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Strategie Militaire

Lord Strathcona’s Horse

photo du MDN AR2009-Z051-01 par par le caporal-chef Jonathan Johansen

Une équipe de combat de l'Escadron « C » du Lord Strathcona's Horse (Royal Canadians) fournit du soutien blindé aux forces des États-Unis dans la région de Mushan, en Afghanistan, le 4 août 2009.

L’essor et le dÉclin de la «guerre À trois volets »

par Walter Dorn, Ph. D., et Michael Varey

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Introduction

Le concept de « guerre à trois volets » a été brièvement utilisé comme métaphore par les dirigeants de la marine américaine à la fin du xxe siècle. En 2004‑2005, les Forces canadiennes l’ont repris à leur compte et l’ont préconisé comme nouveau modèle de leurs opérations sur le terrain. Selon ce concept, les forces armées exécutent simultanément des opérations humanitaires, de maintien ou de stabilisation de la paix, et de combat dans trois secteurs d’une ville ou sur un territoire plus étendu. Comment le Canada a-t-il adopté cette idée et qu’en est-il de son application? Pourquoi certains officiers considèrent-ils ce concept comme la vision de l’avenir, tandis que d’autres y voient des failles dramatiques?

De Krulak à Hillier

Le général Charles C. Krulak a forgé l’expression « guerre à trois volets » lorsqu’il était commandant de la marine américaine (de 1995 à 1999). Aux prises avec les problèmes qu’affrontaient les Marines dans des États « non viables » comme la Somalie et l’ex-Yougoslavie, il a créé cette métaphore pour décrire les exigences du champ de bataille moderne. Dans un discours prononcé en 1997 devant le club national de la presse de Washington et dans un article publié en 1999 dans le Marine Corps Gazette, il considère le futur champ de bataille comme un environnement urbain asymétrique où il n’y aura guère de distinctions entre combattants et non-combattants et où tous les camps disposeront d’armes perfectionnées1. Ce qui est déterminant dans cette description, c’est le caractère très changeant de l’environnement. Dans ce genre de situations, les Marines devraient mener toutes sortes d’activités plus ou moins simultanément dans une même zone.

À un moment, nos militaires donneront des vêtements et des vivres à des réfugiés et des personnes déplacées, fournissant de l’aide humanitaire. À un autre moment, ils sépareront deux tribus en guerre, menant des opérations de maintien de la paix, et enfin ils livreront une bataille de moyenne intensité, hautement meurtrière. Tout cela le même jour [… ] dans trois quartiers. C’est ce qu’on appellera la guerre à trois volets2

Le général Charles E. Krulak

DefenseImagery.Mil 980116-M-3360V-002 par le sergeant B.E. Vancise, USMC

Le général Charles E. Krulak rencontre des Marines à Camp Pendleton, le 16 janvier 1998.

Après le départ du général en 1999, l’expression n’a plus beaucoup été utilisée dans la marine américaine, et elle ne s’est guère répandue dans les deux autres armes américaines3 ou à l’OTAN4. Les Forces canadiennes ont commencé à en faire un concept transformationnel clé plusieurs années plus tard, en grande partie sous l’impulsion du général Rick Hillier, alors chef d’état-major de l’Armée de terre. Hillier avait été premier commandant général adjoint du IIIe Corps de l’armée américaine à Fort Hood de 1998 à 2000. Lors d’une entrevue en 2005, il déclarait que le concept de guerre à trois volets changerait « profondément notre manière de nous organiser, de nous préparer, de commander, de nous entraîner, d’agir et de nous approvisionner5 ». Ce concept est  devenu le principal fondement théorique de sa politique de transformation. Le programme de transformation, visant à restructurer l’Armée de terre et la division des Affaires publiques des Forces canadiennes, donnait à la guerre à trois volets une place de choix. Une affiche du programme distribuée à grande échelle citait le général Hillier :

Se préparer à la guerre à trois volets formera la base de tout notre entraînement. À tous les échelons, les chefs doivent s’assurer que leurs  soldats ont toutes les chances de réussir dans toutes les situations de la guerre à trois volets6..

De même, selon le site Web du programme, ce concept est la « clé » pour les futurs guerriers, et  l’armée de terre « doit se préparer à combattre et à remporter la guerre à trois volets7 ». Au Centre canadien d’entraînement aux manœuvres, à Wainwright, en Alberta, l’affiche suivante accueillait les visiteurs : « Formation des maîtres de la guerre à trois volets ».

Une fois promu chef d’état-major de la Défense en février 2005, Hillier est demeuré un fervent défenseur du concept de guerre à trois volets, et l’Énoncé de politique internationale du Canada de 2005, dans la préparation duquel il a joué un grand rôle, insiste sur ce concept : « le succès des efforts déployés par le Canada […] dépend de la capacité de nos forces armées de mener des opérations de “guerre à trois volets8” » pour restaurer « l’ordre dans les États en déroute ou défaillants ». Ce sera là, d’après le document, le principal rôle des forces à l’avenir. Selon le résumé de l’Énoncé, la guerre à trois volets est « l’image qui capte bien l’environnement opérationnel où évolue aujourd’hui l’armée canadienne9 ». Le concept a alors été étendu à l’ensemble des Forces. Bref, c’est par le truchement du programme de transformation de l’Armée de terre et de l’Énoncé de politique internationale de 2005 que les hauts dirigeants militaires du Canada ont adopté une métaphore de la marine américaine datant des années 1990. Malgré son adoption par les Forces canadiennes, ce concept a fait jusqu’ici l’objet de très peu d’analyses et d’études critiques de la part des chercheurs, ce qui est étonnant10 . Étant donné son importance, une évaluation de ses forces et de ses faiblesses s’impose, d’autant qu’il ne fait pas l’unanimité.

Les réalités éventuelles

Le concept de guerre à trois volets traduit en partie la nature multidimensionnelle des missions militaires modernes. Les soldats doivent toujours être aptes au combat, et parfois, le combat joue un rôle capital. La métaphore de la guerre à trois volets semble aussi décrire avec réalisme certaines situations tactiques confuses auxquelles doivent faire face les soldats canadiens, notamment dans le sud de l’Afghanistan. Se concentrer sur la nature multidimensionnelle des missions modernes devrait en principe aider les militaires à acquérir plus d’aptitudes et d’expertise, en leur donnant notamment un entraînement et une formation plus diversifiés dans des domaines comme l’aide humanitaire, la reconstruction et le maintien de la paix. Comme l’observait Hillier en 2005 : « nous n’avons pas consacré suffisamment d’énergie intellectuelle, de ressources et d’efforts à chacun des deux autres volets [autres que le combat], ni aux trois volets réunis11 ». En d’autres termes, préparer les militaires à la guerre à trois volets devrait signifier qu’ils seront mieux à même de faire face aux problèmes complexes que posent les déploiements du xxie siècle. Mais Hillier n’a pas abordé la question de savoir quand « relier » les volets, ni même si on peut les « relier ».

La simplicité du concept : quand les avantages deviennent des inconvénients

Le concept peut aider à clarifier des situations extrêmement complexes. L’expression « guerre à trois volets », accrocheuse et simple, permet de communiquer facilement l’idée de tâches multiples et de donner une impression de résolution et d’assurance dans des situations où les règles sont confuses et les buts aussi. Toutefois, un concept simple diffusé à répétition peut facilement devenir simpliste. Bien qu’il décrive certaines situations tactiques des missions multidimensionnelles modernes, son côté « standardisé » risque de faire perdre de vue le caractère spécifique de bien des missions. En négligeant le fait que certaines opérations ont d’abord des visées humanitaires ou de soutien de la paix, ou sont des opérations de combat offensives, il ne tient pas compte du caractère propre des missions. Or une mission doit avant tout être claire, tant pour le personnel des forces canadiennes que pour les populations locales.

Certaines missions peuvent être beaucoup plus complexes et comporter bien plus que trois éléments ou lignes d’opération. Le lieutenant-général James N. Mattis et le lieutenant-colonel Frank G. Hoffman de la marine américaine ont demandé l’ajout d’un « volet » couvrant les aspects psychologiques et informationnels des missions modernes12. Le colonel John Agoglia, directeur du US Army Peacekeeping and Stability Operations Institute, estime que les opérations des États-Unis en Irak ne sont pas entièrement couvertes par les trois volets, et qu’il y a un quatrième volet de « gouvernance, reconstruction et développement économique13 ». La tendance à la multiplication des volets est naturelle, car divers intervenants sentent le besoin d’ajouter des lignes d’opération pour couvrir les nouvelles tâches dictées par les diverses situations.

Des membres de l'ERT et la Police nationale afghan

photo du MDN IS 2009-0172 par le carpora-chefl Robert Bottrill

Des membres de l’équipe de reconstruction de la province de Kandahar visitent le complexe du quartier général de la police nationale à Kandahar, le 17 février 2009.

Là où la simplicité du concept de guerre à trois volets se révèle le plus problématique, c’est lorsqu’on passe de la description tactique d’une réalité qu’on trouve parfois sur le terrain à une vision stratégique, comme cela s’est produit lorsque ce concept a été introduit au Canada. Au reste, selon le colonel Agoglia, ce concept ne peut servir de stratégie globale, rôle auquel il n’a jamais été destiné14. De plus, il est difficile d’employer une métaphore qui s’appliquait à un type de combat urbain lorsqu’il s’agit d’autres théâtres, maritimes ou aérospatiaux par exemple. Pour ce faire, il faudrait des redéfinitions et des mises à l’essai considérables.

En définissant les opérations comme un type de « guerre », ce concept oriente la pensée vers le combat offensif. Or le but ultime des opérations modernes, qui sont complexes, n’est pas simplement de remporter la guerre, mais d’établir une paix durable. Cela vaut particulièrement pour les forces canadiennes, qui « se concentrent sur une tâche dangereuse et complexe, le rétablissement de l’ordre » dans les régions où règne le chaos15. Autrement dit, en mettant l’accent sur les moyens (le combat), le concept de guerre à trois volets risque de faire perdre de vue le but recherché (la paix).

La fragilité des assises

Le concept manque d’assises théoriques solides. Il a brièvement fait l’objet de discussions aux États‑Unis jusqu’à ce que Krulak prenne sa retraite en 1999, mais n’a jamais fait partie de la doctrine de défense américaine. Au Canada, aucune doctrine ni document clé ne le reprend, et aucune étude de cas ne l’a mis à l’épreuve au cours de différentes opérations. En outre, son efficacité en tant que description d’une situation sur le champ de bataille ou en tant qu’objectif stratégique n’a pas fait l’objet d’analyses approfondies. Au lieu d’études détaillées, on ne dispose que d’une vague notion reprise par certains militaires et, parfois, par des politiciens, dans le contexte du déploiement en Afghanistan, par exemple16. Faute de réflexions approfondies, rien n’est clair.

L’indétermination des volets

En l’absence d’une définition acceptée de la guerre à trois volets, le type, la portée et l’importance des volets restent indéterminés, de même que leur interaction. Dans la définition de Krulak, chaque secteur urbain était lié à une activité : aide humanitaire, maintien de la paix et combat de moyenne intensité, dans cet ordre17. En 2005, Hillier a modifié cet ordre. Il a rangé le « combat » dans le premier volet, la « sécurité et la stabilisation de la zone ainsi que la reconstruction du pays » dans le deuxième et, très ambitieusement « le secours aux sinistrés, l’aide humanitaire et le maintien de la paix » dans le troisième18. Plus tard, il a remplacé « combat » par « guerre », ce qui laisse entendre que la notion de bataille est maintenue.

Général Rick Hillier

photo du MDN AR 2007-Z041-10

Le général Rick Hillier (à droite) en Afghanistan en 2007.

Le programme de transformation de l’Armée de terre a accordé une importance accrue à la  bataille, conservant l’ordre des volets de Hillier mais modifiant les activités. Le premier volet porte sur la « bataille très intense » contre les « armées des États en déroute », le deuxième traite de « stabilisation ou d’opérations de soutien de la paix, notamment les missions anti‑insurrectionnelles » (bien qu’elles soient très différentes des missions de soutien de la paix) et,  dans le troisième volet, les soldats « apportent de l’aide humanitaire ou assistent d’autres personnes dans ce travail19. En revanche, le site Web du programme rétablit l’ordre de Krulak mais donne une nouvelle orientation au contenu des volets. Il range l’aide humanitaire et le soutien de la paix dans le premier volet, la « stabilisation et les opérations de soutien de la paix » dans le second et la « bataille très intense » (et non les combats occasionnels d’intensité moyenne du général Krulak) dans le troisième. Enfin, l’Énoncé de politique internationale de 2005 reprend la description de Hillier, rangeant le « combat contre des milices bien armées » dans le premier volet et les « opérations de stabilisation » dans le deuxième, mais il ajoute la « reconstruction » à l’aide humanitaire dans le troisième volet20. Il va encore plus loin en prévoyant des opérations des forces navales et aériennes dans des zones voisines, si bien que les quartiers urbains de Krulak deviennent des théâtres couvrant les océans et l’espace aérien.

L’articulation entre le concept de guerre à trois volets et la doctrine officielle, notamment les  3D+C (Diplomatie, Développement, Défense et Commerce) ou, plus récemment, l’approche pangouvernementale, n’a jamais été réalisée. Il est difficile de relier ces entités, la guerre à trois volets décrivant le rôle des forces armées, pas celui d’autres ministères. Ce dernier point est d’autant plus pertinent que deux des trois grands acteurs de l’approche 3D+C , le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international et l’Agence canadienne de développement international, n’ont jamais adopté le terme de « guerre à trois volets » ni intégré le concept à leurs politiques21.

Le retour au combat

Laissons de côté les obscurités du concept de guerre à trois volets et parlons de l’importance particulière qu’y joue la guerre dans le premier volet par rapport aux deux autres. Outre le fait assez éloquent que son nom même évoque la « guerre », ce concept a été souvent interprété comme un moyen de privilégier un programme axé sur le combat. Cela témoigne peut-être de l’intense désir de l’armée de renforcer son rôle combatif et ses capacités après des années de « négligence », que Hillier a qualifiées dédaigneusement de « décennie de ténèbres » (jusqu’à l’après 11 septembre). La section Défense de l’Énoncé de politique internationale souligne que dans la mise en œuvre du concept de guerre à trois volets, les Forces canadiennes « demeureront, par-dessus tout, aptes au combat afin de dissuader les agresseurs, de se protéger et de protéger les populations contre les attaques classiques et asymétriques et de combattre et vaincre les forces adverses22 ». Cela sous-entend que, pour les Forces canadiennes, bien que la paix et la stabilité soient le but ultime, c’est le combat qui prime. L’approche axée sur le combat engendre une mentalité centrée sur l’ennemi, laquelle donne trop facilement lieu à des prédictions qui se réalisent. Elle privilégie la possibilité à court terme de remporter des batailles au détriment du but ultime, établir une paix durable. Le risque est grand qu’on livre des combats inutiles là où une approche de soutien de la paix s’impose et où les principes d’impartialité, de consentement et de défense (par opposition à l’offensive) sont les plus pertinents. Lorsque la stratégie par défaut, dans une guerre à trois volets, est le combat, les soldats peuvent rater des occasions d’utiliser d’autres moyens d’atteindre des objectifs supérieurs.

Des missions diverses et confuses liées à un concept irrémédiablement inadéquat

Comme ce concept met l’accent sur la guerre, des problèmes fondamentaux se posent. Si une opération vise d’abord le soutien de la paix ou l’aide humanitaire, peut-on vraiment parler de « guerre à trois volets »? Quel accueil le pays hôte et la population réserveront-ils aux forces canadiennes si le but déclaré est de livrer une « guerre à trois volets » dans un « État en déroute ou défaillant », comme le prévoit l’Énoncé de politique de défense? Le soutien de la population locale n’est peut-être pas le seul facteur de réussite d’une mission, mais il est essentiel. Comme l’expérience en Irak et en Afghanistan l’a montré, lorsqu’une mission est axée sur le combat, les deux autres activités ou volets perdent beaucoup de leur efficacité23. Il y a peu de chances qu’il soit possible de se consacrer au maintien de la paix et à l’aide humanitaire quand on fait la guerre à un ennemi déterminé qui n’hésite pas à compromettre ou saboter de tels efforts. L’aide humanitaire et le maintien de la paix constituent donc le point névralgique de la guerre à trois volets.

Une équipe COCIM en patrouille

photo du MDN AR2009-B063-10

Une équipe de coopération civilo-militaire (COCIM) en patrouille près du village de Deh-e Bagh dans la province de Kandahar, en Afghanistan, le 7 juin 2009.

Les énormes difficultés que soulève la reconstruction dans le sud de l’Afghanistan mettent en lumière les problèmes de l’approche de la guerre à trois volets. Lorsque le général Hillier a pressé le gouvernement Martin de prendre sous sa responsabilité l’équipe provinciale de reconstruction à Kandahar, il a insisté, conformément au concept de guerre à trois volets, pour que cette équipe reçoive l’appui d’un solide déploiement de forces. Mais il n’avait pas prévu que cela exigerait tant de ressources et coûterait tant de vies24. La présence du Canada sur un territoire aussi dangereux que la province de Kandahar est rapidement devenue un déploiement militaire : il y avait un seul civil pour cent soldats. Les coûts militaires ont été dix fois supérieurs aux fonds alloués aux programmes destinés à la population25. Lorsque les soldats canadiens se retrouvaient en train de distribuer des vivres aux civils immédiatement après un combat, ils portaient parfois secours à ceux qu’ils venaient de combattre. Il était quasi impossible de distinguer un « terroriste » taliban d’un « partisan » civil. Le plus troublant pour la population canadienne, qui n’avait pas vu ses soldats mener de tels combats depuis la guerre de Corée, a été le taux élevé de tués durant cette mission de « reconstruction ». De 2006 à 2008, le taux annuel de décès parmi les soldats canadiens a été de 1,4 %, soit plus du double que dans les forces des États-Unis et du Royaume-Uni stationnées dans le pays. Quatre-vingt-dix pour cent de ces décès étaient dus à des hostilités26. Les programmes de reconstruction ne peuvent se dérouler de façon satisfaisante dans un tel contexte. Les civils sont même des cibles plus faciles.

Le problème réside en partie dans le fait que la guerre à trois volets engendre un réel danger : la confusion des missions. Lorsque des soldats doivent être guerriers, casques bleus et travailleurs humanitaires au cours d’une même journée et dans le même espace, la distinction entre les types de missions s’estompe rapidement, et tout le monde en pâtit. La population et les combattants locaux trouvent difficile, sinon impossible, de distinguer les déplacements militaires (les convois) à des fins humanitaires de ceux qui visent des opérations offensives27. D’autres intervenants ont exprimé leur inquiétude à cet égard. Les organismes humanitaires, par exemple la Croix-Rouge, ont souvent affirmé qu’ils avaient besoin d’« espace humanitaire » pour travailler librement sans être sous la coupe ou l’influence des militaires, car même une coopération manifeste peut compromettre une impartialité ou une neutralité dont ils ont grandement besoin28. L’approche de guerre à trois volets aggrave ce problème. Lorsque les axes de responsabilité et les types de mission sont indistincts, un adversaire déterminé s’attaque aux maillons les plus faibles d’une mission multidimensionnelle et prend pour cible ceux qui œuvrent dans l’aide humanitaire et la reconstruction,.
           
La doctrine appliquée depuis longtemps lors des opérations de paix de l’OTAN29 offre un contraste éclairant avec le concept de guerre à trois volets. Il y a six types d’opérations de paix : prévention des conflits (on agit avant qu’un conflit ne dégénère en violence), règlement pacifique des différends (on négocie des ententes de paix), reconstruction après les conflits (on met en place une infrastructure pour la paix), aide humanitaire (on sauve des vies), maintien de la paix (on empêche la reprise des combats) et imposition de la paix (on applique les règles par la force). Qui plus est, l’imposition de la paix est utilisée en dernier recours de manière impartiale pour renforcer une entente de paix, tout comme les policiers interviennent de manière impartiale pour assurer le respect de la loi (les interventions internationales doivent néanmoins être plus musclées30). Comme l’état d’esprit n’est pas du tout le même en cas de guerre et en période de paix, la doctrine américaine distingue délibérément et à juste titre la « guerre » des « opérations hors guerre ». Le concept de guerre à trois volets, lui, semble gommer à dessein cette distinction. Le manuel de campagne contre-insurrectionnelle31 de l’armée de terre et de la marine américaines reflète beaucoup de dures leçons tirées en Irak et en Afghanistan. Il s’inscrit en faux contre l’orthodoxie des forces armées américaines en présentant les « paradoxes des opérations contre-insurrectionnelles » (p. 41-51) : « Parfois, plus on protège ses forces, moins on est en sécurité »; « Parfois plus on utilise ses forces, moins ça marche »; « Certaines des meilleures armes de contre-insurrection ne tirent pas ». Toutes ces leçons s’appliquent à des opérations de maintien de la paix.

hélicoptre de la NU

MI-35_UNMIL Photo_Cherwig_20014[2]

L’opération de paix au Congo est un bel exemple de solution de rechange à la guerre à trois volets dans un conflit complexe exigeant les mesures d’imposition de la paix présentées au chapitre VII. La Mission de l’Organisation des Nations Unies en République démocratique du Congo s’est clairement donné pour objectif une paix durable. Bien qu’il y ait des batailles de moyenne intensité, il n’y a pas d’ennemi déclaré. On adopte une attitude impartiale envers les violations de la paix, et on y réagit de façon nuancée et subtile. Par exemple, les hélicoptères MI-35 ont engagé le combat avec des brigades rebelles, mais les Nations Unies permettent à ces groupes de se retirer et de négocier au lieu de poursuivre le combat. De plus, l’option de brassage (fusion des unités rebelles à l’armée nationale) est toujours ouverte, mais l’immunité contre les poursuites engagées par la Cour pénale internationale ne peut être accordée. Aux yeux de beaucoup, la mission parvient, bien que lentement, à gérer l’un des conflits les plus complexes et les plus durs en Afrique32. L’ONU a su également remplir son rôle dans le cas des groupes rebelles mutilateurs en Sierra Leone et du régime dictatorial de Charles Taylor dans un Libéria déchiré par la guerre. Elle a enrichi son savoir en reconstruction de pays en présence d’insurgés impitoyables dans des régions échappant à la loi. Grâce à des processus de paix spécialisés, elle a contribué à mettre fin à des conflits cruels et à des menées insurrectionnelles au Salvador, au Nicaragua, au Guatemala, en Namibie, au Mozambique, au Cambodge, en République démocratique du Timor-Leste et dans d’autres zones agitées.

Stratégie de Défense le Canada d'abord

Les autres choix

La Marine et la Force aérienne du Canada n’ont jamais épousé le concept de guerre à trois volets. Il a finalement été abandonné par l’Armée de terre. « Opérations terrestres 2021 », le document de l’Armée de terre sur l’emploi d’une force ou « Le Canada d’abord, la stratégie de défense, n’en font pas état33. De nouveaux concepts commencent à occuper l’avant-scène, dont les Opérations adaptables et dispersées, les Opérations dans l’ensemble du spectre, le cadre interarmées, interorganisationnel, multinational et public et l’approche globale34. Ces concepts, si on les compare à la guerre à trois volets, sont beaucoup plus larges et ne font pas que couvrir trois activités; ils prévoient le nombre d’activités que la mission exige. Ils demandent l’intégration et la coordination des ressources diplomatiques, de défense, multinationales et commerciales ainsi que de celles de bien d’autres organismes35. Les nouveaux concepts permettent d’éviter de nombreux problèmes liés à la guerre à trois volets tout en mettant en lumière la nature multidimensionnelle des opérations modernes, comme le font la doctrine de soutien de la paix de l’OTAN et celle des opérations de paix de l’ONU. Cependant, nous avons toujours besoins d’idées et de doctrine nouvelles pour décrire les rapports complexes entre l’emploi de la force et les autres activités sur le terrain.

Opérations terrestres 2021

Conclusion

Compte tenu des difficultés que soulève le concept de guerre à trois volets sur les plans opérationnel et stratégique, il ne faut pas déplorer sa disparition. Bien que la métaphore de Krulak donne une bonne description de certaines des situations auxquelles font face les armées actuelles, elle est loin de constituer une ligne de conduite ou un guide stratégique parce qu’elle exige des soldats qu’ils remplissent des tâches inconciliables. On ne peut, et on ne doit pas, demander aux soldats d’être en même temps des travailleurs humanitaires, des casques bleus et des guerriers sur un territoire réduit. Dans la mesure du possible, le combat doit être distinct des autres fonctions, qui devraient être prises en charge de préférence par des groupes distincts, notamment les organismes des Nations Unies, la police et les casques bleus. Le manque de solides assises théoriques de ce concept est problématique, mais moins que sa contradiction intrinsèque : les opérations de combat ne peuvent être combinées à des missions de soutien de la paix ou autres. La guerre à trois volets aggrave ce problème en donnant l’impression qu’il s’agit d’un concept simple et facile à appliquer. Il est alors trop facile d’envoyer des militaires mener une guerre impossible à gagner. Au lieu de préconiser les opérations de guerre à trois volets, les militaires devraient chercher à les éviter. Il faut rejeter ce modèle au profit de nouvelles idées et élaborer des doctrines dont la valeur a été éprouvée dans des plusieurs dizaines d’opérations au fil des décennies, telles que des opérations de maintien de la paix et de stabilisation dans des environnements très complexes. Pour ces opérations, le Canada jouit d’une solide réputation et peut tabler sur une précieuse expérience.

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Walter Dorn est professeur agrégé au département des études de la défense au Collège militaire royal du Canada et au Collège des Forces canadiennes. Il est aussi consultant auprès des Nations Unies et a apporté son concours aux missions de l'ONU en Haïti, au Congo, au Timor et dans d'autres zones de conflit. Mike Varey a obtenu une maîtrise ès arts en sciences politiques de l'Université de Toronto. Il est actuellement étudiant au doctorat en sciences juridiques à la faculté de droit de cette même université.

Notes

  1. Charles Krulak, « The Three Block War: Fighting in Urban Areas », Vital Speeches of the Day, vol. 64, no 5, 15 décembre 1997, p. 139-141, et  « The Strategic Corporal: Leadership in the Three Block War », Marine Corps Gazette, vol. 83, no 1, janvier 1999, p. 18-23.
  2. Krulak, « The Three Block War ».
  3. Max Boot, « Beyond the 3-Block War, » Armed Forces Journal, mars 2006. Le concept de la guerre à trois volets continue d’être abordé dans certains cours à la Marine Corps University.
  4. L’expression « Three Block War » ne figure pas dans le volumineux ouvrage NATO Glossary of Terms and Definitions produit par l’Agence de normalisation de l’OTAN. Document AAP-6 (2007).
  5. Chris Maclean, « Experience is Shaping Army Transformation: Interview with Lieutenant-General Rick Hillier », Frontline, janvier-février 2005, à <www.frontline-canada.com/Defence/pdfs/0201Hillier_CLS.pdf>.
  6. Affiche de l’armée de terre, commandant de l’armée de terre, citée dans une affiche produite par la division des Affaires publiques de l’armée de terre, « Army Transformation: Three-Block War », Transformation des Forces canadiennes, affiche 7 (2005).
  7. Armée de terre canadienne, Army Transformation,à <www.army.forces.gc.ca/lf/English/5_4_1_1.asp>, consulté le 10 mars 2008.
  8. Gouvernement du Canada, Canada’s International Policy Statement: Defence, p. 26, à <www.mdn.ca/site/reports/dps/pdf/dps_e.pdf>, consulté le 20 juin 2009.
  9. Gouvernement du Canada, Canada’s International Policy Statement: Overview, à<geo.international.gc.ca/cip-pic/ips/ips-overview5-en.aspx>.
  10. Vincent J. Curtis, « La guerre à trois volets : ses causes et son rôle dans la construction de la paix », Journal de l’armée de terre du Canada, vol. 10, no 2, été 2007.
  11. Affiche du Programme de transformation des Forces canadiennes.
  12. Frank G. Hoffman et James N. Mattis. « Future Warfare: The Rise of Hybrid Wars », Naval Institute Proceedings, vol. 132, no 11, novembre 2005.
  13. John Agoglia, « Learning to Fight the Four-Block War: How Commanders Learn “Non-Military Jobs” », Beyond the Three Block War, dans David Rudd, Deborah Bayley et Ewa K Petruczynik (dir.), Institut canadien d’études stratégiques, Toronto, 2006.
  14. Commentaire du colonel John Agoglia aux auteurs durant la conférence « Beyond the Three Block War », Collège des Forces canadiennes, Toronto, 15 janvier 2006.
  15. Gouvernement du Canada. Canada’s International Policy Statement: Defence, p. 26.
  16. Voir, par exemple, Bill Graham, « Speaking Notes for the Honourable Bill Graham at a Luncheon of the Rotary Club of Toronto, » 21 janvier 2005, à <www.forces.gc.ca/site/newsroom/view_news_e.asp?id=1577>, consulté le 2 avril 2008.
  17. Krulak, « The Three Block War »et « The Strategic Corporal ».
  18. Général Hillier, cité dans Maclean’s, « Experience is Shaping Army Transformation ».
  19. Armée de terre canadienne, Army Transformation: Three-Block War. (C’est nous qui soulignons.)
  20. Gouvernement du Canada, Canada’s International Policy Statement: Defence, p. 8.
  21. Le concept n’a pas figuré par exemple dans les sections Diplomatie ou Développement de l’Énoncé de politique internationale de 2005. Par ailleurs, l’expression « États en déroute ou défaillants » est remplacée par une expression plus diplomatique, « États fragiles et en déroute ». Voir Gouvernement du Canada, Canada’s International Policy Statement: Diplomacy, à <geo.international.gc.ca/cip-pic/ips/diplomacy-en.aspx>, consulté le 2 avril 2008, et Canada’s International Policy Statement: Development, à <www.acdi-cida.gc.ca/ips-development>, consulté le 2 avril 2008.
  22. Gouvernment du Canada. Canada’s International Policy Statement: Defence, p. 27.
  23. Adnan R. Khan, « Canada’s Kandahar Balancing Act », dans Maclean’s, 19 avril 2006.
  24. Général Hillier, cité dans Janice Gross Stein et Eugene Land, Unexpected War (Toronto : Viking Canada, 2007), p. 243.
  25. Deux ans après leur arrivée à Kandahar, le ministère des Affaires extérieures et du Commerce international et l'Agence canadienne de développement international avaient déployé à peine une douzaine d'agents, contre 2 500 soldats canadiens. Voir Lee Berthiaume, « Death of the Three-Ds in Afghan Mission », 12 décembre 2007, dans Embassy: Canada's Foreign Policy Newsweekly, à 2007/december/12/threedapproach>. Chiffres approximatifs : le Canada a dépensé plus de 100 millions de dollars par année en aide humanitaire en Afghanistan, tandis que les coûts militaires s'élevaient à près d'un milliard de dollars par année.
  26. Le Canada a perdu 98 soldats en Afghanistan en 2006, 2007 et 2008, dont 90 % au cours d'hostilités. Durant cette période, en moyenne, 2 400 soldats canadiens détaient éployés annuellement. Les pertes annuelles du Royaume-Uni et des États-Unis ont été nettement inférieures : 0,66 % et 0,45 %, par rapport à 1,4 % pour le Canada. Les forces canadiennes sont concentrées dans la région de
    Kandahar, l'une des plus dangereuses. Le nombre de travailleurs humanitaires tués (toutes nationalités confondues, dont au moins trois Canadiens) a grimpé en 2008, passant de 17 l'année précédente à 23 (jusqu'en août 2008). Voir : « Aid workers killed in Afghan attack », dans le Globe and Mail, 13 août 2008 à www.theglobeandmail.com/servlet/story/RTGAM.20080813.wafghandead0813/
    BNStory/International
  27. Reuben E. Brigety II, « From Three to One: Rethinking the Three Block War and Humanitarian Operations in Combat », à , consulté le 1er avril 2008.
  28. Brigety II, « From Three to One ».
  29. OTAN, Peace Support Operations, Allied Joint Publication AJP-3.4.1, juillet 2001.
  30. OTAN, Peace Support Operations, art. 202 et 217.
  31. US Army et Marine Corps, Counterinsurgency Field Manual, US Army Field Manual no 3-24; Marine Corps Warfighting Publication 3-33.5 (Chicago : University of Chicago Press, 2007), à http://usacac.army.mil/cac/repository/materials/coin-fm3-24.pdf, consulté le 23 juin 2009.
  32. Christopher S. Chivvis, « Preserving Hope in the Democratic Republic of the Congo », Survival, vol. 49, no 2, 2007, p. 21-41.
  33. Direction des concepts et schémas de la Force terrestre, « Land Operations 2021: Adaptive Dispersed Operations. The Force Employment Concept for Canada's Army of Tomorrow », Kingston, 2007. Défense nationale, Canada First Defence Strategy, Ottawa, 2008, à , consulté le 21 juin 2009.
  34. Voir, par exemple, Andrew Leslie, Peter Gizewski, et Michael Rostek, « Une nouvelle approche globale des opérations des Forces canadiennes, » Revue militaire canadienne, vol. 9, no 1.
  35. Voir : Peter Gizewski et and Lieutenant-Colonel Michael Rostek. « Vers une Force terrestre dotée d'une capacité interarmées, interorganisationnelle, multinationale et publique (IIMP), » Journal de l'Armée du Canada, vol. 10, no 1, printemps 20007.

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