LES ENGAGEMENTS MONDIAUX
Carte par MC Chartrand.
Le Canada et le Soudan du Sud : reprendre l’initiative des efforts1
par Chris Young
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Le major Chris Young, CD, MA, est officier des blindés. Il appartient au Lord Strathcona’s Horse (Royal Canadians) et compte plus de 40 ans de service dans la force terrestre. Ayant déjà été rédacteur en chef du Journal de l’Armée du Canada, il est aujourd’hui par affectation chef des opérations d’information dans l’unité des communications stratégiques de la Force opérationnelle en Lettonie (FO-Lettonie) à Riga. En décembre 2019, il défendait avec succès sa thèse de doctorat en histoire à l’Université Concordia, à Montréal. Présentement, il termine la révision de la version définitive de son mémoire. Le présent article est fondé sur sa période de déploiement de 2016 au Soudan du Sud pour le compte des Nations Unies.
Introduction
La Mission des Nations Unies au Soudan du Sud (MINUSS) se heurte à de nombreux problèmes, dont beaucoup ont favorisé l’émergence d’un degré de dysfonctionnement qui menace de devenir permanent. Il n’y a rien d’étonnant à ce que bon nombre de participants de la MINUSS finissent par être exaspérés et démoralisés. Ils sont incapables d’apporter des changements à une mission qui, aux yeux de beaucoup, est entrée dans une phase d’inutilité, à supposer qu’elle ait vraiment eu de meilleurs jours. Pourquoi en est-il ainsi? La réponse est simple : la MINUSS a perdu l’initiative des efforts au Soudan du Sud et, comme organisation, elle a accepté que son approche du rétablissement de la paix soit réactionnelle plutôt que proactive.
Dans le présent article, je tenterai d’abord d’explorer, à la lumière de mon expérience personnelle, pourquoi les Nations Unies ont perdu l’initiative des efforts au Soudan du Sud et comment la mentalité dysfonctionnelle s’est développée. J’exprimerai ensuite mes réflexions sur la façon dont la MINUSS pourrait reprendre l’initiative des efforts (et rétablir sa crédibilité), en me fondant sur ma propre expérience à titre d’officier de liaison militaire (OLM) travaillant depuis la capitale, Djouba, entre novembre 2016 et mai 2017. Dans cette deuxième partie, j’inclurai aussi mes pensées sur le rôle que le Canada pourrait jouer dans l’avenir.
Photo numérique de l’ONU no 114862.
J’insère ici quelques mots sur mes antécédents : j’ai acquis mon expérience antérieure de ce type de mission dans la Force de protection des Nations Unies (FORPRONU), déployée dans l’ancienne Yougoslavie entre juillet 1993 et juillet 19942. J’ai eu la chance de retourner en Bosnie en 1996, avec la Force de stabilisation de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN); j’ai alors été officier des opérations (faction) sein du Groupement tactique Strathcona, et j’ai pu constater ce qu’il est possible d’accomplir quand les responsables d’une mission ont la volonté et les moyens voulus pour forcer le changement. Selon moi, les responsables de la MINUSS n’ont ni la volonté ni les moyens de changer les choses au Soudan du Sud.
Eric Lafforgue/Alamy Stock Photo/2AH0PWB.
Contexte
Au Soudan du Sud, le matin est une période très apaisante de la journée. La température est agréable, le brûlage nocturne des ordures et excréments a presque cessé, et la fumée et les odeurs occasionnées se sont essentiellement dissipées. De plus, le spectacle donné par les oiseaux est extraordinaire avant que les gens ne commencent à se lever et à circuler en grand nombre. Pourtant, dans ce pays, une nausée matinale peut aussi nous assaillir. En effet, se réveiller au Soudan du Sud, c’est à bien des égards être pris au piège comme le personnage incarné par Bill Murray dans le film Groundhog Day [Le jour de la marmotte]. Au Soudan du Sud, les conflits sont une constante quotidienne, et les Nations Unies sont aussi impuissantes le matin venu qu’elles l’étaient la veille. La pauvreté impitoyable, l’incapacité des dirigeants de faire avancer le processus de paix et l’absence de toute avancée digne de ce nom vers l’amélioration de la situation du pays rendent chaque jour semblable à celui qui l’a précédé.
Or, les choses n’ont pas toujours été de la sorte… Le 9 juillet 2011, l’avenir du Soudan du Sud semblait bien prometteur, et le pays bénéficiait d’un grand appui de la part de la collectivité internationale et des Nations Unies quand il est devenu le 54e État indépendant de l’Afrique, après 20 ans de guerre civile. Ce conflit avait fait environ trois millions de morts avant que l’Accord de paix global (APG) conclu avec le Soudan y mette fin. Comme il arrive trop souvent, l’optimisme préliminaire allait rapidement s’anéantir : problèmes de gouvernance et difficultés économiques, conjugués avec divisions tribales dans le nouvel État, ont entraîné la dislocation de la coalition avérée fructueuse sur le chemin de l’indépendance. En 2013, à peine deux ans après la Déclaration d’indépendance, le Soudan du Sud était déchiré par des dissensions intestines, puis par une guerre civile qui avait paru inévitable, du moins aux Canadiens qui étaient dans le théâtre à ce moment-là .
L’intervention étrangère dans le nouveau pays s’est poursuivie initialement par l’intermédiaire d’une organisation de l’Union africaine (UA) appelée Autorité intergouvernementale pour le développement (AIGD). Celle-ci agissait dans le contexte du conflit soudanais depuis les années 1990. Ses activités englobaient une médiation réussie qui a abouti à l’APG de 2005, ce qui a mené ultimement à la Déclaration d’indépendance du Soudan du Sud. L’AIGD mène encore aujourd’hui ses activités de médiation et de surveillance. Les Nations Unies sont intervenues dans le conflit soudanais en juin 2004 par l’instauration d’une mission spécialisée, la « Mission préparatoire des Nations Unies au Soudan » (MIPRENUS), qui visait essentiellement à négocier le déploiement d’une mission onusienne de soutien de la paix.
Après que l’AIGD et la MIPRENUS eurent facilité l’adoption de l’APG, la Mission des Nations Unies au Soudan (MINUS) fut instaurée en mars 2005; son mandat : appuyer la mise en œuvre de l’APG. La MINUS disposait d’un effectif de 10 000 personnes, dont approximativement 700 agents de police civils en plus d’une composante civile. La MINUS n’a pu se déployer au Darfour à cause de la résistance du gouvernement soudanais. Par conséquent, en juillet 2006, les Nations Unies ont convaincu les Soudanais d’accepter, plutôt, une initiative mise sur pied par elles et l’UA, soit la Mission conjointe des Nations Unies et de l’Union africaine au Darfour (MINUAD)3. Cette dernière, constituée en vertu du chapitre VII de la Charte, est chargée d’appuyer la mise en œuvre de l’Accord de paix de 2006 au Darfour4. Elle visait à mettre en lumière les capacités de l’Afrique relativement au règlement des conflits régionaux. La résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies (RCSNU) précisait expressément ceci : « […] l’opération hybride devrait avoir un caractère essentiellement africain, et les effectifs nécessaires pour cette opération devraient, dans la mesure du possible, être fournis par les pays d’Afrique5 ».
Newscom/Alamy Stock Photo/JNXRNH.
L’indépendance du Soudan du Sud, déclarée en 2011, s’est accompagnée du déploiement d’une mission subséquente à la MINUS, à savoir la MINUSS, créée en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies et ayant pour mandat de « [...] consolider la paix et la sécurité et aider à établir les conditions d’un développement en vue de renforcer la capacité du Gouvernement de la République du Soudan du Sud (RSS) à se gouverner efficacement et démocratiquement et à établir de bonnes relations avec ses voisins6 [Traduction de la citation originale (TCO)]. » En 2013, la guerre civile a éclaté au Soudan du Sud et a entraîné la dislocation de la coalition qui avait acquis l’indépendance du pays. En décembre, en riposte aux combats dans la région de Djouba, les effectifs militaires de la MINUSS ont été portés à 12 500 membres auxquels s’est ajoutée une composante de forces policières de 1 323 personnes7. Cependant, ces effectifs de renfort provenaient surtout d’entités prenant déjà part à des missions régionales existantes telles que la MINUAD.
Photo du MDN, IS2012-0004-03 par le sergent Norm McLean.
En 2014, le mandat de la MINUSS a été élargi pour inclure la protection des civils à titre de priorité. En janvier, afin d’appuyer l’Accord de cessation des hostilités entre le gouvernement et l’opposition [le Mouvement populaire de libération du Soudan/l’Armée populaire de libération du Soudan dans l’opposition (MPLS/APLS-DO], les Nations Unies ont autorisé l’AIGD à déployer une équipe de surveillance et de vérification pour garantir l’observation de l’accord. Malheureusement, la MINUSS a perdu de la crédibilité étant donné que l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS) se livrait fréquemment à des massacres dans les zones manifestement sous contrôle onusien. Lors du plus récent massacre, survenu en juillet 2016, les deux parties au conflit, à savoir l’APLS et l’APLS-DO, ont commencé à s’affronter dans la capitale, Djouba. Il y eut notamment une attaque menée par les troupes gouvernementales dans le camp des personnes déplacées à l’intérieur du pays (PDIP), lequel était situé à proximité du camp de la MINUSS. La riposte des troupes de la MINUSS pendant l’attaque a été qualifiée de « honteuse ». Ainsi, le bataillon chinois en poste aurait abandonné ses positions défensives le long du périmètre du camp des Nations Unies à deux occasions, et l’Unité de police népalaise n’aurait pas répondu aux appels à l’aide des travailleurs des Nations Unies alors qu’ils se trouvaient en dehors de leurs principaux camps et qu’ils étaient menacés par les troupes gouvernementales.
Fait à remarquer : comme la région d’Abiyé fait toujours l’objet d’un différend entre le Soudan et le Soudan du Sud, une mission distincte [celle de la Force intérimaire de sécurité des Nations Unies pour Abiyé (FISNUA)] a été créée pour s’occuper de cette région contestée. Cependant, cette mission se situe en dehors du cadre du présent article.
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Comprendre le dysfonctionnement de la MINUSS
J’emploie le terme dysfonctionnement, plutôt que le mot échec, plus dur, en grande partie parce que je crois que, si la collectivité internationale manifeste la volonté nécessaire et fournit les moyens voulus, elle peut remettre la MINUSS sur les rails et la faire agir convenablement dans le cadre de la consolidation de la paix. Mon intention dans la présente partie de l’article est de cerner les éléments de la MINUSS qui contribuent à son dysfonctionnement et de formuler quelques idées sur les moyens à prendre pour transformer ces éléments.
Le principal problème de la MINUSS réside dans le fait que c’est une mission qui a été établie en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, mais qui est menée comme s’il s’agissait d’une mission créée aux termes du chapitre VI8. Je veux dire par là que les chefs de la MINUSS ont comme mentalité d’obliger les belligérants à se conformer à l’accord, mais sans recourir à la force. En effet, le recours à la force a été activement découragé, même dans les cas où l’emploi de la force aurait été logique. Certes, il convient de préconiser la médiation et la négociation pour apaiser les tensions et éviter un conflit, mais il faut étayer cette position avec l’usage de la force quand l’autre partie fait preuve d’intransigeance. Comme j’en parlerai plus loin dans cet article, les forces du gouvernement du Soudan du Sud ont régulièrement restreint la liberté de mouvement de la MINUSS dans tout le théâtre et l’en ont même privé.
Le centre de gravité de la MINUSS est la liberté de mouvement : sans elle, la mission est incapable d’influer sur les événements, soit en faisant des comptes rendus ou des enquêtes, en exécutant des déploiements de dissuasion, ou en menant des opérations humanitaires. Cependant, à cause de l’institutionnalisation de ce que j’appelle les « processus fondés sur la bonne foi », les opérations de la MINUSS ont été grandement compromises. Les deux processus sont connus comme étant le partage des renseignements (PR) et le mécanisme mixte de vérification et de surveillance (MMVS).
Le PR a reposé à l’origine sur un principe assez simple : les Nations Unies croient qu’elles doivent faire preuve de transparence dans toutes leurs opérations. Ce concept de transparence était axé sur des raisons afférentes à la sécurité et à la sûreté et visait à appuyer la campagne de relations publiques de la MINUSS, car il s’agissait de démontrer, concrètement, l’appui opérationnel offert par les Nations Unies à la population du Soudan du Sud. Dans la pratique, cependant, la transparence est devenue une arme employée contre les Nations Unies. En fournissant des détails sur les opérations que la MINUSS comptait mener, y compris le nombre de soldats qui y participeraient, leurs véhicules et leurs armes, les responsables de la MINUSS ont procuré au gouvernement du Soudan du Sud (GSS) et à l’APLS les moyens voulus pour tirer parti de la convention sur le statut des forces (SOFA9).
Plus précisément, le paragraphe 48 de la Convention sur le statut des forces contient la disposition suivante :
[…] le gouvernement [du Soudan du Sud] prendra toutes les mesures appropriées pour garantir la sécurité, la sûreté et la liberté de mouvement de la MINUSS, de ses membres et du personnel qui lui est associé et pour protéger ainsi leurs équipements et leurs installations. Il prendra toutes les mesures voulues pour protéger les membres de la MINUSS, son personnel ainsi que l’équipement et les installations contre toute attaque ou mesure qui les empêcheraient de remplir leur mandat. [TCO]
Très habilement, le GSS a fait valoir que la convention sur le statut des forces lui confiait la responsabilité de veiller sur la sécurité et la sûreté du personnel et des opérations de la MINUSS. Cela l’autorisait donc à dicter quand et où les mouvements de la MINUSS devaient être autorisés. Quand la MINUS proposait de mener des activités dans les zones que le GSS avait désignées « zones d’opérations », ce dernier y interdisait essentiellement les mouvements de la MINUSS en déclarant que c’était des zones dangereuses et que, par conséquent, la sécurité de la MINUSS y serait menacée. Il m’a rapidement semblé, pendant le temps où j’ai servi dans le cadre de la MINUSS, que les zones d’opérations étaient plus ou moins toutes celles que le GSS considérait comme étant délicates, y compris, en particulier, celles où il se livrait à des tueries ou à des activités génocidaires dans le territoire occupé par l’ALPS-DO.
L’autre processus manifestement institué de bonne foi, dans ce cas-ci par le GSS, était le MMVS. Créé par le GSS pour constituer un lien (ou un filtre) bureaucratique, le MMVS avait été judicieusement inséré entre la MINUSS et l’APLS comme moyen par lequel tous les documents concernant les consignes opérationnelles sur les transmissions (COT) étaient gérés. Le MMVS traitait avec la MINUSS aux niveaux tactique, opérationnel et stratégique; si l’on communiquait directement avec la chaîne de commandement de l’APLS, on était habituellement dirigé vers l’interlocuteur compétent du MMVS. Au niveau tactique, l’OLM local traitait avec le bureau local du MMVS et, d’habitude, avec des membres de ce dernier dont le grade allait de lieutenant à lieutenant-colonel : la plupart de ceux qui se situaient au niveau de major ou de lieutenant-colonel étaient des membres supérieurs en raison de la durée de leur service. L’OLM supérieur (OLMS) était un colonel et il était responsable de l’unité locale des OLM. L’OLMS traitait, quand il le fallait, avec le chef du bureau local du MMVS. L’adjoint de l’OLM en chef (AOLMC) de la MINUSS, au QG de la Force, coordonnait toutes les activités des OLM dans le théâtre et traitait avec le chef du bureau global du MMVS. Seul l’OLM en chef (OLMC), qui était aussi commandant adjoint de la Force, pouvait communiquer directement avec le QG APLS.
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En réalité, le MMVS a fini par devenir une organisation indépendante par le biais de laquelle la MINUSS était censée communiquer avec l’APLS, ce qui en faisait effectivement un instrument des opérations d’information qui permettait à l’APLS de dissimuler et de protéger sa structure de commandement. Le personnel du MMVS était composé d’officiers de l’ALPS, de sorte que le MMVS est devenu le moyen par lequel l’ALPS empêchait la MINUSS de communiquer directement avec les chefs de l’ALPS. Si on ajoute à cela le processus des COT, on peut dire que le MMVS est devenu un moyen de plus en plus perfectionné d’entraver ou de restreindre presque à volonté les opérations de la MINUSS, et ce moyen était utilisé régulièrement.
Voici comment étaient appliqués ces deux processus. D’abord, les responsables de la MINUSS décidaient de mener des activités dans une zone donnée. Ils demandaient alors à leur unité d’OLM chargée de cette zone de rédiger les documents nécessaires de COT. Ces documents décrivaient la nature des activités envisagées, ils précisaient la date d’exécution de celles-ci de même que les troupes des Nations Unies participantes, y compris les informations sur les organismes civils, les armes et le nombre de militaires, et ils indiquaient aussi les itinéraires qui seraient suivis pour entrer dans la zone en question et en sortir. Les COT étaient ensuite envoyées au bureau local du MMVS, puis, en théorie, transmises au chef d’état-major (CEM) chargé des opérations des forces de l’APLS. Une fois que l’APLS avait examiné les opérations envisagées et décidé si la zone concernée était délicate ou non, les documents concernant les COT étaient renvoyés aux OLM par l’intermédiaire du bureau local du MMVS. Les documents comprenaient alors la déclaration selon laquelle l’opération en question était approuvée, ou qu’elle ne l’était pas (mais qu’elle pouvait aller de l’avant, bien entendu que les Nations Unies acceptaient les risques que cela comportait). En réalité, l’APLS se lavait les mains des opérations qu’elle ne voulait pas voir les Nations Unies entreprendre, car elle ne pouvait pas empêcher la MINUSS de mener des opérations, sans violer les conditions de la convention sur le statut des forces. Dans la pratique, l’équipe d’OLM qui accompagnait les forces des Nations Unies entreprenant l’opération constatait habituellement que les documents sur les COT n’avaient jamais été transmis aux unités tactiques. La plupart du temps, les postes de contrôle locaux n’avaient pas été mis au courant des opérations planifiées par les Nations Unies et ils devaient régulièrement communiquer avec leur QG supérieur pour confirmer l’authenticité des documents avant que les forces des Nations Unies puissent poursuivre leur mouvement10.
Les documents sur les COT sont devenus pour l’APLS un moyen par lequel elle pouvait exercer sa souveraineté dans la pratique en autorisant ou en interdisant les mouvements de la MINUSS. Comme le GSS et l’APLS ne pouvaient pas directement interdire ces mouvements (cela aurait équivalu à une violation de la convention sur le statut des forces et aurait entraîné une réaction des Nations Unies, probablement sous la forme de sanctions ou d’une mesure juridique contre des individus en particulier), ils répondaient plutôt aux COT en déclarant qu’ils approuvaient l’activité en question, ou qu’ils la désapprouvaient, mais qu’ils autorisaient la MINUSS à l’entreprendre à ses risques. En d’autres mots, malgré les obligations énoncées au paragraphe 48 de la convention sur le statut des forces, le GSS et l’APLS s’affranchissaient de toute responsabilité à l’égard des activités de la MINUSS quand cela était précisé dans les documents sur les COT. Ce refus d’assumer la responsabilité de la sécurité de la MINUSS était renforcé par les refus opposés à chaque poste de contrôle local le long de l’itinéraire suivi. Tout effort qui visait à renverser une telle interdiction des mouvements était extrêmement pénible et long, et le processus favorisait fortement les tactiques de retardement de l’APLS.
Par exemple, pour aller de Djouba à Kajo Keji pendant la saison sèche, il fallait effectuer un voyage d’une dizaine d’heures, car il n’y avait qu’une seule route principale entre les deux endroits. Si le déplacement était retardé ne serait-ce que de quelques heures, la patrouille de la MINUSS était forcée d’arriver à Kajo Keji après le crépuscule, ce qui l’obligeait à avancer de nuit et à demander par conséquent l’approbation du commandant de la Force, ou encore à trouver un « lieu de laager » le long de la route pour y passer la nuit. Quand nous étions retardés, nous cherchions d’habitude à faire reporter l’opération par le commandant de secteur de la MINUSS. Les chefs de la MINUSS, au QG de la Force, ne favorisaient pas toujours cette solution! En effet, le report de ma patrouille en mars 2017 n’avait pas été autorisé, de sorte que nous sommes arrivés à Kajo Keji après la tombée de la nuit et avons dû faire face là à une milice armée sur un pied d’alerte et très nerveuse, car elle avait subi pendant la journée une attaque des forces locales de l’APLS-DO contre la prison locale!
L’exemple sans doute le plus déplorable illustrant la perte de l’initiative et de la liberté de mouvement par la MINUSS, et ce, au niveau stratégique, a résidé dans la lutte continue menée pour déployer la Force de protection régionale (FPR) au Soudan du Sud. La FPR a été constituée par suite de la crise de juillet 2016 et elle avait pour but de fournir au représentant spécial du secrétaire général (RSSG), par l’intermédiaire du commandant de la Force chargée de la MINUSS, une force de réserve exclusive qui pourrait riposter et riposterait effectivement face aux menaces qui pèseraient sur la sécurité dans la zone de Djouba. L’idée était de déployer la FPR rapidement, de stabiliser l’état de la sécurité et de mener la mission à bien avant décembre 2016, date où la FPR serait retirée. Cependant, bien que le GSS ait ostensiblement consenti au déploiement de cette force, la FPR s’est heurtée à de nombreux ennuis et reports : des problèmes liés à la saison des pluies et l’absence d’un espace convenable en ont expliqué quelques-uns, mais la plupart ont été dus à l’intransigeance du GSS à cet égard.
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Parce que la mission a été dirigée comme s’il s’agissait d’une opération mise sur pied aux termes du chapitre VI de la Charte, le GSS a eu le pouvoir de décider du type et de l’identité nationale des contingents militaires déployés dans le pays. Cela lui a permis de refuser l’inclusion d’unités de combat occidentales dans la FPR et d’exiger plutôt celle de troupes provenant exclusivement de pays africains de la région. Le GSS a fait pression pour que les troupes comprennent surtout des unités du génie, car il cherchait de la sorte à leur faire exécuter des travaux de développement. Comme la MINUSS a insisté pour se doter d’unités aptes à combattre, le GSS a opposé des obstacles quant au type de matériels lourds qui seraient autorisés à faire partie de la FPR.
Par conséquent, en date d’août 2017, seulement 350 soldats (deux compagnies d’infanterie et une compagnie du génie) avaient été envoyés à Djouba sur les 4 000 dont la participation avait été autorisée dans la RCSNU 2304 (2016). Pire encore, en vertu des ententes négociées sur le déploiement de la FPR, celui-ci a été retreint à des opérations dans les limites de la ville de Djouba. Certes, le déploiement des troupes de la FPR dans Djouba a libéré d’autres contingents en poste à Djouba qui ont dès lors pu intervenir ailleurs dans le théâtre, mais la FPR était essentiellement conçue pour devenir la réserve de la MINUSS. Au lieu de se doter de la latitude voulue pour déplacer les troupes de la MINUSS là et quand ils le souhaitaient, les chefs de la MINUSS ont laissé les négociateurs la priver encore une fois de l’initiative (et, en même temps, de sa liberté de mouvement stratégique).
Par ailleurs, la FPR se heurte à plusieurs difficultés autres que celles liées aux reports du déploiement. Bon nombre des pays de la région fournissant des troupes à la FPR et enclins à le faire participent déjà beaucoup à d’autres missions régionales. La qualité des troupes disponibles n’est pas celle qu’il faudrait pour les opérations de la réserve de la Mission11. Aspect plus inquiétant, le GSS a aussi imposé le niveau des capacités offensives des forces affectées à la MINUSS, de sorte que l’APLS conserve un « avantage offensif » sur les Nations Unies. La présence d’armes lourdes n’est en général pas autorisée, selon les directives du GSS. Enfin, on ne sait toujours pas au juste si, dans le cadre de ses opérations à Djouba, la FPR conserve la possibilité essentielle de se déployer pour protéger l’aéroport international et en garder la maîtrise, car cette installation vitale constitue le centre de gravité de la MINUSS12.
Un autre problème a résidé dans l’expansion du mandat de la MINUSS, à laquelle a ainsi été confiée la tâche nébuleuse d’assurer la protection des civils*. L’adoption de la RCSNU 2252 (2015) a eu une conséquence pratique : partout où la MINUSS établissait un camp armé pour les troupes de maintien de la paix, des PDIP et des réfugiés venaient y chercher protection, ce qui a obligé les Nations Unies à mettre sur pied et à doter en personnel des camps permanents destinés à ces personnes et à y exercer une surveillance policière. Cet ajout considérable au mandat de la Mission s’est fait sans augmentation parallèle des effectifs du contingent.
* J’ai employé le mot « nébuleux » avec l’expression « protection des civils » pour décrire le caractère ambigu de cette expansion du mandat de la Mission. Par exemple, les organismes civils semblaient croire que ce mandat visait tous les civils au Soudan du Sud, tandis que d’autres, y compris des chefs militaires supérieurs avec qui je me suis entretenu, pensaient que l’expression désignait uniquement les civils des camps de protection des civils (p. ex. les camps de Malakal, de Bentiu et de Djouba). D’autres réalités compliquaient les choses : il y a avait de toute évidence des réfugiés économiques (personnes qui fuyaient la famine et la pauvreté) qui se servaient des camps pour obtenir de la nourriture, une éducation, ou des soins de santé, ou les trois. Il n’y avait aucun moyen de faire la distinction entre ceux qui fuyaient la persécution et ceux qui cherchaient à échapper à la pauvreté et aux piètres conditions économiques. Il n’était pas clair non plus qu’une telle distinction fût nécessaire. Quoi qu’il en soit, le nombre de personnes présentes dans ces camps était considérable et dépassait les capacités des Nations Unies et de la MINUSS : les diverses attaques contre les camps de protection des civils l’ont montré hors de tout doute.
Le manque de coordination entre les éléments militaires et les organismes civils n’est pas nouveau, mais il a atteint un nouveau paroxysme dans le cadre de la MINUSS. Pendant ma période de service, nous avons régulièrement vu des organismes d’aide circuler en Équatoria central sans protection et sans avoir informé le commandant de secteur de la MINUSS de leurs activités. Dans au moins un cas, neuf travailleurs humanitaires qui circulaient sans avoir communiqué avec la MINUSS sont tombés dans une embuscade et ont été tués le long d’une route connue de bandits et fréquentée par eux (selon la rumeur, ceux-ci bénéficiaient de l’appui de forces militaires locales). La MINUSS a été chargée de récupérer les corps et de mener une enquête post-mortem pour savoir qui était responsable de ces meurtres.
Le manque de coordination ne se limitait pas aux ONG : lors de ma première patrouille à Kajo Keji, en décembre 2016, ma réunion avec les aînés locaux a été interrompue par l’arrivée d’un vol des Nations Unies à la garnison locale. L’avion amenait des représentants du Programme alimentaire mondial (PAM) dans la région pour des entretiens avec les autorités locales. Cela n’avait rien de très surprenant, sauf que ma patrouille avait au départ pour tâche d’appuyer une demande du PAM : ce dernier a ultérieurement décidé d’annuler sa participation et déclaré que sa mission aurait lieu à une autre date. Cependant, le commandant du Secteur sud, mon supérieur, a décidé que ma patrouille se poursuivrait sans la participation de l’organisme d’aide humanitaire et que ce serait donc une patrouille strictement militaire. Imaginez mon étonnement tandis que j’expliquais que cette patrouille revêtait un caractère militaire uniquement, pendant qu’un vol amenant des travailleurs humanitaires était en train d’atterrir! Malheureusement, cela n’a pas été le seul cas de ce genre.
Dans une autre situation, et celle-ci a eu de graves conséquences stratégiques, des organismes d’aide travaillaient pour améliorer l’état de la route reliant Djouba à Kajo Keji. Le long de ce qui avait été une route de terre battue à peine assez large à certains endroits pour que deux véhicules s’y rencontrent, ces organismes se sont mis à améliorer les ponts. Cela a d’abord paru admirable, et les travaux ont été faits dans le but manifeste de favoriser l’acheminement de l’aide humanitaire sur la route entre Djouba et Kajo Keji, mais un grave problème stratégique s’est alors posé. Premièrement, la route en question n’était pas le principal axe emprunté pour apporter l’aide humanitaire à Kajo Keji. La plupart des habitants de la région de cette ville avaient été chassés de là en décembre 2016 dans le cadre d’un nettoyage ethnique : ils se trouvaient soit en Ouganda, de l’autre côté de la frontière, soit dans des camps de PDIP près de la frontière ougandaise, dans des zones occupées par l’APLS-DO. L’acheminement d’une aide humanitaire entre Djouba et Kajo Keji n’était pas nécessaire. Fait surprenant, cependant, l’amélioration de la route s’est poursuivie même après le début de l’épuration ethnique et l’amorce par la MINUSS de son enquête à cet égard.
Cependant, et c’est là un élément plus grave, vu qu’il n’y avait pas de ponts convenables le long de la route, seuls les petits véhicules et camions pouvaient l’emprunter, contrairement aux gros camions et aux véhicules blindés. Les forces blindées de l’APLS avaient essentiellement été dans l’impossibilité de se déplacer sur cette route, vu sa lenteur et parce que les chars risquaient de subir des avaries sur ce terrain extrêmement accidenté. Une fois terminés les travaux d’amélioration de la route et des ponts, les forces de l’APLS ont pu s’en servir pour opérer leurs mouvements si elles le voulaient. Comme toutes les conséquences n’avaient pas été prises en compte, les travaux d’aide mal harmonisés risquaient maintenant de déséquilibrer pour le pire les rapports de force dans la région, surtout si l’on y prenait en considération le récent comportement génocidaire du GSS. Une ignorance semblable de la situation tactique et opérationnelle a été manifeste dans d’autres régions du Soudan du Sud pendant toute ma période de service.
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Autres enjeux opérationnels
Sur le plan opérationnel, la MINUSS avait établi certaines modalités très bizarres, notamment en ce qui concernait le commandement et le contrôle militaires dans la mesure où ils rapportaient aux officiers de liaison militaires. La MINUSS menait d’autres activités, y compris par exemple les enquêtes sur les droits de la personne et certains travaux de développement, mais je dois souligner que je me fonde ici sur mon expérience dans le contexte de trois types particuliers de patrouilles de la MINUSS en Équatoria central, dans la cellule des OLM de Djouba : les patrouilles de ravitaillement de la MINUSS sur terre ou au moyen de barge circulant sur le Nil; les patrouilles destinées à affirmer la présence des Nations Unies; les patrouilles d’enquête chargées d'évaluer la sécurité dans des zones de conflit particulières (les patrouilles de ces deux derniers types étaient souvent combinées). Les patrouilles d’enquête et d’affirmation de la présence se subdivisaient en équipes militaires ou en équipes intégrées, ces dernières comprenant une composante militaire et une composante civile formée de représentants de divers organismes des Nations Unies tels que le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR des Nations Unies) ou le Bureau de la coordination des affaires humanitaires.
Les patrouilles se composaient en général de trois volets : l’élément de protection de la force, qui avait typiquement la taille d’une compagnie fournie par un pays donné et placée sous le commandement d’un capitaine peu expérimenté ou d’un officier d’un grade équivalent à celui de major; l’équipe d’OLM formée de deux officiers (d’habitude, des majors expérimentés ou des lieutenants-colonels); la composante civile [soit des chauffeurs des Nations Unies ou des chauffeurs fournis par un entrepreneur et exécutant surtout les missions de ravitaillement des Nations Unies, soit une équipe intégrée (voir plus haut), s’il s’agissait d’une patrouille d’enquête ou d’affirmation de la présence]. Normalement, l’élément de protection de la force était une compagnie d’infanterie à l’effectif incomplet; cette compagnie était embarquée dans des camions et munie de mitrailleuses lourdes montées sur un ou deux véhicules à roues à blindage léger.
Je me suis immédiatement rendu compte qu’en matière de commandement et de contrôle, la relation entre l’OLM et le commandant de l’élément de protection de la force en particulier serait problématique. Presque sans exception, les membres de l’équipe des OLM avaient plus d’expérience et possédaient un grade plus élevé que le commandant de l’élément de protection de la force, mais c’était à lui que le commandement de la mission était confié. Les OLM devenaient de facto des conseillers dont les conseils étaient souvent balayés du revers de la main ou laissés de côté. Souvent, mais pas toujours, le commandant de l’élément de protection de la force se rendait compte qu’il était dans son intérêt de demander conseils et directives à l’OLM, plus expérimenté que lui. Cependant, il y avait trop souvent de tels commandants qui cherchaient à exercer un contrôle complet sur l’exécution de la patrouille et qui refusaient d’écouter les conseils fournis par l’OLM, voire ceux offerts par les membres de l’organisme civil. Je dois mentionner qu’officiellement, les OLM sont désignés par les Nations Unies comme étant des experts militaires, car ils doivent être mieux entraînés et mieux informés sur la mission et ses buts que leurs pairs membres des contingents fournissant des troupes. Malgré cela, un OLM n’a jamais été chargé de commander une mission pendant toute ma période de service.
Du point de vue du contrôle, les civils de l’équipe représentaient eux aussi un problème. Il arrivait régulièrement que les chauffeurs des Nations Unies et chauffeurs civils participant aux missions de ravitaillement passent outre aux protocoles des convois et mettent ainsi en danger les membres de ces derniers. Dans au moins un cas, j’ai vu un civil au volant d’un camion de ravitaillement décider de quitter notre convoi et d’essayer de me doubler dans un virage sans visibilité, sur une route ascendante achalandée, pendant le week-end de Pâques. À titre d’OLM, le seul recours dont je disposais, après l’avoir réprimandé et lui avoir rappelé la nécessité de respecter la discipline des convois, a consisté à déposer une plainte auprès de son employeur et à recommander à ce dernier de ne plus jamais l’affecter à la conduite de véhicules des Nations Unies.
D’autres problèmes liés aux missions de ravitaillement prenaient la forme de pannes fréquentes et longues des camions, surtout quand il s’agissait de camions obtenus auprès d’entités civiles (c’était moins le cas des véhicules des Nations Unies). Une crevaison, par exemple, faisait perdre au moins une heure et demie. La patrouille était obligée d’attendre pour s’assurer que les camions ne seraient pas ciblés par des pillards. Il était rare qu’une de nos patrouilles fût dotée d’un véhicule qui aurait pu s’apparenter à une dépanneuse convenable; la démarche habituelle consistait à avoir dans le convoi un camion d’une tonne muni de cordes et de chaînes et transportant aussi des pneus de rechange. Ironiquement, au cours d’une patrouille, c’est ce véhicule qui est tombé en panne deux fois en cours de route, ce qui a entraîné un retard d’environ quatre heures en tout. Le seul recours de l’OLM consistait à inspecter tous les camions avant le départ de la patrouille et à refuser à tout véhicule dans un mauvais état évident d’accompagner cette dernière. Nous ne savions pas au juste si, en notre qualité d’officier de liaison militaire, nous avions le droit d’opposer un tel refus, mais certains d’entre nous l’ont fait à l’occasion13.
Warmodo/Alamy Stock Photo/CE8BJH.
Les civils d’autres organismes des Nations Unies posaient aussi un problème. Souvent, ils s’éloignaient seuls et tenaient des réunions sans informer le reste de la patrouille, ou ils s’aventuraient en dehors du périmètre de sécurité très nécessaire de la patrouille. J’ai eu de la chance à cet égard, en ce sens que la plupart de mes patrouilles ont été exclusivement militaires. D’autres OLM n’ont pas eu cette chance. Dans un cas, pendant ma période de service (il ne s’agissait pas d’une de mes patrouilles), les civils qui accompagnaient la patrouille ont conclu que les logements offerts et utilisés par les éléments de protection de la force ne leur convenaient pas; ils ont donc décidé d’aller se loger dans un camp local du HCR installé à deux kilomètres plus loin sur la route. Le chef local du personnel du HCR refusait d’admettre des militaires dans son camp; par conséquent, quand l’enceinte du HCR a été attaquée plus tard ce soir-là , l’équipe des OLM est partie à la rescousse des membres civils de la patrouille et les a ramenés dans ses véhicules blindés de transport de troupes jusqu’au camp de l’élément de protection de la force. D’autres difficultés liées aux civils se rapportaient à la sécurité, car un certain nombre d’organismes des Nations Unies interdisaient à leur personnel de quitter la zone de Djouba à moins de le faire à bord d’un véhicule blindé. En ma qualité d’OLM, je circulais régulièrement à bord d’un véhicule non blindé, mais les civils se déplaçaient presque toujours à bord de camions de patrouille « à blindage renforcé » plus lents, dans les zones de conflit.
Il ne faut pas en déduire que les OLM étaient parfaits. En au moins une occasion, une équipe d’OLM de Djouba a décidé que la patrouille avançait trop lentement. Par conséquent, au lieu de s’installer pour la nuit, à quinze kilomètres du camp principal de Djouba, l’équipe a décidé de quitter la patrouille et de rentrer seule à Djouba. Certains chauffeurs de camion civils, qui rentraient à vide, souhaitaient eux aussi passer la nuit dans leur camp et ont abandonné le convoi eux aussi. Les deux OLM de l’équipe étaient des capitaines peu expérimentés, et leur conduite leur a valu des remontrances de la part de l’officier de liaison militaire supérieur intérimaire à ce moment-là 14. Pourtant, le bureau des OLM a en même temps rédigé une note de service pour défendre les deux capitaines et éviter ainsi que leur désertion ternisse la réputation du bureau. Ce ne fut pas notre meilleur moment!
Chris/Alamy Stock Photo/MTF34C.
Réflexions sur la façon pour la MINUSS de reprendre l’initiative et de rétablir sa crédibilité
Malheureusement, à la lecture de ce qui précède, il est tout à fait évident que plusieurs problèmes fondamentaux doivent être réglés pour que la MINUSS reprenne l’initiative et rétablisse la crédibilité des Nations Unies dans la région. À mon avis, la première mesure évidente à prendre consisterait à démanteler le processus de partage des renseignements (PR) et à se détacher du Mécanisme mixte de vérification et de surveillance (MMVS). Ces deux éléments donnent de facto au GSS et à l’APLS la possibilité d’approuver ou non les mouvements des Nations Unies, et c’est là quelque chose que les dirigeants de la MINUSS ont permis. En outre, ces processus restreignent la liberté d’action des Nations Unies; or, elles doivent en priorité recouvrer cette liberté d’action pour retrouver respectabilité et crédibilité. Bref, mettre fin au processus du PR (au diable la transparence!) et insister sur le droit de la MINUSS de se déplacer où et quand elle le veut. Un point, c’est tout!
Cela nous amène au deuxième problème : la MINUSS a contribué, du moins en partie, à mettre en lumière les capacités de l’Union africaine (UA) intervenant en tant qu’organisme régional dans des opérations de paix et de stabilité. Malheureusement, l’UA n’est pas à la hauteur. Non seulement les capacités opérationnelles de ses forces sont limitées, mais de graves partis pris régionaux et des conflits d’intérêts nationaux sont entrés en jeu relativement à la MINUSS. Ce qu’il faut, si l’on se reporte au modèle de l’IFOR/la SFOR appliqué en Bosnie, c’est une force dotée des moyens nécessaires pour dominer l’APLS et l’APLS-DO; cette supériorité est essentielle pour imposer le respect des accords et des résolutions : ce sera peut-être un respect manifesté à contrecœur, mais il sera porté néanmoins. Le fait est que l’Occident doit intervenir dans le Soudan du Sud s’il veut que cette mission réussisse. Le recours aux capacités de combat opérationnelles dont les armées occidentales disposent et que l’Union africaine ne possède pas est nécessaire.
Il importe aussi de clarifier en quoi consiste le travail de la MINUSS relativement à la protection des civils (PC), de manière qu’à cet égard, non seulement la mission soit comprise de tous, mais aussi qu’elle en soit une que la MINUSS soit capable de remplir. Les exigences actuelles liées aux emplacements où les civils sont protégés surchargent la MINUSS à l’excès : cette réalité a en outre empêché l’établissement de camps permanents des Nations Unies dans les zones faisant problème (p. ex. Yei ou Kajo Keji), à cause des besoins opérationnels qui sont liés à ces camps et qui s’ensuivent inévitablement. Il faut appuyer l’application de la politique avec les forces et les ressources requises pour en garantir le succès. Autrement, la crédibilité de la MINUSS continuera d’être mise à mal.
Il importe de mieux superviser et coordonner l’action humanitaire au Soudan du Sud. Les organismes des Nations Unies qui collaborent avec les ONG n’en coordonnent pas suffisamment les efforts. Pendant la mission de la Force de stabilisation (SFOR) en Bosnie-Herzégovine, des cellules de coordination ont été créées au niveau du groupement tactique (GT) et ont reçu pour mission d’établir des rapports avec les ONG dans la zone d’opérations du GT et de veiller à en coordonner les activités pour éviter qu’elles minent la vision globale pour cette zone. Une coordination de ce genre n’existe pas au sein de la MINUSS, ou elle est inefficace. Dans de trop nombreux cas, les opérations ont souffert du fait que la coordination était mauvaise ou inexistante.
La MINUSS, le Canada et l’avenir?
À l’heure actuelle, le Canada fournit dix militaires à la mission des Nations Unies; certains sont officiers d’état-major, et les autres, officiers de liaison. Le commandant de la force opérationnelle, qui est un lieutenant-colonel, remplit une fonction au Centre de soutien de la Mission. D’un point de vue stratégique, les Canadiens occupent à mon avis des postes d’influence intermédiaires à l’égard de la MINUSS. Aucun Canadien n’exerce une grande influence, hormis peut-être le commandant de la force opérationnelle, et même son poste est de niveau intermédiaire. On aurait, dit-on, offert un poste de haut niveau au Canada au sein de la MINUSS (le poste de conseiller politique auprès du RSSG MINUSS), mais le Canada l’aurait refusé. Aucun Canadien n’occupe un poste supérieur d’officier de liaison militaire ni un poste d’influence dans les divers commandements de la MINUSS. Sans m’aventurer trop loin dans le domaine des politiques, je dirais que cette dernière est une mission qui pourrait assez facilement être revigorée si le Canada lui accordait une attention accrue. L’ampleur de l’aide étrangère que notre pays fournit au Soudan du Sud devrait à coup sûr lui procurer une certaine influence pour réclamer des postes plus élevés et plus influents dans le cadre de cette mission.
Des points de vue pratique et opérationnel, un domaine qu’il conviendrait d’examiner éventuellement est celui de la formation donnée par les Nations Unies aux OLM dans le théâtre. Celle qui est actuellement fournie est lamentable et incohérente. Elle est confiée à l’Ouganda, pour ce qui est de l’instruction préalable au déploiement, et à Djouba, en ce qui a trait aux aspects propres au théâtre. Dans la réalité, il existe un grand chevauchement entre les deux et des différences dans la qualité des instructeurs. Il faut donc sur ce plan élaborer et mettre en œuvre un programme de meilleure qualité et plus exhaustif; or, c’est là un domaine où l’Armée canadienne possède une vaste expérience. En acceptant les tâches de ce genre, le Canada pourrait réorienter sa contribution à la MINUSS dans un domaine bien précis qui pourrait lui permettre d’exercer une influence. L’Armée indienne a fait quelque chose de semblable en se chargeant de tout le secteur des transmissions au sein de la MINUSS. En assumant la responsabilité de cette activité spécialisée, elle a grandement influé sur la mission.
À moins qu’il soit remédié à bon nombre des faiblesses structurelles évidentes liées à la MINUSS, celle-ci, telle qu’elle existe, est condamnée à rester dysfonctionnelle et à subir les activités d’influence du gouvernement de la République du Soudan du Sud. Si elle ne change pas de cap, elle demeurera marginale et réactionnelle et elle continuera d’assister à des massacres périodiques. Le Canada peut réorienter sa contribution vers d’autres domaines d’influence et aider ainsi à redresser la barre de la mission – si le pays a la volonté voulue et manifeste l’intérêt nécessaire.
Enfin, d’un point de vue tactique, je crois que, comme Canadiens, nous avons un effet immédiat sur l’organisation de la MINUSS plus que sur l’APLS/APLS-DO, le MPLS-DO ou le GSS. À mon avis, cet effet se produit lorsqu’il s’agit de remettre en question des normes culturelles et sociales désuètes. Sans m’engager dans le domaine du néo-colonialisme (trop tard?), je crois que l’introduction de considérations sexospécifiques dans la planification opérationnelle, par exemple, représenterait un changement progressif qui se fait attendre depuis longtemps dans les opérations des Nations Unies. Ce seul changement a suscité de nombreuses discussions pendant ma période de service et en envoyant des femmes OLM en déploiement, le Canada pourrait être à la fine pointe d’une évolution de ce genre.
Photo du MDN IS07‑2019‑0002‑011 par le caporal-chef Jordan Lobb.
Notes
- Le titre anglais contient l’expression « Juba good », laquelle signifie en français « bon selon les critères de Djouba »; cette expression anglaise revenait sans cesse pendant la mission, dans les moments les plus surprenants. Dans le cas qui nous occupe, elle met de l’avant quelque chose qui n’est pas tellement bon, mais au vu des conditions qui prévalaient dans le secteur de la mission (et à Djouba en particulier), on peut dire que la situation était « bonne selon les critères de Djouba ». L’expression servait aussi à montrer de la surprise (souvent en lien avec de la nourriture) quand quelque chose était meilleur que ce à quoi on s’attendait.
- Tout comme la MINUSS, la FORPRONU s’est révélée problématique, et elle nécessitait aussi des améliorations considérables. En dépit de cela, les auteurs d’études savantes récentes ont soutenu que la FORPRONU a atténué les pires conséquences de la violence qui a eu cours pendant la longue et sanglante guerre civile en Bosnie. Que vous soyez d’accord ou non, je ne crois pas que l’on puisse affirmer la même chose au sujet de la MINUSS et de son travail dans le Soudan du Sud.
- Le gouvernement du Soudan a finalement accepté la présence de la mission, mais il a fait tout ce qu’il pouvait pour empêcher tout pays occidental de déployer des troupes dans ce contexte. La mission hybride qui en est éventuellement résultée allait s’avérer faible, inefficace et désorganisée, ce qui annonçait l’impuissance de la MINUSS également.
- La MINUAD devait aligner environ 19 555 militaires (dont 360 observateurs et officiers de liaison militaires), 3 772 policiers observateurs, une composante civile et 19 unités de police spéciales comptant au maximum 2 660 agents.
- RCSNU 1769 (2007)
- RCSNU 1996 (2011)
- Les accroissements des troupes ont été autorisés par la RCSNU 2132 (2013) et devaient être temporaires. La résolution a par ailleurs modifié le mandat de la mission en l’axant sur la protection des civils (PCIV), ce qui a entraîné la création de camps à cet effet et la nécessité d’une importante infrastructure à maintenir et à protéger. Fait ironique, en dépit d’un mandat élargi, l’augmentation des troupes n’était pas encore terminée au début de 2017.
- Une mission des Nations Unies établie en vertu du chapitre VI de la Charte a pour objet le « règlement pacifique des différends » par la négociation, la médiation et des moyens pacifiques semblables. En revanche, les missions constituées aux termes du chapitre VII de la Charte visent des différends ne pouvant être réglés par des moyens pacifiques et qui nécessitent dès lors une intervention plus ferme, y compris le recours à la force pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.
- La convention sur le statut des forces est un accord négocié entre les Nations Unies et le pays hôte; elle décrit les obligations, droits et paramètres de la conduite des deux parties. En théorie, elle procure sécurité et sûreté aux membres des forces onusiennes par le biais de la protection juridique internationale.
- À titre d’OLM « de premier contact », essayer de négocier un passage avec deux jeunes soldats à un poste de contrôle éloigné était en général futile. C’était presque aussi exaspérant que d’essayer de le faire auprès d’un supérieur anonyme avec qui l’on communiquait au moyen d’un téléphone cellulaire peu fiable.
- Ironiquement, les pays fournissant les contingents les plus nombreux à la MINUSS sont des pays de l’Asie, y compris l’Inde, au premier rang, le Népal et du Bangladesh, aux troisième et quatrième rangs, puis de la Chine, au sixième rang. Le Rwanda et l’Éthiopie, aux deuxième et cinquième rangs respectivement, sont les deux seuls pays d’Afrique parmi les six pays fournissant les plus gros contingents.
- D’après les conversations que j’ai eues avec des officiers supérieurs du MMVS, ils croyaient que cela ne serait jamais autorisé.
- En fait, ce fut un Canadien, nommément le lieutenant-colonel Martin Ouellet (transmissions), qui a été le premier à recourir à cette pratique, au bureau des OLM de Djouba, pendant ma période de service. Rien n’indiquait dans les rares comptes rendus de patrouille antérieurs, du moins dans notre bureau des OLM, qu’un tel refus eut été opposé avant ma période de service.
- Je ne comprends toujours pas pourquoi la MINUSS a accepté que des capitaines peu expérimentés soient nommés OLM, alors que la doctrine des Nations Unies précisait clairement qu’il fallait au moins des majors dans ces postes. En revanche, à titre de principal gestionnaire des opérations dans l’équipe de Djouba à ce moment-là , j’ai pu faire un exposé et dirigé une discussion sur la raison pour laquelle ce n’était vraiment pas une bonne idée d’abandonner son élément de protection de la force. Ce comportement ne s’est pas reproduit dans notre équipe, mais il a effectivement été observé dans d’autres.