Leçons du passé

Le président Dwight D. Eisenhower à son bureau, 1957.

Photo d’Arnold Sachs ©Bettmann/Corbis U1345271INP

Le président Dwight D. Eisenhower à son bureau, 1957.

Discours d’adieu à la nation du président Dwight D. Eisenhower, le 17 janvier 1961 ~ contradictions et contemporanité

par Garrett Lawless et A.G. Dizboni

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Le major Garrett Lawless, CD, est pilote de la Force de mobilité aérienne, Aviation royale canadienne, et exerce actuellement les fonctions de conseiller militaire auprès du ministre de la Défense nationale. Il est titulaire d’un diplôme de premier cycle en génie électrique, et d’une maîtrise ès arts en gestion et politique de sécurité et de défense du Collège militaire royal du Canada, ainsi que d’une maîtrise en études de la défense du Collège des Forces canadiennes.

Ali Ghanbarpour Dizboni, PhD, est professeur adjoint de science politique au Collège militaire royal du Canada. Il est aussi chercheur pour le Centre for International and Defence Policy de l’Université Queen’s, à Kingston (Ontario).

Introduction

Le discours d’adieu d’Eisenhower continue d’opposer partisans et détracteurs dans l’ensemble du spectre politique. Il a beau couvrir bien d’autres sujets que celui qui lui a valu sa célébrité, la plupart des analyses qui en ont été faites portent principalement sur la relation entre les secteurs public et privé en matière de défense, qu’il a appelée le complexe militaro-industriel (CMI). Dans le discours même, Eisenhower ne traite de ce sujet que superficiellement, et à première vue, sa mise en garde semble être en contradiction avec nombre des décisions qu’il a prises dans le domaine de la défense au cours de ses deux mandats présidentiels. Voilà qui explique comment, au cours des cinquante dernières années, aussi bien « faucons » que « colombes » ont pu évoquer le fantôme d’Eisenhower pour appuyer leurs théories de défense rivales. On oublie ou ignore trop souvent le véritable message de ce discours : un long plaidoyer pour l’équilibre. Même lorsqu’il est abordé, cet appel à l’équilibre est fréquemment considéré comme accessoire dans le grand débat du CMI. Tout cela est bien décevant. En effet, dans ce texte, ce qu’Eisenhower préconise en particulier est un équilibre continu entre la collaboration et le sectarisme politique au sein du Congrès, un équilibre renouvelé au niveau des programmes nationaux (dont le CMI ne serait qu’un parmi tant d’autres), et un meilleur équilibre entre les désirs actuels et les besoins futurs. Cependant, ce qu’Eisenhower préconise en général est la mobilisation d’une population vigilante et avertie qui saura trouver cet équilibre – voilà donc l’aspect du discours qui mérite plus que tout autre d’être analysé. D’ailleurs, l’utilité contemporaine de ce discours réside dans notre interprétation consciencieuse des réalités contradictoires qui ont suscité cet appel à l’équilibre à l’époque. Ainsi, nous prendrons conscience du peu de connaissance que nous avons aujourd’hui de ces grands sujets, et peut-être nous rapprocherons-nous comme citoyens de l’idéal imaginé par Eisenhower.

Discussion

Avant tout, il est important de se demander comment la vérité peut être source de contradiction. La vérité n’est-elle pas, par définition, absolue? C’est là la clef qui nous ouvrira toutes les portes : qu’est-ce que la vérité? La plupart des citoyens auraient bien de la difficulté à faire mieux que répondre en boucle. Or, comme nous le verrons, c’est précisément la méconnaissance de la portée générale du terme qui empêche une discussion éclairée. En effet, beaucoup d’entre nous comprennent le concept de vérité de façon scientifique seulement. Nul doute que la science est un outil puissant qui a donné de nombreux résultats bénéfiques, et que les grands progrès scientifiques ont marqué l’émotivité et l’esprit des gens en Occident, ce qui a persuadé bon nombre d’entre nous que la vérité objective n’est pas seulement possible, mais aussi courante. Le problème d’une telle interprétation est qu’elle engouffre rapidement les débats publics sur les politiques dans une impasse, puisque chaque partie croit avoir raison sur toute la ligne et se ferme ainsi au point de vue opposé. Chaque partie au débat agit là de bonne foi; elle a la certitude morale de certaines vérités qui appuient sa position et d’autres vérités qui mettent en échec le point de vue opposé. Or, si l’on croit qu’il ne peut y avoir qu’une vérité, aucune des parties au débat n’est capable de faire preuve de suffisamment d’ouverture pour envisager les idées de l’autre. Les parties cèdent donc à l’émotion et campent sur leurs positions, abandonnent le débat de fond et comblent le vide subséquent de paroles creuses.

Le terme vérité, dans son sens profond, désigne simplement toute proposition qui peut être présentée de bonne foi, conformément à l’ensemble des autres croyances d’une personne1. Dans cette optique, la vérité est fondamentalement existentielle. D’ailleurs, si nous considérons du point de vue existentiel les partisans et les détracteurs des appels à l’équilibre lancés par Eisenhower, nous sommes mieux à même de comprendre, d’examiner et d’évaluer les mérites relatifs de toutes les parties. Heureusement, cela est plus facile à faire qu’il n’y paraît. Nous ne nous attarderons pas (pour l’instant) à un examen philosophique nuancé de ce que l’on appelle l’horizon herméneutique et nous en tiendrons à tout ce qui compte réellement : une certaine ouverture d’esprit et l’admission qu’aucune des parties à un débat n’argumente sans avoir la conviction intime d’avoir une opinion valable. Cela étant dit, penchons-nous maintenant sur les questions de la coopération du Congrès, de l’équilibre entre les programmes nationaux, et de l’équilibre entre les désirs actuels et les besoins futurs. L’examen des différentes prétentions à la vérité portant sur ces thèmes dans le discours d’adieu d’Eisenhower devrait mettre en lumière l’importance et la difficulté de mobiliser une population vigilante et avertie.

Le Capitole américain.

Photo de Bill Ingalls, NASA/Defense Video & Imagery Distribution System (DVIDS) 857134

Le Capitole américain.

Le début du discours, où Eisenhower remercie le Congrès de sa propension à la coopération, par opposition au sectarisme politique, suffit à lui seul à inspirer une grande nostalgie même chez les plus jeunes, qui n’ont pas souvenir de cette époque formidable où la gouvernance était efficace. Est-il vrai que ce gouvernement agissait dans un esprit de coopération? De toute évidence, oui. L’entente qui régnait entre le président et le Congrès pendant le mandat d’Eisenhower est documentée et remarquable2, mais qu’y avait-il de si spécial à cette période, pour qu’elle ait favorisé un niveau de coopération jamais vu à d’autres époques? Dans le contexte élargi de l’ère nucléaire qui s’amorçait en Amérique, deux repères importants pourraient avoir rendu cette époque unique : la peur et l’économie.

De nos jours, l’époque de la présidence d’Eisenhower évoque généralement les grands idéaux, les belles voitures, la musique joyeuse et les perspectives d’un avenir prospère3. De même, aujourd’hui, nombre de planificateurs de la défense se languissent ouvertement du « bon vieux temps » de la Guerre froide pour son ennemi clairement identifié et ses stratégies simples. Il est intéressant de constater la vitesse à laquelle nous oublions qu’en dépit de leurs bons côtés, les années 1950 ont fait planer la crainte terrible d’une apocalypse nucléaire provoquée par l’homme. Les États-Unis ont activement promu une vision singulièrement positive d’eux-mêmes, tout en diabolisant l’Union soviétique, de l’autre côté du rideau de fer, pour ces philosophies et pratiques politiques. Cette dichotomie était si extrême, et la terreur qu’elle causait était si massive, que d’éminents citoyens des États-Unis subissaient un procès public à la moindre accusation, ne fut-elle que rumeur, d’entretenir des idées socialistes4. Eisenhower a lui-même déclaré qu’il préférait subir une attaque atomique plutôt que le communisme5. Il avait établi une stratégie robuste, quoique suicidaire, pour combattre dans une guerre nucléaire contre l’Union soviétique. Cette stratégie prévoyait des campagnes publiques d’entraînement des citoyens à réagir selon les scénarios prescrits en cas d’attaque nucléaire6. Il espérait ainsi prévenir les réactions « trop hystériques » après l’atomisation prévue des 25 à 30 villes américaines désignées, et donner ainsi à la nation la meilleure chance possible de renaître de ses cendres après une attaque nucléaire7.

Un bombardier B47 Stratojet de Boeing, un des fers de lance du Commandement aérien stratégique pendant les premières années de la guerre froide.

Photo de la NASA, DVIDS 837402

Un bombardier B47 Stratojet de Boeing, un des fers de lance du Commandement aérien stratégique pendant les premières années de la guerre froide.

Faut-il s’étonner que, dans ce contexte, le président ait joui d’une coopération sans réserve de la part du Congrès? De même, dans la foulée du cauchemar des attaques du 11 septembre aux États-Unis, nombre des obstacles entravant habituellement l’autorité présidentielle ont aussi été levés. En effet, le Congrès a alors apporté un vaste appui au président Bush, et l’opposition démocrate lui a presque donné carte blanche8. Ce qui distingue ces deux périodes de la plupart des autres époques est la peur intense qui a servi à concilier des idées autrement divergentes. Heureusement, à l’heure actuelle, il n’existe aucune telle peur. Les soins de santé, le déficit, et le ton de la politique étrangère des États-Unis sont toutes des questions importantes, mais aucune ni même l’ensemble, ne représente un danger évident et réel susceptible de rallier la population des États-Unis. Au contraire, la population se sent largement en sécurité, et les individus poursuivent donc allègrement différentes quêtes personnelles selon ce qu’ils considèrent conforme à leur propre interprétation de la vérité. Plus particulièrement, il y a moins de coopération au sein du Congrès aujourd’hui parce qu’il n’existe aucun centre d’attention d’une grande intensité émotive qui puisse rapprocher nos notions personnelles de ce qu’est la vérité et inspirer une compréhension commune.

Défilé du 1er mai 1956 sur la place Rouge, à Moscou.

©Bettmann/Corbis BE037035

Défilé du 1er mai 1956 sur la place Rouge, à Moscou.

La question de l’économie est un peu plus compliquée. Malgré que d’aucuns prétendent le contraire, l’économie n’est pas une science au sens strict du terme. Alors que dans les sciences physiques, on avance des hypothèses dont on vérifie rigoureusement la validité ensuite à l’aide d’expériences contrôlées, dénuées d’émotion et qui peuvent être répétées, l’économie tente de décrire un système incontrôlable, qui comprend beaucoup de variables émotionnelles. Ainsi, l’économie tend à proposer des modèles qui décrivent fidèlement le passé mais échouent souvent de façon lamentable à deviner l’avenir. En soi, ce n’est pas grave, mais les choses se corsent quand ce champ d’étude se drape dans la nomenclature du calcul. L’économie prend alors des airs de mathématiques, et attire ainsi une foi inébranlable et non méritée en ses conclusions souvent contradictoires. À l’époque d’Eisenhower plus particulièrement, la théorie économique du jour qui a grandement favorisé la coopération accidentelle du Congrès était le keynésianisme.

Thomas Hobbes (1588-1679), par John Michael Wright.

The Granger Collection, NYC, 0020460

Thomas Hobbes (1588-1679), par John Michael Wright.

John Maynard Keynes (1883-1946).

Photo d’Ullstein Bild/The Granger Collection, NYC 0165523

John Maynard Keynes (1883-1946).

Quiconque se sent l’âme poétique pourrait décrire l’essentiel de l’histoire de l’économie occidentale en disant qu’Adam Smith a d’une main invisible occis le Léviathan de Thomas Hobbes et préparé le terrain au capitalisme. Pour ceux qui ne connaissent pas les deux hommes, Thomas Hobbes prétendait que les humains devaient être gouvernés par un monarque tout-puissant (le Léviathan), qui les protégerait du monde sauvage et anarchique qui les entoure. Adam Smith a riposté que malgré l’anarchie, les humains qui veillaient à leurs propres intérêts seraient guidés par une « main invisible » qui exigerait d’eux une coopération et une entraide qui, en définitive, leur garantirait tous la prospérité. Bien que cette main invisible semble fonctionner merveilleusement à long terme, il y a parfois, à court terme, des anicroches dévastatrices sur les marchés libres. Essentiellement, c’est là la cause du krach boursier de 1929. C’est alors que John Maynard Keynes a proposé l’adoption d’une sorte de « mini-Léviathan » sous la forme d’autorités gouvernementales qui aideraient à adoucir les temps durs, et à l’époque d’Eisenhower, cette méthode semblait fonctionner très bien9.

Ironiquement, l’assujettissement exagéré du keynésianisme à la bureaucratie a poussé les Républicains et les Démocrates à former un drôle de partenariat. Plutôt que de promouvoir le contrôle de l’économie à l’aide d’autorités gouvernementales simples, de nombreux partisans de la gauche ont poussé l’idée beaucoup plus loin, et l’ont plutôt utilisée pour faire la promotion d’un état omniprésent. Cette structure comprenait l’idée d’une industrie de la défense élargie qui serait subventionnée et influencée par le gouvernement fédéral. De cette façon, la coopération du Congrès de cette époque était, jusqu’à un certain point, accidentelle. Eisenhower n’était pas keynésien, et il détestait l’idée d’un état tentaculaire10, mais les Démocrates connaissaient son faible pour la défense. Ainsi, si le Congrès insistait pour hausser les dépenses liées aux programmes de défense qui produisaient d’excellents revenus et emplois dans leurs circonscriptions, c’était uniquement parce que le président se préoccupait tellement de la sécurité nationale que le Congrès obtenait généralement ce qu’il demandait (ou exigeait)11. Du point de vue de la vérité, la coopération du Congrès pendant cette période est unique en son genre, parce que dans la crainte terrible d’une menace à la sécurité, de farouches opposants trouvaient un terrain d’entente. Pour cette raison, même si la droite et la gauche souscrivaient à différentes idéologies économiques quant aux dépenses publiques, il s’est trouvé qu’à ce sujet, les deux parties au débat souhaitaient prendre les mêmes mesures.

Naturellement, la cohésion opportune à l’égard des programmes de défense a éclaté dans le contexte élargi des programmes nationaux, et c’est pourquoi Eisenhower s’est mis à craindre que se rompe l’équilibre dans les programmes nationaux en général. Cependant, contrairement à ce que prétendent certains, il est incorrect de présumer qu’Eisenhower souhaitait améliorer l’équilibre dans ce domaine en augmentant le financement d’autres programmes. Le discours d’adieu du président laisse transparaître la forte préférence de ce dernier pour l’entreprenariat privé, comme lorsqu’il juxtapose l’image d’un inventeur solitaire héroïque qui bricole dans son garage et celle de lugubres groupes de scientifiques parrainés par l’État occupés à remplir un terne mandat externe. Certes, étant donné la haine viscérale d’Eisenhower envers le communisme, il est facile d’imaginer le malaise que devaient lui inspirer ces relations entre les secteurs public et privé. Eisenhower ne voulait pas que le gouvernement s’ingère dans l’économie, mais au sein du Congrès, on nourrissait l’espoir que l’État favoriserait de façon dynamique le plein emploi de la population en lui offrant de meilleures possibilités dans le cadre des programmes subventionnés par l’État12. Ainsi, comme les seuls programmes de cette nature qu’Eisenhower appuyaient étaient ceux de l’industrie de la défense, on comprend rapidement comment un programme national a connu une croissance explosive, alors que tous les autres ou presque étaient négligés.

Les leçons du passé

La situation n’est pas différente aujourd’hui, et les appels à l’équilibre lancés par Eisenhower en ce qui concerne les programmes nationaux n’ont pas été entendus. Cette année, le gouvernement des États-Unis a dépensé plus d’argent pour la défense que pour n’importe quel autre programme, et selon certains calculs, que pour tous les autres programmes gouvernementaux mis ensemble13. Toutefois, ce déséquilibre prête aisément à confusion et peut être cité pour justifier toute une gamme d’arguments contradictoires, dont certains ont déjà été formulés par Eisenhower lui-même. Pendant un discours, Eisenhower a en effet déclaré que chaque canon fabriqué, chaque navire de guerre mis à flot, chaque fusée lancée représente en dernière analyse un vol, et qu’un bombardier lourd moderne coûte autant que la construction d’une école de briques moderne dans plus de trente villes14. Le problème de ce type d’affirmation est qu’il présente une idée simpliste de la nature des dépenses publiques, qui, en fin de compte, doivent être vues comme un investissement. Au-delà du simple achat de dispositifs de sécurité, les investissements dans les industries de la défense créent des emplois et injectent des fonds dans l’économie, ce qui, en retour, stimule directement le moteur industriel de la nation, contrairement aux investissements dans l’éducation.

Cathédrale Saint-Basile, sur la place Rouge, de nuit.

Photo d’Oleg Shipov, Shutterstock image 3110670

Cathédrale Saint-Basile, sur la place Rouge, de nuit.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucun mérite à investir dans l’éducation. Au contraire, les bienfaits en sont manifestes, mais le débat public souffre lorsque des arguments sont avancés pour leur rhétorique, et non pour leur juste valeur. L’argument laisse aussi entendre que si le gouvernement des États-Unis devait diminuer les dépenses de la défense, il redirigerait le financement correspondant vers d’autres programmes nationaux, mais c’est faux. En dernière analyse, les États-Unis souscrivent au capitalisme de libre marché. Le déséquilibre des programmes nationaux en faveur de la défense s’explique principalement par le fait que la peur et le patriotisme que ce secteur éveille dans l’imaginaire collectif constitue un terrain d’entente pour les politiciens des États-Unis, et en fin de compte, c’est cet unique argument qui justifie les dépenses. Toutefois, comme les dépenses publiques en général vont à l’encontre d’une résistance à l’état tentaculaire et à l’influence bureaucratique qui est presque primordiale aux États-Unis, il est peu probable qu’un autre programme national jouisse un jour d’autant d’appui, peu importe que celui accordé à la défense augmente ou fléchisse à l’avenir.

Eisenhower craignait que ce déséquilibre dans les dépenses n’hypothèque les générations futures. Cette peur est intéressante, si l’on tient compte du fait qu’il considérait aussi comme très réelle la possibilité qu’aucun avenir ne se dessine à l’horizon15. Heureusement, à cet égard, Eisenhower semble avoir eu tort. Non seulement le monde a survécu, mais peu importe tous les hauts et les bas de l’économie des États-Unis au cours des cinquante dernière années, le niveau de prospérité dont jouissent les citoyens américains d’aujourd’hui est de loin plus élevé qu’il ne l’était alors. Cela dit, cette réussite ne parvient nullement à empêcher la peur liée aux dépenses de se propager aux débats publics d’aujourd’hui, et ce ne devrait pas être le cas. Aucune société responsable digne de ce nom ne peut diriger ses affaires sans être tournée vers l’avenir, ce qui nous amène à l’appel général lancé par Eisenhower dans son discours : la nécessité de miser une population vigilante et avertie. Tant qu’une entente politique sérieuse ne pourra naître que d’une peur intense, l’avenir de la coopération du Congrès restera peu reluisant. De plus, comme le savait Eisenhower, la qualité du débat public en général, qui doit être la tribune où les orientations nationales de demain prennent forme, nécessite absolument que la société se sente interpellée par les enjeux, s’y intéresse et les comprennent. N’empêche, est-ce une attente réaliste à l’endroit du citoyen idéal? Peut-on trouver un terrain d’entente qui puisse favoriser la productivité du Congrès sans avoir recours à la peur? Et dans quelle mesure cette notion du citoyen idéal est-elle réaliste? S’il doit y avoir une solution de rechange, quelle est-elle? Ces questions nous ramènent au concept de la vérité.

Les « faucons » et les « colombes » qui dénaturent les propos d’Eisenhower au sujet du CMI ne comprennent probablement pas non plus la complexité de son point de vue, et ils devraient donc être au moins considérés comme honnêtes dans leurs prétentions à la vérité. En soi, ça ne pose pas problème. À vrai dire, dans ces circonstances, chaque partie devrait présenter de bonne foi son point de vue à l’autre et examiner l’opinion de l’autre en profondeur et en gardant l’esprit ouvert. Chaque partie approfondirait ainsi sa compréhension de l’opinion d’Eisenhower quant au CMI, par exemple; qu’elle s’est formée fortuitement dans le contexte contradictoire de ses peurs à l’égard de la sécurité nationale et ses idéaux pré-keynésien. Mais voilà, ce n’est pas ce qui se produit habituellement. Au contraire, le débat sur les politiques publiques dégénère trop souvent en une cacophonie de paroles creuses que tout le monde ridiculise tout en y adhérant. Cette situation peut mener à la confusion absolue, et d’après la documentation politique contemporaine, empêcher qui que ce soit de discerner une solution pratique, ce qui n’inspire malheureusement aucun optimisme quant à une éventuelle mobilisation d’une population vigilante et avertie.

D’aucuns avancent que personne ne peut trouver une solution pratique à ce problème dans la documentation politique contemporaine, mais il existe un autre champ d’études qui offre un peu d’espoir, étant donné qu’il implique une étude approfondie de ce type précis de problème. Ce domaine s’appelle l’herméneutique, et bien qu’il reste malheureusement peu étudié en dehors de la philosophie, en raison de son langage et sa méthodologie ésotériques, il est prometteur dans une certaine mesure en ce qui a trait à la concrétisation du citoyen idéal d’Eisenhower. Il fait valoir la notion d’un horizon herméneutique, qui peut être représenté comme le champ de vision mental d’une personne qui regarde le monde qui l’entoure. Plus particulièrement, il s’agit de la totalité référentielle par laquelle elle se fait une idée du monde dans lequel elle vit. Ce concept est complexe; des explications s’imposent probablement. Réfléchissez au fait que la compréhension de quoi que ce soit ne peut pas être intrinsèque. La compréhension d’une chose ou d’une idée passe nécessairement par son rapport avec une autre chose ou idée. Prenez un moment pour y réfléchir. Si nous ne pouvons comprendre une chose qu’en la considérant en rapport avec d’autres choses ou idées, il va sans dire que notre compréhension est limitée au cadre référentiel que nous avons acquis et intériorisé grâce à nos expériences de vie. Voilà ce qui définit et limite les réflexions référentielles dont nous sommes capable, et le total de ces référentiels forme notre horizon herméneutique personnel. En fin de compte, c’est cet horizon qui dicte l’étendue possible de nos pensées, idées et conceptions.

Le célèbre philosophe allemand Hans-Georg Gadamer (1900-2002), connu pour son concept d’herméneutique.

Photo d’Ullstein Bild/The Granger Collection, NYC 0168774

Le célèbre philosophe allemand Hans-Georg Gadamer (1900-2002), connu pour son concept d’herméneutique.

Une erreur courante consiste à présumer à tort que toute idée qui n’a pas de sens selon son horizon herméneutique personnel n’en a pas non plus dans l’universel. Ce raisonnement peut créer de forts clivages, parce que les gens en viennent à croire que ceux et celles dont les idées ne cadrant pas avec leur propre horizon ont simplement des idées absurdes. Ce n’est manifestement pas productif. Mêlons à cela le rythme étourdissant de la vie moderne, et cette curieuse conviction qu’il incombe à chaque citoyen d’une démocratie d’avoir une opinion sur tout16, et on commence à comprendre la source des paroles creuses et grandiloquentes qui guident et limitent les dialogues de sourds que nous tenons aujourd’hui sur les politiques publiques. Les choses n’ont pas à être ainsi. Bien que ce soit déraisonnable, contre-productif même, d’attendre des citoyens qu’ils deviennent vigilants et avertis quant aux discussions incroyablement vastes et compliquées qui se tiennent dans la sphère publique, ce ne devrait pas être trop demandé qu’ils comprennent leur façon de comprendre. Ils en retireraient une ouverture aux idées opposées et une humilité à l’égard de leurs propres pensées, qui vaudraient sûrement davantage que n’importe quelle interprétation donnée d’une politique publique.

Conclusion

Le discours d’adieu d’Eisenhower continuera de trouver un écho parmi ceux et celles qui cherchent à comprendre la psyché d’une nation tentant de s’adapter à la fois à une économie en forte croissance et à une menace à la sécurité presque perpétuelle. Aussi controversé que puisse paraître le discours par moments, les idées qui y sont exprimées sont fidèles à l’homme et au contexte élargi de l’ère dans laquelle il vivait. Les préoccupations concernant les programmes nationaux, les partenariats public-privé et les idéologies économiques sont intéressantes et méritent qu’on s’y arrête, mais c’est avant tout sur la nécessité d’une population vigilante et avertie que nous devons nous pencher. Cette idée semble utopique, si on n’adopte pas le bon point de vue. Même les personnes dont la profession fait partie de la sphère publique ne peuvent qu’espérer comprendre en profondeur certains sous-ensembles donnés d’un ensemble plus vaste. Voilà justement le point de vue erroné. Au lieu d’espérer l’impossible, il faudrait chercher une compréhension commune de notre façon même de comprendre. Forts de cette connaissance, nous enrichirions le débat public en le rendant plus sérieux, nuancé, humble et constructif.

Notes

  1. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique [Wahrheit und Methode], édition intégrale revue et corrigée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 1996, p. 14.
  2. James S Wagenen, « A review of congressional oversight », dans Central Intelligence Agency Archives, à https://www.cia.gov/library/center-for-the-study-of-intelligence/csi-publications/csi-studies/studies/97unclass/wagenen.html. Consulté le 31 octobre 2012.
  3. Michael Hall, « Eisenhower’s Farewell Address: A Textual Analysis », dans Generation Cobweb: A Radical Forum for Waking Minds.
  4. Jason Gottlieb, « Ignominious Defeat: The Rise and Fall Surrounding the Army-McCarthy Hearings », à http://www.umich.edu/~historyj/pages_folder/articles/Ignominious_Defeat.pdf. Consulté le 31 octobre 2012.
  5. Ira Chernus, « How One Paragraph in a Single Speech has Skewed the Eisenhower Record », dans Truthout News Analysis, 2011.
  6. Ira Chernus, « The Real Eisenhower », dans George Mason University’s History News Network, 2008.
  7. Ibid.
  8. Michael A. Genovese, Transformations of the Bush Presidency: 9/11 and Beyond, Loyola Marymount University Press, 2010, p. 8.
  9. John Kenneth Galbraith, L’économie en perspective : une histoire critique, Paris, Seuil, 1989, p. 168.
  10. « Eisenhower›s Military-Industry Complex Warning, 50 Years Later », dans National News and Public Radio USA, 2011.
  11. James Ledbetter, « What Caused Ike to Criticize the “Military Industrial Complex” », Reuters, 2011.
  12. Christopher Preble, « Ike Reconsidered: How Conservatives Ignored, and Liberals Misconstrued, Eisenhower’s Warnings about Military Spending », dans Washington Monthly, 31 octobre 2011.
  13. http://www.usgovernmentspending.com/us_military_spending_30.html. Consulté le 31 octobre 2012.
  14. Discours prononcé devant la American Society of Newspaper Editors, 16 avril 1953.
  15. Ira Chernus, « The Real Eisenhower ».
  16. Harry G. Frankfurt, De l’art de dire des conneries, Paris, 10/18, 2006, p. 72.