principal en enseignement à l’Académie canadienne de la Défense. Il était auparavant vice-recteur de l’Université Queen’s et de l’Université d’Ottawa.