Opérations futures

Manifestation de chiites radicaux à Bagdad contre les attaques israéliennes au Liban le 21 juillet 2006.

Photo de Karim Kadim, La Presse canadienne/AP 1639692

Manifestation de chiites radicaux à Bagdad contre les attaques israéliennes au Liban le 21 juillet 2006.

Qu’est-ce qu’un acteur non étatique armé (ANEA)?

par James W. Moore

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James W. Moore, Ph. D., LL.M., est scientifique de la Défense à la section des systèmes sociocognitifs du RDDC Toronto. Il a auparavant travaillé pendant vingt ans comme analyste stratégique responsable des recherches et des rapports sur le Moyen-Orient à la DARO (Direction d’analyse et de recherche opérationnelle) de la Direction de l’analyse stratégique, au Quartier général de la Défense nationale, à Ottawa. Il a obtenu son doctorat en science politique du Massachusetts Institute of Technology et a une maîtrise en droit international public de l’Osgoode Hall Law School de l’Université York1.

Introduction

Insurgés. Terroristes. Seigneurs de guerre. Narcotrafiquants. Différents adversaires irréguliers sont présents dans l’espace de bataille complexe où des membres des Forces armées canadiennes (FAC) pourraient exécuter des opérations au cours de futures campagnes. De plus, comme notre liste préliminaire le suggère, il existe une multitude de termes servant à décrire ces acteurs non classiques. Pourtant, paradoxalement, cette surabondance de terminologie peut en fait entraver plutôt qu’aider notre compréhension de l’environnement opérationnel de l’avenir. Ce qu’il nous faut, plutôt qu’un « buffet » d’appellations où l’on se sert à volonté, c’est un terme commun et global qui aide à générer et à communiquer les connaissances concernant les intentions, les capacités et les comportements de la foule d’adversaires irréguliers réels ou en puissance que nous pourrions trouver sur notre chemin au cours des opérations postérieures à la mission en Afghanistan. Nous proposons dans le présent article un candidat à ce titre : l’acteur non étatique armé, ou ANEA.

Nous commençons par une discussion des lacunes des termes, tels que les termes susmentionnés, couramment utilisés pour décrire ces acteurs non classiques. Ces termes tendent à reposer sur l’émotion et sur l’évaluation et, souvent, ils embrouillent les choses autant qu’ils les éclairent. De plus, ils n’aident pas vraiment à distinguer les groupes qui sont des hybrides de types multiples et qui changent constamment. Il nous faut donc un terme global et neutre correspondant à cette notion. Dans la section qui suit, nous proposons une expression différente – acteur non étatique armé – et, en l’absence d’une définition établie, présentons une définition pratique du terme, à savoir :

~ Groupe opérationnel planifié autonome qui a la capacité d’utiliser la violence à des fins politiques.

Nous la comparons ensuite à une expression concurrente rencontrée fréquemment dans les documents du domaine de la défense et de la sécurité : acteur non étatique violent (ANEV), tout en précisant que l’ANEA est effectivement une sous-catégorie d’ANEV. Pour terminer, nous concluons par des réflexions plus larges sur le besoin et l’utilité d’une terminologie commune claire pour accroître notre compréhension de ces acteurs sociaux.

Lacunes des termes courants

Pourquoi devons-nous accorder la place d’honneur à une expression telle qu’ANEA? Nous avons déjà des appellations qui sont régulièrement appliquées aux individus et aux groupes civils ou paramilitaires irréguliers auxquels nous faisons face dans l’espace de combat. De plus, contrairement à ANEA (voir la section suivante), bon nombre de ces termes ont des définitions précises dans le contexte militaire. Si nous consultons le dépôt lexicographique central des FAC, c’est-à-dire la Banque de terminologie de la Défense (BTD), nous trouvons un terme courant – « insurgé » – dont la définition est « groupe ou mouvement organisé, souvent idéologiquement motivé, cherchant à provoquer ou à empêcher le changement politique ou à renverser l’autorité gouvernant un pays ou une région, et axé sur la persuasion ou la contrainte envers la population par l’utilisation de la violence et de la subversion ». (C’est une version légèrement remaniée de la définition que le BTD donne du terme insurrection2, car la Banque n’inclut pas à proprement parler de définition du terme insurgé.) Cette définition distingue – du moins en termes lexicaux – l’« insurgé » du « terroriste », qui est « membre d’une faction dissidente qui recourt à la violence pour des raisons politiques en vue d’intimider et de contraindre la population3 ».

Deux guérilleras des FARC du Bloque Móvil Arturo Ruíz, dans un des camps des FARC.

Photo d’Alvaro Ybarra Zavala, Getty Images 91540213

Deux guérilleras des FARC du Bloque Móvil Arturo Ruíz, dans un des camps des FARC.

Pourquoi passer de ces appellations plus courantes à ce que certains pourraient qualifier d’expression plus difficile et encombrante comme ANEA? Pour commencer, ces appellations de tous les jours sont beaucoup trop chargées sur le plan des émotions. Des termes tels que « combattant de la liberté », par exemple, peuvent faire naître des émotions positives comme la confiance et l’admiration, tandis que des termes tels que « terroriste » peuvent éveiller des émotions négatives comme la peur et la colère. Ce qu’il nous faut, plutôt que ces appellations très chargées sur le plan des émotions, c’est un terme neutre qui désigne une partie des acteurs dans l’espace des conflits sociaux, mais qui ne nous fait pas inconsciemment prendre parti ni pour ni contre eux. En utilisant un terme impartial comme ANEA, nous pouvons, avec un peu de chance, éviter les partis pris inhérents aux autres termes plus chargés évoqués ici.

Dans le même ordre d’idées, ces appellations courantes reposent sur l’évaluation plutôt que sur l’analyse en ce sens qu’elles expriment une certaine approbation ou, le plus souvent, la désapprobation du groupe auquel on les applique. On les utilise à la manière d’armes de guerre politique qui en disent plus sur les acteurs qui s’en servent que sur les groupes qu’elles prétendent décrire. Sans surprise, ces termes chargés sur le plan politique peuvent évoluer selon les circonstances. Par exemple, durant les premières années de l’occupation de l’Iraq par les États-Unis, les forces armées américaines ont grosso modo regroupé toutes les factions sunnites – y compris les groupes laïques ou idéologiques, tribaux et religieux ou islamistes – sous les rubriques « insurgés », « Forces anti-iraquiennes » ou, selon la description imagée du Secrétaire à la défense de l’époque, Donald Rumsfeld, « des jusqu’au boutistes4 [TCO] ». La terminologie américaine applicable à ces ANEA a toutefois changé énormément quand beaucoup d’entre eux se sont retournés contre al-Qaida en Iraq (AQI) en 2005-2006 et ont commencé à combattre aux côtés des forces américaines5. Plutôt que des insurgés, ces combattants auparavant opposés à la coalition sont devenus les « Fils de l’Iraq ». Nous devrions, pour échapper aux caprices d’un langage politique de ce genre, éviter le plus possible l’utilisation de termes subjectivement évaluatifs tels qu’insurgé et terroriste en faveur d’un terme plus objectivement analytique tel qu’ANEA.

Les appellations courantes de ce genre sont non seulement lourdes de préjugés, mais, de plus, elles ne saisissent pas pleinement la nature complexe de ces groupes d’intérêt. La plupart des adversaires irréguliers, si ce n’est la totalité, sont des hybrides des types amorphes et mal définis auxquels ces appellations renvoient. Par exemple, il est possible qu’un groupe exécute des frappes militaires contre les forces de sécurité d’un État et exécute au même moment des attaques terroristes contre des objectifs civils tout en comptant sur les profits d’activités criminelles parallèles (enlèvements, trafic de stupéfiants, vols à main armée et ainsi de suite) pour financer sa campagne de violence. Les talibans afghans sont un exemple typique de ce genre de groupe. La plupart de leurs opérations militaires sont des attaques classiques (tirs d’armes légères, tirs de RPG et ainsi de suite) dirigées contre les forces de sécurité afghanes et les forces militaires internationales6. Le groupe vise aussi délibérément les civils, en particulier ceux qui, à ses yeux, soutiennent le régime de Kaboul et ses alliés de la coalition ou collaborent avec eux. En 2011, par exemple, les IED, les attentats-suicides à la bombe et les assassinats ciblés ont coûté la vie à 2 332 civils, soit 77 p. 100 de toutes les morts civiles associées au conflit cette année-là7. Pour financer leur campagne, les talibans comptent de plus en plus sur les recettes tirées d’activités criminelles. La Drug Enforcement Administration (DEA) des États-Unis estime que 70 p. 100 des fonds opérationnels des talibans proviennent du commerce de l’opium (impôt exigé des producteurs de pavot et protection du transport assuré par les trafiquants de drogue)8. L’argent – estimé à 500 millions de dollars américains seulement en 20079 – entraîne le groupe de plus en plus profondément dans le commerce de la drogue. Selon l’ancien chef du groupe antidrogue de l’ambassade des États-Unis à Kaboul, Doug Wankal, ce processus « fait des talibans l’équivalent des FARC10 [TCO] » (Forces armées révolutionnaires de Colombie), en référence à l’ANEA colombien qui, au fil des ans, a succombé à l’attrait du profit dans le commerce de la cocaïne. Comment un groupe tel que les talibans devrait-il être classé? Est-ce une organisation d’insurgés, un groupe terroriste ou un gang de criminels? Ou les trois?

Un taliban monte la garde dans un champ de pavot à opium dans le district de Naway, dans la province du Helmand, dans le Sud-ouest de l’Afghanistan, le 25 avril 2008.

Photo de La Presse canadienne/AP 5399060 (anonyme)

Un taliban monte la garde dans un champ de pavot à opium dans le district de Naway, dans la province du Helmand, dans le Sud-ouest de l’Afghanistan, le 25 avril 2008.

De plus, ces groupes sont des entités sociales dynamiques dont la nature peut changer au cours d’un conflit. Un groupe peut, au début, être une organisation d’insurgés motivée par le désir de corriger un ou des griefs socio-économiques ou encore politiques perçus par son groupe d’appartenance. Toutefois, plus le conflit s’éternise, plus la motivation initiale que le grief représente peut diminuer à mesure que des occasions économiques illicites d’enrichissement se présentent et que l’avidité devient le motif dominant qui le pousse à poursuivre le combat. Le groupe peut donc se métamorphoser en organisation criminelle et s’engager de plus en plus dans des activités telles que la contrebande, l’extorsion, le chantage, les enlèvements, le trafic de stupéfiants, l’exploitation illégale des ressources et ainsi de suite, tout en abandonnant sa raison d’être politique originale.

La transformation apparente de Jaish al Mahdi (JAM, ou armée du Mahdi), la milice chiite du chef religieux iraquien Moqtada al-Sadr, illustre cette dynamique. À l’origine une milice nationaliste qui a émergé en juin 2003 dans le cadre de l’opposition parfois violente à l’invasion et à l’occupation de l’Iraq par les États-Unis, elle a fini par être considérée par de nombreux chiites iraquiens comme leur seul défenseur durant les mois de l’intense violence interconfessionnelle qui ont suivi l’attentat à la bombe contre la mosquée al ‘Askar? à Samarra en février 2006. Toutefois, à mesure que la menace provenant des insurgés sunnites diminuait et que le conflit interconfessionnel déclinait, la milice est tombée dans des activités criminelles. De jeunes membres de la milice – qui n’étaient pas sous la direction et l’autorité de chefs pris dans les coups de filet de la contre-insurrection américaine – se sont lancés dans le racket de la protection, le vol d’automobiles et la confiscation des biens de chiites morts ou déplacés et de sunnites. De nombreux chiites se tournent de plus en plus contre eux et qualifient cette milice de « bande de voyous sans idéologie11 [TCO] ».

L’armée du Mahdi a par la suite essayé de s’éloigner de la violence et des activités criminelles et de se métamorphoser en un mouvement social et culturel non violent. Durant l’été de 2008, quelques mois à peine après avoir subi un cuisant revers militaire au cours de combats à Bassora et dans d’autres parties du sud contre les forces gouvernementales iraquiennes et les forces américaines, al-Sadr a ordonné à la base de la milice de déposer les armes et de se joindre à une nouvelle aile religieuse et culturelle du mouvement appelé Momahidoun (« ceux qui ouvrent la voie »). D’après des leaders de l’époque associés à al-Sadr, cette organisation prévoyait offrir des services d’aide sociale, des programmes d’alphabétisation et des cours sur les enseignements et l’éthique de l’islam en général – ouverts à tous les Iraquiens, sans égard à l’affiliation confessionnelle ou politique – afin de lutter contre la « culture du meurtre » qu’al-Qaida avait selon eux amenée en Iraq12. Ce qui est à noter ici dans cette brève narration de l’apparente transformation de l’armée du Mahdi, c’est que ces acteurs ne sont pas des entités sociales immuables auxquelles on peut accoler des appellations intemporelles comme insurgé, guérillero ou terroriste. De fait, il est possible qu’ils ne demeurent même pas des acteurs non étatiques armés, tout dépendant de la manière dont ils s’adaptent à l’évolution de l’environnement social dans lequel ils évoluent et dont ils sont un produit.

Des membres de l’armée du Mahdi défilent dans Bagdad, le 26 mars 2005.

AP photo 050326014185 by Samir Mizban

Des membres de l’armée du Mahdi défilent dans Bagdad, le 26 mars 2005.

Un autre nom : l’acteur non étatique armé (ANEA)

Pour ces raisons, les termes que nous utilisons couramment pour désigner les acteurs non classiques dans l’espace de combat ne nous aident pas particulièrement à mieux les comprendre. Il est donc urgent de trouver une autre appellation qui soit globale et neutre au plan analytique : acteur non étatique armé. Mais qu’entend-on exactement par ANEA? Quand on envisage des questions de définition en lingua militare, on devrait en premier recours consulter la Banque de terminologie de la Défense (BTD), la principale source définitive de terminologie approuvée au sein du MDN/des FAC. Une recherche dans cette base de données ne mène toutefois pas à une définition précise de l’expression. Selon la définition de la BTD, le terme plus général « acteur non étatique » désigne une « personne ou organisation qui n’est pas associée à un gouvernement officiellement reconnu13 ». Les « groupes armés » (c’est-à-dire les forces d’opposition rebelles, les milices, les seigneurs de guerre, les insurgés et les compagnies militaires privées) sont un des neuf types d’acteurs qui constituent la classe plus vaste des acteurs non étatique, mais la BTD ne précise pas davantage cette sous-catégorie.

Si nous acceptons ANEA comme descripteur de rechange, comment devrions-nous le définir? D’un certain point de vue c’est une question d’unité d’analyse14. Quand nous parlons d’ANEA, de qui ou de quoi parlons-nous : d’individus ou de groupes? ANEA a servi dans les documents du domaine de la défense et de la sécurité à désigner tant des individus que des groupes, ce qui crée une certaine confusion. Il nous incombe donc de préciser l’unité d’analyse, à savoir l’individu ou le groupe, dont nous parlons quand nous utilisons le terme. Dans ce contexte, la section qui suit décrit la dérivation d’une définition pratique d’ANEA au niveau du groupe.

Notre quête d’une définition pratique part de la prémisse selon laquelle un ANEA est un agent, c’est-à-dire un acteur social qui a la capacité d’agir de façon réfléchie ou délibérée. Un agent peut être soit un individu, soit un groupe, mais, comme nous l’indiquons plus haut, la définition d’ANEA s’applique seulement aux groupes, alors que les individus sont considérés comme des membres de groupes qui sont des ANEA. En général, le terme « groupe » désigne « … un ensemble de personnes, défini par des critères formels ou informels d’appartenance, qui partagent un sentiment d’unité ou qui sont unis dans des ensembles relativement stables d’interactions15 [TCO] ».Ce « sentiment d’unité » commun ou cette fraternité des membres est un élément clé de l’ANEA. Pour adopter le terme que le politologue Benedict Anderson a utilisé dans son étude fondamentale de 1983 sur le nationalisme, un ANEA est une « collectivité imaginée » au sens que « chaque [membre] vit dans sa tête l’image de la communion de l’ensemble16 [TCO] ». Bien qu’il existe « sur le plan horizontal une profonde camaraderie17 [TCO] » entre ses membres, un ANEA est rarement une entité monolithique ou monoculturelle. Il est possible que des individus, des cliques et des factions aient des intérêts, des valeurs et des croyances différents qui peuvent entrer en conflit et, s’ils divergent trop, leurs divergences peuvent paralyser l’action collective et, au bout du compte, menacer l’ordre et la cohésion du groupe.

Les groupes peuvent être qualifiés de planifiés ou d’émergents. Un groupe planifié est un groupe formé délibérément par ses membres ou par une autorité extérieure18. Ce genre de groupe inclut les organisations traditionnelles à structure verticale dans lesquelles les relations hiérarchiques entre les éléments constitutifs sont ordonnées de façon formelle ou institutionnelle, ainsi que les réseaux horizontaux dans lesquels des cellules autonomes synchronisent approximativement leurs actions avec celles d’autres cellules de façon plus ou moins ponctuelle. Un groupe émergent, en revanche, est un ensemble d’individus qui se regroupent spontanément pour agir sans entente préalable19. Un ANEA est donc considéré comme un groupe planifié plutôt que comme un groupe émergent. Un attroupement tumultueux n’est pas un ANEA, même si des membres d’un ANEA peuvent participer à l’émergence de pareil regroupement violent ou, de fait, l’encourager activement.

Les groupes peuvent également être classés en acteurs étatiques et non étatiques. Selon la formule classique du sociologue Max Weber (1919/1946), la caractéristique qui distingue l’État dans la gamme des communautés humaines est le fait qu’il « revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime… [souligné par l’auteur] dans les limites d’un territoire déterminé20 ». L’État peut de temps à autre déléguer le droit de recourir à la force à d’autres institutions ou individus, mais il demeure « l’unique source » de ce « droit21 ». Conformément à cette conceptualisation, « acteur étatique » désigne le ou les groupes qui dominent l’amalgame des institutions du pouvoir – qu’il s’agisse d’une structure bureaucratique moderne, féodale ou tribale ou d’une autre structure – que les gens associent généralement à l’architecture de gouvernance dans une entité territoriale particulière. À l’inverse, un « acteur non étatique » est simplement un groupe qui ne dirige ou ne domine pas ces institutions (peu importe qu’il veuille ou non les dominer).

Des véhicules blindés de transport de personnel devant la Villa Somalia à Mogadiscio, le 27 juillet 2006. La milice islamique qui s’est emparée de la capitale installait un tribunal religieux dans la vaste enceinte de la villa.

Photo de Mohamed Sheikh Nor, AP 060727011102

Des véhicules blindés de transport de personnel devant la Villa Somalia à Mogadiscio, le 27 juillet 2006. La milice islamique qui s’est emparée de la capitale installait un tribunal religieux dans la vaste enceinte de la villa.

En ce qui concerne de façon particulière les acteurs non étatiques armés, beaucoup de définitions pratiques ont été proposées, dont les suivantes :

« Groupes qui sont armés et recourent à la force pour atteindre leurs objectifs, et qui ne sont pas sous le contrôle de l’État22 [TCO]. »
« Groupes armés qui agissent au-delà du contrôle de l’État23 [TCO]. »
« Tout acteur armé doté d’une structure de commandement élémentaire agissant hors du contrôle de l’État qui recourt à la force pour atteindre ses objectifs politiques ou supposément politiques24 [TCO]. »
« Tout groupe identifiable qui recourt à des méthodes armées et qui ne fait pas partie de la structure formelle d’un État reconnu25 [TCO]. »

Noter que ces définitions, qui proviennent en grande partie de la communauté de l’aide humanitaire et des droits de la personne, sont des définitions prescrites par l’orientation de l’entité qui les utilise plutôt que des définitions scientifiques. Elles définissent les acteurs avec lesquels, soutiennent-elles, les organisations humanitaires doivent communiquer à un niveau pratique pour atteindre des objectifs politiques particuliers, par exemple un accès négocié pour permettre l’acheminement de l’aide humanitaire en zone de guerre.

Les similitudes des définitions qui précèdent sautent aux yeux. Plus généralement, les définitions des ANEA mettent l’accent sur quatre caractéristiques26.

Une structure de commandement élémentaire

Un ANEA a une cohérence organisationnelle élémentaire, qui inclut des structures de commandement allant de structures décentralisées vagues (c’est-à-dire des réseaux) à des hiérarchies plus rigides et plus centralisées. L’aspect clé, dans ce cas, est l’ampleur du contrôle que la structure de commandement donne aux dirigeants sur le groupe, c’est-à-dire le fait que le contrôle suffit pour permettre aux dirigeants de l’ANEA de soumettre la conduite de ses combattants à un minimum de retenue. Toutefois, le passage d’al-Qaida (la base – AQ) d’un « terrorisme corporatif » à des « franchises de terreur », ou la transformation apparente du mouvement djihadiste mondial, plus largement, en ce que le sociologue Marc Sagemann (2008) décrit comme un « djihad sans leader27 », remet en question la nécessité de cette caractéristique.

Le recours à la violence à des fins politiques

Un ANEA recourt à la violence en tant que moyen – bien que ce ne soit pas nécessairement le seul moyen ou le moyen principal – de s’opposer au pouvoir politique de gouvernements, de puissances étrangères ou encore d’autres acteurs non étatiques28. Les objectifs politiques pratiques des ANEA sont aussi variés que les groupes eux-mêmes. Il est possible que les ANEA cherchent à protéger ou à promouvoir les intérêts de leur clan, tribu, groupe ethnique ou communauté religieuse à l’intérieur d’un cadre national ou transnational. Il est possible qu’ils cherchent à renverser un gouvernement ou une autorité d’occupation ou, plus fondamentalement, à fomenter une transformation révolutionnaire du régime politique national ou international. Il est possible qu’ils cherchent à conquérir et à dominer un territoire national ou à en détacher une région. Il est possible qu’ils cherchent à préserver un statu quo ou à retourner à un statu quo antérieur qui privilégie leur situation politique, sociale ou encore économique ou celle du groupe qu’ils prétendent représenter. Peu importe l’état final particulier visé, c’est la capacité – c’est-à-dire les moyens et l’intention – de recourir à la violence pour atteindre des objectifs politiques qui distingue principalement un ANEA d’autres groupes violents et non violents.

Déterminer la capacité de violence politique d’un groupe n’est pas nécessairement aussi simple qu’il n’y paraît. Prenez, par exemple, le groupe islamiste radical Hizb ut-Tahrir al-Islami (le Parti de libération islamique – HT). Le HT est un mouvement islamique international fondé en 1953 par un érudit islamique palestinien et juge du tribunal d’appel de la charia, Taqiuddin an-Nabhani. Le groupe a le même objectif politique que beaucoup de groupes djihadistes violents : la réunification de l’oummah au sein d’un État musulman unique authentique – le califat. Le groupe, qui est un réseau international couvrant plus de 40 pays, qui compte selon une estimation prudente plus d’un million de membres et qui est doté d’une structure clandestine cellulaire qui rappelle celle des bolchéviques russes29, aurait à ce qu’il semble la capacité de recourir à la violence. Mais en a-t-il également l’intention?

Le HT rejette publiquement la violence et ne se livre pas lui-même à des attaques terroristes. Toutefois, le directeur du Nixon Center for International Security and Energy Programs, Zeyno Baran (2004), entre autres, juge son « discours de démocratie et… [son] message de non-violence » superficiel30 [TCO]. Mme Baran prétend que le groupe n’a jamais condamné la violence d’autres groupes djihadistes ni dénoncé les attaques terroristes31. Sur ce point, au moins, Zeyno Baran se trompe. Le HT a condamné les atrocités commises par le Groupe islamique armé (GIA) durant la guerre civile qui a sévi en Algérie de 1992 à 2002, les attaques du 11 septembre 2001 et les attaques du 7 juillet 2005 en Grande-Bretagne32 (bien qu’on ne puisse pas reprocher à Zeyno Baran de ne pas avoir mentionné les attaques survenues au Royaume-Uni, car elles sont postérieures à la publication de sa monographie). Quoi qu’il en soit, elle continue ainsi :

Le HT fait à bien des égards partie d’un élégant partage des tâches. Le groupe lui-même est actif dans la préparation idéologique des musulmans, alors que d’autres organisations se chargent de la planification et de l’exécution d’attaques terroristes. En dépit de ses objections à cette caractérisation, le HT sert aujourd’hui de facto de courroie de transmission aux terroristes33 [TCO].

Pour sa part, le gouvernement du Royaume-Uni ne partage pas cette vision simpliste de « courroie de transmission » du HT. Un document « à diffusion restreinte » divulgué au Sunday Telegraph en 2010 et intitulé « Government strategy towards extremism » (Stratégie gouvernementale relative à l’extrémisme) se lit ainsi :

Certains soutiennent parfois que les extrémistes violents sont graduellement devenus des terroristes par le biais d’un engagement passager envers un extrémisme islamiste non violent, par exemple un engagement du genre qui est associé à al-Muhajiroun ou à Hizb ut-Tahrir... Nous ne croyons pas qu’il soit exact de voir la radicalisation, dans notre pays, comme une « courroie de transmission » linéaire entre les revendications et la violence… Cette thèse semble à la fois mal interpréter le processus de radicalisation et donner trop de poids aux facteurs idéologiques34 [TCO].

Des manifestants de l’armée du Mahdi à Sadr City, dans la banlieue de Bagdad, le 21 juillet 2006.

Photo de Karim Kadim, La Presse canadienne/AP 1806359

Des manifestants de l’armée du Mahdi à Sadr City, dans la banlieue de Bagdad, le 21 juillet 2006.

Le politologue Emmanuel Karagiannis et le psychosociologue Clark McCauley (2006) ont présenté une analyse plus fine de l’approche du HT à la violence politique. Ils soutiennent que « [l]e contenu de l’idéologie du Hizb ut-Tahrir, qui est basée sur une interprétation sélective de la théologie et de l’histoire islamiques, sert de barrière à l’adoption de la violence en tant que méthode d’établissement d’un état islamique35 [TCO] ». La stratégie du HT, qui est essentiellement la même depuis plus de cinquante ans, consiste en un programme d’action en trois étapes qui imite la progression de la mission du prophète Mahomet : a) recrutement de l’avant-garde, b) islamisation de la société et c) établissement de l’État et propagation de l’islam par le djihad36. Le HT se voit à la deuxième étape du processus, qui concerne le renversement pacifique des régimes musulmans existants. Le groupe a pour tâche de persuader la société et, surtout, les forces de sécurité d’embrasser l’islam, parce que ce sont elles qui vont faire les coups d’État pacifiques qui vont faire tomber les régimes actuels37. La guerre que le HT livre au cours de la deuxième étape est une guerre pour le cœur et l’esprit des musulmans; ce n’est pas une guerre livrée sur le champ de bataille. Cela ne veut pas dire que le HT rejette la violence en soi. Dans la troisième étape du plan d’action, le djihad est la méthode par laquelle l’État musulman réunifié propage l’islam dans le monde. Toutefois, seul le calife peut déclarer le djihad; le HT – ni aucun autre groupe non étatique, à son avis – ne peut prendre sur soi de le déclarer. (La résistance à une occupation étrangère, comme en Iraq et en Afghanistan, est toutefois permise, en l’absence de la sanction du calife). En ce sens, la conception que le HT a de la violence politique ressemble à la vision centrée sur l’État de l’Occident : la violence sanctionnée par l’État (islamique) est légitime, alors que la violence dans laquelle on s’engage sans l’autorité de l’État constitue du terrorisme (encore une fois, sauf dans le cas de l’invasion du territoire musulman par des forces étrangères)38.

Karagiannis et McCauley (2006) supposent toutefois que, dans certaines circonstances, le HT et ses partisans pourraient recourir à la violence. Le groupe pourrait par exemple décider de s’écarter du modèle en trois étapes du prophète Mahomet. Il pourrait d’un autre côté soutenir que la situation a déjà atteint la troisième étape du djihad, par exemple si un leader musulman véritable prenait le pouvoir dans un État et déclarait de manière crédible le rétablissement du califat. Une action répressive de l’État contre le groupe, en particulier la suppression ou l’élimination de ses dirigeants, pourrait amener le mouvement à se fracturer, des factions dissidentes recourant par la suite à la violence. Le groupe pourrait également s’associer dans certains pays aux forces militaires à l’occasion d’un coup d’État violent39.

La question est toujours la même : Le Hizb ut-Tahrir est-il un ANEA? Le groupe devrait-il se retrouver sous le microscope de notre analyse? Étant donné les ambiguïtés de l’idéologie et de la stratégie du groupe concernant le recours à la violence, dont le point saillant est le fait que nous ne pouvons pas avec confiance exclure le recours par le groupe à ce genre de méthodes dans certaines circonstances, il est possible de soutenir que nous devrions, pour les fins de l’analyse, considérer le HT comme un ANEA.

Noter la réserve « pour les fins de l’analyse ». Le terme ANEA n’est pas une désignation prescrite par une politique. Le simple fait qu’un groupe est considéré comme un ANEA ne sous-entend pas nécessairement que les gouvernements devraient intervenir contre lui en recourant à un genre ou un autre de suppression. Il s’agit là de décisions qui doivent s’appuyer sur un genre différent d’évaluation, à savoir une évaluation de la menace reposant sur le renseignement. Nous sommes ici seulement intéressés à améliorer la compréhension que nous avons des motivations et des intentions d’un groupe donné d’acteurs non étatiques. Le terme ANEA sert à désigner ce groupe d’intérêt particulier du point de vue de la recherche pure plutôt que de celui du maintien opérationnel de l’ordre ou de la sécurité nationale.

Autonomie par rapport au contrôle de l’État

Un ANEA existe hors de la structure institutionnelle formelle de l’État, mais il conserve également la capacité de prendre indépendamment des décisions. Autrement dit, c’est une entité autonome, pas simplement un appendice d’un État ou de ses forces de sécurité; il agit au-delà du contrôle responsable des gouvernements40. Bien qu’il puisse soutenir activement un régime et collaborer avec lui, et avoir en retour le soutien du régime, cette collaboration découle d’une coïncidence perçue des intérêts de l’ANEA et de l’État plutôt que d’une réaction à des ordres supérieurs.

Des guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), à Uribia, en Colombie, le 25 octobre 1999.

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Des guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), à Uribia, en Colombie, le 25 octobre 1999.

La relation entre les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia – Ejército del Pueblo (Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée populaire, connues sous le nom de FARCEP ou FARC) et le régime vénézuélien de feu le président Hugo Chavez illustre bien ce point. En mai 2011, l’International Institute for Strategic Studies (IISS) a publié un dossier de 240 pages analysant les échanges de courriels et des documents stratégiques trouvés dans huit supports de données informatiques appartenant à Luis Edgar Devía Silva (alias Raúl Reyes), un des sept membres du conseil suprême des FARC (officiellement appelé le Secrétariat) et chef de son Comité international (COMINTER)41. Reyes a été tué et les archives électroniques ont été récupérées à l’occasion d’un raid des forces militaires de la Colombie contre un camp des FARC situé de l’autre côté de la frontière en Équateur, en mars 2008. Ces archives ont mis en lumière la relation d’ordre pragmatiquement collaborative mais souvent orageuse entre les FARC et le gouverne­ment du Venezuela. Aux yeux du président Chavez, l’ANEA colombien était un allié stratégique dans la défense de sa révolution bolivarienne contre l’agression américaine de même qu’un partenaire dans la formation d’un bloc révolutionnaire dans toute la région. Il l’a en conséquence autorisé à maintenir des zones de soutien dans les régions voisines de la Colombie et promis un soutien financier et d’autres formes de soutien matériel (même si, souvent, il n’a pas respecté ces promesses, à la grande déception des leaders des FARC). Même si les relations ont mal tourné en 2004, Chavez a cherché à se réconcilier avec le groupe après une rupture de 18 mois, initiative qui a coïncidé avec une détérioration marquée des relations avec Bogotá. En échange du soutien du Venezuela, les FARC ont aidé à donner aux forces paramilitaires du régime une instruction en guérilla et en guerre urbaine après le coup d’État de 2002 qui a brièvement chassé Chavez du pouvoir. Les archives laissent aussi entendre qu’on aurait demandé aux FARC d’assassiner deux des adversaires politiques intérieurs de Chavez. Néanmoins, bien que disposées à collaborer avec Caracas pour faire progresser leurs intérêts, les FARC ont conservé leur indépendance opérationnelle. En 2008, l’enquêteur principal de la NEFA Foundation, Douglas Farah, a conclu d’après son analyse antérieure des mêmes documents de Reyes, que « la longue relation cordiale entre les FARC et Chávez a cessé d’être une relation d’amitié pour se transformer en relation entre alliés et associés [souligné par l’auteur] dans laquelle chacun [se sert] de l’autre pour faire progresser un programme particulier42 [TCO] ». Autrement dit, les FARC n’étaient pas et ne sont pas « simplement un instrument » du régime de Chavez.

Présence des FARC au Venezuela, 1999-2010.

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Accurate tirée de J. Lockhart Smith et de N. Inkster (éd.), The Farc Files : Venezuela, Ecuador and the Secret Archive of Raúl Reyes, Londres, International Institute for Strategic Studies, 2011.

Présence des FARC au Venezuela, 1999-2010.

Un certain contrôle du territoire

Un ANEA contrôle efficacement un territoire (qui n’est pas nécessairement délimité avec précision) et sa population. Cette domination n’exige pas nécessairement une présence visible permanente. La présence de l’ANEA peut être intermittente et sa domination peut être exercée par l’entremise d’agents « cachés » intégrés à la population43.

Il faut reconnaître que ces quatre caractéristiques déterminantes sont restrictives. Elles limitent les ANEA à un sous-ensemble d’acteurs non étatiques qui recourent à la violence dans un contexte de conflit social. Les acteurs ainsi exclus sont notamment les groupes criminels, les forces paramilitaires relevant de l’État et les compagnies de sécurité privées (CSP) et compagnies militaires privées de sécurité (CMPS). Ces caractéristiques nous offrent néanmoins les éléments fondamentaux nécessaires pour formuler une définition pratique des ANEA :

groupe opérationnel planifié autonome qui a la capacité d’utiliser la violence à des fins politiques.

Notez qu’elle fait abstraction de l’exigence relative à la territorialité – c’est-à-dire la mesure dans laquelle les aspirations ou encore les activités d’un ANEA sont liées à un territoire particulier – afin d’englober dans la définition les acteurs déterritorialisés ou transnationaux. Notez aussi la caractéristique de « groupe planifié », dont il a été question plus haut, qui s’ajoute afin de distinguer les ANEA des groupes spontanés d’individus qui se forment dans, disons, des manifestations sur la place publique ou des émeutes.

Le théoricien des relations internationales Ulrich Schneckener (2009) adopte une définition semblable à celle que nous présentons ici44. Il est cependant significatif qu’il ne limite pas les ANEA à la poursuite d’objectifs politiques, de sorte qu’il inclut ainsi dans son univers des ANEA les criminels, les maraudeurs et mercenaires et les CSP et CMPS. Pour notre part, nous ne les considérons pas comme des ANEA, mais nous les incluons dans la catégorie plus vaste des acteurs non étatiques violents (ANEV)45. Selon la définition du spécialiste des relations internationales Kledja Mulaj (2009), les ANEV sont des « …groupes non étatiques armés qui font de la violence organisée un outil qui leur permet d’atteindre leurs objectifs46 ([TCO] ». Bien que semblables, ces deux termes, ANEA et ANEV, ne sont pas tout à fait identiques. Tout comme Schneckener (2009), Mulaj ne qualifie pas le terme « objectifs » dans sa définition. Par conséquent, le terme ANEV peut s’appliquer à une large gamme d’acteurs qui sont ou peuvent être violents, par exemple les groupes criminels, les milices, les seigneurs de guerre et les autres acteurs qui poursuivent une large gamme d’objectifs qui ne sont pas strictement politiques. De fait, c’est précisément la nature de ces objectifs qui distingue les ANEA des ANEV. Un ANEV peut poursuivre n’importe quel objectif – criminel, mercenaire, politique, millénarien et ainsi de suite – alors qu’un ANEA est expressément limité à la poursuite, dans l’ensemble, d’objectifs politiques. Les ANEA constituent par conséquent logiquement une sous-catégorie des ANEV. Autrement dit, un ANEA est nécessairement un ANEV, mais un ANEV n’est pas nécessairement un ANEA. Tout dépend donc des objectifs que l’acteur non étatique en question poursuit par le recours à la violence ou la menace d’un recours à la violence.

Les ANEA sont-ils les seuls groupes qui sont ou peuvent être violents dans l’espace de combat? Certainement pas. Sont-ils même les ANEV les plus importants dans l’environnement opérationnel? Pas nécessairement. Prenez, par exemple, l’actuelle situation meurtrière au Mexique. Dans l’État du Chiapas, dans le sud, l’ANEA révolutionnaire de gauche connu sous le nom d’Ejército Zapatista de Liberación Nacional (Armée zapatiste de libération nationale, ou EZLN) a lancé en 1994 un soulèvement armé contre le gouvernement du Mexique. Ce soulèvement est-il la source de la violence généralisée qui afflige depuis plusieurs années le Mexique? La réponse est non. Depuis sa brève insurrection avortée du milieu des années 1990, l’EZLN a principalement concentré ses efforts sur des moyens non violents pour attirer l’attention nationale et internationale sur ses exigences politiques. Ce sont plutôt les cartels de la drogue tels que le cartel de Sinaloa et le cartel de Los Zetas, plutôt que l’EZLN47, qui portent complètement la responsabilité de la mort de quelque 47 515 personnes au Mexique au cours des cinq dernières années48.

Il est certain que les ANEA font partie de l’équation complexe dans l’espace de combat, mais, ainsi que l’expérience du Mexique le démontre, il existe aussi dans cet espace d’autres groupes violents. Ces autres ANEV n’entrent toutefois pas dans notre définition pratique d’ANEA, car ils ne respectent pas les exigences élémentaires que sont la prise autonome des décisions et le recours à la violence pour des raisons politiques. Bien qu’ANEA soit plus inclusif qu’insurgé ou terroriste, ce n’est pas un terme général qui englobe chacun des acteurs qui sont ou peuvent être violents dans l’espace où se déroule un conflit.

Il y a une autre raison pour laquelle nous préférons ANEA comme désignation privilégiée de ces acteurs. Bien que, ainsi que la définition de Mulaj (2009) l’indique clairement, la violence soit un outil – et pas nécessairement l’outil par excellence ou le seul outil – auquel les ANEV recourent, acteur non étatique « violent » pourrait donner à tort à ceux qui ne connaissent pas les subtilités de la terminologie (en particulier les personnes qui sont au niveau où s’élaborent les politiques) l’impression que la violence est tout pour ces groupes. Cela masque le fait que les ANEA ne sont pas tous complètement irréconciliables et qu’ils ne pourront jamais, en aucune circonstance, changer d’objectif ou de stratégie, tout particulièrement pour ce qui est de recourir à une violence politique collective, et cela explique notre préférence pour le terme ANE « armé ». Plutôt qu’une stratégie qui ne varie pas ou une caractéristique inhérente, cela suggère un potentiel ou une capacité de violence que ces groupes peuvent exploiter dans un ensemble de circonstances donné.

Socrate à Athènes.

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Socrate à Athènes.

Conclusion

La sagesse commence dans la définition des termes.

~Socrate

Les arguments présentés dans les pages précédentes sont relativement simples. Les termes que nous utilisons couramment pour désigner des adversaires irréguliers dans l’environnement opérationnel contemporain ne passent pas le test. Ils sont chargés sur le plan émotif, incendiaires sur le plan politique et limités sur le plan analytique. Nous offrons à leur place une autre appellation – acteur non étatique armé – qui est un terme descriptif global neutre sur le plan de l’analyse et des émotions, et proposons une définition pratique de cette expression technique. Si l’on suppose que ces arguments ont été persuasifs, on se demande toujours si cela a de l’importance. Est-ce que ce qui précède est une démarche sémantique intéressante, mais essentiellement non pertinente? Pour répondre à cette question, nous devons la situer dans le contexte plus large du développement des connaissances et de la communication dans la communauté de la défense et de la sécurité.

Une terminologie commune normalisée est nécessaire pour la production et le développement des connaissances en matière de science et technologie (S et T) dans le domaine de la défense. L’environnement opérationnel contemporain est extrêmement complexe, trop considérable pour qu’une personne seule puisse intuitivement le saisir entièrement ou de façon globale. Cela dépasse tout simplement les capacités cognitives des êtres humains. Nous comptons par conséquent sur le développement des connaissances grâce à la méthode analytique : subdiviser le tout en ses éléments constitutifs pour qu’il soit plus facile « d’aller en profondeur » dans ces parties plus petites et ensuite rassembler les parties pour mieux comprendre le nouveau tout. Il est essentiel, dans ce processus de développement des connaissances, de commencer par préciser et définir les termes normalisés – comme ANEA. Cela nous permet de déterminer clairement les entités qui présentent un intérêt dans l’espace des conflits sociaux pour que nous puissions ensuite concentrer de façon efficiente et efficace nos ressources intellectuelles (limitées) sur la population en cause. Cela nous permet également de cerner l’espace associée au problème, de ramener la complexité du tout à des proportions raisonnables et, ce faisant, de soutenir et entretenir le processus de développement des connaissances de S et T dans le domaine de la défense.

Une terminologie commune normalisée est aussi essentielle pour que la communication soit claire. L’énoncé de la Politique de la terminologie de la défense du MDN est sur ce point sans équivoque :

Une terminologie d’accès facile, cohérente et normalisée est nécessaire à la création et au maintien d’un vocabulaire courant, qui permet une compréhension et des communications claires et accroît l’interopérabilité avec les gens et les systèmes d’information au MDN et dans les CF [sic], avec nos principaux alliés, les autres ministères et organismes gouvernementaux, les autres nivaux [sic] de gouvernement et certains organismes non gouvernementaux49.

Une terminologie que tous comprennent et définissent avec précision dans le domaine de la défense et de la sécurité nous permet de nous parler sans devoir retourner aux premiers principes dans chaque conversation. Des termes normalisés – comme ANEA – expriment une abondance d’information implicite. Chaque fois que nous voulons parler de cette catégorie d’acteur non classique, nous utilisons simplement le terme abrégé ANEA en partant du principe que nos interlocuteurs ont la même connaissance de base de ce terme que nous. Autrement dit, nous ne sommes pas obligés de reprendre les points dont traite en long et en large le présent article chaque fois que nous parlons d’un ANEA. L’utilisation de termes communs et définis d’une manière uniforme rend la communication beaucoup plus compréhensible et la transmission des connaissances beaucoup plus efficiente.

Pour résumer, la présente démarche d’élaboration terminologique est plus qu’un piège à con. Du point de vue du développement et de la communication des connaissances en matière de S et T dans le domaine de la défense, elle est la première étape cruciale pour améliorer la compréhension que nous avons d’une catégorie de plus en plus importante d’adversaires irréguliers dans l’espace de combat de l’avenir.

Un combattant taliban, arme à la main, dans un lieu non dévoilé en Afghanistan, le 30 octobre 2009.

Photo de Stringer Afghanistan, Reuters RTXQ75F

Un combattant taliban, arme à la main, dans un lieu non dévoilé en Afghanistan, le 30 octobre 2009.

Chiites manifestant contre les opérations des troupes de la coalition en Iraq, le 12 août 2004.

Photo de Nabil Juranee, La Presse canadienne/AP 1133535

Chiites manifestant contre les opérations des troupes de la coalition en Iraq, le 12 août 2004.

Notes

  1. Au RDDC Toronto, il réalise des travaux de recherche exploratoire et appliquée sur le rendement cognitif et social humain dans des contextes de débat contradictoire liés au domaine de la défense et de la sécurité et se spécialise notamment dans la psychosociologie de l’insurrection et du terrorisme. Il occupe actuellement le poste d’administrateur d’un projet pluriannuel d’élaboration d’un cadre conceptuel permettant de comprendre les motivations, les intentions et les comportements des acteurs non étatiques armés (ANEA). L’auteur désire remercier Keith Stewart, Peter Tikuisis et Dwayne Hobbes, de la section des systèmes sociocognitifs du RDDC Toronto, pour leurs commentaires sur une version antérieure du présent article. Les opinions exprimées ici sont toutefois exclusivement celles de l’auteur.
  2. « Insurrection », dans la Banque de terminologie de la Défense, à http://terminology.mil.ca/TermBaseWeb/Print.aspx?srcexpid=1932417, consulté le 28 mai 2012.
  3. « Terroriste », dans la Banque de terminologie de la Défense, à http://terminology.mil.ca/TermBaseWeb/Print.aspx?srcexpid=2013557, consulté le 28 mai 2012.
  4. M. Kelly, « Rumsfeld downplays resistance in Iraq », dans Associated Press, 19 juin 2003.
  5. G. Bruno, « Backgrounder: Finding a place for the “Sons of Iraq” », Council on Foreign Relations, 9 janvier 2009.
  6. Afghanistan NGO Safety Office, Quarterly data report Q.1 2012, Kaboul, Afghanistan, ANSO, 2012, p. 6. Les attaques exécutées à l’aide d’engins explosifs improvisés (IED) et de tirs indirects viennent respectivement au deuxième et au troisième rangs dans les choix tactiques des talibans.
  7. Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan, Afghanistan: Annual report 2011 – Protection of civilians in armed conflict. Executive summary and recommendations, Kaboul, Afghanistan, MANUA, 2012, p. 1.
  8. G. Peters, Seeds of terror: How heroin is bankrolling the Taliban and al Qaeda (New York, NY, St. Martin’s, 2009), p. 14.
  9. Ibid.
  10. Ibid., p. 13.
  11. S. Tavernise, « Relations sour between Shiites and Iraq militia », dans The New York Times, 12 octobre 2007.
  12. T. Peter, « After setbacks, Sadr redirects Mahdi Army », dans The Christian Science Monitor, 11 août 2008.
  13. « Acteur non étatique », Banque de terminologie de la Défense, à http://terminology.mil.ca/TermBaseWeb/Print.aspx?srcexpid=2112183, consulté le 28 mai 2012.
  14. Concernant la distinction entre unité et niveau d’analyse, voir A. Yurdusev, « “Level of analysis” and “unit of analysis”: A case for distinction », dans Millennium: Journal of International Studies, vol. 22, nº 1, 1993, p. 77-88.
  15. J. Scott et G. Marshall (éditeurs intellectuels), A dictionary of sociology (3e édition) (Oxford, R.-U., Oxford University Press, 2005), p. 257. Le terme groupe désigne aussi des ensembles ou catégories d’individus (c’est-à-dire des classes sociales, des groupes démographiques et ainsi de suite) qui peuvent ne pas partager un sentiment d’unité ou avoir une interaction sociale régulière. D’autres définitions, dans la documentation sur les sciences sociales, soulignent des caractéristiques différentes des liens sociaux en question et mettent entre autres l’accent sur les aspects du groupe touchant la communication, les structures, la psychologie ou encore l’identité. Pour différentes définitions, voir D. Forsyth, Group dynamics (4e édition) (Belmont, CA, Thomson Wadsworth, 2006), p. 4, tableau 1–1.
  16. B. Anderson, Imagined communities: Reflections on the origin and spread of nationalism (édition revue) (Londres, Verso, 2006), p. 6.
  17. Ibid., p. 7.
  18. Forsyth, Group dynamics, p. 6.
  19. Ibid. L’évolution des médias sociaux accroît énormément la coordination qui peut être à la base de rassemblements en apparence « spontanés » tels que les manifestations prodémocratie de la place Tahrir du Caire durant le printemps arabe. Ainsi qu’un activiste égyptien l’a fait remarquer, « Nous utilisons Facebook pour communiquer le lieu et l’heure des manifestations, Twitter pour les coordonner et YouTube pour en parler au monde entier » – cité dans P. Howard, « The Arab Spring’s cascading effects », dans Miller-McCune, 23 février 2011.
  20. M. Weber, « Le métier et la vocation d’homme politique » [conférence donnée à l’Université de Munich, en janvier 1919], dans Julien Freund (trad.), Le Savant et le politique (Chicoutimi, Bibliothèque Paul-Émile Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi, 2001), p. 28-71.
  21. Ibid.
  22. D. Petrasek, Ends and means: Human rights approaches to armed groups (Versoix, Suisse, International Council on Human Rights Policy, 2001), p. 5.
  23. C. Holmqvist, « Engaging armed non-state actors in post-conflict settings », dans A. Bryden et H. Hänggi (éditeurs intellectuels), Security governance and post-conflict peacebuilding (Berlin, Lit Verlag, 2005), p. 45.
  24. Geneva Call, Armed non-state actors and landmines: Vol. 1. A global report profiling NSAs and their use, acquisition, production, transfer and stockpiling of landmines (Genève, Geneva Call, 2005), p. 10.
  25. Y. Moser-Puangsuwan, « Non-state armed groups », Landmine Monitor Fact Sheet, avril 2007, p. 1, nº 1, à http://www.icbl.org/lm/content/download/24808/440570/file/NSAG.pdf, consulté le 28 mai 2012.
  26. Voir Bruderlein, The role of non-state actors…, p. 6–7; Glaser, Negotiated access…, p. 20–22; P. Policzer, Neither terrorists nor freedom fighters, Armed Groups Project Working Paper 5 (Calgary, AB, Université de Calgary, Latin American Research Centre, 2005), p. 6.
  27. M. Sagemann, Leaderless jihad: Terror networks in the twenty-first century (Philadelphie, PA, University of Pennsylvania Press, 2008).
  28. Pour une discussion d’autres fonctions de la violence politique collective, voir J. Moore, « Note au dossier : Les fonctions de la violence insurrectionnelle : une perspective systématique », dans Le Journal de l’Armée du Canada, vol. 14, nº 2.
  29. E. Karagiannis et C. McCauley, « Hizb ut-Tahrir al-Islami: Evaluating the threat posed by a radical Islamic group that remains nonviolent », dans Terrorism and Political Violence, vol. 18, 2006, p. 317.
  30. Z. Baran, Hizb ut-Tahrir: Islam’s political insurgency [monographie] (Washington, D.C., The Nixon Center, 2004), p. 1.
  31. Ibid, p. 11.
  32. Concernant les brochures du HT où se trouvent ces condamnations, voir « Banning non-violent Hizb ut-Tahrir (HT), is the real threat to the British way of life » [pétition en ligne], dans Petition Online, à http://www.petitiononline.com/HTban/petition.html, consulté le 28 mai 2012. Prière de noter que la référence qui figure dans le présent article sur le contenu de la pétition n’est absolument pas synonyme d’approbation ni de soutien de la pétition elle-même.
  33. Baran, Hizb ut-Tahrir…, p. 11.
  34. A. Gilligan, « Hizb ut Tahrir is not a gateway to terrorism, claims Whitehall report », dans The Telegraph, 25 juillet 2010.
  35. Karagiannis et McCauley, « Hizb ut-Tahrir al-Islami… », p. 329.
  36. Ibid., p. 318.
  37. Ibid., p. 326.
  38. Ibid., p. 328.
  39. Ibid., p. 329-330.
  40. Pour plus de détails concernant le concept du contrôle responsable, voir James Moore, « Beyond the pale? The international legal basis of the Bush Doctrine » [mémoire de maîtrise non publié] (Toronto, ON, Université York, Osgoode Hall Law School, 2006).
  41. J. Lockhart Smith et N. Inkster (éditeurs intellectuels), The FARC files: Venezuela, Ecuador and the secret archive of ‘Raúl Reyes’ (Londres, International Institute for Strategic Studies, 2011); examiné dans S. Romero, « Venezuela asked Colombian rebels to kill opposition figures, analysis shows », dans The New York Times, 10 mai 2011.
  42. D. Farah, « What the FARC papers show us about Latin American terrorism », NEFA Foundation, 1er avril 2008, p. 8, 16.
  43. Glaser, Negotiated access…, p. 20.
  44. U. Schneckener, Spoilers or governance actors? Engaging armed non-state groups in areas of limited statehood, SFB-Governance Working Paper No. 21 (Berlin, DFG Research Center (SFB) 700, octobre 2009), p. 8-9.
  45. Pour une étude exhaustive de la documentation sur les sciences sociales relative aux ANEV, voir L. Fenstermacher, L. Kuznar, T. Rieger et A. Speckhard (éditeurs intellectuels), Protecting the Homeland from international and domestic terrorism threats: Current multi-disciplinary perspectives on root causes, the role of ideology, and programs for counter-radicalization and disengagement (Arlington, VA, Office of Secretary of Defense, Director, Defense Research & Engineering, 2010).
  46. K. Mulaj, « Introduction—Violent non-state actors: Exploring their state relations, legitimation and operationality », dans K. Mulaj (éditeur intellectuel), Violent non-state actors in world politics (New York, Columbia University Press, 2009), p. 3.
  47. Pour un tour d’horizon de la sanglante dispute territoriale dans le nord-est du Mexique entre les deux cartels et leurs alliés respectifs, voir « Mexico security memo: Zetas-Sinaloa conflict », Stratfor Global Intelligence, 16 mai 2012.
  48. « Q&A: Mexico’s drug-related violence », BBC News, 25 janvier 2012.
  49. Canada, Ministère de la Défense nationale (MDN), Groupe de gestion de l’information (GP GI), « Politique de la terminologie de la défense », à http://img-ggi.mil.ca/nls-snn/imf-cgi/dtp-ptd/pol-fra.asp, consulté le 28 mai 2012.
Des combattants talibans pakistanais à bord d’un camion dans la vallée de Buner qui est située au nord-ouest d’Islamabad, le 24 avril 2009.

Photo de STR New, Reuters RTXEC7S

Des combattants talibans pakistanais à bord d’un camion dans la vallée de Buner qui est située au nord-ouest d’Islamabad, le 24 avril 2009.