Perspective professionnelle militaire

The Picture Art Collection/Alamy Stock Photo/MMWHKR

Carl von Clausewitz.

La guerre ne change jamais : un modèle de guerre différent et utile

par Ryan Kastrukoff

Imprimer PDF

Pour plus d'information sur comment accéder ce fichier, veuillez consulter notre page d'aide.

Le major Ryan Kastrukoff, CD, MAS, est pilote; il détient un baccalauréat ès sciences en informatique et en physique de l’Université de Toronto et une maîtrise en aéronautique (MAS) de l’Embry-Riddle Aeronautical University. Il est actuellement instructeur à bord d’avions CT155 Hawk et commandant adjoint du 419e Escadron d’entraînement à l’appui tactique, à Cold Lake. En outre, il a piloté des CF188 Hornet pendant les opérations Podium et Noble Eagle, et il a aussi été officier de liaison dans le cadre de l’opération Athena.

Introduction

Dans son traité De la guerre, qu’il a rédigé au début du XIXe siècle, le général et théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz a écrit que « […] la contrainte qu’il nous faut imposer à l’adversaire dépend de nos prétentions politiques et des siennes1 ». Sur cette affirmation repose la théorie que nous proposons ici. Au cours d’une guerre, chaque belligérant se dépense dans une mesure et d’une façon correspondant à ses intentions. En outre, les motivations exerçant le plus grand effet sont celles des soldats et de la population à qui l’on demande de soutenir la guerre. Ces motivations peuvent être catégorisées et inscrites sur un spectre et elles définissent le degré d’effort que le belligérant est disposé à déployer. La guerre ne change jamais, car ce qui motive les gens à faire la guerre ne change pas. En comprenant ces motivations, nous pouvons cerner les points à exploiter pour faire cesser les hostilités plus tôt et, ce faisant, en réduire, c’est à espérer, les conséquences négatives.

Le spectre contemporain de la guerre semble changer d’un conflit à l’autre; ce phénomène engendre de nouveaux termes pour qualifier la guerre. En voici des exemples parmi d’autres : zone grise, guerre ambiguë, irrégulière ou hybride, guerre conventionnelle limitée et guerre conventionnelle de théâtre2. En 2006, l’historien d’Oxford Hew Strachan a posé la question suivante :

Si nous voulons savoir si la guerre est en train de changer et, si c’est le cas, comment les changements influent sur les relations internationales, nous devons d’abord savoir ce qu’est la guerre. L’un des grands défis qui se posent aujourd’hui dans le contexte des relations internationales réside dans le fait que nous ne savons pas vraiment ce qu’est la guerre et ce qu’elle n’est pas. Les conséquences de notre confusion sembleraient absurdes si elles n’étaient pas si intensément dangereuses3.

Le présent article propose un spectre de la guerre comportant trois catégories de guerres qu’il est possible de valider en se reportant à l’histoire militaire dans son ensemble. La principale variation par rapport aux spectres élaborés antérieurement consiste à définir la guerre non pas en fonction de la façon dont elle est conduite, comme la culture stratégique militaire actuelle le propose, mais plutôt d’après les raisons pour lesquelles elle est menée. Le but ultime de la théorie consiste à fournir des prédictions et des orientations à ceux qui entreprennent les guerres aujourd’hui et demain.

La première catégorie est celle des guerres d’acquisition de ressources nationales : c’est le cas des efforts d’expansion d’un empire, et cette catégorie se situe à l’extrême gauche du spectre (voir la figure 1). La deuxième est placée à l’extrême droite du spectre : les guerres de cette catégorie sont motivées par un mandat existentiel dont l’objet est de détruire et d’asservir les autres populations et elles comprennent les guerres idéologiques, religieuses et culturelles. La troisième catégorie fait le lien entre les deux extrêmes; elle réunit les guerres axées sur les gains personnels, par exemple les guerres d’indépendance ou de classe. Nous définirons ici chaque catégorie, puis nous expliquerons comment les catégories se joignent et se recoupent. Enfin, nous donnerons un exemple et formulerons certaines prédictions relativement aux conflits actuels.

La guerre d’acquisition de ressources nationales (guerre militaire)

Il s’agit ici de la guerre conventionnelle. Un État déclenche une guerre contre un autre en lui adressant une déclaration, ou en prenant des mesures en ce sens. L’objectif d’une guerre d’acquisition de ressources nationales consiste à créer un nouvel équilibre au chapitre des ressources. L’historien de la baladodiffusion Mike Duncan met en lumière comment l’Empire romain4, les conquistadors espagnols et d’autres empires ont pris une expansion par la force dans le passé pour contrôler de nouvelles ressources5.

Christoone-images/Alamy Stock Photo/BB9HHR

Tableau de Sun Tzu, Musée militaire de Chine, Beijing.

Dans toutes les guerres de cette catégorie, les pays belligérants cherchent à s’approprier le plus de ressources possible. Cependant, les hostilités prolongées ne sont avantageuses pour aucun État. Le stratège de l’Antiquité Sun Tzu a écrit ce qui suit : « Jamais il n’est arrivé qu’un pays ait pu tirer profit d’une guerre prolongée6. » Les guerres de conquête rapidement menées à terme peuvent en valoir la peine, et de nombreux empires en montée y ont eu recours pour produire un énorme effet économique7. En définitive, les guerres de ce genre prennent fin une fois établi un nouvel équilibre de rentabilité, pour le meilleur ou pour le pire. À mesure que le conflit se poursuit, les effets économiques négatifs se multiplient rapidement et tendent à inciter les gouvernements y étant parties à résoudre leurs différends. En fin de compte, les deux camps devront reconnaître que la poursuite des hostilités ne serait pas rentable, de sorte qu’un accord de paix pourra alors être conclu. La « stratégie axée sur le choc et la terreur » a une certaine valeur ici, car elle met en lumière la probabilité d’une issue peu avantageuse, ce qui peut amener les belligérants à conclure que le combat en soi n’est plus rentable.

Une fois que ces conflits prennent fin, les belligérants peuvent améliorer la stabilité entre eux en renforçant leurs relations économiques bilatérales. C’est ce modèle qui a façonné les relations entre les États-Unis et le Japon après la Seconde Guerre mondiale et qui a engendré l’Union européenne; cette formule réduit ultimement la probabilité d’hostilités à cause des importants liens économiques établis entre les pays.

Chaque soldat prenant part à ces guerres ne s’y engage personnellement qu’à un niveau minimal. Les soldats sont des professionnels. Leurs principales motivations sont d’éviter la mort et d’acquérir un capital personnel sous la forme de la renommée, d’un grade et peut-être même d’un butin. Dans les versions plus extrêmes de ces conflits, les parties recourent à des soldats mercenaires. Tous les soldats prenant part à un conflit donné n’ont pas la même motivation. Ici, nous examinons la motivation moyenne du groupe. Les motivations des soldats se manifestent le plus quand ils sont détrempés et transis de froid, ou qu’ils manquent de nourriture, ou ne reçoivent pas leur solde pendant de longues périodes.

Dans ces conflits, la guerre de manœuvre classique est valide, et la technologie fournit les multiplicateurs de force. Les forces armées nationales sont conçues pour livrer les conflits de ce genre. La structure mentale et les processus des forces armées ont évolué au cours des siècles : les belligérants ont cherché à remporter la victoire en concevant la guerre en fonction de l’attaque et de la conquête du terrain. Cela s’apparente au jeu du drapeau : une fois qu’un des adversaires s’empare du drapeau de l’autre, les deux camps conviennent que la partie est terminée. C’est là le type de guerre que Clausewitz a décrit8 et pour lequel ses points de vue ont une grande valeur. Parce que ces guerres expliquent pourquoi les belligérants se sont dotés d’armées permanentes, nous pouvons aussi les catégoriser comme étant des « guerres militaires ». Depuis la fin des hostilités de la Première Guerre mondiale, les conflits internationaux se sont situés plus à droite que les guerres militaires dans le spectre.

La guerre culturelle

Faisons maintenant un saut à l’extrémité opposée du spectre. Le dictionnaire Merriam-Webster définit la culture comme étant les convictions coutumières, les structures sociales et les caractéristiques matérielles d’un groupe9 [TCO]. Notre définition s’applique donc à des groupes nationaux, religieux, tribaux ou définis par une autre idéologie qui sont en guerre les uns contre les autres.

Les guerres culturelles sont les plus dangereuses de toutes, car l’intérêt personnel risque d’être mis de côté dans ce contexte. En revanche, les guerres militaires peuvent littéralement aboutir à un calcul quantitatif, à une formule qui met en évidence le moment où la poursuite des combats n’en vaut plus la peine et où un accord de paix devient la meilleure solution économique et logique pour tous. Les guerres militaires correspondent à des jeux à somme négative quand elles se prolongent, mais si elles sont brèves, elles se comparent à peu près à des jeux à somme nulle. Faisant contrastes, les guerres culturelles sont des guerres d’atrocité. Sous leur forme extrême, elles équivalent à des génocides : la seule « victoire » quantitative est remportée quand le belligérant adverse est anéanti. Il s’agit là d’au moins un ordre de grandeur de plus que le jeu à somme négative, et une guerre de ce genre ne s’approche jamais de la somme nulle. Avec le temps, les guerres culturelles extrêmes peuvent entraîner toute la population dans le combat, étant donné qu’un camp est prêt à supprimer la majeure partie de son propre camp pour s’assurer d’infliger au camp adverse une perte plus grande que la sienne. C’est un conflit contraire à la logique dans le cadre duquel on ne peut compter sur le fait que l’adversaire agira dans son propre intérêt. C’est le conflit qui se caractérise par les kamikazes et le massacre de non-combattants. Heureusement, il y a un élément de prévisibilité, bien qu’il soit irrationnel, une fois que les motivations sont connues.

Les guerres culturelles ont l’ambition personnelle pour origine, mais pour rallier la population, le mouvement promoteur met l’accent sur des perceptions d’oppression ou sur une insulte historique. Malheureusement, le nombre de personnes en mesure de déclencher une guerre culturelle est beaucoup plus grand que celui des intervenants à même d’amorcer une guerre militaire. Les chefs d’État ou les personnes dotées d’un grand pouvoir politique peuvent convaincre leur gouvernement de déclencher une guerre militaire. Or, n’importe quelle personne dotée d’un charisme suffisant, quel que soit son statut social, peut faire déclencher une guerre culturelle. Les guerres de cette nature sont fondées sur les pires aspects de l’humanité et elles amènent les gens à transformer leur peur, leur honte, leur désespoir et toutes sortes d’émotions négatives en des motifs pour passer à l’action. C’est le concept du « nous contre eux » : ce qui définit le « nous » et ce qui correspond à « eux » change selon les besoins pour servir les fins des chefs des sectes. Les nazis, l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), les croisés et les participants à d’innombrables autres conflits ont pu exister grâce à la conception extrême du « nous contre eux ». Ces guerres ne sont pas nouvelles et elles sont un baromètre des sentiments d’une population donnée. Une population opprimée est plus susceptible de trouver un réconfort dans un groupe solide au sein duquel elle constitue le « nous » et qui peut sans difficulté imputer toutes ses souffrances et ses privations à une entité adverse bien précise (« eux »).

Handout/Alamy Stock Photo/EFTM49

Les combattants de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), lourdement armés, traversent le désert à bord de camionnettes.

Une guerre militaire peut se transformer en une guerre civile. Le théoricien politique souvent cité Niccolo Machiavelli a souligné que « […] quelque puissance qu’un prince ait par ses armées, il a toujours besoin, pour entrer dans un pays, d’être aidé par la faveur des habitants10 ». Quand tel est le cas, une guerre militaire peut prendre fin, et chacun peut rentrer chez lui. Cependant, si une armée conquérante ne peut entretenir la bonne volonté des nouveaux habitants de son pays ou empire, les conditions négatives nécessaires à la création de frictions culturelles risquent de naître. Si nous supposons que la Première Guerre mondiale a été une guerre militaire, il y avait alors assez de souffrances dans l’Allemagne de l’après-guerre pour permettre à quelques leaders charismatiques d’exploiter les vieilles divisions culturelles pour déclencher une guerre principalement culturelle peu de temps après. Dans les guerres culturelles, le soldat est motivé par un mandat existentiel dont l’objet est de faire en sorte que l’adversaire perde la guerre. Machiavelli souligne que « quand les États acquis sont dans une autre contrée que celui auquel on les réunit, quand ils n’ont ni la même langue, ni les mêmes mœurs, ni les mêmes institutions, alors les difficultés sont excessives, et il faut un grand bonheur et une grande habileté pour les conserver11 ». Ces guerres ne seront pas « gagnées » avec des forces militaires permanentes. Si les forces armées d’un État sont assez solides pour composer avec l’évolution inévitable vers une guerre d’attrition, alors elles parviendront peut-être à épargner la défaite à leur pays pendant un certain temps. Toutefois, dans ce contexte, ce ne sera pas une guerre de manœuvre qui leur procurera la victoire.

La seule façon pour une force armée de vaincre une culture consiste à l’anéantir, mais le génocide est à la fois immoral et impraticable. Ces guerres ne rapportent normalement rien. Elles se limitent à un affrontement entre « nous » et « eux », et pour que «  nous » gagnions », « ils » doivent périr. L’extrémisme religieux a été un moyen utile pour convaincre des masses de gens d’adopter cette voie. Si, par exemple, un leader peut convaincre les gens que leur âme éternelle y gagnera davantage s’ils meurent maintenant pour une cause, soudainement, la nécessité d’un sacrifice altruiste se transforme en un besoin égoïste; or, il est beaucoup plus facile d’être égoïste que d’être altruiste.

Si ces guerres sont si faciles à déclencher, mais si difficiles à arrêter, comment se fait-il que la race humaine existe encore aujourd’hui? Pour simplifier la réponse, disons qu’elle se résume à une distribution normale des opinions personnelles en vertu de laquelle les positions extrêmes sont celles d’une minorité. En vertu de la fenêtre du discours politique12, il existe en théorie un bloc d’opinions que la population est prête à accepter. En général, les positions extrêmes se situent en dehors de cette fenêtre, et on les exclut en disant qu’elles relèvent de politiques marginales. Toutefois, dans certaines conditions, la fenêtre peut évoluer suffisamment pour que les positions extrêmes deviennent acceptables aux yeux de la population. L’acceptation d’opinions politiques extrêmes par une population constitue une condition préalable importante à l’éclosion d’une guerre culturelle. Une solution de rechange au génocide, par conséquent, consiste à faire glisser la fenêtre susmentionnée loin de la position extrémiste et à éliminer le soutien qu’elle fournit. Machiavelli propose une méthode allant en ce sens : envoyer des colons dans le nouveau territoire pour susciter une influence stabilisatrice dans la région visée13. Par ailleurs, on pourrait éloigner la fenêtre des positions extrêmes en appuyant les éléments modérés au sein de la collectivité adverse. En pratique, cela suppose que l’isolement des États parias, tels que la Corée du Nord, et l’imposition de sanctions à leur endroit sont des mesures contre-productives et qu’il convient plutôt d’intégrer davantage ces pays dans la collectivité internationale. En fin de compte, la meilleure façon de gagner les guerres de ce genre consiste à persuader la majorité des habitants du pays adverse que les cultures ne sont pas suffisamment différentes pour justifier la violence.

Newscom/Alamy Stock Photo/M2TAJA

Le leader nord-coréen Kim Jong-un passe les troupes et l’équipement en revue pendant le défilé à la place Kim II-sung dans un spectacle de puissance militaire donné la veille des Jeux olympiques d’hiver tenus en 2018 à Pyeongchang, en Corée du Sud.

Une fois que les hostilités ont pris fin, il est impératif de renforcer les liens culturels volontaires le plus vite possible. L’assimilation culturelle involontaire risque d’avoir l’effet opposé, comme l’a montré le système des pensionnats indiens au Canada14. Les liens culturels peuvent prendre bien des formes comme en attestent le multiculturalisme canadien, le « creuset des civilisations » américain et certains genres de colonisation. Quelle que soit la méthode, un rapprochement culturel est nécessaire pour maintenir la paix après une guerre culturelle, tout comme un rapprochement économique s’impose après une guerre militaire.

Il y a de nombreux autres éléments à explorer dans cette catégorie, et ils se rapportent tous à la question de savoir pourquoi ces conflits se produisent. Comment, au juste, définit-on les pôles « nous » et « eux », et quels sont les arguments qui convainquent tant de personnes qu’elles font partie du « nous » et qu’elles doivent faire la guerre à « eux ». Les opinions et idées recueillies grâce à ces interrogations peuvent fournir l’orientation tactique voulue pour affronter avec succès ces guerres culturelles et les gagner.

La guerre axée sur les gains personnels (Guerre due aux politiques)

La troisième catégorie couvre une partie transitoire du spectre entre les deux extrêmes : on peut dire qu’il s’agit des guerres axées sur les gains personnels, ou des guerres dues aux politiques, mais ces conflits sont plus communément décrits comme étant des révolutions. La motivation moyenne du soldat demeure le facteur clé lorsqu’il s’agit de situer le conflit dans le spectre. Pendant les révolutions, l’objectif est d’améliorer le statu quo des citoyens soldats. Cela pourrait être dû au désir d’abolir l’esclavage, comme ce fut le cas aux derniers stades de la révolution haïtienne15, d’éviter de nouvelles taxes ou entraves au commerce, comme lors des révolutions américaine, française et anglaise16, ou d’évincer une force d’occupation – comme on l’a vu au cours de la révolution communiste chinoise dirigée par Mao Tsé-toung. Les armées révolutionnaires déclenchant une guerre due aux politiques diffèrent des armées régulières qui mènent les guerres militaires, en ce sens que les conflits ne sont pas conduits par des armées professionnelles, mais plutôt par des citoyens soldats. Comme les révolutionnaires n’ont en général pas d’armée régulière professionnelle au départ, les guerres dues aux politiques commencent souvent quand un des adversaires recourt à des variations de la guérilla. Mao Tsé-toung déclare explicitement qu’il n’existe aucune raison de séparer la guérilla de la politique nationale17. Il importe de souligner que les mêmes tactiques peuvent être employées dans les guerres culturelles; du point de vue de l’action même, les deux types de guerres sont impossibles à différencier. Ce qui les distingue se rapporte à la motivation de chaque soldat, et c’est elle qui définira le chemin qui mènera à la victoire.

Heritage Image Partnership Ltd/Alamy Stock Photo/MPTBD8

Portrait de Niccolo Machiavelli (1469-1527).

Afin de rallier les citoyens soldats à leur cause, les chefs révolutionnaires évoquent souvent de nobles idéaux au moyen de la propagande, y compris des mentions de la liberté et de l’égalité. Machiavel souligne que, quand ces groupes se révoltent :

« […] la rébellion est sans cesse excitée par le nom de la liberté et par le souvenir des anciennes institutions, que ne peuvent jamais effacer de sa mémoire ni la longueur du temps ni les bienfaits d’un nouveau maître. Quelque précaution que l’on prenne, quelque chose que l’on fasse, si l’on ne dissout point l’État, si l’on n’en disperse les habitants, on les verra, à la première occasion, rappeler, évoquer leur liberté et leurs institutions perdues, et s’efforcer de les ressaisir. C’est ainsi qu’après plus de cent années d’esclavage Pise brisa le joug des Florentins18. »

Comme Mao Tsé-toung l’a souligné : « […] parce que la guérilla est fondamentalement le fait des masses et qu’elle est appuyée par elles, elle ne peut exister ni se développer si elle se prive de leur sympathie et de leur coopération19 » [TCO]. Ces guerres prennent fin quand le désir des citoyens et citoyennes de retourner à leur vie quotidienne normale l’emporte sur le désir d’obtenir des concessions de leur gouvernement. Cette conjoncture se prête à une stratégie qui accentue les privations fondamentales du soldat non liées au combat (températures extrêmes, manque de nourriture, solde non versée, etc.) et qui modifie la politique gouvernementale en accordant certaines des concessions demandées, soit aux chefs révolutionnaires, pour obtenir des gains à court terme, soit à la population, pour créer des gains durables. Du point de vue stratégique, il faut limiter les combats au minimum, étant donné que les deux camps existent souvent au sein du même pays et que les effets négatifs des batailles sont ressentis en double, peu importe qui gagne la guerre. Du point de vue tactique, les plans les plus fructueux comprennent une vigoureuse campagne d’information qui met les concessions en lumière tout en suscitant la dissension entre les soldats et leurs chefs.

World History Archive/Alamy Stock Photo/D96F4G

Mao Tsé-toung (1893-1976) lors d’une réunion.

Après une guerre due à des politiques, la gestion du peuple demeure la même. La politique doit changer de cap et maintenir son nouveau cap pour prévenir une autre révolte. Toutes les concessions ne doivent pas être accordées aux chefs révolutionnaires, mais elles doivent être suffisantes pour rééquilibrer l’équation aux yeux des citoyens soldats, de telle manière que les privations de la vie quotidienne soient préférables à celles qu’entraîne la guerre révolutionnaire.

Nous appelons les guerres de cette catégorie « guerres dues aux politiques » pour mettre en lumière la cause du conflit et la source de sa conclusion définitive. Les politiques gouvernementales mal pensées sont ce qui engendre ces conflits : la meilleure façon de régler ces derniers consistera donc à rectifier les politiques et non à recourir aux armes.

Spectre des conflits axé sur les motivations

Les trois catégories mentionnées jusqu’ici servent de balises dans le spectre des conflits. Dans la présente partie, nous examinerons sommairement comment les transitions s’opèrent d’une extrémité à l’autre, en montrant l’enchaînement et la logique qui relient les catégories. Nous sous-catégoriserons brièvement chaque catégorie et nous nous concentrerons sur quelques aspects clés. La figure 1 illustre sous forme de tableau quelques-uns des principaux points.

Auteur

Figure 1 – Tableau illustrant le spectre des conflits axé sur les motivations.

Cliquer pour agrandir l’image

La sous-catégorie des guerres impériales de mercenaires se situe à l’extrême gauche du spectre. Dans ces guerres, aucun intérêt de la part de l’ensemble de la population n’est souhaité ou nécessaire, et le conflit est une lutte purement politico-économique dont l’objet est d’accroître la richesse et le pouvoir de certains intervenants. Les soldats qui combattent alors sont des mercenaires professionnels qui n’ont aucun lien avec le camp pour lequel ils combattent. Parmi les exemples récents, citons les soldats contractuels américains qui travaillent dans les régions pétrolifères du Moyen-Orient. Ce sont des guerres de l’élite dirigeante qui n’allument pas la passion du peuple. À la droite de ces guerres dans le spectre figurent les guerres impériales. Quant à l’intention, elles sont très semblables aux guerres impériales de mercenaires et elles sont principalement, elles aussi, menées par l’élite dirigeante et elles n’intéressent pas nécessairement la population civile. La principale différence réside dans le fait qu’au lieu de faire intervenir des mercenaires, elles sont menées par les forces armées nationales, car c’est à celles-ci qu’il incombe de combattre. Le volet américain de la guerre du Vietnam constitue un exemple de guerre impériale, car les combattants appartenaient aux armées nationales. Néanmoins, la population dans son ensemble n’était pas particulièrement convaincue de la nécessité de la guerre et elle n’était pas pleinement favorable à la conscription. La sous-catégorie le plus à droite, dans la catégorie des guerres militaires, comprend encore une fois des guerres conduites par les forces armées nationales, mais, comme nous l’avons donné à entendre plus haut, la population est cette fois-ci suffisamment mobilisée pour appuyer la conscription. L’élite dirigeante influe encore fortement sur le déclenchement de la guerre, mais l’approbation de la population est assez grande pour soutenir l’enrôlement national. La Première Guerre mondiale est un bon exemple de ce genre de guerre de conscription.

Quand nous définissons les sous-catégories de guerres dues aux politiques, nous constatons que le nombre et la dissonance de ces dernières sont des facteurs clés. À gauche de la catégorie figurent des cas où seules quelques politiques doivent être modifiées, par exemple celui de la Révolution anglaise, au milieu du XVIIe siècle20. En l’occurrence, la motivation se limitait à la réforme du régime fiscal, et il ne s’agissait pas (au début) de renverser la monarchie. Un peu plus à droite dans le spectre se trouverait un groupe qui aspire à l’indépendance, souvent à cause de demandes de réformes fiscales et commerciales; c’est ce que l’on a observé lors de la Révolution américaine, à la fin du XVIIIe siècle, et des révolutions survenues en Amérique latine au début du XIXe siècle21. Enfin, à l’extrême droite de la catégorie des guerres dues aux politiques, nous trouvons surtout des conflits de classes, par exemple aux premiers stades des Révolutions française et haïtienne, à la fin du XVIIIe siècle. Ces conflits se distinguent des guerres culturelles par le fait qu’ils prennent fin quand le gouvernement est remplacé plutôt que quand l’idéologie évolue. La Révolution haïtienne se situe à la limite séparant les guerres dues aux politiques et les guerres culturelles, car au début, il s’agissait d’une révolte liée au commerce et aux impôts, mais avec le temps, le conflit s’est transformé en guerre idéologique contre l’esclavage22. Cela montre aussi la tendance des guerres à évoluer vers la droite du spectre et comment les conflits prolongés glissent vers la droite avec le temps.

Quand nous cernons les sous-catégories des guerres culturelles, nous constatons que l’état final souhaité par un belligérant est le facteur clé. À gauche se trouvent les guerres idéologiques dans le cadre desquelles l’adversaire, une fois qu’il reconnaît le caractère erroné de ses coutumes, peut continuer à vivre normalement. Pareils cas sont souvent présentés comme étant des guerres de religion : une fois que l’adversaire s’est converti à la « bonne » idéologie, le conflit s’éteint. Il existe un certain nombre d’exemples de conflits ayant fait brièvement partie de cette sous-catégorie, mais il s’agit d’un état de choses très instable qui fait souvent glisser la situation plus à droite dans le spectre, comme ce fut le cas des derniers stades des Révolutions française et haïtienne23. La sous-catégorie centrale est celle des guerres d’asservissement : une fois que la race « supérieure » l’a emporté, le conflit prend fin, et l’adversaire peut se voir offrir la chance de survivre dans la servitude. Les guerres coloniales sont souvent des guerres d’asservissement. Au cours de l’histoire, l’Allemagne nazie et certains groupes islamiques extrémistes sont brièvement passés par ce stade, avant d’aboutir à l’extrême droite du spectre dans la sous-catégorie des guerres génocidaires. Dans ce segment extrême, l’objectif est d’anéantir l’adversaire à tout prix. Dans le moteur de recherche Google, inscrivez les mots clés « génocides antérieurs » et vous obtiendrez une multitude d’exemples de conflits de cette sous-catégorie.

Pictorial Press Ltd/Alamy Stock Photo/C5335F

La Commune insurrectionnelle de Paris prend d’assaut le Palais des Tuileries le 10 août 1792. Tableau de Jean Duplessis-Bertaux.

La durée du conflit influe grandement sur la tendance de ce dernier à glisser vers la droite du spectre et sur la question de savoir où des conflits éclateront dans l’avenir. Clausewitz fait l’observation suivante :

« Du fait que la guerre est un acte de la force, la passion y joue nécessairement aussi son rôle. La guerre n’en émane pas, mais elle y ramène plus ou moins, et ce plus ou moins ne dépend pas du degré de civilisation des peuples, mais bien de l’importance et de la durée des intérêts en litige24. »

Clausewitz écrit aussi ce qui suit :

« Pour réduire l’adversaire à l’obéissance, il nous le faut placer dans une position telle qu’il y trouve plus de désavantages que n’en comporterait sa soumission au sacrifice que nous voulons lui imposer. Il faut, en outre, que ces désavantages ne soient point passagers, ou du moins ne paraissent pas le devoir être, sans quoi l’adversaire préférerait naturellement les supporter et attendrait un moment plus favorable. Les modifications que la continuation de l’action militaire apportera dans cette situation doivent donc contribuer, ou, du moins, avoir l’apparence de contribuer à l’empirer25. »

L’objectif consiste donc à s’attaquer aux motivations faibles des combattants et à ébranler leur détermination. Dans les guerres militaires, on obtient ce résultat en leur infligeant la défaite sur le terrain et en empêchant l’adversaire de déployer une armée. Dans les guerres dues aux politiques, on mine la détermination de l’ennemi en supprimant les politiques qu’il dénonçait. Dans le contexte des guerres culturelles, on ébranle la détermination de l’ennemi en isolant les extrémistes de la population et en supprimant les divisions culturelles qui sont les éléments précurseurs de la guerre.

Les conflits intercatégories

De multiples factions peuvent déclencher différentes sortes de guerres simultanément. Pour clarifier ce point, nous utiliserons un scénario légèrement hypothétique : le pays Alpha vient de se séparer de l’Empire Bravo. À l’intérieur des frontières géographiques du pays Alpha cohabitent divers groupes tribaux qui ne se sont jamais entendus. La région revêt une importance internationale stratégique, à cause de ses ressources naturelles et des itinéraires commerciaux. Un jour, l’Empire Bravo envahit et annexe une partie du pays Alpha, et la guerre éclate.

Clausewitz écrit ce qui suit :

« C’est donc le but politique, cause initiale de la guerre, qui détermine le résultat à atteindre par l’action militaire ainsi que les efforts à y consacrer. […] le même but politique, recherché par plusieurs peuples ou par un seul peuple à des époques différentes, peut produire des effets absolument dissemblables. […] dès lors, il faut prendre en considération la nature même de ces masses. […]Les relations peuvent être si tendues entre deux États ou deux peuples, des sentiments de si profonde hostilité les peuvent monter l’un contre l’autre, que le moindre incident politique peut produire des effets absolument disproportionnés et provoquer une véritable explosion26. »

En outre, il peut y avoir plus que deux belligérants, et il n’est pas nécessaire que ce soit des États. Le pays Alpha mène une guerre due aux politiques pour conserver la maîtrise locale des taxes et du commerce; il s’agit en fait d’une guerre d’indépendance. L’Empire Bravo fait une guerre militaire pour contrôler les ressources, mais les distinctions ne s’arrêtent pas là … Les alliés du pays Alpha se porteront à sa défense en menant une guerre militaire impérialiste. Entre-temps, des éléments du pays Alpha qui préfèrent l’Empire Bravo font une guerre due aux politiques contre leur propre pays Alpha. Par ailleurs, d’autres éléments exécutent une guerre culturelle, elle aussi contre des parties du pays Alpha, en raison des conflits historiques entre les tribus de la région. Par conséquent, nous constatons qu’au début de ce seul conflit, des guerres de toutes les catégories ont lieu simultanément. La question suivante se pose donc alors : si un seul conflit peut englober toutes les catégories de guerre, à quoi sert-il vraiment de catégoriser ainsi les guerres?

Quand des conflits n’appartiennent pas à la même catégorie, l’un des camps peut se déclarer victorieux bien que l’autre ait à peine commencé à combattre. Comme Clausewitz le précise : « […] Souvent l’État vaincu ne voit dans sa défaite qu’un mal transitoire auquel il espère trouver un remède dans les circonstances politiques de l’avenir […]27. » Ces batailles dont les objectifs ne sont pas les mêmes peuvent facilement confondre le « vainqueur » et, au fil du temps, le mener à la défaite. En général, le belligérant qui se situe le plus à droite dans le spectre définit la nature du conflit et contrôle la déclaration de la victoire. Cela fait voir pourquoi il est plus facile de faire glisser les conflits vers la droite du spectre. Les belligérants qui refusent d’admettre la défaite, mais qui ne sont pas capables d’aligner une armée sur le terrain, risquent tout simplement de « glisser vers le bas du spectre », de sorte qu’il ne leur est plus nécessaire alors d’avoir une armée sur le terrain. Mao Tsé-toung a souligné que « […] la guérilla a des qualités et des objectifs lui étant propres. C’est une arme qu’un pays doté d’armes et d’équipements militaires inférieurs peut employer contre un agresseur plus puissant que lui »28 [TCO]. Il met aussi en évidence la motivation des soldats comme étant un facteur important dans la poursuite de la guerre. Il déclare ce qui suit : « […] le sentiment que le peuple japonais éprouve maintenant contre la guerre et qui est partagé par les officiers subalternes et, plus généralement, par les soldats de l’armée d’invasion […] [font du Japon] un adversaire incomplet et incapable de poursuivre une guerre prolongée »29 [TCO]. Le diplomate Henry Kissinger a renforcé ce point en disant ceci : « L’armée traditionnelle perd si elle ne gagne pas. Le guérillero gagne s’il ne perd pas30. » Nous nous butons donc encore une fois à la question posée plus haut : si un conflit peut englober des guerres de diverses catégories, à quoi le spectre sert-il? La réponse réside dans le fait qu’armés de cette connaissance des motivations, nous pouvons « diviser pour l’emporter ».

Sun Tzu écrit ce qui suit :

« Qui connaît l’autre et se connaît, en cent combats ne sera point défait; qui ne connaît l’autre mais se connaît, sera vainqueur une fois sur deux; qui ne connaît pas plus l’autre qu’il ne se connaît sera toujours défait31. »

Nous pouvons appliquer ces observations directement à notre exemple. Si vous ne connaissez ni l’ennemi ni vous-même, en votre qualité d’allié du pays Alpha, vous déploierez vos propres forces dans la région, vous occuperez des points vitaux et vous combattrez tous ceux qui luttent aux côtés de l’Empire Bravo. En luttant contre tous les adversaires de la même manière, vous faites des martyrs de ceux qui conduisent une guerre culturelle, vous devenez un oppresseur aux yeux de ceux qui mènent une guerre due aux politiques et, dès que la transition s’opérera entre les armées sur le terrain et la guérilla, vous serez harcelé sans cesse et perdrez l’appui de votre propre population. De cette façon, vous succomberez (probablement) à chaque bataille. Cependant, si vous vous connaissez bien et que votre population ne souhaite appuyer qu’une action militaire à court terme, vous disposerez d’un plan de sortie et vous conserverez l’appui de votre pays. En pareils cas, toutefois, vous créerez malgré tout des martyrs et deviendrez tout de même un oppresseur. Par conséquent, chaque fois que vous remporterez une victoire, vous subirez une défaite plus tard aux mains des insurgés. Enfin, si vous connaissez l’ennemi et que vous vous connaissez bien, vous pourrez planifier vos interventions tôt au cours des hostilités, comme nous le décrirons plus loin.

C’est ici que le spectre nous permet de « diviser pour régner ». Tout d’abord, comme nous combattons en terre étrangère, nous savons que nos forces armées ont un créneau limité à utiliser et nous planifions par conséquent de ne les garder là que pendant une période minimale en élaborant d’avance une stratégie de sortie. Nous ne déployons nos forces que pendant le temps nécessaire pour vaincre l’adversaire, pendant qu’il a encore une armée sur le terrain, notre objectif militaire dans cette guerre militaire n’étant pas la stabilisation. Dès que l’adversaire passe à la guérilla, nous retirons nos forces armées. De cette façon, nous remportons la victoire dans la guerre militaire, mais le conflit n’est pas encore terminé…

Notre nouvel objectif consiste à gagner toute guerre due aux politiques. Cela ne nécessite pas grand-chose de la part des forces armées; nous remportons la victoire principalement grâce à la diplomatie et en ramenant à la table des négociations les éléments désabusés de la population. Comme les politiques ayant causé le conflit sont probablement connues au début des hostilités, les négociations peuvent progresser pendant que les armées s’affrontent sur le terrain. Une fois ces politiques modifiées, le motif de la guerre due aux politiques disparaît; la victoire peut alors être déclarée, et un rapprochement politique peut s’amorcer. Mais encore une fois, le conflit n’est pas terminé …

Notre dernier objectif consiste à gagner toute guerre culturelle éventuelle. C’est la forme de guerre la plus instable, et une grande finesse s’impose donc de notre part. Des interventions militaires seront peut-être nécessaires, mais il conviendra d’y recourir le moins possible et de gérer judicieusement les forces locales. Sun Tzu a formulé la mise en garde suivante à cet égard : « […] [il] est des routes à ne pas prendre, des troupes à ne pas frapper, des villes à ne pas assaillir et des terrains à ne pas disputer. Il existe des cas où les ordres du Souverain n’ont pas besoin d’être exécutés32. » La route précise menant à la victoire dépend désormais des différences culturelles particulières causant le conflit. Il importe de mettre en lumière un point clé dans toute négociation : il se peut que les objectifs des adversaires ne s’excluent pas mutuellement. Peu importe le moyen pratique employé, le but est ici d’écarter les éléments radicaux toujours davantage, de manière à réduire la violence avec le temps pour favoriser un rapprochement culturel. Cette étape exige beaucoup de temps. Elle nécessite de la finesse, et il faut alors limiter le plus possible le recours aux interventions physiques extérieures.

De cette manière, le spectre des conflits, parallèlement aux renseignements sur l’identité des belligérants et sur la cause du conflit, fournit un guide sur les étapes pratiques à suivre pour mener le conflit. Bien que les guerres de toutes les catégories puissent et doivent être menées en même temps de la façon décrite plus haut, il convient de souligner qu’en général, celles qui se situent le plus à gauche du spectre prendront fin les premières, tandis que celles qui sont à la droite dureront plus longtemps. Le cas des génocides, à l’extrême droite, est une exception à l’approche « plutôt neutre » des guerres culturelles. Si la géographie permet de séparer les adversaires en faisant respecter une zone neutre, on peut enrayer le génocide un peu comme les Nations Unies le font actuellement avec leurs processus. Toutefois, s’il n’est pas possible de créer et de faire respecter une telle zone, il faut évacuer les personnes menacées par le génocide et les accueillir comme citoyens réfugiés, ce qui offre des possibilités de rapprochement culturel dans l’ensemble.

Hypothèses testables

Le scénario proposé plus haut a déjà permis de cerner certains facteurs clés qui s’appliquent aux conflits récents survenus en Ukraine, en Syrie, en Iraq et en Afghanistan. Par conséquent, les mesures recommandées correspondent aux hypothèses que l’on peut vérifier.

Tommy E. Trenchard/Alamy Stock Photo/ENETWG

Des combattants ukrainiens se reposent au retour du front de Shyrokine, le 7 mars 2015.

Une autre hypothèse que l’on peut vérifier se rapporte au conflit qui se poursuit avec la Corée du Nord. Aucune armée n’est déployée sur le terrain; ce n’est donc pas une guerre militaire. Ce que nous devrions faire désormais dépend en grande partie des motivations inconnues de la population nord-coréenne. Par conséquent, la solution consiste à avoir le plus de rapports possible avec la Corée du Nord pour évaluer ses motivations et les prendre en compte dans les mesures à venir. Cela va à l’encontre des sanctions internationales actuelles imposées à la Corée du Nord (et à l’Iran). On ne sait pas dans quelle mesure une guerre culturelle existe avec la Corée du Nord, mais la guerre due aux politiques menée sous la forme d’embargos commerciaux est connue. Afin de régler le conflit, nous devons modifier notre politique et favoriser l’accroissement des liens économiques. Ensuite, s’il se trouve qu’une guerre culturelle existe également, nous disposerons de certains liens économiques qui favoriseront dans une certaine mesure un rapprochement culturel. La relation entre la Chine et l’Occident suit une voie semblable. Cependant, le style de gouvernement chinois n’est pas considéré comme étant idéal par de nombreux intervenants en Occident. Malgré tout, le maintien des rapports économiques a permis aux deux camps de modifier leurs positions et d’amorcer un rapprochement politique, bien que d’une façon incroyablement lente. Pendant un certain temps, de grandes entreprises de technologie telles que Google et Facebook ont obtenu un accès au marché chinois, ce qui a permis à la culture chinoise de se manifester [quelque peu] à l’Ouest33. Pour acquérir cet accès, cependant, les entreprises occidentales ont dû modifier leurs méthodes pour permettre à la culture occidentale de s’ouvrir [quelque peu] sur la Chine. Si nous permettons à la Corée du Nord de devenir membre de la collectivité internationale du commerce, nous favoriserons toutes sortes de possibilités de rapprochement sur les plans économique, politique et culturel. Les liens ainsi établis engendreront d’autres occasions pour la collectivité internationale de nouer des relations avec la population nord-coréenne, de sorte que tout régime politique extrême aura énormément de mal à maintenir sa domination. Bref, les sanctions économiques et les parties de poker militaires n’ont pas fonctionné contre la Corée du Nord. La théorie présentée ici met en lumière certaines raisons pour lesquelles ces options ne fonctionneraient pas et elle offre une solution de rechange : l’« inclusionisme ».

Top Photo Corporation/Alamy Stock Photo/JNEKP7

Un imposant défilé militaire se tient à Xilingol, en Mongolie intérieure, en Chine, pour célébrer le 90e anniversaire de la fondation de l’armée de libération populaire de Chine, le 30 juillet 2017.

Conclusion

Mao Tsé-toung écrit ce qui suit : « […] les anciens disaient : “ Tai Shan est une magnifique montagne parce qu’elle ne méprise pas la moindre des poignées de poussière.”34. » [TCO] Le même concept vaut à l’inverse : pour déplacer une montagne, on commence par déplacer les petites pierres. En sachant ce qui incite les groupes à se faire la guerre, on acquiert les connaissances voulues pour les séparer, arrêter leur conflit et créer une paix durable.

De nombreuses idées présentées ici ne sont pas nouvelles, et la sagesse qui les imprègne a été mise en lumière au cours des âges par de nombreux théoriciens politologues célèbres. Ce qui est nouveau, c’est la définition du spectre des guerres quand on la fonde sur les motivations des belligérants et aussi que l’on met de l’avant les solutions pratiques offertes par la théorie. Sun Tzu conclut en disant ceci :

« Être victorieux dans tous les combats n’est pas le fin du fin; soumettre l’ennemi sans croiser le fer, voilà le fin du fin. Le mieux, à la guerre, consiste à attaquer les plans de l’ennemi; ensuite ses alliances; ensuite ses troupes; en dernier ses villes35. »

Afin de faire échec aux plans de l’ennemi, nous devons les connaître. Pour arriver à ce faire et à savoir quelle intention sous-tend ces plans, il nous faut comprendre non pas comment l’adversaire compte attaquer, mais pourquoi il veut le faire pour commencer. Forts de cette connaissance, nous pouvons cerner le comment du conflit à venir et nous préparer en conséquence en vue de remporter la victoire. La guerre ne change jamais. Cependant, si nous parvenons à comprendre pourquoi les guerres ont lieu, nous pourrons contribuer à en réduire les effets négatifs au minimum et, au fil du temps, nous réussirons peut-être à changer la guerre.

Notes

  1. Carl Von Clausewitz, De la guerre, Paris, Éditions Ivrea, 2000. Traducteur : le lieutenant-colonel De Vatry, 1889; réviseur : Jean-Pierre Baudet.
  2. Frank Hoffman, The Contemporary Spectrum of Conflict: Protracted, Gray Zone, Ambiguous, and Hybrid Modes of War. Document consulté le 16 septembre 2017 dans le site http://index.heritage.org/military/2016/essays/contemporary-spectrum-of-conflict/.
  3. Ibid.
  4. Mike Duncan, The History of Rome, balado audio, 2010. Site consulté : http://spotify.com.
  5. Mike Duncan, Revolutions, balado audio, 2013-2016. Site consulté : http://spotify.com.
  6. Sun Zi, L’art de la guerre, Paris, Hachette, 2006, Traduction de Jean Lévi (2000), p. 56-57.
  7. Duncan, History of Rome.
  8. Clausewitz, De la guerre.
  9. Merriam-Webster.com, [définition du mot « culture »]. Site consulté le 16 septembre 2017 : https://www.merriam-webster.com/dictionary/culture
  10. Nicolas Machiavel, Le Prince, Montréal : Boréal, 1995, p. 15.
  11. Ibid., p. 16.
  12. Joseph Lehman, « A Brief Explanation of the Overton Window », Mackinac Center for Public Policy. Site consulté le 16 septembre 2017 : http://www.mackinac.org/overtonwindow
  13. Machiavel, Le Prince, p. 17.
  14. La Commission de vérité et réconciliation du Canada, Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir : sommaire du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015. Site consulté le 17 septembre 2017 : http://www.myrobust.com/websites/trcinstitution/File/Reports/French/French_Executive
    _Summary_Web.pdf
  15. Duncan, Revolutions, 2016.
  16. Ibid., 2013-2015.
  17. Mao Tsé-toung, On Guerrilla Warfare, Mineola, New York, Dover Publications, Inc., 2005, p. 43.
  18. Machiavel, Le Prince, p. 29.
  19. Mao Tsé-toung, On Guerrilla Warfare, p. 44.
  20. Duncan, Revolutions, 2016.
  21. Ibid., 2013.
  22. Ibid., 2014-2016.
  23. Ibid., 2014-16.
  24. Clausewitz, De la guerre, p. 29.
  25. Ibid., p. 30.
  26. Ibid., p.38-39.
  27. Ibid., p. 34.
  28. Mao Tsé-toung, On Guerrilla Warfare, p. 42.
  29. Ibid., p. 66.
  30. Henry Kissinger, « The Vietnam Negotiations », dans Foreign Affairs, vol. 48, no 2, janvier 1969, p. 214.
  31. Sun Zi, L’art de la guerre, Paris, Hachette, 2006, Traduction de Jean Lévi (2000), p. 61.
  32. Ibid., p. 194.
  33. Ryan Bingel et David Kravets, « Only Google Could Leave China », dans Wired, janvier 2010. Document consulté le 16 septembre 2017 dans le site https://www.wired.com/2010/01/google-china-engagement/.
  34. Mao Tsé-toung, On Guerrilla Warfare, p. 76.
  35. Sun Zi, L’art de la guerre, Paris, Hachette, 2006, Traduction de Jean Lévi (2000), p. 59.